Gadda, Carlo Emilio (1893-1973)

  1. Le témoin

Carlo Emilio Gadda naît le 14 novembre 1893, à Milan.  Il est le fils de Francesco Ippolito, issu de bonne famille lombarde, et d’Adelaïde, dite Adele, née Lehr, d’origine hongroise, épousée en secondes noces. La première épouse de son père était morte en 1867, dès la première année du mariage, en donnant naissance à une fille. On ne sait rien de cette demi-sœur aînée de Gadda. Adele et Francesco Ippolito donneront ensuite à Carlo Emilio une sœur, Clara, un frère, Enrico.

En 1899, Francesco Ippolito se lance dans la construction d’une maison dans la Brianza, puis dans la culture du ver à soie. Cette double entreprise provoque la ruine de la famille, qui, en 1904, doit retourner vivre à Milan, dans un appartement moins spacieux.

En 1909, le père de Gadda meurt. En 1912, Carlo Emilio obtient brillamment son diplôme de fin d’études au lycée. Malgré un talent certain pour les lettres, il s’inscrit à la Faculté d’Ingénierie de Milan, peut-être pour contenter sa mère.

En 1915, Gadda prend une part active à la campagne pour l’entrée en guerre de l’Italie, se joignant aux défilés, criant les slogans. La guerre est déclarée à l’Autriche-Hongrie en mai. En juin, il est appelé sous les drapeaux. En août, il commence à tenir un journal de guerre (Journal de guerre et de captivité), qu’il noircit jusqu’à son retour à la vie civile. Il ne rendra ses notes de soldat publiques que quarante ans plus tard.

Jusqu’en 1917, il alterne des périodes où il est à l’arrière et des séjours sur le front, où il prend part aux combats, en qualité de sous-lieutenant puis, au bénéfice d’une promotion qu’il a sollicitée, de lieutenant. Le combat le plus important pour lui, celui qui laissera la trace la plus profonde dans son journal, c’est celui qu’il ne livre pas : le 25 octobre 1917, lors de la déroute de Caporetto, il se rend à l’ennemi. Il sera déporté en Allemagne, à Rastatt, puis dans le camp de prisonniers de Celle, dans le Hanovre. Il sera rapatrié en janvier 1919. A son retour chez lui, il apprend la mort de son frère cadet, Enrico, tué aux commandes de son avion de combat.

En 1920, il finit de passer les examens que la guerre avait suspendus, et obtient son diplôme d’ingénieur électrotechnicien. Dans le cadre de son travail, il voyage beaucoup (Sardaigne, Argentine, Belgique, Lorraine, Ruhr, Sud-Ouest de la France…), tandis qu’il rêve de se consacrer entièrement à l’écriture. Il publie ses premiers textes dans la toute jeune revue Solaria en 1926. Cinq ans plus tard paraît un premier recueil de nouvelles et proses poétiques, La Madone des Philosophes, dont plusieurs évoquent la guerre. Puis, en 1934, un second recueil, le Château d’Udine, où, tandis qu’il affirme « l’impossibilité d’un journal de guerre », il confirme le bien-fondé des raisons de son interventionnisme. En 1940 et 1941, des pages du Château d’Udine seront reprises et publiées par le régime, qui y trouvait de quoi conforter la légitimité de l’annexion définitive de la Libye.

En 1936, sa mère meurt. Il s’engage dans la rédaction de ce qui est sans doute l’un de ses livres les plus importants et les plus réussis, La connaissance de la douleur. Le personnage principal, Gonzalo, est un ancien combattant de la Grande Guerre, maniaque, obsessionnel, odieux envers sa mère et toujours prêt à s’emporter face à la médiocrité d’autrui, opposée à sa propre grandeur insuffisamment reconnue.

En 1944, il entreprend de rédiger une sorte d’étude psychanalytique du fascisme, Éros et Priape, qui cependant tourne court. Il y est plusieurs fois question de la guerre, entreprise dont Gadda s’efforce encore d’assurer le caractère chevaleresque, qu’il tente d’opposer à la vulgaire brutalité fasciste. C’est sans doute de ne pas parvenir à maintenir une telle opposition qu’il doit renoncer à son projet.

En 1946, il livre à la revue Letteratura les cinq premiers chapitres de L’affreux pastis de la rue des Merles. L’année suivante, il travaille à une version de ce roman à adapter pour le cinéma. En 1951, il trouve un emploi à la RAI, auprès de la branche littéraire du Journal Radio. Ses conditions économiques d’existence, précaires depuis dix ans, s’adoucissent. L’année suivante, il devient collaborateur du « Terzo Programma », une émission culturelle radiophonique. Il quittera la RAI en 1955, l’âge de la retraite ayant sonné. La même année, il fait paraître un fragment (environ un dixième du texte total) d’Éros et Priape, ainsi que la majeure partie de son journal de soldat. En 1957, après plusieurs années de re-travail, il publie L’affreux pastis de la rue des Merles. Le roman est un succès. Gadda gagne en notoriété. Il presse, semble-t-il, les éditeurs de republier des textes anciens.

En 1961 paraît, sous le titre Date una carabina a un ragazzo… (Donnez une carabine à un jeune homme…), la réponse de Gadda à une enquête sur le fascisme menée par une revue : « Est-ce que le fascisme est fini ? » D’après ses réponses, Gadda semble penser qu’il reste du chemin avant qu’on puisse dire oui : il faudrait d’abord éliminer « le fasciste qui est en nous ». Les années soixante marquent aussi son désintérêt grandissant pour les publications de ses textes, que les éditeurs continuent d’assurer, et pour l’écriture elle-même. Il cesse toute activité d’écrivain plusieurs années avant sa mort – si l’on excepte des lettres à ses proches, qui ont cependant leur importance : dans les derniers moments de la correspondance que, depuis près de quarante ans, il entretient avec son cousin Piero Gadda-Conti, il est encore question, à mots couverts, de la Grande Guerre, tandis que planent les ombres du remords, la peur du jugement d’autrui, la peur du Jugement dernier.

Il s’éteint le 21 mai 1973, à Rome.

  1. Le témoignage

La particularité du témoignage que Gadda laisse dans son journal, c’est précisément qu’il ne témoigne pour ainsi dire jamais de la réalité de la guerre. L’enjeu moteur de l’écriture semble bien être dans l’effort d’exorciser l’effroi, l’horreur, le sentiment de l’absurde, la peur de mourir, et d’esquiver le risque constant de voir s’effondrer sa foi dans la justesse de cette guerre. Gadda met ainsi en place ce qu’on pourrait appeler des « stratégies de l’évitement ». Qu’il décrive avec minutie, avec un souci maniaque du détail, ses repas, ses occupations quotidiennes, ses menues dépenses ; qu’il entretienne avec emphase son lecteur de sa conviction guerrière, de son génie, de la grandeur de l’Italie et de ses grands auteurs (Leopardi, Manzoni, D’Annunzio) ; qu’il s’exhibe comme futur grand écrivain, notamment dans une prose dont la recherche formelle contraste souvent avec le chambardement qu’on imagine alentour ou, plus tard, avec les privations de la captivité ; qu’il dresse une apologie du devoir et le panégyrique de soi-même comme modèle de bon soldat, comme parfait serviteur du « règlement de discipline » – lequel énonce que « la personne du soldat doit disparaître face aux exigences du service et de la patrie » -, comme parangon de la « glorieuse devise : Perinde ac cadaver » (21 août 1916) ; qu’il se lance dans de virulentes, parfois sanguinaires diatribes contre ses camarades de combat, hommes de troupe, subalternes – plus rarement, et plus posément, contre des supérieurs (après Caporetto, l’incompétence de certains généraux est suggérée, mais elle est toujours associée à des tirades qui vilipendent la lâcheté des troupes) ; à chaque fois, Gadda parvient à endiguer l’émotion que l’expérience de la guerre cause, à n’y pas manquer, chez tout combattant. Entre refoulement (l’invective lancée sur les couards va de pair avec un déni de sa propre peur), détournement (les raisons objectives de craindre pour sa vie et de douter de la bonté de cette guerre sont déviées vers une souffrance exclusivement personnelle, supposément liée à une enfance exceptionnellement malheureuse et à un caractère exceptionnellement sensible) et sublimation (la rhétorique belliciste s’enfle d’autant plus que devrait s’imposer le constat de l’impossibilité ou de la vanité de tout héroïsme), Gadda compose une œuvre qui, entièrement inspirée par la guerre, n’en dit pourtant à peu près rien directement. Au détour d’une phrase, d’une transition surprenante, d’un aveu aussi soudain que rapidement escamoté, le lecteur pourra déceler, dans ses œuvres à venir, l’écho jamais éteint d’une hantise dont le Journal de guerre et de captivité ne témoigne que par ses remarquables silences.

Ces stratégies de l’évitement lui permettent, pendant plus de trois ans, de noircir des pages par centaines en évitant presque toute notation susceptible de mettre à mal la rhétorique interventionniste. Les exceptions sont fort rares : très peu de cadavres sont évoqués, un seul est décrit (un soldat italien dont le visage a été emporté par une grenade), et on ne rencontre qu’une seule fois un questionnement, n’occupant qu’une dizaine de lignes, sur les valeurs que cette guerre est supposée défendre : « Parfois, en pensant aux modalités de la guerre présente, que j’ai toujours jugée comme une nécessité, […] je vois dans cette guerre la perversion de certaines valeurs, qui semblaient désormais être des conquêtes sûres de l’humanité ». Ce questionnement ponctuel est du reste aussitôt relativisé par la formule qui le conclut : « mais mon jugement en ce sens est tout sauf définitif » (12 septembre 1916). Le fait est que dans son ensemble, le journal du soldat Gadda penche nettement du côté de l’apologie des vertus militaires, ou plus exactement militaristes et bellicistes. Une apologie qui, par ses excès mêmes, a quelque chose de forcé.

  1. Analyse

À partir du milieu des années Trente, Gadda conduira une critique féroce de la « pharaonisation » des paroles dominantes, de la « monolangue », de toutes les formes d’imposition d’une pensée unique par des formules obligées de langage – sans que cela l’empêche par ailleurs de signer et de publier, jusqu’en 1942, des articles où il dit les bienfaits (économiques, industriels, sociaux) de l’autarcie fasciste et des œuvres coloniales du régime. Or son journal de guerre et plusieurs textes postérieurs (au moins jusqu’au Château d’Udine) montre qu’il a lui-même été un adepte et une victime exemplaires des ravages de la rhétorique officielle. Bien qu’il ne fasse jamais lui-même explicitement ce lien, il est certain que c’est de sa propre expérience du conformisme et de l’endoctrinement que Gadda tire ses diatribes contre le culte du « verbe révélé » qui lui semble caractériser le fascisme. Avant que le fascisme ne l’institue pour la vie civile, l’armée en guerre l’avait érigé en dogme létal. La devise mussolinienne « croire obéir combattre » n’est que l’extension à la vie civile du principe inflexible de la hiérarchie militaire appliqué à grande échelle dans la tranchée de la Grande Guerre.

Il est des passages du Journal dont une étude attentive devrait pouvoir montrer qu’ils font directement écho, en temps réel, aux circulaires officielles de l’état major de l’armée en guerre. Gadda, qui dit collectionner ces circulaires, fait l’éloge de Cadorna (9 août 1916), dont la forma mentis supposée – une intelligence qui s’étend au-delà des formes visibles – annonce celle d’Ingravallo, le commissaire enquêteur de L’affreux pastis de la rue des Merles. Il s’identifie en tout cas avec les hautes sphères de la hiérarchie (comme le montrent notamment ses considérations sur les méthodes stratégiques qui auraient pu, selon lui, permettre à l’Italie de ne pas subir tant de revers contre l’Autriche et l’Allemagne), non avec le bas peuple des combattants (régulièrement honni pour ses comportements jugés indignes, en des termes qui rappellent de près ceux de Cadorna fustigeant les lâches et les velléitaires).

Gadda n’est pas seulement le relais acritique de la voix de la propagande et de l’état major. Il est aussi ­ – et cet aspect est typique de la position de l’écrasante majorité des intellectuels et artistes italiens de son temps, au moins jusqu’à l’entrée en guerre de leur pays – l’enfant de plusieurs générations successives éduquées, par le truchement de la grande littérature, à l’attente d’une « quatrième guerre d’indépendance », susceptible de parachever le processus unitaire. De Manzoni à Leopardi (avant l’unification), puis de Mazzini à De Amicis, à Carducci, à Pascoli, à D’Annunzio et, bien entendu, à Marinetti et aux Futuristes, milanais ou florentins, la littérature n’a cessé de prendre en charge l’exaltation de l’héroïsme guerrier dont doit sortir l’Italie future. Les traces de cette idéalisation potentiellement létale sont patentes dans le journal de Gadda : il considère que cette guerre est une « sainte guerre » ; il émet le vœu « que puisse être donnée à la patrie sa juste grandeur, sa forme pure et intacte ; que puisse être accordée à ses enfants fidèles la couronne de la victoire » (5 mai 1918) ; il vante la « mort utile et belle » au combat (12 septembre 1916) ; ou cite Virgile (Prospexi Italiam summa sublimis ab unda : « perché à la crête d’une vague, j’aperçus l’Italie », Énéide, Livre 6-357) en ouverture et en conclusion d’un des derniers livres de son Journal (année 1918), inscrivant le conflit dans une téléologie nationaliste dont le fascisme fera un dogme. À chaque fois, Gadda réactive un topos littéraire en même temps qu’il entérine un thème de la propagande de guerre.

Si on envisage son parcours d’écrivain, le Journal de Gadda se présente comme le creuset de contradictions internes qui ne seront jamais résolues ; c’est leur non-résolution même qui est le cœur dynamique de tout ce qu’il pu écrire ensuite, comme l’a bien vu Montale (Gadda est un « traditionaliste devenu fou »). C’est du conflit sans cesse rejoué entre l’ordre idéal que la guerre aurait dû illustrer et le monstrueux gâchis effectif qu’elle a provoqué que naît la page affreusement tourmentée qui est la marque la plus typique de cet écrivain. Mais le cas de Gadda déborde le champ strictement littéraire. Sans doute n’intéresserait-il guère l’historien si on ne pouvait voir dans son parcours et dans son œuvre une métonymie de l’aventure collective. Certaines pages du Journal préfigurent et apprêtent l’instauration d’un diktat univoque, un appel auquel le fascisme répondra bientôt (« Je voudrais être un dictateur pour les envoyer à la potence », lance-t-il le 31 juillet 1918, s’emportant de nouveau contre les soldats qui ont cédé à Caporetto et ont osé se réjouir de n’être pas morts). Au-delà de l’anecdote, la façon dont a été publiquement représentée la guerre (avant, pendant, après) a partie liée avec l’histoire de l’Italie. En l’occurrence, les silences, les magnifications, les dénis de Gadda sont ceux de toute une époque, de tout un pays qui n’a pas voulu porter le deuil de ses victimes, qui n’a pas su entendre ceux de ses écrivains qui témoignaient de la catastrophe collective, accordant au contraire ses faveurs à ceux qui, de la guerre, donnaient une image propre à accompagner et à légitimer la militarisation de la vie civile.

4. Pour aller plus loin

Livres de Gadda (par ordre de pertinence avec la question de la guerre) :

Journal de guerre et de captivité, trad. de Monique Baccelli, Paris, Bourgois, 1993.

Le Château d’Udine, trad. de Giovanni Clerico, Paris, Grasset, 1982.

La Madone des Philosophes, trad. de Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, 1993.

La Connaissance de la douleur, trad. de Louis Bonalumi et François Wahl, Paris, Seuil, 1974.

Éros et Priape. De la fureur aux cendres, trad. de Giovanni Clerico, Paris, Bourgois, 1990.

L’Affreux Pastis de la rue des Merles, trad. de Louis Bonalumi, Paris, Seuil, 1963.

Sur Gadda et la guerre :

Il existe très peu d’articles et d’ouvrages disponibles en français sur Gadda et la guerre. On ne tiendra donc pas rigueur à l’auteur de cette notice de renvoyer à ceux qu’il a publiés sur cette question.

Ch. Mileschi, Gadda contre Gadda. L’écriture comme champ de bataille, Grenoble, ELLUG, 2007.

—-, « Gadda : grades et dégâts. Chronique d’une recherche du sens », Cahiers d’études italiennes, « Dire la guerre ? », n° 1, Grenoble, ELLUG, 2004.

—-, « Gadda et ses deuils impossibles », in Transalpina, N° 6, Le poids des disparus, Caen,  Presses Universitaires de Caen, 2002.

—-, « « La guerra è cozzo di energie spirituali ». L’esthétisation de la guerre dans l’œuvre de C.E. Gadda », in L’Histoire mise en œuvres, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2001.

Autres :

« Préparatifs de guerre dans la poésie italienne », in La poésie italienne et la « Grande Guerre », (collectif), Toulouse, Collection de l’E.C.R.I.T., n° 8, Université de Toulouse-Le Mirail, 2005.

Christophe Mileschi, novembre 2008

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Lussu, Emilio (1890-1975)

1. Le témoin

Emilio Lussu naît le 4 décembre 1890 à Armungia, en Sardaigne. Il est issu d’une famille aisée et éclairée. Parlant de son enfance, il mettra toujours l’accent sur l’apprentissage, à la fois familial et régional, des valeurs qui sont les siennes (respect de l’homme et du travail, attachement à la participation de tous aux décisions…), et sur l’importance de l’identité sarde.

En 1914, il passe avec succès sa laurea (équivalent de la maîtrise) de droit. Il est très tôt dans les rangs des interventisti (interventionnistes), ces militants de l’entrée en guerre de l’Italie (qui advient, on le sait, en mai 1915, neuf mois après le début du conflit).

Lieutenant puis capitaine de la brigade Sassari, composée pour l’essentiel de bergers et de paysans sardes, il est au contact réel des hommes de troupe et de la condition du soldat de tranchée. Ses hommes gardent notoirement de lui un souvenir respectueux : Lussu ne fut jamais de ceux qui ajoutent le plaisir sadique à la dureté des ordres dont ils sont le relais.

La guerre terminée, il transpose son engagement dans la vie civile. Animateur du mouvement des anciens combattants – qui, en Sardaigne, coïncide bientôt avec le Parti Sarde d’Action, aux visées autonomistes, et dont Lussu est l’un des fondateurs -, élu local en 1920, il devient député en 1921. Mussolini accède au pouvoir l’année suivante. Lussu est parmi ses adversaires déclarés, mais il tente de négocier une partition entre Sardaigne et Italie. En vain. À mesure que le régime se durcit, singulièrement après la crise consécutive à l’assassinat de Matteotti (1924), la détermination antifasciste de Lussu s’affermit. Il noue des liens plus étroits avec les autres courants politiques opposés au fascisme : républicains, socialistes maximalistes ou réformistes, ou encore communistes – dont le chef de file, Gramsci, vient également de Sardaigne.

Député comme Matteotti, il sera lui aussi, comme bien d’autres élus, la cible directe de la violence fasciste : en 1926, après un attentat contre Mussolini (un coup monté par la police ?), une bande de chemises noires prend sa maison d’assaut, animée des pires intentions. Ancien soldat et chasseur averti, par tradition familiale et locale, il est bien décidé à se défendre. L’un de ses assaillants est tué, les autres prennent la fuite. Arrêté, il passe plus d’un an derrière les barreaux dans l’attente de son procès. Contre toute attente, la juridiction ordinaire, estimant qu’il a agi dans le cadre de la légitime défense, prononce la relaxe. Il est alors déféré devant le Tribunal Spécial (émanation directe du parti fasciste) qui le condamne à une peine de cinq ans de confino (résidence surveillée) dans les îles Lipari.

Il parvient à s’en échapper en 1929, avec deux autres condamnés, Carlo Rosselli et Francesco Fausto Nitti. Les trois hommes gagnent Paris où ils fondent le mouvement « Giustizia e Libertà » (Justice et Liberté). L’orientation idéologique du mouvement est socialiste libérale, les méthodes préconisées sont révolutionnaires : il s’agit d’abattre le régime et d’éradiquer de la société italienne les causes (qu’elles soient politiques, économiques, culturelles…) ayant permis son avènement. Toujours en 1929, Lussu publie (en France, mais en italien), la Catena (« La chaîne » ; à ce jour inédit en français), où il tente pour la première fois une analyse du fascisme, de ses méthodes et des causes de son avènement. En 1933, il récidive avec Marcia su Roma e dintorni (La Marche sur Rome… et autres lieux, Paris, Gallimard, 1935 ; puis Paris, Arte-Le Félin, 2002), qui relate -­ non sans humour – la résistible ascension de Mussolini au pouvoir dans l’Italie de l’après-guerre. En 1936, après un long séjour de cure en Suisse et dans les Alpes françaises où il soigne la tuberculose qu’il a contractée en prison, il publie un essai politique, Teoria dell’insurrezione (Théorie de l’Insurrection, Paris, Maspero, 1971). Deux ans plus tard paraît son texte le plus célèbre, Un anno sull’altipiano (Les hommes contre, Paris, Austral, 1995), sorte de roman autobiographique ou, si l’on veut, d’autobiographie romancée, qui rend compte de son expérience et de ses souvenirs de guerre.

Il prend dès le début une part active à la guerre d’Espagne, mais sa santé d’une part, l’assassinat de Rosselli par l’extrême droite française d’autre part le contraignent à regagner la France. Entre le début de la Seconde Guerre mondiale et l’effondrement du régime mussolinien (juillet 1943), il voyage beaucoup (en France, au Portugal, en Grande-Bretagne, aux États-Unis), organisant la résistance italienne en exil pour « Giustizia e Libertà », sans cesser de caresser le rêve d’une expédition en Sardaigne à la manière de Garibaldi. Il ne revoit l’Italie qu’après l’armistice (8 septembre 1943), pour participer au premier congrès du Partito d’Azione, dans lequel conflue « Giustizia e Libertà » et à la résistance armée à l’occupant nazi. Ministre du premier gouvernement de l’Italie libérée, sous l’autorité de son camarade de parti Ferruccio Parri, puis du gouvernement d’union nationale dirigé par le démocrate-chrétien Alcide De Gasperi, il est bien vite en désaccord de fond avec les représentants du courant libéral-démocrate du Partito d’Azione. Après plusieurs revers électoraux, déchiré par les dissensions internes, le Partito d’Azione se dissout ; son aile gauche fusionne avec le Partito Socialista Italiano (très proche de la ligne du PCI), notamment à l’initiative de Lussu. Désormais âgé, il prendra encore une part active à la scission du PSI en 1964, qui donnera naissance au Partito Socialista Italiano di Unità Proletaria (PSIUP), hostile à la collaboration avec la Démocratie Chrétienne. Il consacre les dernières années de sa vie à écrire, entre autres l’histoire du Partito d’Azione et un bref roman, Il cinghiale del diavolo (« Le sanglier du diable », inédit en français), continuant à prendre position en faveur de sa Sardaigne d’origine. Il meurt à Rome en 1975, à l’âge de 85 ans.

2. Le témoignage

On trouve dans plusieurs livres de Lussu des allusions directes à son expérience de la guerre, qui fut pour lui, comme pour beaucoup d’autres combattants, véritablement fondatrice. Mais c’est Un anno sull’altipiano (littéralement : « Une année sur le haut plateau » ; il s’agit du plateau d’Asiago, en Vénétie) qui, en l’espèce, constitue son œuvre maîtresse. À la différence d’œuvres plus célèbres et plus célébrées dans l’Italie de l’après-guerre, le témoignage de Lussu sur la Grande Guerre compose, au fil des pages, un tableau sinistre de la vie des soldats dans la tranchée. L’absurdité pathogène de leur condition rejaillit d’autant mieux que la langue est sobre, précise, volontiers ironique, parfois presque technique, les conclusions étant le plus souvent laissées à l’appréciation du lecteur. Tandis que d’autres écrivains-soldats, et non des moindres, tendent à sublimer l’horreur de la guerre dans des textes novateurs parfaitement calibrés (Ungaretti) ou dans des pages qui en réaffirment après-coup la nécessité (Gadda), Lussu démythifie les leurres et les valeurs qui ont animé les interventionnistes d’avant-guerre, dont il faisait partie. Un anno sull’altipiano (dont Lussu dira qu’il ne l’a écrit que sur les insistances de son ami Gaetano Salvemini) est donc implicitement une entreprise auto-analytique et autocritique. Mais, au-delà même des intentions avouées de l’auteur (« Il ne s’agit pas d’un livre à thèse : il ne veut être rien d’autre qu’un témoignage italien sur la Grande Guerre », écrit-il en préambule en 1937), Un anno sull’altipiano atteint à une dimension collective sur les absurdités de cette guerre-ci, et, peut-être, de la guerre en général.

3. Analyse

On ne peut séparer le témoignage de Lussu sur la Première Guerre mondiale de son antifascisme militant. Chronologiquement, Un anno sull’altipiano (1938) vient après La Catena (1929) et après Marcia su Roma e dintorni (1932), et on peut penser qu’il leur fait suite génétiquement aussi : en travaillant à une analyse critique des raisons et des modes de l’avènement du régime, Lussu aurait compris en chemin le rôle crucial du conflit mondial comme creuset des totalitarismes, et pris la mesure de l’instrumentalisation de la mémoire de la guerre par le fascisme.

La description des aberrations de la Grande Guerre, vue à la hauteur des combattants de base et menée sous une forme qui ménage une place importante à leurs dialogues (et, çà et là, aux monologues délirants des hauts gradés), apporte en tout cas un démenti précis non seulement à la rhétorique de la « mort utile et belle », chère à la propagande guerrière, mais aussi aux thèses et aux valeurs du fascisme, qui exalte l’héroïsme des combattants, la beauté du sacrifice de sa vie sur l’autel de la cause patriote, la virilité du combat… Ces valeurs, que Lussu est loin de dédaigner en tant que telles, ont été dévoyées, piétinées, mises au service non point de la cause nationale, mais de la folie personnelle d’officiers ineptes, avides d’exercer le pouvoir sans limites que leur donne leur grade.

Parmi les thèmes et épisodes propres à relativiser fortement, voire à vider de sens les valeurs militaires que la guerre met officiellement à l’honneur, on peut, sans prétention à l’exhaustivité, relever quelques exemples particulièrement marquants.

Le dysfonctionnement chronique.

« Chaque jour, il arrivait des munitions et des tubes de gélatine. C’étaient les grands tubes de gélatine du Karst, de deux mètres de long, faits pour ouvrir des passages dans les barbelés. Et il arrivait des pinces coupe-fil. Les pinces et les tubes ne nous avaient jamais servi à rien, mais ils arrivaient quand même. » (chap. XI).

L’alcool.

Avant chaque bataille, le ravitaillement en alcool atteint des sommets, au point que cela devient un signal précurseur de l’ordre d’attaque imminent (« Et il arriva du cognac, beaucoup de cognac : nous étions donc à la veille d’une action » ; chap. XI). De nombreux officiers sont atteints d’éthylisme, certains ne pouvant visiblement rien faire sans leur forte dose quotidienne de cognac. Lorsqu’il évoque une action, Lussu mentionne systématiquement la présence et la consommation outrancière d’alcool, chez les hommes de troupe et chez ceux qui les guident. C’est le cognac, non l’héroïsme ou le patriotisme, qui est « l’âme du combattant de cette guerre », « le premier moteur » : « moi, sans cognac, à l’assaut, j’y vais pas » (chap. XIII).

La nécessaire déshumanisation de l’ennemi.

Elle se révèle au narrateur lorsque, en compagnie d’un caporal, à la faveur d’une mission de reconnaissance, l’occasion leur est donnée d’observer quelques soldats autrichiens dans leur propre tranchée, tandis qu’ils sont occupés à se préparer du café. Cette activité, dans sa banalité même, le stupéfait : « Voici l’ennemi, et voici les Autrichiens. Des hommes et des soldats comme nous, faits comme nous, en uniforme comme nous, qui à présent bougeaient, parlaient et prenaient le café, exactement comme étaient en train de le faire, derrière nous, au même moment, nos propres camarades. Étrange. Une telle idée ne m’avait jamais traversé l’esprit. À présent ils prenaient leur café. Curieux ! et pourquoi n’auraient-ils pas dû prendre le café ? Pourquoi donc me semblait-il extraordinaire qu’ils prennent le café ? » (chap. XIX). Continuant de s’interroger sur la « raison de [sa] stupeur », le narrateur comprend une règle fondamentale de la psychologie du (bon) soldat : pour pouvoir tuer sans état d’âme, il doit se représenter l’ennemi comme un être foncièrement autre, qui n’appartient pas à l’humanité. Mais : « J’avais devant moi un homme. Un homme ! ». Alors qu’il pourrait sans aucun risque l’abattre, il n’en fera rien, ni le caporal qui l’accompagne (« – Tu vois… comme ça… un homme seul… moi, je ne tire pas ? Et toi, tu veux ? Le caporal prit la crosse du fusil et me répondit : – Moi non plus »). Ils regagnent leur tranchée où les attend… un café.

Cet épisode peut être rapproché d’un autre, qui avait vu les Autrichiens faire preuve de compassion envers l’ennemi italien. Lancés dans une attaque vouée, comme d’habitude, à l’échec, des soldats italiens sont exposés au tir ennemi sans aucune chance d’en réchapper, quand les Autrichiens cessent soudain le feu. Puis l’un d’entre, bientôt repris en chœur par ses camarades, leur crie : « Assez ! Assez ! (…) Assez ! braves soldats. Ne vous faites pas tuer comme ça. » (chap. XV).

Guerre et lutte des classes.

À la suite de l’ébauche de fraternisation de l’épisode qui vient d’être évoqué, de la tranchée italienne s’élève bien entendu l’ordre d’aller de l’avant, donné par le général en personne : « En avant ! soldats de ma glorieuse division. En avant ! En avant contre l’ennemi ! » On entrevoit ici ce qui sera explicitement formulé par le lieutenant Ottolenghi, adepte des thèses marxistes : les ennemis véritables ne sont pas les soldats d’en face, pauvres bougres contraints eux aussi de combattre pour une cause qui n’est pas la leur. Les vrais ennemis sont derrière les soldats, sont à l’arrière : ce sont les officiers de l’état-major et la classe politique au pouvoir. Cette guerre est un dérivatif où l’on contraint les prolétaires pour les détourner de la guerre qu’ils devraient légitimement mener, qui est une guerre de classes.

Éloge de la trêve.

Lussu met dans la bouche d’un vaillant officier, ayant fait « toute la guerre de Libye » et pris part déjà à de nombreux combats, décoré pour son courage, un éloge de la trêve parfaitement contradictoire avec la rhétorique héroïque. « Nous sommes des professionnels de la guerre et nous ne pouvons pas nous plaindre si nous sommes obligés de la faire. Mais quand nous sommes prêts à un combat et qu’arrive, au dernier moment, l’ordre de le suspendre, c’est moi qui vous le dis, croyez-moi, on peut être aussi courageux qu’on veut, mais ça fait plaisir. C’est ça, en toute franchise, les plus beaux moments de la guerre » (chap. XXIII).

Les morts absurdes ou inutilement programmées.

Parmi d’autres exemples possibles, on peut citer d’une part l’épisode des « cuirasses Farina », sortes d’armures pesant sans doute (suppose le narrateur) pas moins de cinquante kilos, et supposément à l’épreuve des tirs de mitrailleuse. Dix-huit cuirasses arrivent, dont sont équipés autant de soldats, que le général de division charge d’aller couper les barbelés autrichiens, en vue d’une attaque prochaine. À peine sont-ils sortis de la tranchée qu’ils tombent l’un après l’autre sous le feu ennemi. Le général assiste à ce massacre « comme s’il avait prévu que les événements se dérouleraient exactement comme ils se déroulaient en réalité » (chap. XIV). Il y a d’autre part le sacrifice du lieutenant Santini, connu pour sa bravoure et son sens du devoir, auquel un lieutenant-colonel ordonne d’aller couper les fils barbelés, après que plusieurs hommes ont déjà laissé leur vie dans ce même genre d’opérations, sans le moindre résultat – ce que le lieutenant colonel sait parfaitement : « – C’est une opération impossible – répondit Santini – il est trop tard. – Je ne vous ai pas demandé – répliqua le lieutenant-colonel – s’il était tard ou tôt. Je vous ai demandé si vous vous portez volontaire. – Non, mon colonel. – Alors, je vous ordonne, je dis bien je vous ordonne de sortir quand même, et immédiatement. – Oui, mon colonel, – répondit Santini. Si vous me donnez un ordre, je ne peux que l’exécuter. » (chap. XIII). Parfaitement conscient de ce qui l’attend, Santini sort de la tranchée et est abattu quelques instants plus tard.

Dénonciation de l’inflexibilité de la hiérarchie militaire.

L’épisode de la mort de Santini illustre la règle militaire qui veut qu’un ordre doit être exécuté, sans que l’exécutant ait à en discuter le bien-fondé ou le bon sens. En temps de guerre, et notamment en présence de l’ennemi, cette règle devient un monstrueux instrument. Un ordre manifestement assassin a force de loi pour les subalternes, ni plus ni moins qu’un ordre raisonnable et juste. Qu’il soit inspiré par la bêtise, par l’excès de zèle, par l’abus d’alcool ou par la cruauté pure ne fait guère de différence pour ceux qui en subissent les conséquences mortelles. C’est également ce que soutient, pour le revendiquer du point de vue des chefs, un personnage du livre, le commandant Melchiorri : « Ceux qui commandent ne se trompent jamais et ne commettent pas d’erreurs. Commander signifie le droit qu’a le supérieur hiérarchique de donner un ordre. Il n’y a pas d’ordres bons et d’ordres mauvais, d’ordres justes et d’ordres injustes. L’ordre est toujours le même. C’est le droit absolu à l’obéissance d’autrui » (chap. XXIV).

Adepte fanatique d’une discipline de fer, qui fige les rôles dans un organigramme absolutisé et prive par principe les inférieurs de tout droit sur eux-mêmes, Melchiorri est un hiérarque fasciste avant l’heure (on est en 1916 quant au temps de l’action, mais en 1938 lorsque le livre paraît). Il confirme l’hypothèse selon laquelle Lussu, au cours des années qui suivirent la guerre et, particulièrement, pendant l’écriture d’Un anno sull’altipiano, prit conscience de la filiation directe entre ordre militaire dans l’armée en guerre et ordre civil voulu par le fascisme après la guerre. Une des devises du fascisme -« croire, obéir, combattre » – n’est somme toute que l’explicitation d’un axiome de la logique guerrière.

Plusieurs interprétations critiques d’Un anno sull’altipiano restent possibles, qui s’échelonnent entre la thèse qui veut que Lussu dénonce les modalités particulières de cette guerre, mais pas les causes et les raisons qui la justifiaient et cette autre selon laquelle la dénonciation affecte y compris les justifications historiques et morales de la Grande Guerre, voire toute guerre orchestrée par un État. Cette deuxième option, qui a été ouverte par l’adaptation cinématographique du livre de Lussu par Francesco Rosi (Uomini contro, 1970), semble actuellement gagner en crédibilité. On peut de fait la conforter à la lumière des engagements politiques jamais démentis de Lussu, qui s’enracinent dans une gauche radicale rétive aux structurations des appareils politiques, à toute forme de hiérarchisation obligée.

4. Pour aller plus loin

• Lussu E., Les hommes contre, Paris, Austral, 1995.

• Lussu E., La Marche sur Rome… et autres lieux, Paris, Arte-Le Félin, 2002.

• Lussu E., Théorie de l’Insurrection, Paris, Maspero, 1971

Emilio Lussu (1890-1975), politique, histoire, littérature, cinéma, (Collectif), sous la direction d’Eric Vial, Patrizia De Capitani et Christophe Mileschi, Grenoble, MSH-Alpes, 2008 (288 p.). (http://www.msh-alpes.prd.fr/Publications/OuvrageEmilioLussu.htm)

Christophe Mileschi

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