Résumé de l’ouvrage :
La nuit Casquée, Spès, 1931, 227 p.
Douze années après la guerre, des poilus d’un régiment non dénommé, possiblement le 1er BCP, en garnison avant l’été 1913 à la caserne Beurnonville de Troyes (Aube), puis à Senones (Vosges), survivants de la Grande Guerre, se retrouvent dans une taverne de Montmartre avec leurs épouses. Chacun d’entre eux se rappelle tour à tour les vivants et les morts dans des petits récits anecdotiques truculents ou tragi-comiques, certains trouvant leur siège dans l’Aube, ou pour la plupart en Lorraine, en Meurthe-et-Moselle ou dans les Vosges, à divers moments de la Grande Guerre.
Eléments biographiques sur l’auteur
Gaston Guillot est un né à Paris le 27 novembre 1889. Il indique en exergue-hommage de son livre avoir un frère de 22 ans « qui laissas dans une ambulance allemande ton pauvre corps ». Il parle d’Aimable Guillot, 2e classe au 156e RI, né 6 janvier 1893 à Paris, tué à l’ennemi à Morhange le 20 août 1914. Il évoque également un frère aîné, Georges, mort à 37 ans d’un éclat d’obus à la poitrine au Fort de La Pompelle (Marne). Mais une incertitude demeure ; s’agit-il en fait de ce soldat du 30e RI né le 12 décembre 1879 à Paris, mort de ses blessures à l’ambulance 1/44 de Dugny dans la Meuse ? Journaliste, traducteur et romancier, il publie une quarantaine d’œuvres de fiction entre 1906 et 1957. Ancien combattant dont la carrière militaire n’est toutefois pas connue, Gaston Guillot est signalé membre du Service Médical du Bureau de l’Association des Ecrivains Combattants pour l’exercice 1933. Gaston Guillot meurt à Paris le 8 janvier 1860.
Commentaires sur l’ouvrage :
Cet ouvrage, à classer dans l’imposante cohorte des contes de guerre, modèles des récits rocambolesque et invraisemblables nés de 1914-1918. Suite d’anecdotes, pour certaines basées sur un fond de vérité (les quelques patronymes ou toponymes cités existent), les situations exposées sont toutefois improbables et, à l’étude, comportent des erreurs parfois grotesques qui font douter que l’auteur fut lui-même un combattant. Par exemple, il voit une Bourguignotte aux combats de Bru (Vosges) début septembre 1914 (p. 67), situe La Chapelote (sic) à 20 km du premier village (p. 83), évoque un no man’s land de 10 km en octobre 1914 dans les Vosges (p. 120) ou attribut à Blâmont le statut de hameau (p. 127). Il fait également des erreurs terminologiques qui dénotent l’absence de maitrise du vocabulaire combattant ; il fixe une bougie au bocquillon (sic) d’une baïonnette (p. 193) ou trouve la lame de la Rosalie triangulaire ! (page 200). Cette suite carnavalesque, livre-cliché inutile de récits de guerre, ne saurait en aucune façon constituer un témoignage et est à ranger dans les curiosités locales ; nombre de récits siégeant leur « développement » dans les secteurs de Baccarat, La Chipotte, La Chapelotte ou Senones, dans les Vosges.
Yann Prouillet,18 avril 2025
Puistienne, Jean (1896-1983)
Résumé de l’ouvrage :
Escadrille 155. Jean Puistienne & Jean Bommart. Berger-Levrault, 1935, 222 p.
8 mars 1917, après une blessure, Jean Puistienne, du 105e R.I., est versé comme élève pilote dans l’aviation. Il débute alors son journal de guerre qui l’amène, de son arrivée à l’école de Dijon, en passant par Istres, Avord et Pau, à sa nomination comme pilote de chasse à la N 155. Il raconte dans ses écrits sa formation, son intégration comme « bleu », ses combats jusqu’à l’apothéose de la victoire, « défilant » au-dessus de Metz, le 19 novembre 1918, pour y récolter … une radiation du personnel naviguant !
Eléments biographiques :
Jean, Charles, Victor Puistienne est né le 29 octobre 1896 à Vichy (Allier). Il est le fils de Léon, docteur en médecine et médecin-chef de l’hôpital thermal de la ville et de Marie Charlotte Berlencourt. Il s’unit à Casablanca au Maroc le 23 février 1935 à Simone Raufast, née en 1906. Il a une sœur, Colette, née en 1900, et semble être chef d’entreprise à Casablanca après la Grande Guerre. Il y a peu d’éléments sur son parcours militaire. Classe 1916, étudiant célibataire, il est recruté à Roanne et appelé préliminairement au 121e RI le 9 avril 1915 puis passe au 105e R.I. de Riom (Puy-de-Dôme). Blessé au visage sur la Somme à l’automne 1916 par éclat d’obus, il souhaite changer d’arme et, en mars 1917, après quatre demandes infructueuses, parvient à entrer en formation d’élève pilote. Il dispose d’une fiche de personnel sur le site personnel de l’aéronautique dans Mémoire des Hommes. Il passe avec succès les différentes phases de formation, du débourrage à Dijon dès le 31, à son affectation comme pilote à l’escadrille N 155 stationnée alors à Mélette, près de Châlons-sur-Marne (aujourd’hui Châlons-en-Champagne) et dont l’insigne est le Grand Cacatois, un perroquet puis le Petit Poucet en mars 1918 (p. 133). Il passe caporal le 20 juillet 1917 et termine sa campagne comme sergent. Fin 1918, il obtient une citation qui reprend ses actions teintées de courage (reportée p. 218). Le 11 novembre, il sous-entend qu’il est un miraculé ; il dit : « Décidément nous n’aurons pas laissé notre peau dans la bagarre ». Sa carrière comme aviateur, pourtant brillante, malgré 14 mois à tromper la mort dans le ciel, s’achève dans une bacchanale aérienne qui le destitue. Le 19 novembre, au-dessus de Metz reconquise, il survole, en compagnie de 4 camarades, le défilé de la victoire. Il dit : « Et c’est le drame : … Lequel a commencé ?.. Un carrousel aérien se déclenche… Loopings, glissades, boucles… au-dessus de la foule ravie… Soudain, une clameur s’élève… Avec fracas, un Spad vient de s’écraser sur le pavé… ». Le 13 décembre, la sanction tombe. « Le sergent Puistienne, du 105e d’infanterie, détaché à l’escadrille SPA 155, cité à l’ordre de l’armée… Une blessure… et ses quatre camarades sont punis de quinze jours d’arrêts de rigueur, radiés du personnel navigant de l’aéronautique et renvoyés dans leurs armes respectives, avec le motif suivant : « Pilotes absolument inconscients, sont un danger pour la sécurité publique ». « Nous nous sommes inclinés, sans protester. La guerre était finie. On n’avait plus besoin de nous (p. 215 à 219). » Il termine, amer, son journal en disant « Si – ce qu’à Dieu ne plaise – on avait un jour de nouveau besoin de nous, il serait inutile de nous appeler » (p. 219) mais il semblerait toutefois que Jean Puistienne soit resté dans l’aviation puisqu’il figure au grade de capitaine à l’effectif de l’escadrille ERC (Escadrille de réserve de chasse) 571 stationnée à Casablanca le 10 mai 1940. Pascal Poly confirme en effet qu’il a été commandant de la 6e escadrille du GC III/4 de décembre 1939 à juillet 1940. L’escadrille ERC 571 a été intégrée au GC III/4 et le capitaine Puistienne a pris le commandement de la 6e escadrille de ce GC III/4 créé en mai 1940 à partir de l’ERC 571 et l’ERC 573 stationnée à Casablanca le 10 mai 1940. Jean Puistienne décède le 23 janvier 1983 à Lagardelle-sur-Lèze (Haute-Garonne) à l’âge de 86 ans.
Commentaires sur l’ouvrage :
A l’instar de Georges Villa dans son carnet de guerre paru dans Au-dessus de la tranchée pour l’aviation d’observation, Jean Puistienne livre dans son carnet de vol un témoignage vivant, « sur le vif », haletant même si peu délayé, mais qui rapporte excellemment la vie et l’évolution d’un pilote de chasse de la Grande Guerre en formation puis en combat sur les deux dernières années de guerre. Après un an d’apprentissage, il vole sur le Môme Jeannette, décrivant une lutte aérienne de manière haletante et finalement impressionnante, évoquant un véritable « sabbat » (p. 176). Il est heureux quand il abat enfin son premier « boche » le 27 janvier 1918 (page 120). Un ouvrage à placer alors dans les tout meilleurs témoignages sur l’aviation. Le livre est préfacé par Gilbert Sardier, ancien chef d’escadrille de la SPA 48 qui évoque « notre jeunesse sportive ; insouciante, fougueuse, dont le patriotisme exalté par l’appel du Pays en danger fut mûri par le climat ardent de l’Aviation de Chasse ». L’ouvrage est co-présenté par le journaliste et romancier Jean Bommart, dont on n’identifie toutefois pas le rôle exact dans la publication.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 36 : Tente D.W., Dickson-Walrave (vap 157), tente au velum blanc (p.177)
42 : Terminologie des élèves par rapport à leur niveau d’apprentissage
43 : Tenue copurchic
68 : Le Fantôme, fuselage d’avion fixé au sol et son fonctionnement
86 : Casque Roold, et chanson sur
92 : Avion camouflé
98 : Tricots Rasurels et lutte vestimentaire contre le froid
105 : Réseau tissé par les balles incendiaires
109 : « Mission spéciale » du dépôt d’espion derrière les lignes ennemies
119 : Différence entre guide et chef meneur d’homme
121 : Ce qu’il faut faire en cas de capture (brûler l’avion, lexique, Colt + 3 chargeurs)
: Bague touchwood, porte-bonheur
133 : Choix du Petit Poucet comme nouvel insigne, proposé par le lieutenant Persillie
135 : « Beau spectacle, un peu bruyant » des mitrailleuses et de la DCA
139 : Nom des avions (Spad, Nieuport, Morane, Bréguet, Caudron, Dorand, Farman, Sopwith, Letord, Voisin, Caproni) et caractéristiques
158 : Assèchement du terrain à l’essence enflammée
177 : « J’ai retrouvé un éclat de ferraille incrusté dans mon bloc-notes »
179 : Enrayage trop fréquent des Wickers
181 : Degorce se lave les dents avec une allumette enduite de craie pour enlever le tartre
196 : Autrey (Vosges)
201 : Citation de l’Escadre de combat n°1 signée par Pétain. La N155, en 7 mois, a abattu 106 avions et incendié 42 drachens,
208 : Au retour d’un combat, il compte 23 balles dans son avion, dont deux dans le pare-brise
210 : « Penché sur le vide, son mitrailleur distribue une mort scientifique six cents fois à la minute »
213 : Il survole le Bois-le-Prêtre et dit : « Pont-à-Mousson passe, les anciennes lignes silencieuses, mortes, qui font tâche dans le paysage vert comme la cicatrice d’une vieille blessure »
219 : Affaire de l’accident aérien de Metz, qui lui vaut sa radiation
Yann Prouillet, 17 avril 2025
Monnet, François (1900-1937)
Résumé de l’ouvrage :
L’abbé François Monnet. Chapelain de Saint-Dié. Curé du Thillot. 1900-1937 par l’Abbé X. Charles, Imprimerie Coopérative Saint-Michel, 1938, 109 p.
François, Marie, Camille Monnet naît le 16 octobre 1900 à La Bresse, dans les Vosges. Troisième d’une famille de huit enfants, deux sœurs le précèdent. Son père est fondé de pouvoir de M. Bodenreider, industriel, et sa mère élève la fratrie dans la religiosité. Dès l’âge de 11 ans, il souhaite être prêtre. Après une première formation au presbytère de sa commune, il entre à 13 ans au petit séminaire de Mattaincourt. Son père est mobilisé alors que la commune n’est pas loin du front de la Grande Guerre dans les Vosges mais il poursuit ses études à partir de la réouverture de son établissement scolaire religieux en mars 1915. Ne pouvant rejoindre Saint-Dié, sous la menace des canons allemands, pour intégrer le grand séminaire, il poursuit à Mattaincourt et c’est étudiant qu’il vit l’Armistice, qu’il décrit quelque peu. En octobre 1920, il fait son service de deux années au 170e R.I. qui tient garnison en terre allemande, à Kehl. Il est caporal, nommé secrétaire du chef de bataillon. La fin de la guerre est pour lui une période de trouble qui correspond au basculement de la guerre à la paix mais également à un après-guerre qui questionne sa foi comme sa vie de jeune adulte dans les prémices de la Belle Epoque. Il dit, peu avant l’Armistice, le 2 novembre : « Moi-même ne suis-je pas un représentant du XXe siècle ? » (p. 12), poursuivant en écrivant : « Si je n’étais pas chrétien, je serais un Renan, sensible, porté à une métaphysique nuageuse, avec des attraits de mysticisme, cherchant toute jouissance d’esprit et de cœur ; peut être de plus basses » (p. 13). Son biographe décrit ses sentiments le soir du 11 suivant, entrevoyant « une vague de jouissance qui va déferler » faisant tressailler son âme sacerdotale devant un « débordement de plaisirs » : Le jeune séminariste dit : « Quelle va être mon attitude à moi ? Quelle doit être l’attitude d’un prêtre et d’un séminariste devant ces événements ? Il me semble qu’il faut répondre : compenser par des mortifications… Voici une nouvelle ère de l’histoire du monde » (p. 16). [Car il pratique la mortification et plus loin il en décrit les instruments : cilice, bracelet, privations de vin, heure de travail parfait, bréviaire debout, travail à genoux, dizaine de chapelet bras en croix, etc. (page 65)] Son temps militaire effectué, il entre, en octobre 1922 au grand séminaire de Saint-Dié. Il est nommé prêtre le 5 avril 1924 et nommé vicaire à la paroisse Saint-Maurice d’Épinal dès le 11 suivant. S’en suivent de multiples affectations (curé d’Housseras en 1928-1929), missions et direction spirituelle dans les Vosges avant d’être nommé curé du Thillot en 1935. Le 26 janvier 1937, il est victime d’un accident de moto sur la route du Thillot à la Bresse et meurt à l’hôpital de Remiremont le 3 février suivant à l’âge de 37 ans.
Commentaires sur l’ouvrage :
Cette biographie compréhensiblement laudative vaut par l’âge de son sujet, qui, de 14 à 18 ans, vit la Grande Guerre au petit séminaire de Mattaincourt. Ne tenant pas de carnet, sauf quelques rares éléments repris dans un court cahier de notes tenu du 21 octobre au 20 novembre 1918, ce livre n’est pas un témoignage de guerre. De fait, très peu de références au conflit ne sont contenues dans cet ouvrage, à rapprocher des souvenirs de l’abbé Alphonse Haensler dans son ouvrage Curé de campagne par le parcours d’un prêtre vosgien contemporain de la Grande Guerre. L’ouvrage recèle quelques photographies. Sont cités dans l’ouvrage en notes plusieurs prêtres Vosgiens contemporains dont l’aumônier Gustave, Paul, Henry, né le 31 juillet 1875 à Mattaincourt et mort pour la France le 29 juin 1916 à La Grange-aux-Bois, près de Sainte-Menehould dans la Marne (page 45).
Yann Prouillet,16 avril 2025
Jamet, Albert
Résumé de l’ouvrage :
Albert Jamet suit la mobilisation et les premières batailles de la Grande Guerre dans la capitale, conflit généralisé qui finit par le rattraper. « Et un beau matin, on nous habille tout à neuf. Nos cartouchières sont garnies de munitions et l’on a complété nos vivres de réserves ; en un mot, nous sommes équipés du barda du fantassin au complet. Je pèse le mien par curiosité : 32 kilogs ! » (page 15). Débute alors une guerre épique et intense, longue suite de survivances d’un soldat qui dit « avant notre départ, je suis nommé caporal » (page 15). Débarqué à Commercy (Meuse) et « accueilli » par le 134ème RI, c’est finalement à la 33ème compagnie du 29ème RI qu’il échoue. Après avoir vu ses premiers morts de la guerre, il établit quelques travaux de défense dans le secteur de Girauvoisin, devant le fort de Liouville. Mais c’est en avril 1916 que débute la précision de sa narration qui commence par un baptême du feu, sous la rafale des obus, dont la peur a des répercussions sur sa dignité. Il est en permission dès juillet, mais un bombardement de Paris le rappelle à la guerre, puis il revient au front comme caporal d’ordinaire avant d’intégrer le 2ème bataillon, (6ème compagnie), détaché au Génie au fameux « point X ». Là, il subit la terrible guerre des mines, la boue, la soif, les conditions dantesques d’un petit poste des premières lignes dans l’enfer des Éparges. Après un repos bien mérité et reconstitutif, le régiment est affecté dans la Somme en décembre 1916 puis en Champagne en janvier 17. D’autres heures pénibles se succèdent, notamment sur les pentes du Mont Cornillet. Après une permission, où il constate l’ampleur du phénomène des mutineries, Jamet retrouve son unité en Argonne à partir de juin. La guerre change de nature et il est de plus en plus désigné pour des coups de mains nocturnes, rôle normalement dévolu aux compagnies franches, pour tenter de faire des prisonniers. C’est l’occasion pour lui de continuer à tromper la mort mais il dit : « A cette mort brutale et si proche on pense toujours, et malgré soi, on l’imagine lointaine, à droite ou à gauche, mais pas là sur soi » (page 183), ce qui lui fait dire plus loin : « La mort ne veut pas de moi » (page 190). Il s’obstine pour autant à vivre et analyse souvent sa relation à la mort qui rode. Il dit « On veut désespérément ne pas mourir ! Un détail singulier : je crois avoir remarqué que c’est par beau temps que l’on défend sa vie avec le plus d’acharnement » (page 192). Passé à la 11ème compagnie, il constate que peu de camarades autour de lui lui sont connus. En mars 1918, il revient dans la Somme et le mois suivant, il combat dans le secteur de Montdidier. Sa relation d’une attaque d’un petit poste pour tenter d’y faire des prisonniers afin d’identifier le régiment allemand en face de lui est épique et terrible (elle est à rapprocher avec le témoignage similaire de Paul-Marie Lacombe Bon de La Tour dans La Vosgienne). Il en déduit d’ailleurs que la destruction du château du Monchel du député Louis Lucien Klotz à Ayencourt-le-Monchel, peut-être bien attribuée à une représailles à sa propre opération. Cette pratique des coups de main est alors la nouvelle façon de faire la guerre, qu’il réitère au niveau de la compagnie en juin. Dans ces actions d’éclat, il « attrape » des citations mais en dit : « La citation ne m’intéresse pas, mais cela fait toujours deux jours en plus à la prochaine permission » (page 214). Mais il commence également à nourrir quelque inquiétude. Il dit : Cette existence-là dure encore quelques temps, et nous avons comme un pressentiment que cela ne peut pas durer toujours » (page 216). Ayant conscience qu’il est un miraculé perpétuel, il revient à ce sentiment un peu plus loin et dit : « J’ai l’impression que pour moi ce sera la dernière attaque, car je reste le plus ancien de la compagnie, le seul qui n’a pas encore été évacué ? » page 261. En août suivant, c’est « la grande attaque » devant Montdidier, entre Assainvillers et Piennes, retrouvant la guerre de mouvement et même l’emploi de la cavalerie (chapitre XX page 229). Il y fait état de l’hyperviolence de ce type de guerre sans merci, parfois au corps à corps. Il évoque jusqu’à l’égorgement d’un ennemi (page 224), précision rare dans les témoignages. Une nouvelle permission est le prétexte à donner son sentiment sur la guerre, la lassitude de sa longueur, sa perception dans la population, voire la sienne. Il dit, en septembre 1918, « A la gare du Nord, où je prends le train, pas un cri de protestation. Un silence qui fait mal. Chacun va comme le mouton dans un troupeau qu’on mène à l’abattoir » (page 249). La guerre a radicalement changé de nature et l’avance se poursuit. C’est maintenant l’attaque de la Ligne Hindenburg, en avant de Saint-Quentin. « Nous appréhendons le choc, que nous pressentons terrible » (page 260), un pressentiment tel qu’il rédige une lettre à ses parents dans laquelle il dit : « Si je suis tué, c’est la destinée qui l’aura voulu. (…) Que voulez-vous, c’est la guerre ; la guerre est faite pour se tuer mutuellement. C’est un miracle de s’en sortir avec rien. Il peut arriver aussi que je sois fait prisonnier. Tout ça, encore une fois, c’est une question de destinée » (page 261). Et en effet, l’attaque et le massacre des hommes, comme des prisonniers, sont terribles ; lui-même s’interroge pour assassiner de sang-froid un officier prisonnier, avant finalement de renoncer. « Dois-je le tuer celui-là ? J’hésite. Il me regarde et tremble près de moi » (…) et je dis au soldat Catel : – Fous-lui une balle dans la peau, moi je ne peux pas. Catel le regarde et me dit : – Cabot, maintenant qu’il s’est rendu, et se trouve sans défense, je ne peux tirer dessus, et peut-être arrivera-t-il tout de même dans nos tranchées » (pages 266-267). Mais à force de pousser en avant, « le 29 septembre, vers trois heures de l’après-midi », il est fait prisonnier devant Urvillers (page 273). Débute la relation rare de la capture, de l’interrogatoire, et le départ en lamentable troupeau vers une Allemagne elle-même en piteux état. Il arrive à Aix-la-Chapelle puis est interné au camp de Giessen où il subit les privations jusqu’à ce qu’il soit, avec ses camarades de misère, rassemblés pour entendre : « L’Allemagne est en République ! Vous les prisonniers, vous allez être libérés… » (page 303). A la fin de novembre, il rentre enfin chez ses parents à qui l’on répondait invariablement : « Disparu le 29 septembre 1918 » ! (page 310).
Commentaires sur l’ouvrage :
Dans la préface de Jean Martet, écrivain, secrétaire de Georges Clemenceau, rapporte les propos introductifs de l’auteur : « Je m’appelle Albert Jamet. Avant la guerre, je poussais la charrue. La guerre est venue, j’ai été envoyé au front, et j’y suis resté jusqu’au jour où j’ai été fait prisonnier, expédié en Allemagne. Je suis revenu en France après l’armistice. Aujourd’hui, je suis chauffeur d’auto » (page 7). On sait en effet peu de choses sur Jame, berrichon, mais que la guerre ne vient pas chercher chez ses parents mais dans un appartement parisien (page 21). Il dit avoir plusieurs frères, dont un est déjà tué en juillet 1916. A part une légère blessure au début de 1917, Jamet traverse la guerre en voyant se succéder les miracles tant il aurait dû être tué mille fois. Aussi, le livre de ce soldat-paysan aurait pu être sous-titré « Journal de guerre d’un miraculé ». Le témoignage est dense, daté et précis et Jamet exerce différentes fonctions au cours de son parcours, sur toute la durée de la guerre (fonction diverse de caporal, organisateur de corps franc, ou un stage de grenadier). Son style, vivant et enjoué, vaut également pour le vocabulaire du soldat. Jamet est notamment relativement obnubilé par l’hygiène et sa possibilité de souscrire à des besoins naturels, volontaires ou provoqués par les circonstances ! Il rapproche cet aspect à celui de sa condition d’homme traqué et dit « Voilà ce qu’on a fait des hommes ! » (page 66). L’ouvrage peut être sur ce seul aspect physiologique utilement analysé. Mais, plus fortement, l’ouvrage a de fréquentes et profondes analyses psychologiques ; son acceptation d’une mort inéluctable par exemple n’est pas tue. Au terrible Point X, il dit : « La mort, je ne la redoute pas. Je la sens présente. Je lui appartiens. Je l’attends » (page 55). Mais, échappant souvent à l’inéluctable, il développe quelque peu le sentiment, qu’il collectivise même, d’être invulnérable. Il dit : « … la pensée intime de tous, c’est que les obus tombent toujours à côté de nous. Le sentiment bizarre d’être invulnérable soutient notre espérance, c’est ce qui nous donne la force de tant souffrir. Sans cette illusion nul homme ne pourrait vivre dans cette misère (p. 90) ». Plus loin, en 1918, revenu miraculeusement d’un coup de main nocturne, il dit : « Décidément pour avoir réussi à me tirer vivant de ce coin-là, c’est que la mort ne veut pas de moi » (page 190). Il ne tait pas également son sentiment, comme celui, général, lorsqu’il est en permission. Haletant et très dynamique, il est aussi riche que fourmillant d’informations utiles à l’Historien, révélant malgré une origine (relativement) plébéienne un des très bons témoins de la Grande Guerre. En témoigne le nombre conséquent d’éléments utiles extraits de cette « Guerre vue par un paysan ». Peu d’éléments dépréciant ce témoignage sont décelés à sa lecture ; on note toutefois que certains noms cités, tels Rasterre ou Vilbac (le Vosgien) page 188 par exemple, n’ont pas été retrouvés sur le site de Mémoire des Hommes mais celui de Louis Arquinet, tué le 11 avril 1918 à Ayencourt y figure (page 187). Enfin, la relation de sa capture et les dernières semaines sous le statut de prisonnier dans une Allemagne exsangue sont parmi les pages rares des témoignages de cette qualité.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 15 : Il pèse son sac qui fait 32 kg.
18 : « Pisse » par la fenêtre de sa chambre car il ne connaît pas la caserne dans laquelle il dort et qui n’a pas de lumière
19 : Voit ses premiers morts
21 : Fait dans son pantalon à cause d’un obus ; c’est son baptême du feu (vap 40, 41, 44, 48, 66, 67, 107)
27 : Découvre la guerre : « … faire le « plat ventre » lorsqu’arrive un obus, qui du reste le plus souvent est arrivé avant que l’on ait eu le temps de se coucher à terre, je me rends compte que c’est là un genre d’existence auquel il sera difficile de s’habituer »
28 : Ramène un souvenir d’artisanat de tranchée
30 : Bombardé à Paris, il fait confiance à sa chance
34 : Comment fonctionne la cuisine d’une compagnie, répartition des vivres
41 : Vision dantesque du front au Point X
42 : Bruit des obus, galéjade
55 : Sur la mort, inéluctable : « La mort, je ne la redoute pas. Je la sens présente. Je lui appartiens. Je l’attends »
62 : Boue (vap 186)
66 : Odeur du front : « A l’odeur des cadavres et de la poudre se mêle celle de nos excréments »
67 : Rats
72 : La soif
75 : Faire l’exercice, occupation idiote en grand repos
76 : Lance-flammes Vermorel
81 : Horreur de la tentative de récupérer les bottes d’un allemand mort
86 : Vue d’obus au départ : « À le voir partir on dirait un enfant s’élançant dans l’espace à la conquête du ciel »
: Poux et lutte contre (vap 91, 173, 239)
87 : Froid (vap 93, 95 (pain et vin gelés))
88 : Bois des Satyres, bois du Casino, anciens lieux de libations allemands expliqués
90 : Sentiment bizarre comme illusoire d’être invulnérable
91 : La Madelon chantée par un soldat
97 : Horreur
99 : Bruit du no man’s land
104 : Pourquoi il se bat : « La consolation, c’est de savoir que nous nous battons pour le Droit et la Civilisation, la Liberté des Peuples et la Paix Perpétuelles, quand la guerre sera finie. J’ai seulement bien peur qu’au train dont vont les choses il ne reste plus personne pour assister au triomphe de ces belles choses-là ! »
: les lettres, la censure et les auto-mensonges, le moral
106 : Solidarité de misère
107 : Horreur d’un homme gravement blessé
108 : Sur la sape : « Le pilonnage continue. Que d’obus ! que d’obus ! Sans la sape, il ne resterait pas un homme vivant. Il n’y a que l’être humain qui puisse résister à une chose de pareil. Les rats n’ont pas pu tenir le coup. Ils sont tous crevés. Un chien ne supporterait pas quinze jours de cette existence-là ; vivre couché dans la boue, respirer continuellement l’odeur de la poudre et des cadavres, et avec cela être dans un continuel état d’anxiété ou d’épouvante qui use les forces nerveuses ».
109 : « Dans notre enfer, il arrive qu’on chante pour ne pas pleurer »
117 : Tromblon VB, Chauchat (vap 269 (il ne l’aime pas !) et 280)
121 : Prix du champagne
122 : Vol d’un cochon
131 : Conseil de guerre pour les hommes qui ne sont pas montés au Cornillet : « Nous ne savons pas la suite »
: Moral en permission, mutineries dans les trains : « Au départ des trains de permissionnaires, ça va mal » (vap 133)
133 : Vue d’un cimetière de fusillés (secteur de Sainte-Menehould)
134 : Cartes de ravitaillements diverses, ambiance
135 : Reboursite appelée « guerre de repos »
: Live and let live, fraternisation, contacts
: Désertion allemande, répression
140 : Corps francs (vap 146)
145 : Comment on rentre « au bruit » d’une patrouille nocturne, pour trouver la direction
147 : Ration de vin réduite au repos : « 3/4 de litre seulement pour la journée », vin ordinaire (aramon), différence avec le vin bouché et prix (fin 148)
151 : Sentiment de gêne du permissionnaire « il y a dans leur attitude quelque chose pour nous reprocher d’être encore vivants ». Se sent responsable. Bourreurs de crânes. Son sentiment dans le train au retour, ambiance après les mutineries : « Comme si le train emportait la mort avec lui », vue de la gare de l’Est
152 : « On s’est déshabitué si entièrement de la vie civile qu’on se demande en soi si l’on pourra jamais reprendre son ancien métier »
158 : Vue d’un convoi de camions
162 : Respect d’une maison abandonnée
164 : On utilise les portes et les volets pour faire la cuisine
166 : Femme collabo
174 : Sur les métiers de nécessité de la guerre « Et un employé de bureau dans le civil se transforme en bon terrassier lorsqu’il s’agit pour lui de sauver sa peau »
: « … le village de Veaux qui est en zone neutre. Mais pour les obus il est en zone internationale, du fait que nous en bombardons une partie et les Allemands l’autre »
181 : « Camarade ! », « langue internationale, entendu des deux côtés de la tranchée »
: « Tu as les grôles ! » : tu as peur
186 : « Ainsi qu’il a été convenu en prévision d’évènements, j’écris à une tierce personne chargée de prévenir la famille avec tous les ménagements possibles. La pauvre mère d’Arquinet étant grave malade, il importe de lui cacher la triste nouvelle », il en est récompensé d’une somme de 100 francs pour faire une belle tombe à Louis Arquinet
187 : Vue d’obus incendiaires tirés sur Montdidier
188 : Relation épique d’une patrouille au contact, se croit mort
193 : Reçoit l’ordre de monter un coup de main pour identifier le régiment allemand, prime de prisonnier ou d’effet capturé (cf. témoignage de Bon de La Tour) (vap 211)
195 : Comment il se déroule, échec mais Jamet gagne 100 francs pour un fusil récupéré
198 : Destruction du château de Monchel appartenant au député Klotz, répercussion possible de son coup de main
201 : Retire un éclat d’obus dans le corps d’un homme, horreur
203 : Boutons recousus avec du fil téléphonique
208 : Vague d’avions ressemblant à un gros nuage
211 : Autre coup de main, au niveau compagnie, résultat, décoration, le pourquoi du désintérêt pour mais permission et récompenses (vap 243)
215 : Trêve tacite suite à une inondation de tranchée pour écoper, contact, « nous nous faisons des révérences avec le bras »
216 : Présentiment néfaste (vap 261)
220 : Attaque d’avions sur les ballons puis attaque générale
223 : Combat entre une mitrailleuse et un canon de 37
224 : Egorgement
231 : Reddition réglée par la cavalerie
232 : Fusil-mitrailleur, trop encombrant et manquant de précision, non jeté « par crainte du Conseil de guerre »
: Sapes allemandes camouflées par effet de peinture, vue de l’intérieur, pillage
233 : Démine un dépôt de munitions
244 : Vue de Martiniquais et de Sénégalais, ce qu’il en pense
246 : Permission. Remarque un changement dans la population, froideur à l’égard du soldat
247 : Fait des cauchemars
249 : Ambiance de retour au front : « A la gare du Nord, où je prends le train, pas un cri de protestation. Un silence qui fait mal. Chacun va comme le mouton dans le troupeau qu’on mène à l’abattoir. »
259 : Rencontre un condamné d’une compagnie de discipline
260 : Envoi une lettre testament, délai postal
263 : Sauve un camarade chargé de grenades qui prend feu
264 : Carnage de prisonniers
266 : S’interroge pour tuer un officier prisonnier, puis renonce, brutalisation
268 : Coincé entre deux mitrailleuses ennemies
: Fusée à 6 feux
273 : Fait prisonnier, sa relation avec les allemands
279 : Pense être assassiné ! Mais 3 interrogatoires, sans violence
: Vue d’un alsacien francophile (vap 282)
283 : A caché un Louis d’or dans son calot (vap 309)
: Camp de prisonnier, nourriture et misère
287 : Convoi vers l’Allemagne, vision épique : « Il faut voir cette misère de la guerre sur les routes : nos chariots lourdement chargés tirés par trente hommes environ, et suivis d’une horde humaine, maigre, sale, déchirée, et que la vermine ronge »
288 : Boîte de sang en conserve
291 : En train
292 : Moral allemand
294 : Vue des Allemands en Allemagne
Chapitrage de l’ouvrage
C’est la guerre (p.7) – Le baptême du feu (p.21) – La permission (p.27) – Caporal d’ordinaire (p.33) – Aux Eparges (p.36) – La guerre de mine (p.47) – La corvée de soupe (p.53) – La relève du petit poste (p.61) – Le grand repos (p.75) – Dans la Somme (p.79) – En Champagne (p.92) – Au Mont Cornillet (p.117) – En Argonne (p.133) – Retour dans la Somme (p.157) – Vers Montdidier (p.173) – Attaque d’un petit poste (p.193) – Attaque des Allemands (p.205) – Coup de main de la Compagnie (p.211) – La grande attaque (p.217) – Attaque de la cavalerie (p.229) – La relève (p.241) – La permission (p.245) – Le retour à la Compagnie (p.249) – Attaque de la Ligne Hindenburg (p.253) – Prisonniers (p.273) – Vers l’Allemagne (p.287) – En Allemagne (p.295) – La révolution en Allemagne (p.301) – Le retour (p.307).
Yann Prouillet – août 2024
Pagès, Emile (1893 – 1963)
Résumé de l’ouvrage :
Emile Pagès, La grande étape. Ceux de la « Sans-Fil », Paris, Tallandier, 1931, 221 p.
En août 1918, le caporal Pagès, se « trouvant inapte à tous les fronts par suite d’une blessure à la jambe gauche » (page 10), ronge son frein à La Courade (commune de La Couronne, à peu de kilomètres au sud d’Angoulême), dépôt des éclopés du 8ème régiment du Génie. Un matin, à la lecture du rapport, un gradé « demande des volontaires, aux fins de constituer le poste radio-télégraphique de la Mission militaire française en Sibérie » (page 11). Désœuvré, il décide de s’engager immédiatement comme huit autres comparses : Battesti, hâbleur qui se propose comme le futur mécano du poste, Fendlevent, un classe 17 éleveur d’escargots montmartrois, Lenoir, grippe-sous, Larchaud, sème-fortune, Robert, la belle gueule, Ramon, le sauvé du front, Bollec, racolé de la dernière heure et Fléau, le taciturne. Pour Pagès, un problème se fait jour ; le poste de chef est dévolu à minimum un sergent or il n’est que caporal. Qu’à cela ne tienne, il est alors immédiatement nommé sergent, Battesti devient derechef caporal. Dès lors, il prend la tête de cette petite troupe hétéroclite pour une marche vers l’ouest, avec pour but de convoyer une « caravane » de 120 caisses de matériels de transmission et de téléphones. Le petit noyau fait partie intégrante d’un « échelon », composé d’une dizaine d’officiers, commandée par un colonel. Parti de Paris le 8 octobre, la troupe de ces « Sibériens » embarque à Brest sur le Léviathan, ancien paquebot allemand capturé par les Américains à leur entrée en guerre. Le détachement débarque à New-York après une traversée sans rencontre sous-marine funeste. C’est l’occasion d’une découverte de la grande cité outre-Atlantique où les Français bénéficient d’un crédit patriotique confinant au triomphal. Embarqué dans un train, il faut maintenant au détachement traverser le Nouveau Monde. Le 7 novembre, arrivé à San-Francisco, Pagès embarque sur le Thomas pour traverser maintenant le Pacifique. C’est sur les flots que l’escouade apprend que « la guerre est finie » ; c’est la Victoire ! Et de s’interroger sur celle-ci : « La Victoire ? elle est faite de toutes les tombes qui, pour l’éternité, vont monter la garde au long de la ligne rouge. Un peu de nous-mêmes, les rescapés, se trouve enseveli sous ces croix. Nous ne sommes pas morts, mais quatre ans de la vie, quatre ans d’ardente jeunesse reposent, scellés dans les bières de ceux qui furent fauchés à nos côtés. La guerre est en nous pour toujours, comme un épouvantable virus » (page 124). C’est aussi l’occasion de se remémorer, sur la base du « Boum ! Voilà ! », journal de tranchée du 402e RI que l’auteur a contribué à fonder , de quelques épisodes de la guerre passée. Le détachement débarque enfin à Vladivostock. Pagès dit alors : « En somme, nous abordons la Sibérie sans en rien connaître. Les rouges, les blancs, l’épopée tchèque, la révolution forment un puzzle nébuleux parfaitement incompréhensible pour des cervelles simples comme les nôtres ; et, au surplus, nous estimons que toutes ces querelles ne nous regardent pas. Il fallait des volontaires pour dresser une antenne, monter un poste-radio en Sibérie ; nous nous sommes proposés, un point c’est tout. La politique n’a rien à voir là dedans » (pp. 151-152). Débute alors la dernière partie du voyage, épique et Vernienne, dans un train qui permet d’appréhender le peuple russe, conglomérat cosmopolite, miséreux à l’extrême et bien entendu alcoolisé. Il voit ainsi « des loques, de la vermine, de la faim – une faim rouge, enragé – des agonisants, des enfants, des vieillards, des femmes, toute une humanité blême, cadavérique… » (page 155). Il voit aussi des combattants, ceux qu’il appelle « les Loups de la Steppe » de tous oblasts ; « Kalmouks au nez écrasés, Mongols aux petits yeux bridés, Tartares, Mandchous aux moustaches grêles, Lakoutes aux faces bestiales, des blancs aussi, Cosaques, aventuriers de nationalités mal définies » (page 200). Le but ultime de ce voyage sans fin, au cours duquel il apprend les rudiments du russe, est Omsk, la zone d’affrontement entre les Russes rouges et les blancs. Il dit, « nous ne sommes pas sans savoir que cent milles Tchèques, aidés de Serbes, de Polonais, de Roumains, de tous les prisonniers enfin du front oriental, luttent eux aussi, dans ce combat titanesque. Ils forment même l’ossature véritable de l’armée opposée aux bolchéviks » (pages 205-206). Mais Pagès, pas dupe, complète : « D’ailleurs, tous ces étranges ne peuvent-ils pas disparaître en moins d’un mois. Qu’on laisse à tous ces brave le libre passage, qu’on leur permette de rejoindre leurs foyers, et la Sibérie n’en gardera pas un seul. S’ils se battent en ce moment, c’est qu’ils entendent prouver par la force de leurs coups que le plus sage est de les laisser retourner dans leur patrie, leur présence étant nécessaire dans la république naissante » (page 206). Après de multiples péripéties, dont le vol de l’ensemble de la cargaison du détachement, le train arrive enfin à Omsk et l’escouade de constater que les trois couleurs nationales flottent au-dessus de la ville et qu’une antenne est déjà dressée sur une cheminée, qui sera bientôt complétée par le mât de « l’équipe » du caporal Pagès. « L’odyssée est terminée. Partis du dépôt sur un coup de tête, traversant l’Amérique en délire, voguant sur le Pacifique, apprenant dans une dure expérience les multiples dangers de l’Aventure, nous avons vécu » (page 220).
Commentaires sur l’ouvrage :
Manifestement basé sur ses souvenirs d’Emile Pagès (30 juin 1893, Saint-Maurice (Val-de-Marne) – 9 mars 1963, Paris), cet écrivain français et auteur de romans populaires livre dans La Grande étape, ceux de la Sans-fil » un Road Movie qui naît de la Grande Guerre. En effet, cette relation très personnelle distille au sein du livre, çà et là, quelques souvenirs et éléments de sa carrière militaire, notamment son rôle de créateur du journal de tranchée du 402ème RI, le « Boum Voilà », à l’occasion de son apprentissage de l’Armistice, dans les flancs du Thomas, le bateau qui approche des côtes de Vladivostok (page 125). L’ensemble de l’ouvrage est en vérité un véritable carnet de voyage d’un détachement du 8e régiment du Génie en secours des Russes blancs qui, après la Révolution, combattent au centre de la Russie contre le péril rouge bolchévik. Cet ouvrage, qui emprunte tant de Jack London que de Boris Pasternak, s’étale ainsi d’août 1918 à janvier 1919. L’intérêt principal de cette relation réside donc dans la vision anthropologique de deux continents traversés de part en part, les Etats-Unis peu avant l’Armistice et la Russie pas encore soviétique peu après. Enchaînant les tableaux d’une Amérique très francophile, Pagès, devenu pour les Amec’s le sergent Pig’s, note que, « depuis la visite des chasseurs alpins, en 16, New-York n’a pas revu de poilus dans ses murs, et ceci explique la chaleur d’un tel accueil » (page 58). Il précise encore : « Quand, en 18, un Yankee prononce religieusement : Verdun ! tout est dit » (Page 65). Il voit des scènes pittoresques, comme la collecte effrénée des Liberty Bounds et décrit à cette occasion : « … à une fenêtre de sa maison, un petit drapeau bleu sert de rideau ; ce drapeau est piqué de deux étoiles d’argent. Deux fils au front. » (page 65). A la veille de la Victoire, il continue : « Oui, j’admire un New-York enfiévré qu’on ne retrouvera pas de sitôt. Songez que tous ces gens-là, sportifs et joueurs enragés, considèrent la guerre comme un match dans lequel ils ont engagé des paris » (page 65). A San-Francisco, « le port du masque est obligatoire » (page 105) du fait de la grippe espagnole. De même qu’il a décrit New-York et le trajet en Pullman de la Pacific and Co, Pagès décrit la terre russe, la Vladivostok pendant l’hiver, ses moyens de lutte contre le froid, la population, ville dont il s’extasie que « oui, voilà bien le seuil d’un pays d’aventures » (page 162). Et il n’en manque pas ; attaque du train, parcours chaotique et surréaliste, vol de l’ensemble d’un chargement si difficilement convoyé jusque-là (page 196), mais incident dont on n’entend toutefois étonnamment plus parler à l’arrivée. Un petit doute est toutefois relevé (page 106) quand il dit à peu de jours de l’Armistice : « J’ai vingt ans, je suis heureux de me sentir vivre » alors qu’Emile Pagès est sensé avoir à 25 ans à cette date.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 20 : Description d’un képi de chef de gare, à trois galons et à bande blanche
30 : Fourré à l’ours : être puni
42 : Vue du Léviathan, ancien Vaterland, « le plus grand bateau du monde », (vap p. 44)
77 : Sabre Z (sabre-baïonnette Chassepot) pour les GVC
125 : 321e RI cité, qui fait bien brigade, la 133e, avec le 402e R.I. à la création, en Alsace, dans le secteur de Dannemarie, du journal de tranchée « Boum ! Voilà !« .
Yann Prouillet, juillet 2024
Messimy, Adolphe (1869-1935)
Le témoignage du général Messimy, sous le titre Mes souvenirs, a paru en 1937 aux éditions Plon à Paris, selon la volonté de l’auteur d’attendre après sa mort (1er septembre 1935) pour la publication. Il comprend une introduction de 22 pages sans nom d’auteur, le texte principal de 382 pages et des documents justificatifs en annexe sur 42 pages. Le texte de Messimy est divisé en trois parties chronologiques : 1869-1911 ; 1911-1914 ; 1914. Il ne traite pas des commandements exercés à partir de septembre 1914, mais l’introduction en donne le résumé. À la fin de la guerre il était général de brigade, commandant une division.
La première partie évoque sa naissance à Lyon le 31 janvier 1869, fils de notaire, et son enfance dans une famille bourgeoise. Études classiques, Saint-Cyr, école de guerre. Il assiste à la dégradation de Dreyfus, persuadé comme tous les Français de la culpabilité du capitaine juif, puis la campagne de Zola lui ouvre les yeux. Il décrit ainsi les antidreyfusards :
« Dans le clan antidreyfusard, une foule de braves gens, ardents patriotes et Français de vieille souche, qui, n’ayant jamais lu que le Petit Journal ou l’Éclair, considéraient la culpabilité de Dreyfus comme une des bases fondamentales de la défense nationale, vérité révélée qu’il était criminel de discuter. Tout amour-propre mis à part, c’était là qu’on rencontrait le plus d’imbéciles. »
« Mis au ban de la société », selon son expression, il démissionne en août 1899 de l’armée dans laquelle on ne peut parler librement et dont l’honneur aurait été de réviser elle-même le procès Dreyfus. Il exerce alors pendant trois ans la profession d’agent de change en continuant à s’intéresser aux questions militaires. Dans un article qui attire l’attention, il préconise un service court, l’utilisation intensive des réserves et la forte organisation de l’armée de couverture. Il se lance en politique en devenant en 1902 député radical du 14e arrondissement de Paris.
La deuxième partie commence avec 1911, « l’année d’Agadir ». Messimy occupe le poste de ministre des Colonies pour un temps très court. Surtout il est le ministre de la Guerre du cabinet Caillaux, de juin 1911 à janvier 1912, pour quelques mois seulement, mais en une période critique. Messimy admire Caillaux, « un homme au cerveau lucide, qui désirait la paix mais ne la bêlait point » et qui a su obtenir un accord favorable à la France sur la question marocaine. Pour le poste de commandant en chef des armées françaises en cas de guerre, il faut choisir entre deux candidats, Gallieni et Joffre. Le premier invoque son grand âge, et Joffre est retenu. Messimy reconnait ses qualités de calme et d’organisation rigoureuse, mais il aura en période de guerre, dès 1914 et au cours des années suivantes, à le critiquer et à constater la supériorité de Gallieni :
« Pendant les années 1915 et 1916, alors que, commandant de régiment ou de brigade, je recevais l’ordre de préparer, sans raisons plausibles, des attaques vouées à l’échec certain et que je considérais comme des sacrifices inutiles, j’ai souvent maudit Joffre, son grignotage sanglant, son entourage d’officiers brevetés qui n’avaient jamais marché à l’ennemi sous le feu des mitrailleuses et des canons. Et je me suis adressé bien souvent le véhément reproche de ne pas avoir choisi Gallieni. »
Messimy rectifie une erreur commune selon laquelle l’idée de renforcer l’artillerie lourde aurait été combattue par le Parlement ; en fait, l’opposition est venue des services techniques de l’artillerie attachés au canon de 75. Quant à développer les forces locales en Afrique du Nord, l’opposition aurait été celle des colons inquiets de l’armement des indigènes.
Aux élections législatives de 1912, Messimy choisit le département de l’Ain, plus sûr que Paris. Dans ses souvenirs, place est faite à l’épisode amusant qui voit l’ex-ministre de la guerre résister aux avances de Mata Hari, pourtant « d’un éclat de beau fruit doré au soleil ». En mars et avril 1913, il visite les champs de bataille de Thrace où il apprend beaucoup des conditions de la guerre moderne. Conscient du danger pressant en 1913, il est cependant contre la prolongation inutile de l’encasernement mauvais pour le moral. Il s’oppose au pantalon rouge avec des arguments sensés mais se heurte à l’Écho de Paris, l’Illustration, l’Éclair et divers politiciens intervenant au nom du prestige de l’uniforme : « Faire disparaitre tout ce qui est couleur, tout ce qui donne au soldat son aspect gai, entrainant, rechercher des nuances ternes et effacées, c’est aller à la fois contre le goût français et contre les exigences de la fonction militaire. » (L’Illustration, 9 décembre 1911, cité par Messimy)
La troisième partie est centrée sur sa nouvelle fonction de ministre de la guerre dans le cabinet Viviani, de juin à août 1914. Il est d’abord question de la non-application des poursuites prévues au carnet B, puis d’aider Joffre à « ne pas perdre la guerre », tant ses plans sont ineptes. Messimy affronte « l’écrasante tache de porter la France sur le pied de guerre ». Il fait appel aux troupes d’Afrique. Il obtient l’accélération de l’offensive russe contre l’ennemi principal en Prusse orientale. Il s’occupe de la liaison avec les armées britannique et belge. Il nomme Gallieni gouverneur militaire de Paris et il oblige Joffre à lui donner des forces pour attaquer le flanc de l’aile droite allemande.
Messimy reconnait que l’article du sénateur Gervais stigmatisant les troupes du Midi du 15e Corps était « une injustice, une erreur et une maladresse », et qu’il aurait dû le censurer : « La vérité m’oblige à dire que d’autres grandes unités, originaires d’autres régions de France, ne tinrent pas mieux dans les premières rencontres. » Le 15e Corps n’est pas responsable de l’écroulement du plan de campagne du général en chef.
Les rapports avec le GQG sont difficiles, Joffre ne donnant pas d’informations au gouvernement, surtout quand les nouvelles sont mauvaises, et elles le sont. D’autre part, le conseil des ministres est composé d’hommes « pour lesquels parler c’est agir ». La « brutalité » de Messimy et son franc-parler déplaisent. Pour faire place à une combinaison politique intégrant Millerand, Delcassé et Briand, Messimy est écarté. Nouveau ministre de la Guerre, Millerand restera inféodé à Joffre, et celui-ci sera intouchable après la victoire de la Marne qui doit beaucoup à Gallieni.
Le témoignage est intéressant à lire et assez convaincant. Comme il est de règle pour les personnalités ayant exercé de hautes responsabilités, Messimy présente les documents nécessaires à la justification de son action. Bien que plusieurs de ses positions sur l’organisation de l’armée soient proches de celles de Jaurès, cette proximité n’est jamais revendiquée.
Rémy Cazals, février 2024.
On peut consulter le livre de Christophe Robinne, tiré de sa thèse d’histoire, Adolphe Messimy 1869-1935, Héraut de la République, Paris, Éditions Temporis, 2022.
Von Salomon, Ernst (1902-1972)
Né le 25 septembre 1902 à Kiel, il est le fils d’un haut fonctionnaire prussien. Il n’avait donc que 12 ans lors de la déclaration de guerre en 1914, mais le récit de son expérience d’élève à l’école impériale des Cadets constitue un témoignage fort utile : Die Kadetten (1930), de même que Die Geächteten (1933) sur son rôle dans les Corps Francs dans l’immédiat après-guerre. Pour la suite de sa biographie, on pourra se référer à d’autres sources, par exemple à Wikipedia. Je reprends ici les notes rédigées pour mon cours sur la République de Weimar en 1970. Les deux livres dont je disposais avaient paru en Livre de Poche, Les Cadets en 1966 (n° 1950) et Les Réprouvés en 1969 (n° 2553).
Le livre Les Cadets décrit le type d’éducation que reçoivent ces enfants et adolescents : discipline, cachot, entrainement militaire intensif, étude des types de saluts, des types d’uniformes, de la forme et de la couleur des boutons, des pattes d’épaule et autres colifichets militaires. En 1918, ce monde s’écroule : l’Empereur est renversé ; la guerre est finie (il n’y a pas de plus grande cruauté que celle-là pour des Cadets qui n’aspirent qu’à se battre) ; le corps des Cadets est dissous. Les compositions sur des sujets comme « Pourquoi nous, Allemands, aimons-nous notre Kaiser ? », des attitudes comme celle du Cadet qui n’a qu’une ambition, « mourir à 20 ans devant Paris » n’ont plus cours. L’ancien monde a disparu et on comprend que le Cadet se trouve devant une situation qu’il est incapable de comprendre et à plus forte raison d’approuver. Il ne lui reste que l’action contre tout ce qu’il n’aime pas, les communistes, les Français occupants et tout l’édifice de la République de Weimar, démocrate et capitularde. Jusqu’à son emprisonnement en 1923, il est partout où on se bat.
À Berlin, aux premiers jours de la révolution, il arbore, fier et méprisant, son uniforme. Il est pris à partie par la foule qui veut lui arracher ses pattes d’épaule. Il est frappé, mais un officier le sauve. Dès lors, son mépris pour « la canaille » ne fait que croître. Il essaie de soulever ses amis contre le nouveau régime. Il amasse chez lui un véritable dépôt d’armes : « Sous mon étroit lit de fer se trouvaient trois caisses de grenades et dix caisses de cartouches. Les fusils bien graissés, enveloppés et mis en tas, occupaient un tiers de la pièce. » Les conditions de l’armistice lui font pousser des cris d’indignation et de haine.
Il s’engage dans les corps francs et prend part au combat du Marstal contre les marins et à la répression du mouvement spartakiste en janvier 1919 à Berlin. Il est ensuite envoyé à Weimar pour protéger l’Assemblée. Mais ce rôle ne lui convient pas : « Nous avons sauvé la patrie du chaos. Que Dieu nous pardonne, ce fut notre péché contre l’esprit. Nous avons cru sauver le citoyen et nous avons sauvé le bourgeois. Le chaos est plus favorable au devenir que l’ordre. La résignation est l’ennemie de tout mouvement. En sauvant la patrie du chaos nous fermions la porte au devenir et nous ouvrions les voies à la résignation. »
Il part pour la Baltique où il se bat sans cesse. Il revient, participe de loin au putsch de Kapp, mais son groupe est encerclé et capturé après une farouche résistance dans une petite ville proche de Hambourg. Il s’échappe. On le retrouve en Rhénanie, luttant contre les forces françaises d’occupation et contre les séparatistes. Il est en Haute-Silésie au moment du plébiscite et des combats qu’il a provoqués.
Après la Silésie, on parle beaucoup de la Sainte Vehme, organisation chargée de punir les traitres à l’Allemagne. Von Salomon nie qu’il y ait eu une vaste organisation contrôlant tout le pays. Il dit que les combattants de Haute-Silésie, rentrés chez eux dans toutes les régions d’Allemagne, se sont groupés sur le plan local en associations mal reliées entre elles. Cependant, leur but et leurs méthodes étant semblables, on a pu croire à de mystérieux chefs dirigeant les forces cachées de l’Allemagne. Von Salomon les présente ainsi : « Ces associations étaient un symptôme. C’est là que se groupaient les hommes qui se sentaient trahis et trompés par l’époque. Rien n’était plus réel, tous les piliers étaient ébranlés. Là se réunissaient tous ceux qui espéraient encore beaucoup et ceux qui n’espéraient plus du tout ; leurs cœurs étaient grands ouverts, mais leurs mains s’accrochaient encore aux choses accoutumées. Le rassemblement de tous ces êtres intensifiait ce tourbillon mystérieux d’où, par le jeu des forces et des croyances contradictoires, pouvait monter ce que nous appelions le Nouveau. Si jamais du nouveau vient en ce monde, c’est bien du chaos qu’il surgit, à ces moments où la misère rend la vie plus profonde, où, dans une atmosphère surchauffée, se consume ce qui ne peut pas subsister, et se purifie ce qui doit vaincre. Dans cette masse en ébullition, en fermentation, nous pouvions jeter nos désirs et nous pouvions v
Né le 25 septembre 1902 à Kiel, il est le fils d’un haut fonctionnaire prussien. Il n’avait donc que 12 ans lors de la déclaration de guerre en 1914, mais le récit de son expérience d’élève à l’école impériale des Cadets constitue un témoignage fort utile : Die Kadetten (1930), de même que Die Geächteten (1933) sur son rôle dans les Corps Francs dans l’immédiat après-guerre. Pour la suite de sa biographie, on pourra se référer à d’autres sources, par exemple à Wikipedia. Je reprends ici les notes rédigées pour mon cours sur la République de Weimar en 1970. Les deux livres dont je disposais avaient paru en Livre de Poche, Les Cadets en 1966 (n° 1950) et Les Réprouvés en 1969 (n° 2553).
Le livre Les Cadets décrit le type d’éducation que reçoivent ces enfants et adolescents : discipline, cachot, entrainement militaire intensif, étude des types de saluts, des types d’uniformes, de la forme et de la couleur des boutons, des pattes d’épaule et autres colifichets militaires. En 1918, ce monde s’écroule : l’Empereur est renversé ; la guerre est finie (il n’y a pas de plus grande cruauté que celle-là pour des Cadets qui n’aspirent qu’à se battre) ; le corps des Cadets est dissous. Les compositions sur des sujets comme « Pourquoi nous, Allemands, aimons-nous notre Kaiser ? », des attitudes comme celle du Cadet qui n’a qu’une ambition, « mourir à 20 ans devant Paris » n’ont plus cours. L’ancien monde a disparu et on comprend que le Cadet se trouve devant une situation qu’il est incapable de comprendre et à plus forte raison d’approuver. Il ne lui reste que l’action contre tout ce qu’il n’aime pas, les communistes, les Français occupants et tout l’édifice de la République de Weimar, démocrate et capitularde. Jusqu’à son emprisonnement en 1923, il est partout où on se bat.
À Berlin, aux premiers jours de la révolution, il arbore, fier et méprisant, son uniforme. Il est pris à partie par la foule qui veut lui arracher ses pattes d’épaule. Il est frappé, mais un officier le sauve. Dès lors, son mépris pour « la canaille » ne fait que croître. Il essaie de soulever ses amis contre le nouveau régime. Il amasse chez lui un véritable dépôt d’armes : « Sous mon étroit lit de fer se trouvaient trois caisses de grenades et dix caisses de cartouches. Les fusils bien graissés, enveloppés et mis en tas, occupaient un tiers de la pièce. » Les conditions de l’armistice lui font pousser des cris d’indignation et de haine.
Il s’engage dans les corps francs et prend part au combat du Marstal contre les marins et à la répression du mouvement spartakiste en janvier 1919 à Berlin. Il est ensuite envoyé à Weimar pour protéger l’Assemblée. Mais ce rôle ne lui convient pas : « Nous avons sauvé la patrie du chaos. Que Dieu nous pardonne, ce fut notre péché contre l’esprit. Nous avons cru sauver le citoyen et nous avons sauvé le bourgeois. Le chaos est plus favorable au devenir que l’ordre. La résignation est l’ennemie de tout mouvement. En sauvant la patrie du chaos nous fermions la porte au devenir et nous ouvrions les voies à la résignation. »
Il part pour la Baltique où il se bat sans cesse. Il revient, participe de loin au putsch de Kapp, mais son groupe est encerclé et capturé après une farouche résistance dans une petite ville proche de Hambourg. Il s’échappe. On le retrouve en Rhénanie, luttant contre les forces françaises d’occupation et contre les séparatistes. Il est en Haute-Silésie au moment du plébiscite et des combats qu’il a provoqués.
Après la Silésie, on parle beaucoup de la Sainte Vehme, organisation chargée de punir les traitres à l’Allemagne. Von Salomon nie qu’il y ait eu une vaste organisation contrôlant tout le pays. Il dit que les combattants de Haute-Silésie, rentrés chez eux dans toutes les régions d’Allemagne, se sont groupés sur le plan local en associations mal reliées entre elles. Cependant, leur but et leurs méthodes étant semblables, on a pu croire à de mystérieux chefs dirigeant les forces cachées de l’Allemagne. Von Salomon les présente ainsi : « Ces associations étaient un symptôme. C’est là que se groupaient les hommes qui se sentaient trahis et trompés par l’époque. Rien n’était plus réel, tous les piliers étaient ébranlés. Là se réunissaient tous ceux qui espéraient encore beaucoup et ceux qui n’espéraient plus du tout ; leurs cœurs étaient grands ouverts, mais leurs mains s’accrochaient encore aux choses accoutumées. Le rassemblement de tous ces êtres intensifiait ce tourbillon mystérieux d’où, par le jeu des forces et des croyances contradictoires, pouvait monter ce que nous appelions le Nouveau. Si jamais du nouveau vient en ce monde, c’est bien du chaos qu’il surgit, à ces moments où la misère rend la vie plus profonde, où, dans une atmosphère surchauffée, se consume ce qui ne peut pas subsister, et se purifie ce qui doit vaincre. Dans cette masse en ébullition, en fermentation, nous pouvions jeter nos désirs et nous pouvions voir s’élever la vapeur de nos espoirs. »
Parmi les actes de ces associations, le plus caractéristique est l’assassinat de Rathenau, un des rares adversaires que les Réprouvés admirent et justement le plus dangereux parce que le plus digne et le plus brillant représentant de l’Allemagne de Weimar qu’ils haïssent. Von Salomon ne participe pas directement au meurtre mais ce sont ses proches qui l’accomplissent. Un mouvement d’indignation saisit les partisans de la République de Weimar : les assassins sont traqués et tués ; leurs amis sont poursuivis. Arrêté, Ernst von Salomon est condamné pour complicité à cinq ans de réclusion et, quelque temps plus tard, à trois ans de plus pour une tentative d’assassinat sur un traitre à sa cause.
Rémy Cazals, janvier 2023
Averescu, Alexandru (1859-1938)
1. Le témoin
Alexandru Averescu, est un général de l’armée roumaine pendant la Première Guerre mondiale, Premier ministre du Royaume de Roumanie (février – mars 1918; 1920-1921, 1926-1927), élevé au rang de maréchal en 1930. Officier de carrière passé par l’école supérieure de guerre de Turin, Italie, porté au rang de général en 1906. Entre 1896 et 1898, il fut attaché militaire de la Roumanie à Berlin. En 1907, nommé ministre de la Guerre et, pendant les guerres balkaniques, il mène avec succès la campagne de l’armée roumaine en Bulgarie en 1913. Pendant la Première Guerre mondiale, il se distingue comme un excellent chef militaire, un général inconfortable pour la famille royale de Roumanie, le Premier ministre Ion C.Brătianu et pour le Grand Quartier Général de l’armée roumaine, dirigé par le général Constantin Prezan. Il critiqua l’inaction et les erreurs de décision du général Prezan lors des campagnes de 1916 et de l’été 1917. Bon organisateur, il a mené avec succès la résistance de l’armée roumaine aux armées des Puissances Centrales, obtenant les victoires de Marăşti et d’Oituz de juillet à août 1917. Il était le général le plus aimé de l’armée roumaine pendant la Première Guerre mondiale. Son énorme popularité a fait naître la jalousie des dirigeants politiques qui ont compris son potentiel en tant que concurrent formidable sur la scène politique. En mai-juin 1917, ses opposants ont lancé des rumeurs selon lesquelles, dans le contexte de la dégringolade de l’armée russe en Moldavie, le général préparait un coup d’État et voulait proclamer la république. Cela a conduit à un refroidissement temporaire de sa relation avec la famille royale. Au printemps 1918, il est nommé par le roi Ferdinand de Roumanie Premier ministre, mais il n’est au pouvoir que pendant un mois, remplacé par les intrigues du même Ion I.C Brătianu. En réponse, le général a créé un groupe politique appelé le Parti Populaire et a publié une série d’articles entre avril et juin 1918 sous le titre « Responsabilités » dans lesquels il critiquait sévèrement la préparation de la guerre par le Premier ministre Ion I.C.Brătianu, les décisions désastreuses des généraux nommés à des postes par le même Premier ministre. Devenu Premier ministre après la guerre, le général Averescu s’est avéré être un homme politique faible et décevant par rapport à son adversaire Brătianu, et son étoile politique est rapidement tombée. En 1930, avec le général Constantin Prezan, son grand rival, il est promu au plus haut rang militaire, celui de maréchal. Il meurt en 1938, enterré dans une crypte du mausolée des héros roumains à Marăşti, l’endroit où il avait remporté sa plus brillante victoire.
2. Le témoignage : Alexandru Averescu, Notes quotidiennes de guerre 1916-1918, Bucarest, Institut d’Impression des Arts, 1937.
En 1935, à l’âge de 76 ans, le général termine l’écriture de ses mémoires de guerre. Elles sont très probablement écrites sur la base de carnets des campagnes de 1916-1918, mais aussi des ordres et documents officiels qu’il a conservés. Il les publie dans plusieurs éditions en 1935, 1937 et 1938. L’édition utilisée par nous pour cette documentation est datée de 1937, imprimée à l’Institut d’Impression des Arts à Bucarest. L’œuvre compte 62 illustrations et 402 pages. Ses notes ont été mises à l’index dans la première période de la dictature communiste parce que pendant son gouvernement de 1921 à 1922, pendant le congrès au cours duquel le Parti Communiste Roumain a été créé (mai 1921), tous les participants ont été arrêtés. Ses écrits n’ont longtemps été accessibles qu’aux spécialistes. Et ce n’est qu’en 1992 que les notes ont été rééditées à la maison d’édition de l’Armée Roumaine.
3. Analyse du livre
Alexandru Averescu publia ses notes de guerre à un moment où son étoile avait pali, et où la guerre de 1916-1918 ne valorisait que le Parti National Libéral dirigé par son adversaire, Ion I.C.Brătianu. Celui-ci avait réussi à atteindre l’union de tous les Roumains, à la suite d’une guerre gagnée par les sacrifices des soldats et pas nécessairement par les généraux. Pour cette raison, Averescu a tenté de laisser de côté sa propre version des événements, et comme il l’avoue dans l’avant-propos de l’œuvre, le but de ces notes était « d’apprendre de l’expérience des autres ». Le livre a une préface, puis viennent les notes qui sont regroupées en trois sections: Notre guerre, suivie par annexes et documents.
Comme pour d’autres œuvres commémoratives écrites par les militaires, les Notes d’Averescu souffrent stylistiquement, mais ont l’avantage de la rigueur et de la logique nées de l’esprit des professionnels militaires. Le général offre à ses lecteurs de véritables cours de stratégie militaire, et ses notes sont l’occasion de justifier et de confirmer au fil du temps le réalisme de ses décisions et, surtout, les qualités de grand commandant militaire. L’homme Averescu et son armée sont présentés comme de véritables « pompiers » du front roumain, toujours appelés là où la situation était désespérée. Dans le même temps, il évoque également ses collègues, dont il fait rarement des éloges. Il y a plusieurs personnages, les généraux Iliescu, Prezan, le colonel Sturdza, le major Radu Rosetti, qu’il considère avec des politiciens libéraux dirigés par Ion I.C Brătianu, responsables des échecs de la campagne de 1916, mais aussi pour avoir bloqué ou saboté toutes ses initiatives militaires.
L’homme Averescu est un homme d’une seule pièce. Obsédé par son ego, parfois plein d’envie et de frustrations, il se sent lésé par le roi, mais aussi par les libéraux. Peut-être le meilleur portrait de ses faiblesses a été réalisé par son mémorialiste et collaborateur Constantin Argetoianu. Se référant à la personnalité du général, il écrivait ce qui suit: « Sa complexité était plus apparence que réalité. Averescu n’avait que deux passions dans le monde: les femmes et les galons. Pas la femme, mais les femmes ; pas l’ambition de grandes réalisations, mais les galons. Pour satisfaire ces deux passions, au service desquelles il plaçait une intelligence, une ruse et une force de volonté incontestables, il était capable de tout sacrifier, même les croyances qu’il avait, et d’atteindre la cible du jour en prenant n’importe quel chemin. L’homme le plus populaire de son pays en Europe n’a jamais eu une pensée à construire, il a seulement poursuivi le poste de Premier ministre! »
Tout au long de son œuvre, Averescu insiste sur sa propre valeur en opposition avec le manque de substance de ses adversaires, et il affirme des vérités sans aucune remise en question. Il est le seul mémorialiste roumain qui défie et n’aime pas le général Berthelot, le chef de la Mission Militaire française. Averescu voit le général Berthelot comme un « bon exécuteur » mais incapable de s’immiscer dans les affaires de l’armée. Son témoignage de la campagne militaire roumaine de 1916 est courageux, et les vérités qu’il a dites sont difficiles à digérer, y compris aujourd’hui. C’est le général qui fait un portrait presque offensant pour l’armée roumaine. Averescu parle du manque d’équipement, des troupes qui paniquent facilement, et dit que ceux qui paniquent sont les professeurs des écolestransformés du jour au lendemain en officiers. Vous pouvez voir ici le mépris d’un soldat de carrière pour les réservistes.
En septembre 1916, l’armée roumaine à Dobrogea est encerclée par les troupes germano-bulgares et 30 000 soldats sont faits prisonniers. Encore une fois, ses réflexions sur la catastrophe de Turtucaia sont dures : « Des unités improvisées, des officiers improvisés, une grande ineptie en préparation de la part du commandement supérieur… Turtucaia a été un vrai désastre. Qui va expier la perte de tant de vies et cette honte? Qui? Les erreurs des commandants et des politiciens ont des conséquences désastreuses pour le pays et non pour eux-mêmes. » Il utilise évidemment ces réalités incontestables pour frapper ses adversaires et conclut : « C’est le travail de Iliescu-Rosetti (général Dumitru Iliescu et major Radu Rosetti, proche d’Ion I.C. Brătianu), sous l’égide de l’I.I.C.Brătianu! » Le 27 novembre, le général Averescu écrit : « La désagrégation progresse à vue d’œil. Ceux qui ont préparé la guerre peuvent se féliciter ! »
Quelques semaines plus tard, son ton devient encore plus critique, quand, après le retrait chaotique en Moldavie de toute l’armée roumaine, l’épidémie de typhus éclate : « Nous avons pensé à Budapest et nous faisions une stratégie élevée et nous n’avons pas pris les mesures les plus élémentaires pour organiser le service sanitaire… »
Averescu, se référant à la campagne de 1917 où il a remporté une brillante victoire à Mărăşti, critiquait à nouveau la direction de l’armée roumaine qui a arrêté son offensive qui aurait conduit à son avis à chasser l’armée allemande de Roumanie. La même critique est adressée à l’armée russe qui ne se bat plus et est en plein désarroi à cause de la propagande bolchevique.
Pour conclure, le travail du général Averescu est un témoignage précieux des opérations militaires et de l’atmosphère entre les dirigeants de l’armée roumaine, des liens entre l’armée et les politiciens. Il révèle à la fois le sublime et le ridicule de ces années. En ce qui concerne la postérité du commandant et homme politique Averescu, la récupération de sa mémoire a commencé timidement après la chute du communisme en Roumanie. En 2005, une fondation Alexandru Averescu a été créée qui a contribué à ramener dans la mémoire collective la personnalité de cette armée. A l’occasion du Centenaire de la Première Guerre mondiale, la figure d’Alexandru Averescu a été largement médiatisée. Au cours de ces années, une série d’études et d’ouvrages ont paru dans lesquels Averescu a fait l’objet de l’analyse d’historiens.
Dorin Stanescu, avril 2021
Gérard, Louis-Charles (18..-19..)
1. Le témoin
Nous n’avons pas recueilli d’information biographique à propos de Louis-Charles Gérard qui indique à la fin de son œuvre l’avoir rédigée à Roches-les-Blamont, dans le Doubs, en 1932. Il annonce également un autre récit en préparation intitulé L’épave, lequel ne semble pas toutefois avoir été publié.
2. Le témoignage
Gérard, Louis-Charles, Les dessous de la gloire, Besançon, imprimerie Jacques et Demontrond, 1932, 248 pages.
Léon Giraud est incorporé pour sa période militaire le 9 octobre – semble-t-il – 1912 au 81e bataillon de chasseurs à pied de Montabélard. Il va y apprendre le métier au cours d’une longue vie de caserne, faite de services et de menus tracas ; un milieu où il va gagner le respect de ses camarades ainsi que le galon de caporal. Les bruits de guerre rapprochant le bataillon de la frontière, c’est dans les Vosges qu’il prend sa place « assignée sur la ligne Messimy » (p. 202). Après le baptême du feu en Alsace, le caporal Giraud est lui-aussi fauché par l’implacable destinée de chair à canon quelque part dans la Champagne Pouilleuse, à proximité d’une ferme de la Folie.
3. Analyse
L’auteur place son héros dans le 81e BCP de Montabélard. Cette commune comme cette unité n’existent pas, les BCP à la mobilisation « s’arrêtant » au numéro 71. Son témoignage ne correspond pas non plus au 55e BCP de Montbéliard, dont le parcours n’est pas commun avec celui décrit dans l’ouvrage de Gérard. Car l’auteur a bien fait ses classes, et vraisemblablement la Grande Guerre, dans les chasseurs à pied. Son caporal Giraud y décrit fidèlement, et longuement, la vie de caserne, son microcosme et son jargon, son argot, y développant quelques scènes typiques d’intérêt pour l’historien. Il décrit la mobilisation en caserne (déroulement, vocabulaire, etc.) (p. 70) et glose sur la discipline : « Il est écrit dans le Règlement : Le supérieur doit obtenir de l’inférieur une obéissance entière et une soumission de tous les instants. Tous les actes de la vie militaire tendent à asseoir cette opinion présentée sous forme d’axiome. Tous les esprits sont atteints de cette psychose particulière, d’où naît l’aveugle soumission » (p. 86). Il décrit une marche-manœuvre sous la pluie : « Aux fenêtres, des gens étonnés regardaient passer le morne défilé des soldats courbés sous la rafale, les fusils crosse en l’aire, comme on le fait aux enterrements. Et vraiment cela ressemblait à un enterrement : choses, bêtes et gens semblaient plongés dans un deuil cruel » (p. 89) ou une séance d’escrime à la baïonnette (p. 121). Son tableau (p. 195) de la lecture de la presse allemande par les officiers afin de galvaniser les soldats est certainement chose vue. Il est également opportun dans sa réflexion sur la guerre qui mélange les origines sociales : « Cela me fait plaisir de constater que, si la guerre arrive, nous y seront tous, sans distinction de fortune ». (p. 205). Il y revient plus loin (pp. 210-211), et dit, en septembre 1914 : « Tout d’abord, j’ai perdu encore là une autre illusion, j’avais cru à la sincérité de cet élan qui nous portait tous indistinctement à un commun sacrifice ; sous l’uniforme qui nous rendait frères égaux, j’avais conçu le fol espoir d’une mentalité nouvelle enfantée par le danger pressant ; je voyais dans ce généreux geste d’union sacrée, apparaître les bases d’une société meilleure, qui allait se tremper dans le creuset de la souffrance et cimenter dans le sang, l’éternel monument d’une fraternité effective ». Il découvre les PCDF et les embusqués.
Vient la guerre. L’épreuve du feu passée, il dit en septembre 1914 « Je me demande par quel miracle je suis encore en vie ! » (p. 210). Puis il décrit sa vision des soldats après quelques semaines de guerre : « Tous ces combattants n’offraient plus rien de la physionomie habituelle des soldats du temps de paix. Des uniformes salis et déchirés, des faces osseuses et tannées, sur lesquelles une barbe d’un mois appliquait un cachet crapuleux, des gestes brusques, des voix rauques, des yeux durs où brillait une flamme inquiétante, c’était, en quelques traits, ce qu’offrait la vue des survivants de ce premier mois de campagne ! » (p. 214). Il termine sa campagne quelques jours plus tard, adossé à la margelle d’un puits, une artère fémorale coupée, pleurant « sur sa jeunesse sacrifiée, sur ses deux dernières et inutiles années qu’on avait volées à son affection filiale, sur les petites méchanceté qu’il avait supportées, sur la cruauté criminelle des hommes qui déchaînent la guerre, sur la bêtise de ceux qui la font, sur le néant de ce qu’elle représente » (p. 243-244).
D’idéaliste, Gérard, dans un ultime chapitre appelé « Remords », adresse, la guerre terminée, un pamphlet pacifiste aux anciens combattants : « Il faut bien l’avouer, on ne nous a pas consultés pour rédiger les traités, moutons nous étions, moutons nous sommes restés, sous la houlette de nos bergers, nous n’avons pas eu le courage d’élever la voix. Nous nous sommes laissés canaliser dans nos foyers, par petites paquets, et, sitôt repris par l’égoïsme, nous nous sommes vautrés dans l’indifférence, dans la lâcheté ! On nous a jeté, comme à des enfants, des hochets, des rubans qui flattaient notre fatuité. Pour étouffer nos scrupules, on a agité sous nos yeux, les spectres d’un danger puéril. Nous n’avons pas su résister, « ô corruption de l’argent ! », à l’appât des misérables primes qu’on nous offrait…, que votre sang avait payées…, et comme des mercenaires, nous avons empoché nos trente deniers ! Nous avons fermé les yeux, nous n’avons pas voulu démasquer les gens de la coulisse « (p. 245-246).
Dès lors, malgré que la classification de cet ouvrage soit de l’ordre du roman, la guerre ne concernant que les pages 201 à 244, Les dessous de la gloire constitue un bon témoignage anonymisé du dressage d’un chasseur à pied.
Parcours de guerre : Août 1914, départ de la caserne (fictive) de Ban-sur-Meurthe (201) – Vallées de la Plaine et du Rabodeau (Vosges) (203) – début septembre : Mirecourt, Neufchâteau, Chaumont, Bologne, vallée de la Marne (214) – Saint-Dizier (219) – Montier-en-Der (220) – Champagne Pouilleuse (221) – début de la bataille de la Marne (227) – Ferme de la Folie (231).
Autres informations relevées
Page 13 : Hussards surnommés « trotte-secs »
15 : Il cire les sabots de son cheval pour l’occasion
22 : Essai des chaussures à l’incorporation
23 : Pliage du paquetage
90 : Bienfait du chant sur le cafard de la marche
101 : Cigarettes Maryland et Londrès et courses de rallye-paper : « Le jour de la course, deux cyclistes, chargés de musettes bourrées de papier déchiré menu, partaient de grand matin semer par monts et par vaux ces papillons marquant la piste que devaient suivre les coureurs… ».
128 : Pose de la bande molletière
129 : Vue du « triste camp de Valdahon »
132 : Recevoir l’ours = recevoir la solde
166 : Anciens cassant la visière des képis des bleus
168 : Affecté au 21e corps, parcours de Montabélard à Ban-sur-Meurthe
195 : Lecture de la presse allemande par les officiers afin de galvaniser les soldats : « N’oubliez pas que, s’il y a des Allemands intelligents, c’est que les Français ont occupé vingt ans l’Allemagne »
215 : terribles taureaux pour territoriaux
216 : Le brutal = le canon
229 : Description de la marche « en tiroir »
221 : Vision d’exode
231 : Stratagèmes pour étancher la soif : « … on ramassa des balles boches, dont la chemise de nickel éclatée permit d’extraire le plomb, espérant que le froid du métal parviendrait à ramener un peu de salive ; on mâcha des aiguilles de pin, mais le soulagement était de si courte durée qu’on y renonça bientôt. Des hommes souhaitèrent d’attraper la bienheureuse balle qui mettrait fin à leur supplice ».
Yann Prouillet, février 2021
Herse H. Après la guerre. Une visite au patelin (Suite aux Récits du Grand-Père)
1) Le témoin
Pour sa présentation, nous renvoyons le lecteur à la fiche consacrée à la première partie de ce témoignage (Herse H., Pendant la guerre. Récits d’un Grand-Père à ses Petits-Enfants, Soissons, Imprimerie A. Laguerre, 1932, 111 p.) présentée sur ce site.
2) Le témoignage
Herse H., Après la guerre. Une Visite au Patelin (suite au Récits du Grand-Père), Soissons, Imprimerie A. Laguerre, 1933, 20 p.
Ce deuxième volume, plus court que le premier, s’inscrit dans une parfaite continuité. Après une longue période d’exil qui s’est étendue de septembre 1914 à 1919, la famille du témoin revient dans un village non localisé précisément, situé dans la vallée de l’Aisne, à l’est de Soissons et appartenant au canton de Vailly-sur-Aisne.
Ce deuxième témoignage nous apporte cependant un détail précis de localisation géographique : « Nous l’aimions bien notre petit bien notre petit patelin ! Bâti en amphithéâtre, face à la jonction de l’Aisne et de la Vesle, il date de bien des siècles. Les Romains y avaient jeté sur l’Aisne un petit pont en pierre. Notre montagne qui domine et où se trouve le fort, avait été, par eux, au 1er siècle de notre ère, transformée en camp retranché. » (p. 5) Il s’agit donc très probablement de Condé-sur-Aisne, commune possédant un fort Serré-de-Rivières.
Comme pour la majeure partie de la première fiche consacrée à ce témoin, nous ne recenserons ici que les passages les plus intéressants.
Chronologiquement, le récit se situe après la signature de la paix, donc après juin 1919. A l’évidence, l’année 1920 est aussi mentionnée, du fait de l’évocation du retour des corps des soldats pouvant être inhumés dans une tombe familiale (article 106 de la loi de finance du 31 juillet 1920).
« Nous quittons Paris, jusqu’à Crépy, en apparence rien n’a souffert ; les armées allemandes n’ayant guère venu jusque-là. Rien n’a changé, si ce n’est que les gens que l’on coudoie en chemin de fer manquent pour la plupart d’élégance ; on n’est plus aussi bien qu’avant la guerre. Dame ! on a bien d’autre chose à penser. D’ailleurs, ce sont des gens comme nous qui vont à la recherche du patelin.
Nous faisons le voyage tantôt en troisième classe, tantôt en première, enfin dans les wagons à bestiaux. Tout arrive à présent. Heureux encoure quand il n’y a pas d’autres ennuis.
Nous Voici à Villers-Cotterêts ; on commence à voir des maisons et des arbres blessés, aussi, nous ressentons un frisson, on a froid au cœur. » (p. 4)
« A présent, plus on avance vers le Nord, plus les villages semblent torturés ; enfin nous arrivons face à Soissons ; c’est un spectacle navrant, une ruine. Nous voilà place de la République ; il est épargné à demi le monument élevé à la mémoire de nos moblots et de E. Ringuier, c’est toujours autant. Il va y avoir des volumes à écrire sur ces destructions. De plus qualifiés que moi le ferons. Seulement deux mots en passant.
Rafistolés par tous les bouts, tels sont les établissements des commerçants qui se réinstallent. Vous y voyez des fenêtres aux vitres en papier huilé. Dans l’intérieur, des bancs grossiers, pas de chaise, des tables boiteuses. Dans les bars, des consommateurs attendent pour prendre leur café que le voisin ait bu le sien. Verres et tasses sont rares. On voit des gens, qui mangent à table, passer vivement cuillères, fourchettes et assiettes aux camarades impatients ; c’est qu’il n’existe plus rien d’avant-guerre.
Tout est cassé, brisé… Infortunés Vases de Soissons ! Mais, loin de nous, les soucis du passé. Aujourd’hui, le devoir, c’est d’organiser la solidarité qui nous aidera à tout réparer et à tout remettre debout. » (pp. 4-5)
« Aujourd’hui, nous ne rencontrons que notre matériel de culture et nos machines agricoles démolis ou à moitié brûlés. Après, c’est de barbelés, des trappes prêtes à nous happer au passage. Encore faut-il se méfier, car tout est camouflé. Et, que malgré des artificiers aient déjà passé, de la mitraille ça-et -là est savamment dissimulée. Ce qui n’empêche pas encore des fils tendus partout comme des toiles d’araignées.
Les champs de bataille ne laissent rien d’aussi tragique ni d’aussi dangereux. C’est pourquoi, que, malgré toute la prudence qu’on y apporte, cela fait encore des victimes. Oui, cela désoriente, c’est navrant.
Nous arrivons en face de ce que fut notre maison… eh bien ! on a pleuré… » (p. 6)
« Et l’on marchait les yeux égarés et toujours dans les ruines. Là, c’est la place où l’on venait jouer, ensemble, tous les petits camarades. On y installe une baraque : la mairie. A côté, une autre baraque, c’est l’école. La municipalité est réinstallée, le curé revient, un baraquement va resservir au culte. Beaucoup de choses sont encore embryonnaires, mais, on sent qu’un monde est là qui se refait. » (p.7)
« Nous venons de rencontrer des voisins qui reviennent aussi au pays. On est content de se revoir ; il y avait cinq ans qu’on ne s’était vu. Avant la guerre, on vivait en indifférents vis-à-vis les uns des autres, mais, aujourd’hui, en se revoyant, on se prend le cou et l’on s’embrasse. L’adversité est bonne conseillère. D’ailleurs n’avons-nous pas couru les mêmes risques, les mêmes tourments, les mêmes peines, les mêmes misères : la douleur d’être séparés de la famille et des amis. » (p. 8)
« Une démarche qui nous tient à cœur, nous allons au cimetière. C’est un devoir pour nous ; les père et mère, les grands-pères et grands-mères, tous les ascendants sont là en attendant que nous allions les retrouver […] Et beaucoup de tombes ont été atteintes par les obus ; certaines sont complètement abîmées et des sépultures à découvert. Mais on a le culte des Morts dans nos patelins et avant peu tout sera religieusement réparé. » (pp. 8-9)
« En attendant, voilà encore un aperçu de la triste situation que nous lègue la guerre. Nous passons près d’un tertre nouvellement remué. C’est là que vient d’être enterré un honorable citoyen de la commune, terrassé par les inquiétudes et le chagrin. Il était à peine entré au pays ; rien n’était encore organisé ; pas de médecin, pas de pharmacien ; les rues, des précipices, aucune communication ; on ne peut même pas se porter secours ; la désespérance en tout. » (p. 10)
« Maintenant au chef-lieu de canton fonctionne une Commission des Dommages de Guerre et le District pour toutes les réparations et rétablissement à faire.
Il nous faut justifier nos droits aux dommages de guerre.
Voilà les entrepreneurs de maçonnerie et les architectes qui s’apprêtent, qui multiplient.
La Coopérative de Reconstruction s’amène à l’œuvre. Il semble que tout va reprendre vie comme avant le désastre.
Un détail : on commence à revoir des chats : pas les nôtres. Ceux que nous avions en 14 sont devenus sauvages ; ils habitent les bois : on ne peut plus les approcher. » (p. 11)
« Aussi, malgré toutes les peines qu’on a à se ravitailler en pain, en lait, en épicerie et autres comestibles et, malgré tous les achats qu’on a faits pour se remettre en ménage, on s’aperçoit qu’il en manque toujours. Tantôt il faut courir chez la voisine, tantôt chez le voisin. Une fois, il manque une marmite ; une autre fois, c’est un broc. Prêts, échanges, échanges et prêts et c’est ainsi tout le temps
Il y a encore plus malheureux ; quelquefois, le soir, des gens qui regagnent le lointain patelin entrent en passant. – Ah ! Monsieur, auriez-vous un petit grenier et une botte de paille pour nous coucher ! – Ah ! mes pauvres gens, qu’est-ce que vous me demandez là ! Regardez donc ? Et l’on reste bouche bée. C’est une scène pénible. Alors, quoi ! L’hospitalité est-ce encore un coin derrière les pierres ? Non, dans l’étroite baraque, on se serrera. » (pp. 13-14)
« Voilà notre petit village qui se repeuple. C’est la reconstruction qui amène un grand nombre d’ouvriers : Limousins, Bretons, et toutes les provinces de France et aussi une masse d’étrangers.
Depuis six mois, les travaux vont bon train. Des Portugais m’installent une baraque dans mes vignes. Maintenant, on déblaie les ruines pour pouvoir reconstruire ; on commence à tailler de la pierre. Des gens du pays et des Espagnols y sont occupés. Des Italiens et des Grecs trouvent aussi des emplois. On voit quelquefois des Allemands avec les initiales : P et G, marqués entre les épaules et qu’on traduit par : prisonnier de guerre, mais, quelques fois aussi, par ironie et un peu par égard, ce qui vaut mieux de : Pauvres garçons. Ils sont calmes et travailleurs.
Ici, maintenant, on entend parler dans toutes les langues, car nous avons aussi des Chinois, des Annamites et que sais-je encore. Tous les soirs, on entend chanter. De graves et mystérieuses voix nous arrivent de la plaine, c’est, dit-on, des Russes. On rencontre aussi, ce qui est naturel des Algériens et des Marocains. Cela est bien, mais que ce ne soit tout de même pas une nouvelle tour de Babel. » (p. 14)
« Depuis peu, le Gouvernement autorise les familles à faire revenir la dépouille mortelle de ceux qui leurs sont si chers pour les inhumer non loin de leur foyer paternel aux frais de l’Etat. (Ainsi, on pourra fleurir les tombes.) » (p. 15)
« Nous allons entrer dans un autre ordre d’idée. Il nous faut présenter devant la Commission des Dommages de guerre. Nous avons fait parvenir à la dite (sic) Commission le devis qui représente nos pertes et le devis qui représente nos pertes et évaluations. Vous savez que ce n’est pas une mince affaire.
Quant à moi, je ne m’en cache pas, je crois avoir présenté tout ce qu’il y a de plus baroque en fait d’évaluation. D’ailleurs, je vous dirais, comme excuse, qu’à vivre dans les ruines et à leur contact, le cerveau est anémié, malade. » (p. 16)
3) Analyse
Ce court témoignage est pourtant riche sur la période de l’après-guerre pour la région dévastée du Soissonnais. On ne peut bien sûr s’empêcher de le comparer au futur roman de Roland Dorgelès, Le Réveil des Morts, paru en 1923, narrant des faits comparables situés dans une région très proche de celle décrite par H. Herse.
Là où le roman de Dorgelès décrit un tableau noir, peint au vitriol des dessous d’un petit monde de profiteurs peuplant les régions dévastées, notre témoin est à l’évidence beaucoup plus mesuré, serein et optimiste. Il est vrai aussi que son témoignage n’évoque que le tout début de ce retour et de la reconstruction de son village.
Sans doute y a-t-il aussi une différence de perception de l’après-guerre entre ce civil qui a vécu un long exil et l’ancien soldat qui, quant à lui, a connu toutes les affres du combat. Là où le premier comme le second constatent un tableau affligeant de l’ampleur des dévastations, l’espoir d’une renaissance possible transparaît cependant chez H. Herse. Ses propos au sujet de la main d’œuvre étrangère dénotent à l’évidence de ceux de Dorgelès quant aux préjugés raciaux, notamment au sujet de la main d’œuvre étrangère, en particulier celle des Chinois et des Annamites.
De l’importance de multiplier et croiser les sources et les points de vue, de toujours peser le pour et le contre, pour tenter de se construire un regard critique quand on aborde un fait historique par le biais d’une œuvre purement littéraire qui tend toujours à défendre une thèse sans nuances pour mieux capter son lecteur.
JFJ, septembre 2020