Leymonnerie, Jean (1895-1963) et sa mère, Marie

1. Le témoin
Jean François Marc Leymonnerie est né à Ribérac (Dordogne) le 19 août 1895, dans une famille d’enseignants. Il obtient le baccalauréat au lycée de Périgueux puis, après une année de Droit à Bordeaux, il passe avec succès le concours d’employé de l’enregistrement. Sportif, il pratique le rugby, l’athlétisme, la natation. Il joue du piano.
Il est appelé sous les drapeaux le 17 décembre 1914 avec la classe 15, au 34e RI de Mont de Marsan. Il suit le peloton d’élèves officiers ; il demande du piston ; il échoue, estimant que beaucoup de places sont réservées à des « fils d’archevêque » (p. 56). Il est soucieux de gagner du galon pour le public de Ribérac (p. 62) ; il sera finalement nommé sergent en septembre 1916.
Il se porte volontaire pour l’armée d’Orient. Formule ambiguë qui peut être interprétée comme acte d’héroïsme dans le discours du président d’association d’anciens combattants qui lui remet la croix d’officier de la Légion d’honneur en 1957 ; ou comme élément d’une stratégie d’évitement dont il sera question ci-dessous. Il débarque à Moudros, île de Lemnos, le 23 mai 1915. Avec le 175e RI (voir notice Pomiro), il combat sur la péninsule de Gallipoli du 15 juin au 8 août. Malade (dysenterie), il est heureux de quitter le front étant « encore de ce monde » (p. 155) et il se promet de tout faire pour ne pas y revenir (p. 157). Il fait durer sa convalescence et son séjour au dépôt jusqu’en septembre 1916, date d’un nouveau départ vers l’Orient. Après un passage obligé à Salonique et au camp de Zeitenlick, il combat dans la montagne de Vodena, Ostrovo, Florina, et il est grièvement blessé au genou gauche le 14 novembre. On doit l’amputer, et il termine sa guerre à l’hôpital américain de Nice.
Il fera ensuite une carrière dans l’administration. Chevalier de la Légion d’honneur en 1937, officier en 1957.

2. Le témoignage
Dans sa présentation pénétrante, Yves Pourcher explique son travail à partir d’un texte très bien structuré et séduisant, produit par un petit-fils de Jean Leymonnerie. Il a ensuite retrouvé le manuscrit préparé par le soldat lui-même dans les années 1930 dans un désir de laisser une trace de sa guerre ; il a eu enfin accès aux originaux (carnets, lettres adressées à la famille) utilisés pour la réalisation du livre : Jean Leymonnerie, Journal d’un Poilu sur le front d’Orient, présenté par Yves Pourcher, Paris, Flammarion-Pygmalion, 2003, 362 p. Le livre contient un croquis de la péninsule de Gallipoli (p. 102-103), huit pages de photos, et une série de lettres de la mère du soldat (p. 317-350). Yves Pourcher a tenu à les transcrire car, dit-il, l’écriture maternelle est rare en 14-18. On retiendra ces conseils : ne pas se couper la moustache pour conserver son autorité sur les hommes (p. 328) ; penser à aller à la messe et à dire le soir une petite prière (p. 330) ; freiner sur les dépenses festives, pour des raisons de budget familial, mais aussi de morale (p. 342). Notation originale : le 22 avril 1915, Jean demande à son père d’acheter deux flacons d’encre sympathique à la manufacture d’armes et cycles de Saint Etienne et de les lui envoyer (p. 59), mais on ne sait rien de plus.

3. Analyse
Très lucide, Jean Leymonnerie se présente comme un héros malgré lui ; il ne cache aucun des aspects de sa stratégie d’évitement : tentative d’entrer dans la cavalerie, puis dans l’aviation ; rester le plus longtemps possible à l’arrière, tant en 1915 avant Gallipoli qu’en 1916 avant Salonique ; se porter volontaire pour l’Orient dans l’espoir qu’il serait moins dur que le front franco-allemand ; et même faire valoir sa qualité de membre de la Société savante du Périgord pour essayer de s’embusquer (en vain) dans des fouilles archéologiques en Grèce (p. 117).
Réflexe bien connu, il cherche des « Périgords comme moi ». Il aime parler du pays en son patois, mais ne comprend rien à ce que disent Basques, Béarnais et Landais (p. 86). Pourtant, les poilus des Landes valent bien mieux que les Auvergnats, Cantaloups, types de l’Hérault et du Gard qui ne sont que des poltrons (p. 149). Dans les Balkans, il éprouve un total mépris pour les Grecs (p. 192). Il apprécie la convivialité des Australiens, ainsi que le monde cosmopolite qui s’est donné rendez-vous à Moudros où ont cours « toutes les pièces françaises, suisses, espagnoles, anglaises, grecques, italiennes, tunisiennes » (p. 96).
Le front de Gallipoli se révèle plus dangereux que ce qu’il croyait. Comme en Champagne ou en Artois, si l’on sort à la baïonnette, on est fauché par les mitrailleuses. « Nous avons eu peur d’être attaqués, écrit-il le 20 juin 1915, mais je l’avoue, nous avons encore plus peur d’attaquer nous-mêmes. La fourchette ne nous dit rien qui vaille, sous le feu des mitrailleuses turques. » Gallipoli n’est pas une promenade militaire. Certains disent que c’est « bien plus terrible qu’en France ». Tout le monde en a marre et souhaite la fine blessure pour être évacué (p. 109). En outre, il faut subir les chaleurs de l’été et les mouches (p. 118).
Un autre épisode longuement raconté est celui de sa blessure. Il faut d’abord en avertir la famille : il demande à un ami de faire passer une lettre à son père à l’insu de sa mère ; puis c’est un retour en arrière jusqu’au moment où sa section est décimée lors de l’attaque de Kenali ; la sensation lorsque la balle lui démolit le genou ; le temps passé à terre, menacé par les Bulgares qui le dépouillent complètement mais ne l’achèvent pas ; le sauvetage par des Sénégalais ; les souffrances lorsqu’il est transporté dans une couverture ; la gangrène qui nécessite l’amputation. A l’ambulance, il éprouve de la compassion pour un blessé bulgare (même s’il est peut-être un de ceux qui l’ont dépouillé) qui meurt sur un lit voisin. Finalement, sa blessure fait de lui un héros, décoré, qui a le droit de clouer au pilori des notables embusqués pendant toute la guerre à l’hôpital de Ribérac « avec une constance digne d’admiration » (p. 311). Précisons ici que détrousser les cadavres turcs était une pratique courante à Gallipoli (p. 115, 150).

Rémy Cazals, juin 2011

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Marquand, Albert (1895-1938)

1. Le témoin

Albert Marquand est né le 13 décembre 1895 à Troyes où son père était directeur de la fabrique de papier Montgolfier. Il a 3 ans lorsque la famille s’installe à Aubenas (Ardèche) pour gérer une librairie-papeterie. Il aura deux frères plus jeunes, Georges et Henri, à qui il donnera, pendant la guerre, le conseil de choisir l’artillerie en devançant l’appel de leur classe. La famille, de moyenne bourgeoisie, est cultivée et pratique la musique ; les jeunes sont membres actifs d’une association de gymnastique. Au front, Albert se fait envoyer de la lecture, en particulier la presse d’Aubenas qu’il critique, et Le Canard enchaîné, ce qui est peu banal.

Pendant la guerre, au 55e RI, puis au 149e, il connaît quatre courtes périodes infernales : au Bois de la Gruerie en Argonne en juin 1915 ; à Verdun en avril 1916 ; à Laffaux et à la Malmaison en juin et octobre 1917. Entre temps, il a été évacué pour blessure en juin 1915, et pour maladie en octobre ; il a connu des secteurs calmes, des périodes de stage ou de cantonnement en réserve. Devenu sergent, il préfère abandonner ses galons pour entrer dans un groupe de radio-télégraphie, au 8e Génie, en février 1918. Après le 11 novembre, il fait partie des troupes d’occupation en Rhénanie, puis devient élève interprète auprès de l’armée américaine.

Libéré, il rentre à Aubenas, puis il va tenir une librairie-papeterie à Sedan où il meurt en 1938. Il semble qu’il soit resté célibataire.

2. Le témoignage

Il est publié sous le titre « Et le temps, à nous, est compté », Lettres de guerre (1914-1919), présentation de Francis Barbe, postface du général André Bach, aux éditions C’est-à-dire, Forcalquier, 2011, 416 p., nombreuses notes, annexes, illustrations. Le fonds, conservé par la nièce d’Albert Marquand, est constitué de 459 lettres, de quelques rares pages de carnet personnel, du récit de la bataille de la Malmaison, repris au repos, et de photos. Les lettres sont adressées à différentes personnes de la famille, son père, sa mère et ses deux frères, l’auteur sachant bien qu’il en serait fait une lecture collective. Il lui fallait donc tenir compte des sentiments conformistes des parents. Albert Marquand évoque le désir de son père de le voir gagner du galon (p. 31), et il promet « de faire honneur à la famille » (p. 49). Mais l’expérience de la guerre réelle le conduit d’une part à pratiquer une stratégie d’évitement systématique (voir ci-dessous), d’autre part à ne pas accepter les remarques moralisatrices sur le désir des soldats en permission de « profiter du restant qui nous reste à vivre » (p. 153). Accusé littéralement de mener « une vie d’orgie », Albert répond à son père que celui-ci n’a pas l’expérience de l’enfer des tranchées et ne peut donc parler en connaissance de cause. Les quelques moments d’incompréhension et d’opposition n’interrompent cependant pas une correspondance suivie et les sentiments d’affection au sein de la famille, marqués aussi par l’envoi de nombreux colis.

Quelques coupures ont été effectuées par l’éditeur qui n’en dit pas la raison.

3. Analyse

On peut résumer l’apport de ce témoignage en trois points.

a) Des notations émanant d’un vrai combattant :

– Le départ plein d’illusions (21/05/15 : « dans la guerre de tranchées il y a un nombre infime de victimes »), puis la découverte des réalités (4/07/15 : « ce n’est plus une guerre, c’est une boucherie »), la condamnation du bourrage de crâne par les journaux (18/05/16 : « ne tablez pas sur les journaux pour les communiqués ; c’est des bourdes ! »), par le conférencier Marc Sangnier qui délivre « le bourrage de crâne officiel » (15/07/18), par Botrel, « ce triste Monsieur qui porte la croix de guerre avec ostentation » (30/11/18). Parmi les autres embusqués, figurent « la prêtraille » et « les rupins » (8/11/15). Si les poilus en ont assez, il en est de même des Boches, aux dires des prisonniers (18/09/15). Son régiment est touché en 1917 par le mouvement des mutineries, mais c’est un sujet qu’il ne veut pas aborder dans son courrier du fait de la censure (11/06/17).

– Et encore : les ravages de l’artillerie amie et les détrousseurs de cadavres (récit de la bataille de la Malmaison, p. 384), les rats (22/05/15), les simples satisfactions de pouvoir se laver, se raser (30/05/16), la pêche à la grenade et la chasse au Lebel (3/04/17), les mercantis et leurs prix exorbitants (4/07/17), la lecture du Feu de Barbusse, livre sur lequel il émet quelques réserves, mais qu’il considère comme « le seul bouquin qu’on ait fait de potable sur les Poilus » (16 et 19/09/17).

– Deux remarques plus rares : le général Sarrail, ayant constaté que « beaucoup d’hommes portent au képi des insignes religieux », interdit cette pratique (19/06/15) ; la rencontre dans les rues de Metz, après l’armistice, de soldats lorrains en uniforme allemand (20/11/18).

b) Une stratégie d’évitement systématique :

– Mobilisé avec la classe 15, en caserne à Digne, il remplit les fonctions d’instructeur qui lui permettent de retarder son départ pour le front (mars-avril 1915).

– Blessé, soigné à l’hôpital de Chaumont, il souhaite ne pas remonter là-haut de sitôt, essayant de persuader les médecins qu’il n’est pas rétabli (juillet 1915).

– Lors de toutes ses permissions, il prend plusieurs jours de « rabiot ».

– En septembre 1915, il essaie de se faire réclamer par son oncle comme ouvrier métallurgiste ou dessinateur dans son usine. Il revient à l’assaut à plusieurs reprises : « cela ferait mon affaire car j’en ai assez de cette vie et tous sont comme moi » (4/09/15). Il sollicite l’appui de son frère : « Parle de ma demande de métallurgie au Papa » (7/09/15) ; de sa mère : « Encore aujourd’hui, il en part un de mon escouade pour la métallurgie, il était cultivateur ! Tu vois d’ici les résultats du piston ! » (13/09/15).

– La tentative métallurgique ayant échoué, Albert joue la carte de l’agriculture. Il demande à son père de lui procurer un certificat de viticulteur afin d’obtenir une permission agricole (6/01/16). Il reçoit le certificat, mais craint de ne pas obtenir la permission car, sur les 480 hommes de la compagnie, « il y en a au moins la moitié qui demandent » (12/01/16).

– Immédiatement après, selon son expression : « j’ai bondi me faire inscrire » pour devenir moniteur d’éducation physique de la classe 17, mais le « filon de moniteur a échoué » (janvier 1916). Et encore, il paraît qu’on accorde une permission à ceux qui s’engagent à aller chez eux pour en rapporter de l’or pour la Défense nationale (27/01/16)…

– Chance ou piston, le voilà en juillet 1916 affecté au dépôt divisionnaire : « Je ne sais combien de temps je vais passer là mais c’est toujours autant de pris. » Il y est encore en octobre : « Tout de même je m’estime plus heureux que les camarades du régiment qui vont attaquer. »

– En juin 1917, il va faire un stage de mitrailleur à l’arrière : « ça me fera toujours louper une période de tranchées. »

– Enfin, en février 1918, ayant intégré une équipe de radio-télégraphie, il constate que « le temps s’écoule avec une monotonie désespérante », mais qui ne lui « fait pas regretter les heures tragiques d’autrefois ». Il éprouve « la satisfaction du voyageur arrivant au port après une affreuse tempête » (8/06/18). Avec un certain cynisme, il ajoute, le 31 août : « Mon ancien régiment, le 149, a sa 4e citation à l’Armée et attend la fourragère verte et jaune. Grand bien lui fasse !! »

– Le 12 novembre 1918, il écrit : « Pour moi, je considère une chose : c’est que je suis arrivé à traverser la tourmente, les membres à peu près intacts. »

c) Le problème soulevé par les textes : a-t-il tué ?

– Un soldat, à la guerre, est là pour tuer l’ennemi, et il est armé pour cela. Cependant, le fantassin, avec son fusil et sa baïonnette, est plutôt la victime de l’artillerie. Lors de la bataille de la Malmaison, Albert Marquand note le « peu de frayeur qu’inspirent les balles » : « Leur musique est une simple sensation désagréable pour des hommes accoutumés aux plus violentes commotions, aux bombardements prolongés qui vident les organismes et transforment les plus courageux en loques humaines. » Il a aussi décrit les effets terribles d’un obus lorsqu’il tombe au milieu d’un groupe d’hommes (p. 63 et p. 384).

– Lors d’une avancée aux dépens de l’ennemi, les abris, qui pourraient servir de « repaires » aux défenseurs, sont nettoyés à la grenade, et Albert trouve cela normal (p. 381). Par contre, les prisonniers ne sont pas abattus, mais envoyés à l’arrière ; les blessés ennemis sont parfois réconfortés (p. 382).

– Mais voilà le problème. Dans sa lettre du 6 novembre 1917, écrite au lendemain de l’attaque de la Malmaison, après avoir montré comment la mort l’avait « frôlé de son aile macabre », comment un obus avait tué devant lui le camarade avec qui il parlait, tandis que lui-même ne recevait qu’un éclat minuscule dans le nez, comment sa compagnie avait eu 40 % de pertes, il termine ainsi : « Mais il y avait des cochons dans le tas ; ils n’ont pas été épargnés ; pour ma part j’en ai abattu 2 comme au tir au lapin : ces salauds, en se débinant, tiraient sur nous en passant leur arme sous le bras ! Ça n’a pas traîné. Ah, mais non ! Donc, je termine là, mes bien chers. Je vous embrasse de tout cœur. PS Admirez le papier boche ! Excusez le décousu de mon style, j’écris les idées comme elles arrivent. » Or, dans son récit structuré de la bataille de la Malmaison, qui occupe les pages 368 à 385 du livre, il n’est plus question de ces deux Allemands tués. Par contre, on trouve le passage suivant, après la fin des combats (p. 383) : « Décidément, le bois se peuple, car, peu après, deux silhouettes viennent à ma rencontre… Ce sont des Boches ; je tâte la crosse de mon pistolet automatique, bien décidé à tirer au moindre geste, mais je n’ai pas à en faire usage… Ils portent le brassard à croix rouge. Arrivés à ma hauteur, ils s’écartent presque avec crainte ; l’un d’eux est affublé de grosses lunettes rouges ; ils me lancent un regard atone et continuent leur marche sans un mot. »

On peut envisager deux hypothèses : ou bien Albert Marquand a dit à chaud la vérité à ses parents, puis, pris de remords et dans un souci « d’aseptisation », a voulu « refouler » ce geste dans son récit écrit à froid ; ou bien, dans l’excitation du lendemain de bataille, il a inventé un acte viril, exagération abandonnée par la suite. Les arguments en faveur de cette deuxième hypothèse sont qu’il n’hésite pas à signaler la violence du nettoyage des abris, et que, si les Allemands avaient eu le comportement de se débiner en tirant, on comprend mal pourquoi il n’en aurait pas fait état dans son récit. Mais aucune preuve décisive n’emporte l’adhésion en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse. Il faut donc mentionner les deux.

– Au-delà, les descriptions de la violence et des horreurs montrent que les théories farfelues sur « l’aseptisation » de la guerre dans les récits de combattants ne résistent pas à un examen bien simple : lire les récits des combattants.

Rémy Cazals, avril 2011

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Morisse, Emmanuel (1878-1938)

1. Le témoin

Morisse, Joseph, Emmanuel, Étienne est né le 12 mars 1878 à Tournecoupe (Gers). Il est diplômé de la faculté de médecine de Paris en 1903. Mariage en 1904. Généraliste à Tournecoupe, il vit de ses honoraires, mais aussi des revenus de l’exploitation familiale (il est fils de cultivateurs aisés). Esprit ouvert aux techniques (photographie, initiation à l’aviation en 1915), ami des artistes locaux (le poète Paul Sabathé, le peintre Vital-Lacaze), catholique pratiquant même s’il accepte un mariage civil souhaité par sa belle-famille.

Le témoin fait son service militaire en 1900, la deuxième année comme médecin auxiliaire. À partir de 1912, il est versé dans l’armée territoriale. Le 2 août 1914, il est mobilisé comme médecin aide-major de 1ère classe à l’ambulance 5/38, 18e CA, 5e armée. Le 20 février 1915, il est muté au parc aéronautique n°7, 2e groupe d’aviation, 10e armée, en arrière du front d’Arras. Le 9 juin 1916, il est envoyé en région parisienne au service du train sanitaire n°21. Le 7 octobre 1916, à l’hôpital mixte de Castelsarrasin, il est médecin des prisonniers de guerre. Le 18 février 1917, il est affecté à la gare régulatrice de Noisy-le-Sec. Le 25 juin 1917, il est envoyé au camp d’instruction de Mirepoix, le 4 février 1918 à l’hôpital militaire de Villeneuve-sur-Lot, le 31 janvier 1919 au camp d’instruction de Lectoure. Il bénéficie de son congé de démobilisation le 15 avril 1919.

Après-guerre, il déploiera son énergie à la création du sanatorium de Saint-Clar (Gers), et sera président de l’association cantonale des mutilés, anciens combattants et victimes de guerre, jusqu’à sa mort, survenue le 5 août 1938.

2. Le témoignage

Le témoignage comprend deux types très différents de documents :

a) Des lettres à sa femme, conservées par son petit-fils : une série de 42 lettres ou cartes postales pour une période allant du 22 août 1914 au 13 février 1915, correspondant au service en ambulance, une autre série de 7 lettres du 5 au 14 avril 1917, couvrant la période où lui-même est hospitalisé.

b) Un carnet de notes du 1er octobre 1915 au 23 août 1916, correspondant au service au parc aéronautique.

Dans les deux cas, il est manifeste que le témoin n’avait pas de projet de publication, les lettres se révélant très intimes, le carnet n’étant manifestement qu’un pense-bête. Documents in Laurent Ségalant, Lignes de vie, Des Gascons dans la Grande Guerre, Orthez, Éditions Gascogne, 2009, 3 volumes. Les références dans l’analyse ci-dessous renvoient à cet ouvrage.

3. Analyse

Les lettres du témoin sont celles d’un époux aimant et d’un père attentionné. Sauf incidemment, il ne prétend pas raconter “sa guerre”. Il craint d’ailleurs la censure militaire : « J’ai peur, en te disant trop de choses, que ma lettre soit interceptée. J’espère, néanmoins, qu’elle ne le sera pas, car je ne dévoile rien de bien grave. Plus tard, lorsque la guerre sera terminée, oh ! alors je pourrai tout te dire » (lettre du 29 septembre 1914, tome I, p. 462). En revanche, cette première série est intéressante comme révélateur de la désorganisation du courrier au début de la guerre, l’angoisse des époux est palpable, on y apprend que c’est le 14 janvier 1915 seulement que le témoin reçoit d’un coup « 21 lettres parmi lesquelles des lettres d’août, septembre, et décembre. J’ai mis trois ou quatre heures pour les dépouiller » (tome I, p. 470). La lettre du 9 octobre 1914 montre aussi les ruses dont use le témoin pour faire comprendre à son épouse où il se trouve sans le dire explicitement (p. 463).

Ces lettres évoquent à grands traits l’activité médicale du témoin : « Nous, pendant ce temps, ambulance 5, nous étions à Provins où nous avons soigné des blessés français et allemands. Nous nous faisions comprendre de ces derniers comme nous le pouvions. Ils se sont montrés très convenables, se faisant le plus petit possible » (26 septembre 1914, tome I, p. 459).

À distance, le témoin entend par ses lettres continuer son rôle de père attentif : « Je n’ai pas besoin de te recommander Bibi [leur fille] et de bien la couvrir, puisque avec octobre arrivent les premiers froids. Tu pourrais bientôt recommencer de lui faire prendre l’huile de foie de morue, le bon sirop comme elle l’appelle. Recommande lui d’être bien sage et surtout de bien travailler à l’école » (9 octobre 1914, tome I, p. 462). L’affection entre époux est peu extériorisée, la pudeur est constante, mais se révèle par les petites attentions (colis, envoi d’un chandail, soucis de santé, des moyens financiers).

La deuxième série de lettres éclaire une stratégie d’évitement subtile. Le témoin ne veut pas être envoyé dans la zone de l’avant, même dans un emploi de non-combattant. Souffrant de problèmes de santé, il cesse de suivre le régime qu’il s’était prescrit afin de tomber volontairement malade. Cette série de lettres est écrite à l’hôpital où il est admis. Il avoue son stratagème à sa femme, en faisant poster sa lettre directement à Paris par un collègue. « Tu connais la raison pour laquelle je me suis fait hospitaliser. Du moment qu’on m’avait envoyé à l’avant, j’avais le droit de me faire soigner et d’essayer de faire passer mon albumine. Je n’ai pas pris de médicaments, j’ai cessé le régime de Castel et c’est tout » (lettre du 10 avril 1917, tome II, p. 141).

Le carnet de service rassemble, sur un calepin de moleskine, des dates et des faits bruts, ressemblant à des traces destinées à rendre compte de l’activité du témoin ; on y découvre le quotidien du médecin d’un parc aéronautique, soignant – rarement – des blessures dues à des accidents, examinant la qualité des eaux en prévention de la typhoïde, veillant à l’approvisionnement des fournitures sanitaires, et, surtout à partir de janvier 1916, dépistant la syphilis dans le cadre de visites sanitaires systématiques des troupes, les permissionnaires étant particulièrement surveillés. « 10 octobre 1915 : MF54 téléphone à 8 heures. Je suis à Béthonsart à 9 heures. Je vois 5 malades. Je passe à Savy voir l’infirmier de la N69. Le matériel de santé est au complet, nouvelles formations vaccinées contre la fièvre typhoïde. Je passe à Aubigny prendre les résultats de la source de Warlincourt pour la E56. Eau potable » (tome II, p. 289).

Laurent Ségalant, janvier 2010

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Bès, Victorin (1895-1961)

1. Le témoin

Né à Castres (Tarn) le 14 mai 1895, Victorin Bès avait 19 ans en 1914. Il habitait rue de Venise à Castres. Après des études à l’EPS de Castres, il est devenu surveillant de collège à Mirande (Gers). Il est passionnément attaché à sa famille et à Castres. Son grand-père avait été  métayer de Crabier, son père, serrurier-mécanicien dans une usine textile. Il est par ailleurs très marqué par l’anticléricalisme du début du siècle et le socialisme jaurésien. Son oncle, Henri Bès, socialiste, avait été adjoint au maire radical-socialiste de Castres Louis Vieu, et conseiller d’arrondissement de Castres. En septembre 1915, il rejoint le 161e régiment d’infanterie sur le front de Champagne. Fortement commotionné le 24 avril 1916 à Verdun, il est évacué à Bar le Duc, puis à l’hôpital mixte de Saint Dizier. A partir du 2 août, il peut achever son repos à Castres. Il rejoint le dépôt du 161e régiment d’infanterie à Guingamp et apprend, le 21 décembre qu’on peut être volontaire pour le front d’Orient. Il y reste jusqu’au 28 avril 1918. Victorin Bès demande alors à devenir élève-aspirant. Il ne reviendra plus au front. Après la guerre, il fera carrière dans l’administration des finances.

2. Le témoignage

Du 20 décembre 1914 au 28 avril 1918, Victorin Bès tient des carnets, écrits au crayon. Des extraits de ce témoignage (7%) ont été publiés dans la Revue du Tarn, avec l’accord des enfants de Victorin Bès, Jean, Pierre et Suzanne, sous le titre « Quelques extraits des carnets de guerre de Victorin Bès. Un Castrais « combattant involontaire » » (n° 196, hiver 2004, p. 673-690). Ils sont présentés par Jean Faury qui précise en introduction que « ces carnets doivent faire l’objet d’une publication complète ». On ne peut qu’inciter à une telle entreprise : ces courts extraits laissent en effet entrevoir l’immense richesse et l’intérêt certain de ces notes prises au jour le jour par un non professionnel de l’écriture.

3. Analyse

Le témoignage de Victorin Bès est d’une richesse telle que l’on regrette de n’en avoir que 7%.

Ce jeune homme se distingue d’abord par ses qualités d’analyste. Il propose ainsi, en décembre 1914, une réflexion sur l’entrée en guerre, marquée par ses sympathies pour les idées socialistes : « Depuis le 4 août nous sommes en guerre contre l’Allemagne. […] J’ai vécu la fièvre de tous mes compatriotes. J’ai entendu hurler « A Berlin » […] Après les pleurs des femmes pendant la journée du 4 août, après les chants, après les musiques militaires, le canon a tonné […] Chassons de nos esprits tous les doutes. […] Il faut que, malgré mes opinions, je sois persuadé de la volonté de paix de nos représentants du peuple. Certes, la structure capitaliste des nations, la Paix armée, les conflits d’intérêts des magnats des mines et de l’industrie, sont moralement responsables de l’état de choses actuel. Mais qui a déclaré la guerre ? C’est l’Allemagne. Qui est attaqué ? C’est la France. »

Ses qualités d’observateur, ensuite, sont remarquables : il décrit avec précision ses conditions de vie, sans passer sous silence les aspects les plus pénibles comme par exemple l’odeur des cadavres (p. 678). Les récits de combats sont saisissants : son ton est vivant, haletant, et traduit à certains moments l’agitation de l’auteur. En fait, le carnet fait office d’exutoire : à son angoisse pendant un bombardement (22 avril : « c’est un besoin [d’écrire], je suis sourd aux explosions »), à son agitation après l’attaque (19 mai 1916), et à sa colère à plusieurs reprises. Dans ces moments-là, le récit se fait au présent, les phrases s’enchaînent, se bousculent même. A titre d’exemple, le 8 octobre 1915, il se lance dans le récit de ce qu’il a vécu lors d’une attaque sur le front de Champagne, quelques jours auparavant. Il tente de mettre des mots sur ce tourbillon d’images dans lequel il semble toujours pris : « Sifflet : En avant ! Pas de traînards ! Les corps bleu horizon se dressent, gravissent le parapet, l’arme à la main. On crie, on hurle […] Les balles sifflent éperdument, s’écrasent à nos pieds. Des corps tournoient, tombent en arrière. Quoi ? Des obus maintenant ? Le capitaine hurle En avant ! La ligne d’attaque flotte, s’éclaircit. Je continue à marcher comme un automate, à courir plus exactement. » (p. 677) Chaque mot posé semble insuffisant à rendre compte de la réalité et Victorin Bès doit inlassablement en proposer d’autres (« plus exactement ») pour essayer tant bien que mal de faire entrer son expérience dans le champ du langage. Ce sentiment de l’étroitesse des mots, impuissants à couvrir le réel, beaucoup en ont fait l’expérience.

La richesse de ce témoignage tient enfin dans les différentes stratégies d’évitement déployées par l’auteur pour échapper à la violence du front (tentative d’automutilation, départ volontaire pour le front d’Orient perçu moins dangereux, etc.) et dans la complexité des relations à l’ennemi (de sa sympathie pour les fraternisations à sa colère au moment où il apprend la mort d’un camarade ou face à des ennemis qui refusent de se rendre).

08/03/2009

Marty Cédric.

Complément : édition intégrale du texte : Victorin Bès, Journal de route 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2010, 208 pages. Dans 500 Témoins de la Grande Guerre, photo de Victorin p. 71 et de la couverture de son carnet p. 11.

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Gadda, Carlo Emilio (1893-1973)

  1. Le témoin

Carlo Emilio Gadda naît le 14 novembre 1893, à Milan.  Il est le fils de Francesco Ippolito, issu de bonne famille lombarde, et d’Adelaïde, dite Adele, née Lehr, d’origine hongroise, épousée en secondes noces. La première épouse de son père était morte en 1867, dès la première année du mariage, en donnant naissance à une fille. On ne sait rien de cette demi-sœur aînée de Gadda. Adele et Francesco Ippolito donneront ensuite à Carlo Emilio une sœur, Clara, un frère, Enrico.

En 1899, Francesco Ippolito se lance dans la construction d’une maison dans la Brianza, puis dans la culture du ver à soie. Cette double entreprise provoque la ruine de la famille, qui, en 1904, doit retourner vivre à Milan, dans un appartement moins spacieux.

En 1909, le père de Gadda meurt. En 1912, Carlo Emilio obtient brillamment son diplôme de fin d’études au lycée. Malgré un talent certain pour les lettres, il s’inscrit à la Faculté d’Ingénierie de Milan, peut-être pour contenter sa mère.

En 1915, Gadda prend une part active à la campagne pour l’entrée en guerre de l’Italie, se joignant aux défilés, criant les slogans. La guerre est déclarée à l’Autriche-Hongrie en mai. En juin, il est appelé sous les drapeaux. En août, il commence à tenir un journal de guerre (Journal de guerre et de captivité), qu’il noircit jusqu’à son retour à la vie civile. Il ne rendra ses notes de soldat publiques que quarante ans plus tard.

Jusqu’en 1917, il alterne des périodes où il est à l’arrière et des séjours sur le front, où il prend part aux combats, en qualité de sous-lieutenant puis, au bénéfice d’une promotion qu’il a sollicitée, de lieutenant. Le combat le plus important pour lui, celui qui laissera la trace la plus profonde dans son journal, c’est celui qu’il ne livre pas : le 25 octobre 1917, lors de la déroute de Caporetto, il se rend à l’ennemi. Il sera déporté en Allemagne, à Rastatt, puis dans le camp de prisonniers de Celle, dans le Hanovre. Il sera rapatrié en janvier 1919. A son retour chez lui, il apprend la mort de son frère cadet, Enrico, tué aux commandes de son avion de combat.

En 1920, il finit de passer les examens que la guerre avait suspendus, et obtient son diplôme d’ingénieur électrotechnicien. Dans le cadre de son travail, il voyage beaucoup (Sardaigne, Argentine, Belgique, Lorraine, Ruhr, Sud-Ouest de la France…), tandis qu’il rêve de se consacrer entièrement à l’écriture. Il publie ses premiers textes dans la toute jeune revue Solaria en 1926. Cinq ans plus tard paraît un premier recueil de nouvelles et proses poétiques, La Madone des Philosophes, dont plusieurs évoquent la guerre. Puis, en 1934, un second recueil, le Château d’Udine, où, tandis qu’il affirme « l’impossibilité d’un journal de guerre », il confirme le bien-fondé des raisons de son interventionnisme. En 1940 et 1941, des pages du Château d’Udine seront reprises et publiées par le régime, qui y trouvait de quoi conforter la légitimité de l’annexion définitive de la Libye.

En 1936, sa mère meurt. Il s’engage dans la rédaction de ce qui est sans doute l’un de ses livres les plus importants et les plus réussis, La connaissance de la douleur. Le personnage principal, Gonzalo, est un ancien combattant de la Grande Guerre, maniaque, obsessionnel, odieux envers sa mère et toujours prêt à s’emporter face à la médiocrité d’autrui, opposée à sa propre grandeur insuffisamment reconnue.

En 1944, il entreprend de rédiger une sorte d’étude psychanalytique du fascisme, Éros et Priape, qui cependant tourne court. Il y est plusieurs fois question de la guerre, entreprise dont Gadda s’efforce encore d’assurer le caractère chevaleresque, qu’il tente d’opposer à la vulgaire brutalité fasciste. C’est sans doute de ne pas parvenir à maintenir une telle opposition qu’il doit renoncer à son projet.

En 1946, il livre à la revue Letteratura les cinq premiers chapitres de L’affreux pastis de la rue des Merles. L’année suivante, il travaille à une version de ce roman à adapter pour le cinéma. En 1951, il trouve un emploi à la RAI, auprès de la branche littéraire du Journal Radio. Ses conditions économiques d’existence, précaires depuis dix ans, s’adoucissent. L’année suivante, il devient collaborateur du « Terzo Programma », une émission culturelle radiophonique. Il quittera la RAI en 1955, l’âge de la retraite ayant sonné. La même année, il fait paraître un fragment (environ un dixième du texte total) d’Éros et Priape, ainsi que la majeure partie de son journal de soldat. En 1957, après plusieurs années de re-travail, il publie L’affreux pastis de la rue des Merles. Le roman est un succès. Gadda gagne en notoriété. Il presse, semble-t-il, les éditeurs de republier des textes anciens.

En 1961 paraît, sous le titre Date una carabina a un ragazzo… (Donnez une carabine à un jeune homme…), la réponse de Gadda à une enquête sur le fascisme menée par une revue : « Est-ce que le fascisme est fini ? » D’après ses réponses, Gadda semble penser qu’il reste du chemin avant qu’on puisse dire oui : il faudrait d’abord éliminer « le fasciste qui est en nous ». Les années soixante marquent aussi son désintérêt grandissant pour les publications de ses textes, que les éditeurs continuent d’assurer, et pour l’écriture elle-même. Il cesse toute activité d’écrivain plusieurs années avant sa mort – si l’on excepte des lettres à ses proches, qui ont cependant leur importance : dans les derniers moments de la correspondance que, depuis près de quarante ans, il entretient avec son cousin Piero Gadda-Conti, il est encore question, à mots couverts, de la Grande Guerre, tandis que planent les ombres du remords, la peur du jugement d’autrui, la peur du Jugement dernier.

Il s’éteint le 21 mai 1973, à Rome.

  1. Le témoignage

La particularité du témoignage que Gadda laisse dans son journal, c’est précisément qu’il ne témoigne pour ainsi dire jamais de la réalité de la guerre. L’enjeu moteur de l’écriture semble bien être dans l’effort d’exorciser l’effroi, l’horreur, le sentiment de l’absurde, la peur de mourir, et d’esquiver le risque constant de voir s’effondrer sa foi dans la justesse de cette guerre. Gadda met ainsi en place ce qu’on pourrait appeler des « stratégies de l’évitement ». Qu’il décrive avec minutie, avec un souci maniaque du détail, ses repas, ses occupations quotidiennes, ses menues dépenses ; qu’il entretienne avec emphase son lecteur de sa conviction guerrière, de son génie, de la grandeur de l’Italie et de ses grands auteurs (Leopardi, Manzoni, D’Annunzio) ; qu’il s’exhibe comme futur grand écrivain, notamment dans une prose dont la recherche formelle contraste souvent avec le chambardement qu’on imagine alentour ou, plus tard, avec les privations de la captivité ; qu’il dresse une apologie du devoir et le panégyrique de soi-même comme modèle de bon soldat, comme parfait serviteur du « règlement de discipline » – lequel énonce que « la personne du soldat doit disparaître face aux exigences du service et de la patrie » -, comme parangon de la « glorieuse devise : Perinde ac cadaver » (21 août 1916) ; qu’il se lance dans de virulentes, parfois sanguinaires diatribes contre ses camarades de combat, hommes de troupe, subalternes – plus rarement, et plus posément, contre des supérieurs (après Caporetto, l’incompétence de certains généraux est suggérée, mais elle est toujours associée à des tirades qui vilipendent la lâcheté des troupes) ; à chaque fois, Gadda parvient à endiguer l’émotion que l’expérience de la guerre cause, à n’y pas manquer, chez tout combattant. Entre refoulement (l’invective lancée sur les couards va de pair avec un déni de sa propre peur), détournement (les raisons objectives de craindre pour sa vie et de douter de la bonté de cette guerre sont déviées vers une souffrance exclusivement personnelle, supposément liée à une enfance exceptionnellement malheureuse et à un caractère exceptionnellement sensible) et sublimation (la rhétorique belliciste s’enfle d’autant plus que devrait s’imposer le constat de l’impossibilité ou de la vanité de tout héroïsme), Gadda compose une œuvre qui, entièrement inspirée par la guerre, n’en dit pourtant à peu près rien directement. Au détour d’une phrase, d’une transition surprenante, d’un aveu aussi soudain que rapidement escamoté, le lecteur pourra déceler, dans ses œuvres à venir, l’écho jamais éteint d’une hantise dont le Journal de guerre et de captivité ne témoigne que par ses remarquables silences.

Ces stratégies de l’évitement lui permettent, pendant plus de trois ans, de noircir des pages par centaines en évitant presque toute notation susceptible de mettre à mal la rhétorique interventionniste. Les exceptions sont fort rares : très peu de cadavres sont évoqués, un seul est décrit (un soldat italien dont le visage a été emporté par une grenade), et on ne rencontre qu’une seule fois un questionnement, n’occupant qu’une dizaine de lignes, sur les valeurs que cette guerre est supposée défendre : « Parfois, en pensant aux modalités de la guerre présente, que j’ai toujours jugée comme une nécessité, […] je vois dans cette guerre la perversion de certaines valeurs, qui semblaient désormais être des conquêtes sûres de l’humanité ». Ce questionnement ponctuel est du reste aussitôt relativisé par la formule qui le conclut : « mais mon jugement en ce sens est tout sauf définitif » (12 septembre 1916). Le fait est que dans son ensemble, le journal du soldat Gadda penche nettement du côté de l’apologie des vertus militaires, ou plus exactement militaristes et bellicistes. Une apologie qui, par ses excès mêmes, a quelque chose de forcé.

  1. Analyse

À partir du milieu des années Trente, Gadda conduira une critique féroce de la « pharaonisation » des paroles dominantes, de la « monolangue », de toutes les formes d’imposition d’une pensée unique par des formules obligées de langage – sans que cela l’empêche par ailleurs de signer et de publier, jusqu’en 1942, des articles où il dit les bienfaits (économiques, industriels, sociaux) de l’autarcie fasciste et des œuvres coloniales du régime. Or son journal de guerre et plusieurs textes postérieurs (au moins jusqu’au Château d’Udine) montre qu’il a lui-même été un adepte et une victime exemplaires des ravages de la rhétorique officielle. Bien qu’il ne fasse jamais lui-même explicitement ce lien, il est certain que c’est de sa propre expérience du conformisme et de l’endoctrinement que Gadda tire ses diatribes contre le culte du « verbe révélé » qui lui semble caractériser le fascisme. Avant que le fascisme ne l’institue pour la vie civile, l’armée en guerre l’avait érigé en dogme létal. La devise mussolinienne « croire obéir combattre » n’est que l’extension à la vie civile du principe inflexible de la hiérarchie militaire appliqué à grande échelle dans la tranchée de la Grande Guerre.

Il est des passages du Journal dont une étude attentive devrait pouvoir montrer qu’ils font directement écho, en temps réel, aux circulaires officielles de l’état major de l’armée en guerre. Gadda, qui dit collectionner ces circulaires, fait l’éloge de Cadorna (9 août 1916), dont la forma mentis supposée – une intelligence qui s’étend au-delà des formes visibles – annonce celle d’Ingravallo, le commissaire enquêteur de L’affreux pastis de la rue des Merles. Il s’identifie en tout cas avec les hautes sphères de la hiérarchie (comme le montrent notamment ses considérations sur les méthodes stratégiques qui auraient pu, selon lui, permettre à l’Italie de ne pas subir tant de revers contre l’Autriche et l’Allemagne), non avec le bas peuple des combattants (régulièrement honni pour ses comportements jugés indignes, en des termes qui rappellent de près ceux de Cadorna fustigeant les lâches et les velléitaires).

Gadda n’est pas seulement le relais acritique de la voix de la propagande et de l’état major. Il est aussi ­ – et cet aspect est typique de la position de l’écrasante majorité des intellectuels et artistes italiens de son temps, au moins jusqu’à l’entrée en guerre de leur pays – l’enfant de plusieurs générations successives éduquées, par le truchement de la grande littérature, à l’attente d’une « quatrième guerre d’indépendance », susceptible de parachever le processus unitaire. De Manzoni à Leopardi (avant l’unification), puis de Mazzini à De Amicis, à Carducci, à Pascoli, à D’Annunzio et, bien entendu, à Marinetti et aux Futuristes, milanais ou florentins, la littérature n’a cessé de prendre en charge l’exaltation de l’héroïsme guerrier dont doit sortir l’Italie future. Les traces de cette idéalisation potentiellement létale sont patentes dans le journal de Gadda : il considère que cette guerre est une « sainte guerre » ; il émet le vœu « que puisse être donnée à la patrie sa juste grandeur, sa forme pure et intacte ; que puisse être accordée à ses enfants fidèles la couronne de la victoire » (5 mai 1918) ; il vante la « mort utile et belle » au combat (12 septembre 1916) ; ou cite Virgile (Prospexi Italiam summa sublimis ab unda : « perché à la crête d’une vague, j’aperçus l’Italie », Énéide, Livre 6-357) en ouverture et en conclusion d’un des derniers livres de son Journal (année 1918), inscrivant le conflit dans une téléologie nationaliste dont le fascisme fera un dogme. À chaque fois, Gadda réactive un topos littéraire en même temps qu’il entérine un thème de la propagande de guerre.

Si on envisage son parcours d’écrivain, le Journal de Gadda se présente comme le creuset de contradictions internes qui ne seront jamais résolues ; c’est leur non-résolution même qui est le cœur dynamique de tout ce qu’il pu écrire ensuite, comme l’a bien vu Montale (Gadda est un « traditionaliste devenu fou »). C’est du conflit sans cesse rejoué entre l’ordre idéal que la guerre aurait dû illustrer et le monstrueux gâchis effectif qu’elle a provoqué que naît la page affreusement tourmentée qui est la marque la plus typique de cet écrivain. Mais le cas de Gadda déborde le champ strictement littéraire. Sans doute n’intéresserait-il guère l’historien si on ne pouvait voir dans son parcours et dans son œuvre une métonymie de l’aventure collective. Certaines pages du Journal préfigurent et apprêtent l’instauration d’un diktat univoque, un appel auquel le fascisme répondra bientôt (« Je voudrais être un dictateur pour les envoyer à la potence », lance-t-il le 31 juillet 1918, s’emportant de nouveau contre les soldats qui ont cédé à Caporetto et ont osé se réjouir de n’être pas morts). Au-delà de l’anecdote, la façon dont a été publiquement représentée la guerre (avant, pendant, après) a partie liée avec l’histoire de l’Italie. En l’occurrence, les silences, les magnifications, les dénis de Gadda sont ceux de toute une époque, de tout un pays qui n’a pas voulu porter le deuil de ses victimes, qui n’a pas su entendre ceux de ses écrivains qui témoignaient de la catastrophe collective, accordant au contraire ses faveurs à ceux qui, de la guerre, donnaient une image propre à accompagner et à légitimer la militarisation de la vie civile.

4. Pour aller plus loin

Livres de Gadda (par ordre de pertinence avec la question de la guerre) :

Journal de guerre et de captivité, trad. de Monique Baccelli, Paris, Bourgois, 1993.

Le Château d’Udine, trad. de Giovanni Clerico, Paris, Grasset, 1982.

La Madone des Philosophes, trad. de Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, 1993.

La Connaissance de la douleur, trad. de Louis Bonalumi et François Wahl, Paris, Seuil, 1974.

Éros et Priape. De la fureur aux cendres, trad. de Giovanni Clerico, Paris, Bourgois, 1990.

L’Affreux Pastis de la rue des Merles, trad. de Louis Bonalumi, Paris, Seuil, 1963.

Sur Gadda et la guerre :

Il existe très peu d’articles et d’ouvrages disponibles en français sur Gadda et la guerre. On ne tiendra donc pas rigueur à l’auteur de cette notice de renvoyer à ceux qu’il a publiés sur cette question.

Ch. Mileschi, Gadda contre Gadda. L’écriture comme champ de bataille, Grenoble, ELLUG, 2007.

—-, « Gadda : grades et dégâts. Chronique d’une recherche du sens », Cahiers d’études italiennes, « Dire la guerre ? », n° 1, Grenoble, ELLUG, 2004.

—-, « Gadda et ses deuils impossibles », in Transalpina, N° 6, Le poids des disparus, Caen,  Presses Universitaires de Caen, 2002.

—-, « « La guerra è cozzo di energie spirituali ». L’esthétisation de la guerre dans l’œuvre de C.E. Gadda », in L’Histoire mise en œuvres, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2001.

Autres :

« Préparatifs de guerre dans la poésie italienne », in La poésie italienne et la « Grande Guerre », (collectif), Toulouse, Collection de l’E.C.R.I.T., n° 8, Université de Toulouse-Le Mirail, 2005.

Christophe Mileschi, novembre 2008

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Bec, Jean (1881-1964)

1. Le témoin

Jean Bec, petit vigneron à Montagnac (Hérault), est né le 11 octobre 1881 (classe 1901). On sait de lui qu’il était catholique et patriote. Il est décédé le 10 novembre 1964 (on peut noter pour l’anecdote que ses funérailles ont eu lieu le lendemain, le 11 novembre).

Affecté comme brancardier au 96e RI, il part à la guerre en janvier 1915. Evacué le 3 février 1915 pour problèmes intestinaux, puis en permission, il revient au front le 22 juillet 1915, dans une unité combattante du 96e RI, à Valmy. Légèrement blessé le 15 août 1915, il reste dans la région champenoise jusqu’au début 1916, date à laquelle il est déplacé dans le secteur du Chemin des Dames. Ensuite, il part dans le secteur de Verdun (juillet 1916-avril 1917).

19 septembre 1915 : remise de la croix de guerre à sa compagnie (10e) pour « sa belle tenue dans les tranchées ».

24 novembre 1915 : croix de guerre remise par le général de Cadoudal

« Seul gradé survivant de sa section, n’ayant que huit hommes valides, a conservé le 6 octobre 1915, sous un violent bombardement, toute la journée et une partie de nuit, le terrain conquis et l’a organisé défensivement ».

27 décembre 1915 : citation au corps d’armée

« Vieux sous-officier qui, une nouvelle fois, s’est distingué dans la contre-attaque du 8/12/15. A, bien que blessé à la main gauche, donné l’exemple du mépris le plus absolu du danger. A contribué à la reprise d’une bonne partie de nos tranchées envahies par l’ennemi ».

16-22 janvier 1916 : J. Bec devient sergent, chef de section à la 2e compagnie de mitrailleuses de brigade, suivi d’un stage de formation à Mareuil-le-Port.

31 janvier-11 février 1916 : permission, retour chez lui, puis retour à Braine, près de Soissons.

23 avril 1916 : « toute la compagnie passe armes et bagages au 122e RI », cantonnement à Pont-Arcy.

30 mai 1916 : en première ligne à Mont Sapin, au-dessus de la route de Soupir à Chavonnes.

8 juillet 1916 : départ pour la région de Verdun, en relève du 107e RI.

31 juillet 1916 : permission exceptionnelle suite au décès de son fils. Retour avec ses homes en forêt d’Argonne.

29 septembre-10 octobre 1916 : permission.

26 décembre : départ pour Vauquois.

19-29 janvier 1917 : permission.

Printemps 1917 : lassitude et fatigue, suite d’évacuations, permissions de convalescence, permissions agricoles que J. Bec parvient à faire perdurer jusqu’à la fin des hostilités.

2. Le témoignage

Notes journalières à partir de janvier 1915 jusqu’à septembre 1918.

Publié dans Bulletin des Amis de Montagnac (34), 50-51, octobre 2000 [notée : I] & février 2001 [notée : II], pp. 3-46 & pp. 11-47.

Noter que la deuxième partie est suivie de deux fac-similés : la couverture du carnet (carreaux 5×5, où le témoin a écrit « 1914 » en gros, puis ajouté en serrant jusqu’au bord « 15, 16, 17, 18 »), la retranscription par l’auteur d’une chanson de la section de mitrailleuses dont il a la charge, où les sous-officiers sont aimablement croqués sur l’air de « La Paimpolaise ».

Contact : andrenos@club-internet.fr (Association des Amis de Montagnac, 9 rue Savignac, 34530 MONTAGNAC).

3. Analyse

– Attachement à la vie civile :

La « petite patrie » :

Jean Bec est très attaché à son village de Montagnac. Le train qui l’emmène au front part de Montpellier et passe à côté de la localité, ce qui lui cause une grande émotion : « lorsque je suis en vue de Montagnac, ma pensée, mon esprit, mon cœur se transportent encore une fois auprès des miens. Je revois encore avec plaisir mais avec tristesse, tout le village, le clocher, l’église où j’ai été baptisé (…) ma vie de famille qui s’écoulait dans la plus grande joie (…) que je quitte pour combien ? … hélas !… Dieu seul le sait. Au souvenir de tous ces êtres si chers, je ne peux retenir mes larmes ». Il se raffermit toutefois peu après : « C’est pour la France !! Je fais mienne la devise du régiment “EN AVANT QUAND MEME” » (22 juillet 1915, I, p.6).

Les travaux agricoles :

Comme cela peut être remarqué chez de nombreux témoins d’origine rurale, Jean Bec est très sensible aux paysages et travaux agricoles des régions qu’il est amené à traverser. Il déplore ainsi qu’un exercice de tir se déroule dans un champ de blé, ce qui a pour effet d’endommager les cultures (26 janvier 1916, I, p. 35), et prend ailleurs le temps de noter les cépages de raisins cultivés : autant de résonances d’une vie civile à retrouver, assurément.

La famille :

La nostalgie de son terroir est aussi celle de ses proches. Plusieurs fois, Jean Bec pense à eux avant une attaque, dans un moment difficile ou d’abattement. Le plus significatif est cet événement tragique qu’est la mort de son fils Pierre, nourrisson de seize mois. Il obtient une permission exceptionnelle juste à temps pour vivre ses derniers instants : « Petit Pierre rend le dernier soupir, s’envole vers le Ciel. C’est un ange qui veillera sur son père (…) la mort de mon petit Pierre a sauvé sûrement la vie de son papa car celui qui m’a remplacé au commandement de la section a été tué », (5 & 12 août 1916, II, p. 15). Ce décès, et l’affliction qui l’accompagne, apparaît pour ce témoin être le moment le plus intense d’irruption de la mort dans un quotidien qui,au front, en est pourtant saturé. La distinction persistante entre deuil intime et mort de masse est ici clairement décelable : la seconde ne galvaude pas la première.

– Un catholique patriote. Croyance et pratique religieuses :

Jean Bec est très croyant, il fait souvent mention des offices organisés sur le front. La religion est aussi pour lui un recours dans les mauvais moments qui s’éternisent : « Il faut prendre tout cela en esprit de pénitence » (10 décembre 1914, I, p. 31). « Beaucoup de morts et de blessés mais pas de pertes à ma section. C’est aujourd’hui la fête de mon St Patron. Quelle fête ! Je l’invoque tout particulièrement et ai confiance en lui » (19 mars 1917, II, p. 33). Il est également très réceptif au discours clérical sur le sens de la guerre en cours : « que ce sang ne soit pas versé inutilement, qu’il régénère notre chère Patrie, qu’il lave toutes nos fautes et toutes celles de nos gouvernants ! Faites qu’ils reviennent à de meilleurs sentiments et que désormais la France mérite pour toujours le titre de fille aînée de l’Eglise » (18 août 1914, I, p. 12). Il note néanmoins les fluctuations du nombre de participants aux offices, moindre dans les périodes de repos : « cette période d’un mois passée en dehors de tout danger a de nouveau amolli les âmes. Cependant l’assistance devrait être aujourd’hui bien plus nombreuse, car l’horizon est bien incertain » (22 septembre 1914, I, p. 16).

Antigermanisme :

La résolution de ce combattant s’accompagne, à l’égard des Allemands, d’une agressivité soutenue par les aspirations à venger les victimes françaises des « vilaines brutes de boches » (25 juillet 1915, I, p. 8). Suite à une attaque, une note quelque peu elliptique laisse à penser que des Allemands qui voulaient se rendre ont été tués : « Ah !… têtes de boche, c’est bien les premiers que je vois de si près “Kamarades, kamarades, pas capout !!”. ils veulent qu’on leur laisse la vie sauve cependant que les nôtres ne sont plus ou seront invalides pour le reste de leur vie » (26 septembre 1914, I, p. 17). Cependant, la proximité de fait induite par les conditions du combat l’amène à des réflexions plus pondérées, sur la qualité des tranchées et abris notamment : « on dirait plutôt un chalet de plaisance, qu’une habitation provisoire de guerre. Je reconnais par là combien les boches sont pratiques » (7 octobre 1914, I, p. 22)

– Vie quotidienne au front :

Camaraderie :

Le sergent Bec a retranscrit une chanson créée par ses camarades de la 4e section de la 2e compagnie de mitrailleuses du 96e RI, à fredonner sur l’air de la Paimpolaise, dont un couplet parle de lui :

« Voyez c’est la quatrième

Sous les ordres du sergent Bec

Qui n’en est pas à ses premières

Et qui pour nous est notre chef

Qui ne s’en fait pas, il est un peu là

Aussi la section entière

A beaucoup d’estime pour ce gradé

Que ce soit à l’arrière

Aussi bien que dans les tranchées » (II, p. 46)

Ce document est un exemple révélateur des liens profonds, et réciproques, qui peuvent unir les hommes et leurs officiers de terrain – respect réciproque beaucoup plus incertain pour ce qui concerne les gradés des lignes arrières.

– Attitude critique :

Ce témoignage présente une évolution remarquable de son auteur, patriote catholique, soldat décoré, qui laisse petit à petit transparaître un agacement certain, puis un ressentiment explicite envers la hiérarchie, la conduite de la guerre, l’inégale répartition des sacrifices au sein du pays.

Bourrage de crânes :

« Rien ou pas grand-chose à se mettre sous la dent. Les journaux nous bourrent le crâne en nous disant que les boches manquent de vivres, je suis porté à croire que c’est plutôt nous », 3 décembre 1915, I, p. 29.

Exercices au cantonnement :

Ces activités routinières, harassantes physiquement et nerveusement pour les soldats, sont en général mal supportées. Jean Bec les légitime pourtant au départ, donnant certes l’impression de répercuter le discours hiérarchique (« c’est la vie de caserne qui reprend. On ne se dirait pas en guerre (d’ailleurs sans exercice la France serait perdue », 24 août 1915, I, p. 13). L’auteur est nettement moins bien disposé quelques mois plus tard (« Exercice comme en caserne. Ils ne peuvent s’empêcher de vous en faire faire lorsque vous avez passé deux jours de repos », 5 novembre 1915, I, p. 25), avant d’apparaître tout à fait dégoûté de ce type d’activités (« on dirait que les officiers sont payés pour vous enlever le peu de bonne volonté qui vous reste. Avec ce froid de loup, on nous amène de force à l’exercice », 5 février 1917, II, p. 27).

Rancœur contre les officiers, et les gouvernants :

Ici, la césure entre les combattants, ceux qui risquent leur vie sur le champ de batailles, et les officiers d’Etat-major est sans cesse réaffirmée. Déjà, durant son premier hiver de guerre, Bec se plaint des inégalités de confort entre les cagnas des soldats et celles des officiers (4 décembre 1915, I, p. 29). Les moments d’affrontement sont en général rendus sans emphase particulière, de façon concise et limitée à ce que le témoin a vu ou sait de source sûre, cantonnée en tout cas à son environnement proche. Les jugements portés sur le sens de tels engagements n’en prend que plus de relief : « un coup demain a lieu au 304. Pendant une bonne heure, les rafales de grenades font rage. Là encore, il y aura sûrement de nos camarades d’infortune qui auront payé de leur vie pour le plaisir de quelque légume installé à 20 ou 30 km à l’arrière à téléphoner. Il faut sans rimes ni raisons redresser 15 ou 20 m de tranchées. On fait ainsi zigouiller quelques-uns de plus de la classe ouvrière », nuit du 27 février 1917, II, p. 29-30). Cette assertion est d’autant plus frappante qu’elle doit être rapportée aux convictions politiques du témoin, sans liens aucun avec l’extrême-gauche du champ politique. On peut penser qu’ici, le harassement croissant de Bec l’aura amené à intégrer des éléments d’une phraséologie captée dans les conversations avec d’autres camarades, ou dans une feuille passée de main en main. La portée de sa colère déborde même le seul cadre de l’armée pour prendre une dimension sociale et politique abrupte : « gare après, lorsque la paix nous aura renvoyés, je ne réponds pas trop de ce qui pourra se passer », 26 février 1917, II, p. 29.

– Lassitude :

Les semaines qui suivent ces cris séditieux, comme on dit, se singularisent par une chute du moral et de l’implication du sergent Bec. La perte, par « bonne blessure » – deux doigts coupés – de son ami Pinchard de Montagnac est un premier signe de son désinvestissement, quelques mois auparavant (14 septembre 1916, II, p. 18). Deux semaines plus tard, il note « en réserve, je m’y trouve bien » (27 septembre 1916, II, p. 19). Pendant l’hiver 1917, une vaccination est le bon filon pour rester à l’infirmerie : « ayant tout fait pour me faire porter malade, je vais à la visite et titre 8 jours » (14 février 1916, II, p. 28). Le 21 avril, un pas définitif est franchi vers un éloignement sans retour du front : « je reviens de la visite et, avec l’aide de mon lieutenant qui est intime avec le major, me traitant pour une fatigue générale, m’envoie quelques jours à l’infirmerie divisionnaire. J’en suis fort heureux ? C’est un commencement de marche vers l’arrière. Je tâcherai de faire un deuxième bond et d’autres s’il le faut, pour aller le plus loin possible ». L’aspiration à partir loin du feu, des fatigues et des angoisses de la guerre surpasse tous les autres aspects de sa vie de combattant : « je quitte mes amis et camarades avec le ferme espoir de ne plus revenir et leur donne rendez-vous vers l’intérieur. J’estime avoir fait mon devoir quand il y en a tant et tant qui n’ont pas encore bougé de l’intérieur » (21 avril 1917, II, p. 38).

Jean Bec n’est alors plus mobilisé qu’en principe, celui qui était parti avec une ferme résolution patriotique a terminé sa guerre. Sa principale occupation, décrite de façon plus relâchée dans la suite de ses carnets, est dès lors de se maintenir à l’arrière, en usant de tous les recours que son âge et ses états de service lui permettent d’ailleurs de solliciter : hospitalisation, permissions de repos et pour travaux agricoles notamment. Il passe par chez lui, Lyon, ou encore Rodez, où il finit sergent fourrier, chargé de jeunes recrues en la compagnie desquelles il voit la guerre se terminer dans la banlieue parisienne. Il n’en part pour rentrer chez lui sue le 20 février 1919, où, dit-il « la démobilisation vient me rendre à ma femme, mes enfants, mon foyer » (sept. 1918, II, p. 44).

François Bouloc, septembre 2008

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Bion, Wilfred (1897- 1979)

1. Le témoin

Né aux Indes, Wilfred Bion est revenu en Angleterre à l’âge de 8 ans pour y suivre sa scolarité. Il s’engage à l’âge de 18 ans au sortir d’une public school (école privée). Durant la Première Guerre mondiale, W. Bion sert dans les chars (5e bataillon de blindés) comme sous-lieutenant, lieutenant puis capitaine et reçoit pour ses actions la Distinguished Service Order ainsi que la Légion d’honneur. Après la guerre, il effectue des études de médecine à Londres. Au début des années trente, il débute sa formation de psychanalyste avec notamment John Rickman et plus tard Mémanie Klein.

Batailles : 3e bataille d’Ypres (31 juillet-novembre 1917) ; offensive allemande du printemps 1918 (avril) ; bataille d’Amiens (août 1918)

2. Le témoignage

L’ouvrage Mémoires de guerre. 26 juin 1917-10 janvier 1919 est une traduction de Wilfred Bion : War Memoirs, 1917-19, London, H. Karnac Books, 1997. L’édition française (Larmor-Plage, Editions du Hublot, 1999) a été dirigée par Francesca Bion, son épouse. Cet ouvrage se compose de plusieurs pièces : d’une part le « journal » qui est en réalité une somme de souvenirs mis en récit en 1919 au Queen’s College à Oxford (p. 209). Le récit débute par cet avertissement : « je ne suis pas absolument sûr de l’exactitude de certaines choses car j’ai perdu mon journal. » (p. 17).

Dans son introduction Francesca Bion précise : « Voici le rapport de Bion sur ses états de service en France dans le Royal Tank Regiment de juin 1917 à janvier 1919. Il le rédigea peu de temps après son arrivée au Queen’s College à Oxford suivant la démobilisation et l’offrit à ses parents, sous la forme de trois cahiers cartonnés et manuscrits, en compensation de n’avoir pas écrit durant la guerre [In place of letters I should have written ! écrit W. Bion] » (p. 13)

L’ouvrage reproduit un certain nombre de croquis et photographies.

Wilfred Bion relut son « journal » cinquante-trois ans plus tard, en 1972, au moment où sa femme décide de transcrire le « journal » afin d’en faciliter la lecture et de prévenir la perte de l’original. Il a alors 75 ans et une solide expérience en tant que psychanalyste. Cette transcription et relecture donna à Bion l’idée de commenter son « journal » ; Francesca publie donc les « commentaires » à la suite du « journal » proprement dit. Cependant, Bion et son épouse avaient également effectué un voyage en France en 1958 et visité les champs de bataille où Bion avait combattu près d’Amiens. Le texte inachevé issu de ce voyage dans le passé est également publié.

Ces témoignages successifs se complètent de manière très attachante et stimulante. Ils ne constituent pas seulement un témoignage de plus sur la guerre, mais aussi un document de première main pour tous les chercheurs travaillant sur le fonctionnement de la mémoire.

3. L’analyse

Stratégie d’évitement : un certain nombre d’officiers « avaient connu bien des combats et qui pour s’y soustraire s’étaient engagés dans les blindés » (p 20).

Chars : description du char Mark IV (p. 25-26) : « Un des grands inconvénients de ce char était que quand on voulait tourner, il fallait s’arrêter pour le faire […]. Cela vous transformait en cible et parfois quand on mettait du temps pour réenclencher la vitesse, c’était extrêmement dangereux » (p. 28) ; le char Mark V Ricardo : plus facile à manoeuvrer ; mais gaz toxiques émanant du moteur qui asphyxient les hommes (p. 123 et 127).

La mauvaise réputation des chars : 7 novembre 1917, retour au camp de Wailly ; « au cours de notre séjour, la 51e division des Highlands vint s’entraîner avec nous. […] Ypres avait détruit leur foi dans les chars et ils n’avaient que mépris pour nous » (p. 50-51).

12 avril 1918 : « L’ennemi avait percé et n’avait pas été refoulé. Le corps des blindés avait été rappelé en renfort, mais cette fois en tant que troupes d’infanterie – pas assez de chars n’étaient prêts et de toute façon le lieu de l’action ne prédisposait pas à leur déploiement […] Notre mission serait de tenir de petits postes isolés et d’y rester même si l’ennemi perçait. » (p. 89) ; « Nous avancions en file qui n’en finissait plus, trébuchant et jurant, quand l’aube commença à poindre. On ne savait pas dans quoi on allait se retrouver et on s’en moquait – de toute façon, « grâce à dieu, nous n’avions pas nos « f…s » chars » » (p. 91)

Août 1918 : « Le corps des blindés avait grand besoin de nouvelles recrues, mais nos pertes au combat faisaient mauvaise impression auprès des troupes. […] Deux batailles surtout y contribuaient en plus de la bataille du 8 août. L’une était le désastre du 10, l’autre la bataille effroyable à laquelle avait participé le 1er bataillon. […] Il n’y eut aucun survivant en dessous de grade de major. Malheureusement tous ces chars détruits étaient visibles de la route. Le manque de main d’œuvre ne permit pas d’enterrer les morts et pendant des jours, ces chars restèrent là où ils avaient été frappés – un spectacle effroyable pour chaque soldat qui empruntait cette route pour monter au front. Le résultat fut que tout le monde était convaincu que les chars étaient des pièges mortels. » (p. 149)

Les devoirs des chefs :

30 juillet 1917, départ pour Hazebrouk ; la troisième bataille d’Ypres et Passchendaele est déclenchée le 31 juillet. Débarqués à 6 km du front, en pleine nuit ; la négligence et l’incompétence des chefs révoltent officiers et soldats (p. 33) ; (p. 51) ; (p. 52)

Avril 1918 : remonter le moral des hommes : « […] Plaisanter bêtement au mess, afficher sa peur, tout ça contribuait à détruire le moral et comme vous allez le voir, le mien était déjà bien bas » (p. 101) ; enrayer une panique par l’exhibition de leurs revolvers (p. 117) ; un officier méprisé : (p. 120).

Esprit de compétition entre unités: p. 33 ; p. 51, idem. Décorations : « La plupart d’entre nous se firent tuer alors qu’ils tentaient de mériter une décoration » (p. 214).

3e bataille d’Ypres :

Préparation de l’assaut sur Zonnebeke, 23-25 septembre 1917 (p. 33-39) : « Dans l’après-midi nos pigeons arrivèrent… » (p. 38-39)

Départ pour la bataille : « A 19 heures 30 on monta dans des camions qui nous amenèrent au canal. La tension diminuait – les hommes étaient très gais et chantaient. La traversée d’Ypres les fit taire cependant. On nous arrêta et il nous fallut mettre nos casques et préparer nos masques à gaz. La désolation s’empara alors de nous et à partir de là, il y en eut très peu qui continuèrent à parler. On s’arrêta au canal car il était dangereux de continuer en camion. […] On nous donna notre ration de rhum par char. Au contraire de l’infanterie, nous ne pouvions la consommer avant le combat, car le rhum avait tendance à endormir les hommes dans la chaleur du char. Au mess, on avait déjà surnommé le rhum le « passeur de canal », car il était supposé donner suffisamment de courage pour franchir le canal d’Ypres. Le nom lui resta. » (p. 39)

Attaque de chars : (p. 40-47) ; l’enlisement dans la boue, sous les obus et la mitraille ; les chars doivent être abandonnés ; deux chars seulement ont atteints leurs objectifs ; un mort, plusieurs blessés ; mais le lendemain, il faut tenter de récupérer les chars enlisés (p. 48)…

Accès de folie : p. 49 ; folie meurtrière : p. 294 ; Shell-shock : p. 76-77 ; perte croissante de sang froid : p. 168 ; p. 236-237 ; p. 245 ; p. 296-297

Doutes et réflexions sur le bien-fondé de la guerre : septembre 1917 : (p. 40) ; août 1918 : (p. 137) ; paix : (p. 203) ; démobilisation (11 janvier 1919): « On débarqua à Folkestone où l’organisation était excellente. On nous donna à tous, officiers et hommes de troupe, des biscuits et une grande tasse de thé. On marcha ensuite jusqu’au camp de Shorncliffe. Je crois que d’une certaine façon nous étions déprimés par le manque d’accueil. Personne ne nous prêta attention, personne ne semblait savoir que nous revenions du front et que nous étions contents de rentrer » (p. 205)

Démoralisation :

Noël 1917, une grande beuverie signe d’une profonde démoralisation ; sentiment d’abandon : « Une équipe d’officiers incompétents en France, et chez nous un pays qui ne se rendait compte de rien – tel semblait être notre soutien. Quant à la religion, sûr qu’elle n’avait rien à voir avec la guerre. » (p. 79-81) ; l‘offensive allemande du printemps 1918 : Bion apprend la nouvelle de l’offensive allemande pendant sa permission à Londres (début mars 1918) ; une curieuse ambiance à la gare Victoria : « Tout le monde était terriblement enjoué. Tous étaient convaincus que c’était la fin et faisaient des plaisanteries sur le retour aux camps et aux tranchées maintenant à des kilomètres derrière les liges allemandes » (p. 87) ; de retour sur le front : « […] Je me surpris souhaiter être tué car au moins alors je me serais débarrassé de cette intolérable détresse… » (p. 105-106) ;

Les ravages de la guerre sur les corps (p. 137.) [Bion revient sur un épisode particulièrement traumatisant dans le texte Amiens, p. 262-263. Voir plus bas.]

Photographie 39 : « Les effets d’un obus britannique sur un groupe de soldats allemands aux avant-postes. La photo a été prise sur un chemin donnant sur la route Amiens-Roye » (p. 139) ; au premier plan, un corps auquel manquent la tête et une jambe..

Combattre dans les chars : (p. 138-137) ; la photographie 41 montre un « Char frappé de plein fouet. Cette photo dépeint en fait l’engagement de Zonnebeke, le 26 septembre 1917. C’est là que ce char fut touché par un obus d’un calibre plus gros que d’habitude. C’est une scène qui m’est familière et qui continue à me remplir d’horreur. Bien entendu, après un tel coup au but, il n’est pas imaginable que l’équipage en réchappe. Même avec un obus de 18 livres, les chances de survie étaient limitées – surtout si le char était touché au niveau du siège du conducteur ou de celui du chef de char. Mais cet obus devait être un 150. C’est à ce genre de spectacle que l’infanterie canadienne fut confrontée au cours de la bataille du 8 août. La peur d’être ainsi touché rendait le travail des blindés déplaisant. Chaque fois que je partais au combat dans un char, je craignais que l’un de ces obus ne pénètre à tout instant, et le siège de l’officier n’en devenait que plus solitaire et plus exposé de minute en minute » (p. 143) ; Photographie 48 : « Une photo d’un char du 5e bataillon progressant dans la brume du 29 septembre au petit matin. Remarquez l’officier et le soldat qui suivent le char. C’était la technique employée pour autant qu’il s’agissait d’une situation du genre suivez-le-guide : on ne laissait dans le char que le nombre d’hommes nécessaire à son fonctionnement ; les autres suivaient, les mains dans les poches et les épaules courbées » (p. 163)

Soldats paralysés par la peur : p. 147 ; découverte d’un soldat allemand terrifié : p. 271 ; effet terrifiant des chars sur les fantassins allemands : (p. 274)

Les soldats des services de l’arrière sont raillés : p. 186-187 ; p. 189-191

Enfant de l’ennemi : p. 202 (Cf. S. Audoin-Rouzeau, L’enfant de l’ennemi, Paris, Aubier, 1995)

53 ans plus tard, les Commentaires insistent sur la peur et la solitude ressenties (p. 213). Bion éprouve ce que l’on appelle le syndrome du survivant, mélange de dépression et de sentiment de culpabilité d’avoir survécu : « […] je ne me suis jamais remis d’avoir survécu à la bataille d’Amiens » (p. 219)

Amiens est un texte rédigé à la suite d’un voyage effectué à Amiens le 3 août 1958 ; dans le Prélude Bion émet cette réflexion qui peut sembler contredire la teneur essentielle du « Journal »: « […] pourra-t-on jamais de nouveau rassembler un aussi grand nombre d’hommes à l’esprit et au physique aussi splendides ? Est-il possible, s’ils se rassemblaient de nouveau, qu’ils soient imprégnés d’une telle dévotion pour la guerre, d’une foi si mystique et si totale en sa capacité à guérir les maux du monde […] ? Les merveilleuses expériences du temps de paix n’étaient vraiment rien à côté ou plutôt elles détenaient en elles les germes d’une sorte de malaise qui ne serait purgé que par le processus de la guerre. » (p. 226)

Le texte de souvenirs qui suit est rédigé à la troisième personne. A nouveau, Bion revient sur la peur éprouvée lors d’une reconnaissance la veille de l’attaque (p. 233-234) ; « Il se ressentait des activités d la matinée et il était en particulier en proie à la crainte anxieuse que sa détérioration [nerveuse], dont il était maintenant persuadé, ne se révèle de manière spectaculaire dans la bataille à venir. En fait, sa crainte était plutôt que ce ne soit pas quelque chose de spectaculaire, mais simplement cette sorte de terrible déclin qu’il avait vu si souvent chez d’autres… », p. 236-237 ; p. 248 ;

Nettoyage d’un village [Berle aux Bois, 8 août 1918]: « Au bout d’un moment, les troupes françaises de tête […] pénétrèrent dans le village qui tombait entre leurs mains en un quart d’heure. Elles procédèrent à l’opération de nettoyage qui consistait à passer de maison en maison en lançant des grenades dans les escaliers menant aux caves pour s’assurer de ne pas être tracassé de ce côté-là non plus » (p. 270).

Allusion à la plume blanche que certaines femmes anglaises tendaient aux garçons pour les incliner à s’engager en leur faisant honte : p. 302. (Cf. Nicoletta F. Gullace, The Blood of our sons, Men, Women, and the Renegociation of British Citizenship During the Great War, London, Palgrave Macmillan, 2002, p. 73 et ss.)

Frédéric Rousseau, mai 2008.

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Rouvière, Camille (1880-1969)

1. Le témoin

Camille Arthur Augustin Rouvière est né à Montpellier le 21 janvier 1880. Son père était maître d’hôtel, sa mère femme de chambre. Ses parents montent à Paris alors qu’il a à peine 3 ans, mais son enfance sera bercée d’évocations de la belle ville méridionale. A Paris, la famille, toujours dans les mêmes professions, vit dans le 11e arrondissement. Camille va à l’école primaire et décroche le certificat d’études. Il trouve un emploi de maraîcher à Montlhéry, mais, après les trois ans de service militaire, il entre comme employé de bureau dans une compagnie d’assurances de la capitale.

Il est mobilisé au 31e RI et reste tout le temps de la guerre dans l’infanterie, principalement comme mitrailleur. Caporal en décembre 1916, sergent en juin 1918. Démobilisé le 27 février 1919.

Il reprend alors son métier, et épouse une veuve de guerre dont il a un fils. Musicien, ayant acquis une culture d’autodidacte, il constitue une riche bibliothèque. Il prend sa retraite en 1937, et le couple s’installe à Romans (Drôme) où Camille meurt le 29 juin 1969.

2. Le témoignage

– ROUVIÈRE (Camille Arthur Augustin), Journal de guerre d’un combattant pacifiste, préface de Michel Garcin, Biarritz, Atlantica, 2007, 333 p., illustrations.

A la différence de Louis Barthas, il ne semble pas que ses camarades aient encouragé Camille Rouvière à écrire. Ils le voyaient cependant prendre ses notes quasi-quotidiennes et l’écoutaient expliquer qu’il écrivait « par représailles », « par indignation » contre ce qu’on pouvait lire dans les journaux. Si les vrais combattants ne témoignaient pas, d’autres viendraient piétiner la vérité et gagner de l’argent en édifiant « la légende du Poilu magnifique » (p. 147-148). Une même idée est mise en valeur dans Témoins de Jean Norton Cru. A une date indéterminée, Camille Rouvière a repris son texte pour le mettre au propre sur trois épais carnets. Le préfacier du livre estime qu’il a pu peaufiner l’écriture. C’est vraisemblable en ce qui concerne le style, mais les dates, les descriptions et les sentiments paraissent bien être ceux du temps de guerre.

Ayant appartenu au même régiment que Barbusse, le 231e RI, Rouvière aurait pu s’appuyer sur lui dès le début de son texte recopié. Il n’en a rien fait. Barbusse n’apparaît que lors de la publication du Feu, et Rouvière note qu’il se souvient de l’avoir vu : « Un bonhomme sec et sombre, vieux, ou vieilli, un engagé » (p. 183). Confirmant la communication d’Olaf Müller au colloque de 2004 à Craonne (« Le Feu de Barbusse : la ‘vraie bible’ des poilus. Histoire de sa réception avant et après 1918 », dans La Grande Guerre. Pratiques et expériences, sous la direction de Rémy Cazals, Emmanuelle Picard et Denis Rolland, Toulouse, Privat, 2005, p. 131-140), Rouvière estime que Le Feu est le livre des soldats, « soufflet de nous tous aux patriotes d’hier et de demain » : « Vive Le Feu qui incinère l’officiel mensonge ! » Aux officiers qui se plaignent que le livre les ignore, Rouvière répond : « A vous, messieurs les officiers : tous les académiciens, tous les évêques du bon Dieu, et tous les historiens ! »

3. Analyse

– Août 14, au 31e RI, Rouvière est pris dans la grande retraite, sur « le gril de la route » (description p. 30). Il est blessé à la jambe le 6 septembre. L’évacuation dure 65 heures en chemin de fer, en compagnie de camarades dont les blessures s’infectent. Dans les gares, il note le regard sur les blessés des « pauvres bougres qui s’acheminent là-haut ». Soins à Nice. En route pour le dépôt du 31e, transféré de Melun à Albi, il passe quelques heures à Montpellier, sa ville natale dont ses parents lui avaient beaucoup parlé : c’est un éblouissement (p. 51). A Albi, sa description des pratiques pour ne pas « remonter » rejoint celle de Galtier-Boissière (Loin de la rifflette) ; dans les deux témoignages figure la mention de départs forcés marqués par le chant protestataire de l’Internationale (Rouvière, p. 58 ; Galtier-Boissière, p. 32).

– En mai 15, le voici au 231e dont le colonel est un maniaque de l’ordonnancement de la cravate : « Telle cravate, tel moral » (autres cas chez Louis Barthas, Léopold Noé, etc.). L’Artois, c’est le pays de la boue : « Un monstre gluant happe nos pieds, aspire nos forces, inhume les volontés. » Ecrasés par le poids de l’arme et des caisses de munitions, les mitrailleurs y sont particulièrement sensibles. Le contraste est insupportable avec le bourrage de crâne dont se rendent coupables les « journalistes héroïques ». Qu’ils doivent souffrir, ces Barrès, Cherfils, Hervé, d’être si loin du front et de ne pouvoir venir y connaître « le sort le plus digne d’envie ». Victime de plusieurs abcès, il est à nouveau évacué. A l’hôpital, la rencontre de nombreux « dérangés » lui fait évoquer la « guerre régénératrice » chère à Paul Bourget. Conclusion : « L’arrière, notre ennemi mortel, l’arrière, qui monnaye notre misère. N’est-ce pas Fritz ? »

– Il rejoint en novembre 15 le régiment toujours en Artois, mais jusqu’au 24 seulement. Les inondations de tranchées, suivies de fraternisations, que Louis Barthas et d’autres témoins décrivent surtout en décembre, ont commencé dès le mois précédent. Rouvière note que les Allemands déambulent à découvert, que personne ne tire, que les Français sortent à leur tour, qu’ont lieu des échanges de cigares, jus et gnôle. Il écrit : « Ça va mal, pour la revanche ! Ça va mal pour la guerre ! Les ‘ennemis’, tellement semblables ! se flairent, se frôlent, se scrutent, se révèlent les uns aux autres. Des fantassins, des clochards, des bonshommes, des pauvres types : voilà ce que nous sommes, eux et nous, sous le même uniforme : la boue ; contre un même ennemi : le cambouis glacé ; dans un même tourment : les poux ; un même crucifiement : par le canon. Ah ! le canon qui tape partout ! Le canon ! ce fouet génial des maîtres pour parquer ou pousser les troupeaux ! » Le régiment part pour le secteur de Pontavert. En mai 16, on y fera provision de muguet : « Du muguet, partout. Pas un bonhomme qui n’envoie aux siens le muguet de Beaumarais ; pas une guitoune qui n’en soit pavoisée, parfumée, éclairée. » Les cagnas sont mieux aménagées, mais c’est le paradis des rats « énormes, dont le ventre blanc, gonflé à bloc, pèse sur vos pieds, vos mains, et, de là, rebondit sur votre face ensommeillée ». Des soldats les chassent et gagnent un sou par queue de rat (p. 131).

– En mai 16, le 231e disparaît. Rouvière se retrouve au 276e, et à Verdun, entre Avocourt et la cote 304, en juillet, pour une nouvelle dure période. Les critiques de la guerre, des chefs et des jusqu’au-boutistes se font de plus en plus fréquentes. En écrivant que la guerre purifiera la France, Mgr Baudrillart a livré une « ordure » (p. 163) : « Mon Dieu, punissez-les ! car ils savent ce qu’ils font. C’est ça, mon Dieu, vos vicaires ? » Barrès est qualifié de « salaud ». Rouvière approuve la réunion de Zimmerwald et les interventions de Brizon à la Chambre (mais il ne semble pas avoir appartenu au parti socialiste). En décembre 16 à Avocourt, Français et Allemands des premières lignes communiquent et se préviennent quand il y a « séance de torpilles » (p. 189).

– Le régiment n’est pas partie prenante de l’offensive Nivelle sur le Chemin des Dames, qui n’est donc connue qu’indirectement. Le 18 avril 1917, les nouvelles reçues paraissent très favorables, mais le 23, en lisant les journaux, qui pourtant ne l’avouent pas, Rouvière comprend que l’offensive a échoué. En mai, on entend parler des grèves de femmes à Paris et des troubles causés dans les gares par les permissionnaires. Les confidences sur les mutineries dans les régiments sont échangées en marchant sur la route plutôt que dans les trains où peuvent se trouver des mouchards (p. 238). On punit les meneurs, mais Nivelle et Mangin sont, d’après Camille Rouvière, les « meneurs à la boucherie ».

– En septembre 17, passage au 411e RI. Séjour en Lorraine : « Nous sommes dans un coin vraiment pépère… les Fritz et nous » (p. 252). Mais il faut y subir un quatrième hiver, et attaquer en février 18 (p. 264-270). Début juin, les Allemands menacent une nouvelle fois Paris qui « se vide. Les trains pour le sud aspirent par milliers les andouilles corrompues, les jusqu’au-boutistes, les clemencistes, les poincaristes » (p. 274). On croit revivre 1914 avec la pagaïe, les réfugiés, l’ambiance de déroute. Les Boches sont équipés de mitrailleuses légères, les mitraillettes (p. 284). Ils finissent par reculer. Un épisode rarement raconté : la capture d’un groupe d’Allemands après des pourparlers et un simulacre d’attaque « pour sauver l’honneur » (p. 283). Le régiment est à Saint-Quentin le 8 octobre, à Etreux (pays d’Albert Denisse) le 26. On tire encore et on meurt le 11 novembre. Dans les régions libérées, les mercantis changent de clients ; les occupants ont laissé d’assez nombreux « chiards franco-boches » (p. 318) ; on chante la Madelon, « chère aux embusqués » (p. 323 : intéressante notation) ; on défile avec clairons et tambours, sans rien retrancher « de l’épaisse couillonnade militaire » (p. 319).

Une conclusion collective : « Pas de traité de Paix au recto avec Revanche au verso » (14 octobre 1918) ; et une conclusion individuelle : « Revenir chez soi, plus ridé, plus rouillé, plus stupide, mais complet pourtant ! » (11 nov. 1918). Les sentiments de Camille Rouvière sont sans équivoque, bien qu’il ait « fait son devoir », avec les camarades, comme tant d’autres.

Dans ce témoignage très riche, figurent encore bien des informations. Sans prétendre à l’exhaustivité, il faut cependant ajouter la place de Gustave Hervé parmi les bourreurs de crâne (p. 233) ; plusieurs mentions d’exécutions (p. 86, 149, 235) ; le « nettoyage » des abris à la grenade et au lance-flammes, mais après avoir fait de nombreux prisonniers (p. 267-268). Et à côté de cela un profond sentiment de la nature, de la vie, des comportements du temps de paix : le muguet de Beaumarais (p. 145), les coquelicots d’Avocourt (p. 242). « Des morts ont maintenant leurs bouquets… »

Rémy Cazals, avril 2008

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Vandrand, Élie (1893-1916)

1. Le témoin

Né le 30 septembre 1893 à Antoingt (Puy-de-Dôme) dans une famille de cultivateurs bientôt installés comme fermiers à Vodable près d’Issoire. Certificat d’études primaires. Il est en train d’effectuer le service militaire au 105e RI lors de la mobilisation.

2. Le témoignage

« Il fait trop beau pour faire la guerre », Correspondance de guerre d’Élie Vandrand, paysan auvergnat (août 1914 – octobre 1916), réunie et présentée par Marie-Joëlle Ghouati-Vandrand, Vertaizon, La Galipote, 2000, 335 p., illustrations. Les 288 lettres écrites à ses parents constituent un de ces témoignages longtemps restés dans les armoires des familles paysannes et qui sortent enfin pour nous donner leur vision de la guerre.

3. Analyse

Elie Vandrand ne part qu’avec le régiment de réserve, le 305e. Sergent en mai 1915. Dans l’Aisne de septembre 14 à février 16 ; en Champagne de février à mai 1915 ; à Verdun en juin ; dans les Vosges de juillet à septembre ; à nouveau à Verdun où il est tué le 26 octobre 1916 au nord-ouest du fort de Vaux.

Comme Louis Barthas, Élie Vandrand décrit les brimades et les exercices stupides, le gaspillage de vies humaines, les trêves tacites, les stratégies d’évitement et le patriotisme des embusqués, les mensonges des journaux, la précoce démoralisation, le grand désir de paix. La patrie, c’est « le pays », c’est-à-dire Vodable, la famille, les amis, le ferme et le travail des champs : « Je m’intéresse davantage à ce que vous faites au pays qu’à veiller le boche. »

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