logoCollectif de Recherche International et de Débat sur la Guerre de 1914-1918

La photographie en 1914-1918
Colloque organisé par le CRID 14-18 et la BDIC, 11 Novembre 2006

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...Et les membres de la vieille garde bolchevique disparurent des portraits de famille au fur et à mesure de leur élimination caractérisée de la vie politique soviétique.

Les marines hissèrent un second drapeau au sommet du mont Suribashi (île d’Iwo Jima) en avril 1945.

En Espagne, le républicain abattu fixé par Capa ne cesserait jamais de tomber.

Photographies maquillées, retouchées, censurées, mais aussi commandées, reconstituées ou encore volées par-delà les interdits ou les dangers, les exemples sont légion. De toute évidence, l’incision qu’elles opèrent sur le réel et le compte rendu qu’elles en font ont su être appréciés par nos contemporains. Pièces d’accusation, les photographies ont été érigées en preuve au  « grand tribunal de l’Histoire » ; mais surtout traces d’un passé révolu, elles ont été communément reconnues pour leur valeur de témoignage. Comment expliquer que nous disposions de clichés des Twin Tower en flamme sinon par le souci porté par le moindre New-yorkais d’enregistrer l’histoire, et la confiance dans la capacité de l’image photographique à rendre fidèlement les évènements ? Cela tient du réflexe désormais.

« Cousines », c’est le mot qu’a employé Jean-Louis Robert pour conclure son intervention. Il parlait de l’histoire et de la photographie comme œuvrant toutes deux à assurer le lien entre le passé et le présent. Et pourtant. A voir le désarroi de certains historiens lorsqu’il s’agit d’intégrer la photographie à leur travail, on se demande si cette parenté ne relève pas en France du tabou. Toute l’histoire contemporaine est concernée. Des photographies ont été prises par milliers pendant la Grande Guerre ? Bien, mais que faire de ce fonds inespéré ? Entendons-nous bien : les historiens de la Grande Guerre les ont croisées ces photographies, ils ont même pu les inclure dans leurs ouvrages, de façon foisonnante parfois, mais de quel œil les ont-ils vues ? Les ont-ils exploitées comme des objets à part entière à soumettre au filtre d’une critique bien entendue ? Ou leur ont-ils accordé une trop grande confiance quant à leur valeur documentaire ? Encore, cet usage descriptif –   décoratif ? – de la photographie constitue-t-il le meilleur des cas, bien souvent elle a tout simplement été ignorée.

Des photographies reflet donnant un accès immédiat au réel et rendant un réel supposé, censées nous renseigner sur la guerre dans sa réalité. C’est oublier que pour être images et vivant par là même une référentialité, les photographies n’en restent pas moins des objets qui revendiquent leur singularité. Effectuations techniques, porteuses de gestes et de rapports, tenant des regards et d’un regard particulier sur le monde, changeant de vie autant de fois qu’elles changent d’observateur (de destinataire ?), les photographies affirment leur autonomie irréductible à leur référent initial. Elles sont d’abord produit d’une pratique, la photographie, et c’est en tant que tel qu’il est fertilisant de les étudier. Le déplacement se réalise précisément à cet endroit : la photographie comme une pratique épuise un usage seulement informatif des photographies, ses produits, et exige une revalorisation de ces dernières comme archives à part entière. Les historiens de la photographie nous ont précédés. Faire de la photographie (pratique et produit de cette pratique) une source pour l’historien, écrire une histoire par la photographie, telles furent les phrases répétées comme pour une profession de foi par l’ensemble des intervenants réunis en cette journée de colloque à Craonne.   

Le parti était pris dès le départ, et trois axes ont été donnés pour orienter les débats : historiographique tout d’abord pour une réflexion qui se voulait générale sur l’usage de la photographie en histoire et sur les méthodes à mobiliser pour cet outil ; historienne ensuite, et plus spécifiquement centrée sur des travaux s’intéressant à la photographie de la Première Guerre mondiale ; archivistique enfin, incluant une comparaison internationale avec le Canada et l’Italie, qui revenait sur les questions de conservation et de diffusion des archives photographiques de 1914-1918. Mais pour avoir posé les jalons d’une démarche historienne pour ce qui concerne la photographie de la Grande Guerre, la réflexion n’en a pas moins été portée par un flot de questionnements demeurés largement irrésolus tant il est vrai que la production française sur le sujet se démarque par sa faiblesse.

Trois types de rapports entre histoire et photographie ont pu être explorés. L’histoire de photographies : les ressources photographiques constituent l’objet d’études propres ; à titre d’exemple les photographies de la ville de Reims dont les fonds ont été exploités par François Cochet qui a cherché à comprendre leur inscription dans une stratégie de propagande et de commerce. L’histoire par la photographie : ici, c’est la pratique photographique en tant que telle qui est interrogée et les photographies prises comme sources donnent à l’historien des éléments d’étude à confronter avec ceux dont il dispose déjà ; ainsi le thème de la camaraderie revisité par Alexandre Lafon au travers d’une étude portant sur quelques albums d’amateurs ; ou encore la figure du planqué reconsidérée dans le cas d’un photographe des armées, André Vergniol, personnage amusant dont Denis Rolland a souligné l’ambiguïté. Enfin, l’histoire en photographies : les photographies incluses dans un discours historien (illustrations d’article, albums mis en annexe d’un ouvrage historique) sont elles-mêmes productrices d’un discours dont il convient d’interroger les relations avec le texte scientifique qui les accompagne, ce à quoi s’est attaché Jean-Louis Robert.

À ce déploiement de bonnes volontés s’est opposée toute une série d’obstacles. Pour ce qui est de la Première Guerre mondiale, Thérèse Blondet-Bisch et Irène Paillard de la BDIC ont rappelé l’éclatement des archives et photographies du fonds Valois (fonds photographique officiel de la Grande Guerre) en trois institutions différentes. Les efforts respectifs de numérisation et de mise en ligne des données cherchent à améliorer leur diffusion, mais la tâche n’est pas aisée au regard de la richesse et de la diversité de ce fonds. De ce point de vue, la France est mieux dotée que le Canada qui n’a pas organisé aussi rapidement qu’elle un service photographique des armées, et qui aujourd’hui ne dispose pas de fonds de photographies officielles pour le début de la guerre ; elle est moins bien dotée que l’Italie pour les raisons exactement inverses, le service italien existant dès la fin du XIX ème siècle.

Mais c’est bien davantage du côté du chercheur que de l’archive qu’il faut se tourner pour comprendre les paralysies. Et le problème dépasse largement le seul cadre des années 1914-1918 puisqu’il provient du traitement de l’archive photographique par l’historien en général. La photographie semble en effet faire figure d’ovni dans la culture scientifique des historiens, bien plus habitués à critiquer les sources textuelles qu’iconographiques. L’analyse des images, ils en ont laissé le privilège aux historiens de l’art ou à d’autres spécialistes, et c’est une méthode critique proprement historique qu’il s’agit aujourd’hui d’établir dans ce domaine, ce, afin d’envisager un dialogue pertinent entre ces deux types de sources. Tout d’abord et de manière presque naïve, l’authentification des photographies et de leur origine, dont le légendage est bien souvent approximatif voire fautif. On imagine les effets sur les légendes d’un patriotisme de bon aloi pendant la Première Guerre mondiale... Ainsi des erreurs grossières de légende sont-elles reprises, y compris dans les revues et les ouvrages scientifiques et scolaires ; allant par exemple jusqu’à présenter la photographie d’une colonne de femmes et d’enfants nus attendant leur exécution pendant la liquidation de leur ghetto en Ukraine, comme l’entrée dans une chambre à gaz à Treblinka ! Encore peut-on croire en l’efficacité d’une méthode rigoureuse, toute la question étant de savoir dans quelle mesure une exégèse systématique est possible, et le travail des archivistes affirme alors sa préciosité. Aussi est-ce surtout le mode de discours de la photographie et son statut relativement aux autres sources qui interrogent. Jean-Louis Robert a très justement remarqué la nécessité d’inclure la photographie dans son histoire technique (légèreté et mobilité des matériels, longueur des temps de pose en l’occurrence), esthétique (réflexions sur le caractère artistique de la photographie et sa valeur esthétique) et culturelle (dans son rapport à la carte postale ou aux dessins par exemple), même s’il s’agit de photographie documentaire. L’intervention lumineuse de Clément Chéroux a insisté sur la nature du document photographique, qui donne moins à voir qu’il n’exclut (cadrage), mais qui donne aussi plus à voir qu’il n’était voulu (détails fixés bien au-delà de la sélection de l’opérateur). Contre ou plutôt malgré la fascination que la photographie génère pour le référent, c’est un regard traversant la photographie qu’il  convient d’adopter. Cela signifie considérer son contenu évidemment, mais aussi l’ensemble des éléments qui participent de sa construction. La photographie est un rapport entre un opérateur et un sujet : de quelle manière les soldats se font-il prendre en photo ? Quelle posture attend-on de les voir prendre ? Pour quelle diffusion de ces clichés ? Quel est l’ordre des possibles, à qui ces images sont-elles adressées ? Dispositif technique, instances d’opération, de diffusion et de réception mis en jeu, destin dans le temps, éventuelle figuration dans un album, commentaires et légendes. Dès lors, prises dans leur spécificité, les photographies déploient toute leur valeur documentaire, relativement aux autres sources et absolument. Dans cette perspective, l’analyse d’Alexandre Lafon s’est avérée vraiment enrichissante. Au-delà des résultats qu’il a présentés de ses vertes recherches, ce sont les limites actuelles et les promesses d’un travail historien sur les photographies qui se sont esquissées. Limites tout d’abord, parce que la juste mesure à donner aux photographies n’est peut-être pas encore trouvée de même que la bonne distance où se situer : un œil trop proche de ses objets découvre après de longs détours ce qu’une vision plus englobante aurait tout de suite envisagé. Mais promesse, précisément parce que ces défauts sont ceux de leurs qualités, dans le sens où c’est de ce regard, attentif aux gestes de la vie ordinaire, que pourra naître une véritable anthropologie des tranchées une fois le moment des tâtonnements passé. L’expérience de l’historien comptera pour beaucoup, et il n’est pas indifférent que l’orientation anthropologique des études historiques des photographies de la Grande Guerre ait été suggérée par Nicolas Offenstadt, déjà plus exercé à la pratique de la critique.

Finalement, une journée très riche pour les pistes et surtout pour les mises en garde et les interrogations qu’elle a générées, ainsi que l’a souligné dans sa conclusion Geneviève Dreyfus-Armand. De façon tout à fait remarquable, Bill Rawling est parti avec le projet d’accorder une attention nouvelle aux photographies pour ses travaux à venir. Luigi Tomassini a rappelé l’intérêt d’une comparaison internationale, les pratiques photographiques d’une administration à l’autre se démarquant par leurs différences.

Des regrets toutefois, parfois très lourds. Précisément, une grande lacune a porté une ombre à ce colloque : il s’agit de la question de la réception, promise, attendue mais au bout du compte seulement effleurée. Frédéric Rousseau l’a bien posée en suivant les vies successives de la photographie du petit garçon juif du ghetto de Varsovie, levant les mains devant la menace. Cliché qui a fait le tour du monde et symbolise le martyre juif, pourtant d’origine nazie, et aujourd’hui utilisé dans tous les combats dès qu’il s’agit de porter la cause de victimes. Evidemment, la photographie est temps, mais pas seulement pour la trace qu’elle laisse d’un évènement, elle est temps par sa réactualisation permanente, renseignant presque plus sur celui qui l’observe et qui l’interprète en se la réappropriant, que sur celui qui en en est l’auteur. Parallèlement, sa décontextualisation porte le risque d’une dépolitisation de l’évènement d’origine (ainsi en est-il de la comparaison entre le nazisme et la politique israélienne actuelle) bloquant les mémoires dans des réflexes malheureux. Dommage donc que l’enjeu de la réception n’ait pas été plus largement exploré. Celui d’ailleurs de l’origine des photographies aurait tout autant été porteur de sens, les portraits de victimes ne signifiant évidemment pas la même chose selon qu’ils ont été pris par des nazis, par les services de le police italienne cherchant à recenser les populations jugées suspectes pendant la Grande Guerre, ou par les familles participant à la construction d’un immense monument patriotique italien.

Des questions pour conclure, ainsi qu’il se doit. Dans quelle mesure les photographies sont-elles témoignage ? Qui leur donne ce statut, leur auteur ou l’historien ? Si elles sont témoignage et acte volontaire, comment les évaluer ? Comment arbitrer entre toutes les informations qu’elles véhiculent ? Bien plus, les photographies questionnent l’historien sur la pratique de son métier. Après tout, il est comme un autre le fils de la société des images, lui-même soumis à la culture visuelle ambiante et tributaire d’un regard stéréotypé au même titre que ses contemporains. En ce sens, disqualifier la photographie illustrative, c’est refuser à l’historien son inscription dans l’époque. Pourquoi voir dans l’illustration un agrément du texte dont la valeur informative serait nulle ? La vulgarisation n’est pas grossière, le problème n’est pas l’illustration par la photographie en tant que telle mais son choix conscient. L’historien, producteur et consommateur d’image au XXI ème siècle, doit soudain rééduquer son œil, comprendre le mode très particulier du discours et de signification des images, comprendre ce que l’on voyait et comment l’on voyait, réapprendre à voir. S’il intègre à ses ouvrages un corpus d’image, il doit s’interroger sur ce qu’il donne à voir (que dire des photographies de la résistance qui montrent ce qui, pendant les années de guerre, cherchait à rester caché en tant qu’activité clandestine? et de celles qui n’ont pas été prises et qui ne peuvent donc pas être utilisées à titre d’illustration ?) Par ailleurs, se pose à lui la question de la réception de son œuvre. Laisser au public un rôle dans sa construction, ne pas l’infantiliser en imposant la dictature d’un texte univoque plutôt que de lui soumettre des images sujettes à interprétation, cela est tout à fait envisageable du moment que le matériel critique et le didactisme sont justement mobilisés. La photographie impressionne, au double sens du terme.  Elle imprime un instant comme elle impressionne son observateur. Les soldats de la Grande Guerre en ont largement usé, aux historiens du contemporain de s’en saisir volontairement aujourd’hui.  

Sarah Fargeon

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