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Recension: Tony Ashworth, Trench Warfare

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Tony ASHWORTH, Trench warfare, 1914 – 1918. The Live and Let Live System, London, Pan Books, 2000, 266 pages. [première édition 1980].

L’ouvrage de Tony Ashworth,  publié  en anglais en 1980 et récemment réédité, gagnerait à être mieux connu de certains historiens travaillant actuellement sur la Première Guerre mondiale. En effet,  l’historiographie de la Grande Guerre semble dominée actuellement par une lecture très intellectualisée du conflit. Celle-ci insiste sur la « brutalisation » des sociétés européennes durant cette période. De plus, une prétendue « dictature » du témoignage émanant des soldats, dès la guerre, après sa fin et jusqu’à une époque récente,  aurait caché le réel « consentement » des combattants à se battre pour la défense du sol national, dans une croisade dont le socle serait la haine de l’ennemi et de sa civilisation (1).  En quelques pages lumineuses, le chercheur britannique apporte une toute autre vision de cette Grande Guerre vécue par les combattants, dont on aimerait, près de quatre vint dix ans après, saisir  « l’incompréhensible» (2).

Sur le fond comme sur la forme, de par les sources utilisées et la richesse de la problématique soulevée, l’auteur donne une lecture pour le moins novatrice et pertinente de ce que fut réellement la vie dans les tranchées durant la plus grande partie du conflit . Dans la  lignée des travaux de John KEEGAN (3), ASHWORTH propose une approche sociologique et psychologique de la guerre, « basées sur l’expérience directe des soldats au combat ». La guerre est alors abordée  comme un système d’échange, où les hommes, les combattants en particulier, jouent un rôle majeur.

  D’emblée, l’auteur nous fait pénétrer au cœur de l’organisation des armées durant la Grande Guerre,  en particulier dans celle du corps expéditionnaire britannique (B.E.F.) sur lequel porte une grande partie de son étude (p.7). Après avoir rappelé les étapes qui ont conduit à la mise en place d’un front stable et enterré en 1914,  il entreprend une description des réseaux complexes de tranchées et la vie matérielle des combattants, ce qui permet  au lecteur de pouvoir suivre ensuite le cheminement intellectuel de l’historien au fil de douze chapitres au contenu stimulant, en se familiarisant avec l’environnement traditionnel du combattant des tranchées hors des grandes offensives. Et là réside un des intérêts de cette étude : l’attention portée par l’historien à la guerre des tranchées ou « trench warfare » dans ce qu’elle a de  « routinière », quotidienne, mais en ce qu’elle correspond à une expérience fondamentale non dénuée de violence, largement partagée  par les combattants.

Afin d’approcher au plus  près cet univers quelque peu délaissé par ses prédécesseurs , ASHWORTH s’emploie à utiliser des sources spécifiques : ce qu’il appelle les « primary sources » ou sources directes. «  (…) carnets de guerre (« diaries »), lettres, notes sur la guerre de tranchée écrites sur le moment, formes variées comme les historiques de division et de bataillons qui ont été écrits ou édités par des anciens combattants et qui contiennent leurs propres paroles » (p.10). Les interviews ont été écartées car elles n’offraient pas avec exactitude les informations concernant les dates et les lieux. Quant au journaux de marche des unités, ils ne sont pas en mesure d’apporter au chercheur ce qui constitue son principal intérêt : saisir le comportement des hommes en guerre.

A partir de ce cadre général et des sources utilisées, ASHWORTH tente de démontrer que les soldats, loin d’être des automates sans prise sur leur environnement, ont pu contrôler dans les tranchées, les formes de leur existence et ainsi « changer radicalement la nature de leur expérience de guerre » par le biais de ce que eux mêmes appelaient le « live and let live » ou « vivre et laisser vivre », érigé en véritable système de relation limitant la violence du champ de bataille. Ce qui expliquerait la durée de la guerre et en parallèle la « ténacité » des combattants. Cette axe de recherche  est en fait au départ le fruit  d’un constat simple : deux types de secteurs semblent  coexister sur le front pendant le conflit, certains « actifs », d’autres  plutôt calmes (« quiet sectors »). Comment est-ce possible ?  Et si certains secteurs étaient effectivement exempts de combats, que s’y passait-il ?

Même si ASHWORTH distingue bien tout au long de l’ouvrage unités d’élite et unités traditionnelles qui composent l’armée britannique, il tend à prouver que l’activité guerrière de chaque secteur dépend de l’attitude adoptée par les hommes qui l’occupent, en particulier à l’échelle des bataillons. Ainsi se pose la question des  trêves et fraternisations entre combattants qui semblent apparaître dès avant Noël 1914. Celles –ci d’abord « directes » car dépendantes de la communication entre ennemis,  vont se transformer entre 1915 et 1916, en véritable système de non agression tacite et réciproque, « une restriction délibérée d’activité agressive » ou « live and let live ». ASHWORTH  discerne trois attitudes différentes, parfois entremêlées, et qui évoluent avec la guerre :  de la trêve  induite par la communication directe entre ennemis, à l’inertie développée réciproquement par les deux camps, qui pouvait aller jusqu’à ce que l’auteur appelle une « ritualisation ». Cette dernière consiste en un échange d’agression devenu  rituel, car inscrit dans un  temps précis, dont la forme est connue de l’adversaire, et qui  permet de lui causer le moins de pertes possibles. De ce point de vue, cette ritualisation de l’échange touche tous les types d’armement utilisés par les combattants. L’exemple de l’artillerie est à cet égard significatif : au lieu de pointer les canons sur les tranchées adverses, c’est le no man’s land qui est visé, ou un point précis du front, mais à heures fixes afin que les combattants ennemis puissent se protéger au mieux (p.119). Il en va de même des patrouilles qui, se croisant sur le champ de bataille, font mine de ne pas se voir afin de ne pas déclencher  d’hostilités (p.103).  

 Tout en poursuivant sa démonstration, ASHWORTH montre que ce type de relation était foncièrement basé sur la réciprocité et que tout un système de sanctions entre personnes et groupes d’un même camp ou entre camps adverses venait consolider cette construction qui s’apparentait à un véritable système social de régulation de la violence. En bref, les hommes se sont adaptés à l’évolution des formes prises par la guerre , de sa pratique bureaucratisée et impersonnelle apparue avec la modification de ses formes tactiques et techniques (chapitre 4, en particulier p. 81).

L’auteur ne s’arrête pas à la seule description du « vivre et laisser vivre », mais s’interroge sur  ce qui en fait un danger au regard des décideurs : le haut commandement a-t-il eu connaissance de ce phénomène, et comment a-t-il réagi afin de maintenir le moral des troupes ? Il semble que Douglas HAIG, commandant en chef du B.E.F entre décembre 1915 et juin 1916, fit le choix de l’offensive dans le but de réveiller le « fighting spirit » de ses troupes. Patrouilles et autres raides souvent nocturnes furent  multipliés afin de harceler l’ennemi. Mais ils ne semblent pas avoir eu l’effet escompté,  sauf à créer une certaine volonté de vengeance qui ne faisait qu’accroître l’activité violente d’un secteur, donc à faire naître des moyens de contourner cet état de fait.

La richesse de l’analyse et du questionnement de Tony ASHWORTH ne peut ici se résumer en quelques phrases. Toute la dimension humaine des rapports au sein de la vie combattante est prise en compte, comme par exemple l’arrivisme de certains gradés qui pèse sur les liens entre combattants et commandement. Il faut retenir de son livre une solide étude de psychologie fondée sur la prise en compte de « l’expérience profonde » vécue par les combattants de la Grande Guerre. L’utilisation de sources directes émanant d’hommes de grades et de conditions sociales différents, qu’il sait aborder avec un réel esprit critique (p. 189), permet une approche originale de cette guerre des tranchées, comparée à une guerre de siège, mais qui laisse entrevoir des hommes actifs : « (Ils) n’étaient pas des marionnettes de guerre, totalement impuissants face aux événements, mais capable d’agir dans le but de les contrôler » (p.99). Le « vivre et laisser vivre » s’inscrit alors dans une approche de la guerre non plus centrée sur la « brutalisation » des hommes ou leur violence, mais sur l’adaptation des échanges de violence  en partie maîtrisée par les soldats.

Sur la  méthode, on peut reprocher à Tony ASHWORTH de travailler souvent seulement à partir de quelques cas qui lui semblent significatifs, de généraliser parfois à partir d’une « impression » (p.106). Il n’en reste pas moins que son étude témoigne d’une volonté de comprendre au plus près cette Grande Guerre des combattants qui en sont les acteurs majeurs. Par là même, en s’interrogeant à la fin de son ouvrage sur l’existence d’un tel phénomène de « vivre et laisser vivre » à plus grande échelle, notamment sur d’autres fronts et à d’autres époques, il élargit les perspectives de son sujet et ouvre d’autres voies de recherches. Sa lecture des mutineries de 1917 en particulier, comme exemple flagrant  mais dramatique d’un système de « live and let live » sur le front franco – allemand, devrait conduire les historiens à amorcer une exploration  plus approfondie de la psychologie individuelle et collective des soldats de la Grande Guerre à partir de leurs écrits, et ce afin d’en  mieux comprendre le drame… Malgré aujourd’hui notre ignorance sensible de ce que pouvait être la guerre des tranchées.


Alexandre Lafon, CRID 14-18

[1] AUDOIN – ROUZEAU Stéphane, BECKER Annette, 14 – 18, retrouver la guerre, Paris, éd. Gallimard, 2000.

[2] DUROSELLE Jean-Baptiste, La Grande Guerre des Français, 1914 – 1918, Paris, Perrin, 1994.

[3] KEEGAN John, Anatomie de la bataille, Paris, Robert Laffont, 1993. [1ère éd. 1976].

Pour une analyse plus détaillée du "Live and let live" voir ce concept dans le Répertoire critique en ligne, et les textes pédagogiques sur les fraternisations et ententes tacites.

 

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