logoCollectif de Recherche International et de Débat sur la Guerre de 1914-1918

Un article de Jean Jaurès en 1913

Articles récents :

Prisons et prisonniers militaires, par Valériane Milloz


RSS Actualités :

 

RSS Dernières recensions:

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

OUBLI FUNESTE

Les articles qui ont paru ici même, sous la signature « Arcey » et « Un Officier », sont, à mon avis, si probants qu’il me paraît tout à fait inutile d’insister sur les faits qu’ils ont mis en lumière. Ils ont démontré d’abord que la mobilisation serait hâtée, non pas par l’artifice stérile d’une troisième année de caserne, mais par un recrutement strictement subdivisionnaire, qui en rapprochant le plus possible les réservistes et le centre actif qu’ils doivent rejoindre procurera une sérieuse économie de temps. Si on persistait à y renoncer pour des raisons de prudence sociale, il faudrait renoncer aussi au recrutement régional, même le plus large, car il y a, en chaque région, que ce soit une région viticole, comme certaines provinces méridionales, ou une région à blé, comme le centre de la France, ou une région de mines et de métallurgie, comme le nord et l’est, une solidarité, une communauté d’intérêts, et parfois une communauté de passions, qui peut rendre l’emploi de la force armée difficile à certaines heures, non seulement dans une circonscription étroite, mais dans un rayon assez étendu. Je dirai même, sans paradoxe, qu’à certaines heures il peut y avoir, d’un bout à l’autre du pays, dans une grève généralisée, une telle solidarité vibrante dans toute une classe d’hommes, que l’emploi de la force armée nationale soit malaisée, même si on emprunte des forces répressives aux régions les moins directement engagées dans le conflit. Ce sont là des problèmes délicats, j’en conviens, et même redoutables, qui supposent autant de prévoyance, d’esprit politique et de modération chez les gouvernants, que de libre et forte discipline chez les prolétaires, qui ont intérêt, même dans les mouvements de masse, à garder cette pleine possession de soi-même, dont vient de faire preuve le prolétariat belge. Mais il est enfantin de croire qu’on peut parer à ces difficultés en dissociant le centre d’existence civile et le centre d’action militaire des citoyens-soldats. Et il serait criminel de continuer à retarder par là la mobilisation en face d’une armée qui, comme l’armée allemande, pratique le recrutement local, reçoit sans délai ses réservistes et a par là même une avance de mobilisation que la panique sociale de nos classes dirigeantes lui a assurée.
Les écrivains militaires de la Dépêche ont rappelé aussi avec une grande force que le recrutement subdivisionnaire, en groupant dans la même unité de combat, dans la même section, des hommes qui se connaissent, qui ne peuvent, sans un suicide moral, déserter leur devoir et abdiquer leur dignité à côté de camarades qu’ils retrouveront — si la mort ne les a pas élus — au village ou à l’atelier, porte au maximum l’esprit de fierté et de courage, le respect de soi-même devant le danger.
Le vigoureux écrivain militaire dont on vient de rééditer très opportunément l’œuvre sobre et forte, le colonel Ardant du Picq, n’était certes ni un « idéologue » ni un utopiste. Il écrivait avant la guerre de 1870 et avec le souci de donner à l’armée le plus de nerf possible, non point par l’appel aventureux à des idées nouvelles, mais par l’application intelligente des leçons de l’expérience militaire recueillies au long de l’histoire. Il a dit qu’une armée n’était forte qu’à deux conditions, c’est d’abord qu’elle fût animée d’une sorte de confiance générale, c’est-à-dire qu’elle eût foi dans la valeur de son organisation totale, dans l’efficacité et la sûreté de son mécanisme ; et c’est aussi que chacun des petits groupements d’hommes qui constituent en quelque sorte ses formations élémentaires, fût composé de soldats se connaissant, sachant qu’ils peuvent, dans l’épreuve, dans le péril, compter les uns sur les autres, et quels sont ceux sur lesquels ils peuvent compter le plus. Je suis tout prêt pour ma part à accepter cette double idée et à en faire le critérium de la valeur de la grande armée populaire et nationale que nous voulons constituer, non pas par rupture téméraire avec l’institution déjà crée, mais par développement intensif des germes d’avenir que contient la loi de 1905. Je suis convaincu en tous cas que c’est seulement dans le recrutement le plus subdivisionnaire, le plus local possible, que réside cette seconde garantie, cette intimité des groupes élémentaires, qui est pour l’admirable écrivain, pour l’analyste militaire, d’un réalisme si pénétrant et si profond, une des forces vitales de toute armée.
Mais voilà que je me laisse entraîner à redire, avec moins d’autorité, ce que nos distingués collaborateurs ont si bien dit, avec tout le poids de leur expérience et de leurs études prolongées. Je veux appeler l’attention de nos concitoyens sur l’oubli si dangereux que commettent à cette heure les défenseurs de la loi de trois ans. Ils sont comme hypnotisés par la crainte d’une brusque agression de l’Allemagne, et nous avons démontré que le mécanisme souhaité par eux ne nous permettrait pas de parer à ce danger. Mais ils négligent un fait essentiel. Ils oublient que l’Allemagne ne veut pas procéder seulement par la rapidité ; elle veut procéder aussi par la masse. Il est bien vrai qu’elle accumule des soldats dans ses casernes. Il est bien vrai que comptant sur ce gros effectif encaserné, elle paraît renoncer à l’emploi immédiat de la grosse masse de ses réserves. Mais il serait funeste d’imaginer qu’elle y renonce entièrement. Une seule classe de réservistes, une seule, la plus jeune, représente déjà 300 000 hommes, et tout le monde est d’accord en Allemagne pour prévoir qu’elle incorporera au moins cette première classe au moment de la mobilisation. Mais rien ne leur est plus facile que d’en incorporer une seconde, s’ils veulent procéder ou par enveloppement ou par deux ou trois grands efforts distincts, mais destinés à se rejoindre, sur la ligne de nos frontières. Ils peuvent sans peine, sans forcer le cadre de leur armée, disposer d’emblée ou de 1 200 000 hommes ou même de 1 500 000. Quand je dis d’emblée, je n’entends pas du tout que cette avalanche va s’écrouler sur nous au signal de la guerre, comme une soudaine avalanche des Alpes, ébranlée et précipitée par le grondement de la foudre. C’est là une imagination enfantine. De pareilles masses ne peuvent être mûes, transportées comme les petits pains que la porteuse de pain distribue allègrement à domicile. Mais je dis que les Allemands, au bout d’un certain nombre de jours, disposeront pour l’exécution de leur plan d’ensemble, pour les premières grandes rencontres, d’une force qui peut dépasser l 200 000 hommes. Or, notre armée de première ligne, avec ce qu’elle peut encadrer de réserves, ne dépassera pas et même n’atteindra pas 900 000 hommes. Si donc nous ne pouvons mobiliser d’un bloc une partie au moins des sept classes de réserve les plus anciennes, notre infériorité numérique sera terrible. C’est donc en ce sens que doit porter notre effort d’éducation et d’organisation, et la loi de trois ans qui nous en détourne, qui engage dans une autre direction les ressources et les pensées de notre pays, est une loi de désastre.

Jean Jaurès (dans La Dépêche, 2 mai 1913)

Imprimer Version imprimable