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14-18, le cri d'une génération

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Rémy Cazals et Frédéric Rousseau, 14-18, le cri d’une génération, Toulouse, Privat, 2001, 160 p.

 

Présentation de l'éditeur:

« C’est le cri poussé par des milliers de poilus, connus ou inconnus. Le livre dresse d’abord une typologie des témoignages, puis retrace les étapes de la prise de parole combattante, mal perçue par l’histoire officielle de la guerre. Dans le débat qui oppose certains historiens aux témoins, les auteurs plaident pour l’apport irremplaçable du témoignage : récit de vie et de mort qui donne du sens et de la chair à une guerre présentée de manière trop abstraite dans d’autres types de sources ; indépassable lorsqu’il s’agit de partager, dans la limite du possible, l’expérience humaine des combattants ».

Recension parue dans Genèses, n°49, 2002 (4)

« Garder trace du temps vécu à la guerre, c’était aussi garder trace du temps perdu pour la vraie vie » : cette phrase issue du livre 14-18, le cri d’une génération, cosigné par Rémy Cazals et Frédéric Rousseau, illustre bien l’importance de ce que fut l’écrit, sa trace sur la page blanche pendant les années de guerre 14-18. L’écrit apposé sur des feuilles à cette époque est extrêmement divers : cela va des correspondances de guerre (contrôlées) aux carnets retrouvés plus tard sur les hommes, aux journaux de tranchées. Chaque texte a son statut d’authenticité et de véridicité : c’est dans cette diversité poignante que les auteurs posent leur regard et aussi leur questionnement historique et anthropologique. Les soldats qui les ont écrits sont de toutes origines, et les moments où ils ont voulu prendre la plume sont tous différents. Les correspondances avec la famille détiennent ce silence obsédant de celui qui ne veut pas inquiéter. Et puis, écrire l’horreur peut pour certains avoir un effet pervers : se replonger en elle alors qu’on veut s’évader.

Écrire, c’est aussi se représenter soi-même, mettre une image de soi en mots, et cela obéit à un véritable protocole, protocole ordinaire qui met la pudeur à sa place et, bien souvent, éloigne le corps et la sexualité. Certains prirent soin de recopier leurs notes : qu’est-ce donc que cet acte historique de reprendre l’écrit et, peut-être, de se reprendre ?

La fiction eut aussi sa place : voici l’écran, la liberté et le support de la narration fictive. Le roman rend libre, dit-on. Cela aussi est à voir. Mais, quoi qu’il en soit, quelque chose du temps passé à souffrir est là, auquel les deux historiens décident de donner sa part. Les témoignages ont une intense valeur sensible et émotionnelle, c’est toute une vision du monde qui s’en échappe, même si les faits historiques qu’ils relatent ne sont pas forcément des vérités intangibles puisque la mémoire y joue son rôle et que le manque d’informations globales y fait son travail.

R. Cazals et F. Rousseau, dans leur travail critique, mettent en avant les occultations et le travail des censures officielles. Les premiers historiens de cette guerre, comme Gabriel Hanotaux qui aime les grandes fresques historiques, écrivent des livres qui montrent les limites d’une histoire immédiate. On peut y voir (ou plutôt y lire) des soldats souriant et chantant, et l’on se demande que pensèrent les lecteurs et les anciens combattants.

Des livres quelque peu désincarnés voient le jour : l’historien est un homme qui fait aussi « le politique », et sa conception historienne est de glorifier hommes et événements, sans souci des sensibilités et des blessures des corps et des âmes. Les mutineries ne trouvent pas leurs historiens ; elles ne sont pas passées sous silence mais ne trouvent pas leurs mots. Les idéologies agitent les historiens si proches de l’événement, souvent embarrassés par les faits et peu habiles encore à les interpréter.

Au milieu de toute cette édition se détache un personnage fondamental, Jean Norton Cru, combattant de 14-18, choqué par la lecture et l’écriture des historiens. Il publie en 1929 un grand livre, Témoins, et cherche à travailler pour les historiens en choisissant les témoins les plus solides (c’est sur ce point qu’il y aura ensuite problème et polémiques). Il faut dire que son dessein fondamental est d’empêcher le retour de la guerre. R. Cazals et F. Rousseau empoignent ce texte pour en montrer richesse et limites et aussi pour en garder la modernité : dans son livre, par exemple, J. N. Cru fait allusion à la « culture de guerre », thème récemment repris dans 14-18. Retrouver la guerre d’Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, thème déjà présent ici sans en porter le nom.

Et si nous faisons ici allusion à ces deux historiens, c’est parce qu’il faut savoir (les auteurs R. Cazals et F. Rousseau en parlent ouvertement) qu’une grave polémique existe à l’heure actuelle sur l’interprétation de la Première Guerre mondiale. En effet, pour A. Becker et S. Audoin-Rouzeau, la guerre de 14-18 se fit grâce au consentement des soldats : c’est la force du sentiment national qui leur a permis de tenir, ainsi que la haine de l’ennemi. Les mutineries n’auraient été qu’une goutte d’eau, et le sentiment patriotique fut constamment le plus fort ; aussi ne faut-il pas rester sous le joug de « la dictature du témoignage ».

Bien entendu – et on l’aura vite compris – R. Cazals et F. Rousseau ne sont pas de cet avis et réfutent tous les arguments de Retrouver la guerre. Avec d’autant plus de rigueur et de passion que S. Audoin-Rouzeau et A. Becker refusent en ce domaine toute discussion, entretenant une polémique d’un autre âge sur un sujet qui est notre passé, plus que cela, notre mémoire, et qui mobilise encore tous nos affects. Qui n’a pas lu, à l’heure actuelle, les lettres d’un grand-père ou d’un arrière-grand-père retrouvées dans un grenier ? Ce sont nos parents encore tout proches et nous sommes héritiers de leur détresse.

Il ne faudrait pas que la polémique dure sur ce sujet, car elle est aussi le signe d’un affligeant consentement à toutes les révisions. L’interprétation historique n’a pas à se modeler sur l’air du temps, chaotique et égaré ; elle a à tracer les chemins des fondations et des replis, fussent-ils tortueux et complexes à comprendre. R. Cazals et F. Rousseau font ici œuvre salutaire. On aurait souhaité que leur livre ait davantage de pages, mais il a l’immense mérite de la clarté et du courage de prises de positions qui ne sont pas reconnues en ce moment.

Arlette Farge

 

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