logoCollectif de Recherche International et de Débat sur la Guerre de 1914-1918

À propos d'une notion récente: la "culture de guerre"

Articles récents :

Prisons et prisonniers militaires, par Valériane Milloz


RSS Actualités :

 

RSS Dernières recensions:

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Par Nicolas Offenstadt, Philippe Olivera, Emmanuelle Picard et Frédéric Rousseau.

Texte publié dans : F. Rousseau (dir.), Guerres, paix et sociétés, 1911-1946, Neuilly, Atlande, 2004, p. 667-674.

Généalogie

Pour comprendre l’apparition, il y a dix ans, d’une nouvelle notion comme la "culture de guerre" proposée par Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, et dont il est aujourd'hui beaucoup question, il n’est pas inutile de reconstituer sa généalogie universitaire. En matière de recherche historique, en effet, la génération spontanée est rare et le cas de la "culture de guerre" est un bel exemple de continuité historienne. De l’histoire des relations internationales que pratiquait Pierre Renouvin à l’histoire politique de la France à laquelle se rattache son élève Jean-Jacques Becker, jusqu’à l’histoire culturelle dont se réclame l’élève de dernier, Stéphane Audoin-Rouzeau, cette continuité n’est pourtant pas évidente. Mais le sens actuel de la notion de "culture de guerre" s’éclaire singulièrement si l’on reconstitue les glissements successifs et l’évolution progressive des questions posées à la Grande Guerre par cette chaîne d’historiens, depuis l’entre-deux-guerres jusqu'à nos jours. Ces historiens ont notamment en commun la résistance qu'ils opposèrent ou qu'ils opposent encore à toutes les approches considérées comme "pacifistes" de la guerre, au sens où elles travestiraient la réalité du conflit au nom d'un idéal de paix. En l'occurrence, c'est surtout l'image des peuples victimes d'une boucherie déclenchée par les élites qui est visée. La notion de "culture de guerre" proposée par Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker correspond au moment où cette tradition historiographique se heurte de manière frontale au problème du témoignage de l'expérience combattante, ce que leurs prédécesseurs Pierre Renouvin et Jean-Jacques Becker avaient jusqu'ici évité.

L’histoire de la guerre telle que la pratiquait Pierre Renouvin était fort éloignée des objets de l’histoire culturelle actuelle. Nommé responsable d’un séminaire de recherche sur les origines de la Grande Guerre dès 1922, puis titulaire d’un poste à la Sorbonne à partir de 1931, il était le rédacteur en chef et le principal animateur de la Revue d’histoire de la guerre mondiale. Cette revue, qui se présentait elle-même comme l’organe des « historiens français » de la Grande Guerre, abordait le conflit dans une perspective traditionnelle d’histoire diplomatique et politique. L’essentiel de son contenu était consacré d’une part aux problèmes de la conduite de la guerre par les gouvernements et les états-majors, et d’autre part à la question alors brûlante des origines du conflit. Par ses propres travaux (Les origines immédiates de la guerre, 28 juin-4 août 1914, Alfred-Costes, 1925) et dans la plupart des très nombreux comptes rendus qu’il publiait, Pierre Renouvin défendait la thèse développée par les "historiens français" d’une responsabilité essentiellement autrichienne et allemande de la guerre. De ce fait, il s’élevait régulièrement contre les historiens allemands et tous ceux, notamment américains, qui défendaient l’idée d’une responsabilité partagée. Dans un contexte et dans un domaine où la recherche historique rencontrait des enjeux qui la dépassaient largement (la question de l’article 231 du traité de Versailles et de l’éventuelle révision de ce dernier), Pierre Renouvin prenait aussi le contre-pied du discours des pacifistes français, même s’il tenait à garder ses distances vis-à-vis de la polémique.

Le contraste est par exemple frappant entre sa manière d'aborder les débats historiques sur la Grande Guerre et celle de Jules Isaac, autre historien du conflit. Autant ce dernier ne cesse de dénoncer les légendes "officielles" et d'appeler à la description réaliste des horreurs de la guerre, autant Pierre Renouvin ne s'engage jamais sur ce terrain. Anciens combattants tous les deux, les deux historiens n’entretiennent pas le même rapport à leur qualité de témoins de la guerre : alors que Jules Isaac s’affiche volontiers comme tel et ne craint pas de s'engager publiquement pour empêcher qu'un pareil conflit se renouvelle, Pierre Renouvin (blessé au Chemin des Dames, puis amputé du bras) ne le fait jamais. De même qu’il se tient soigneusement à l’écart de l’abondante littérature de témoignage qui est publiée pendant l’entre-deux-guerres, ne faisant que de rares exceptions pour rendre compte des mémoires de Poincaré (une des principales cibles des pacifistes révisionnistes), du Témoins de Jean Norton Cru ou du Verdun de Jacques Péricard (écrit à partir des lettres d’anciens combattants). Or, le témoignage des combattants est alors un des seuls domaines où se pratique ce qui relèverait aujourd’hui d’une histoire culturelle de la guerre (et qu’on désigne dans les catégories savantes de l’époque comme une "psychologie" du combattant). Pierre Renouvin se tient donc à l’écart de cette veine de l’histoire de la Grande Guerre, jusqu’à ce qu’il retrouve le problème des "mentalités" par une autre voie. Dans la continuité de ses travaux sur 14-18, il devient en effet le promoteur d’une nouvelle histoire des relations internationales (par opposition à l’histoire diplomatique traditionnelle) et c’est à ce titre qu’il s’intéresse à l’"opinion publique" envisagée comme un facteur des relations internationales. En 1964, il propose un programme de recherche sur "l’opinion publique en France devant la guerre en 1914" qui deviendra le sujet de la thèse de Jean-Jacques Becker.

C’est par l’histoire politique, et notamment celle du mouvement ouvrier que Jean-Jacques Becker est venu à la guerre de 1914. Ses premiers travaux portaient sur les réactions du Parti socialiste et de la CGT à l’approche et à l’éclatement de la guerre (avec Annie Kriegel, 1914, la guerre et le mouvement ouvrier français, Colin, 1964) et sur le fameux "Carnet B" des opposants à la guerre à faire emprisonner en cas de conflit (Le Carnet B, les pouvoirs publics et l’antimilitarisme, thèse de 3 e cycle, 1968). C’est à l’élargissement de son objet à l’ensemble de L’Opinion publique française et les débuts de la Première Guerre Mondiale qu’il consacra sa thèse d’État (soutenue en 1976 et publiée en 1977). Les aspects culturels qu’il envisageait dans cette thèse se trouvaient dominés par un questionnement et par des sources qui relevaient surtout de l’histoire politique (la presse et les archives de la surveillance d’État de la population). Au passage, il montrait la faiblesse de l’histoire traditionnelle des idées lorsqu’elle tirait des conclusions hâtives (le "réveil nationaliste", l’antimilitarisme) de quelques ouvrages trop souvent cités. Par la suite, ses travaux relatifs à la culture portèrent essentiellement sur les écrivains, qu’il s’agisse de montrer leurs prises de position face à la guerre ou de mesurer le degré de "vérité historique" de romans comme ceux de Roger Martin du Gard ou de Jules Romains. On y retrouve l’idée qui domine toute son œuvre : celle d’une profonde adhésion des Français à la cause nationale pendant la Grande Guerre. Du ralliement général à l’Union sacrée en 1914, Jean-Jacques Becker glissait vers l’histoire de cette Union sacrée pendant la guerre elle-même pour aboutir à l’idée d’un profond "consensus" (La France en guerre, 1914-1918, Complexe, 1988), dont l’intensité avait pu varier sans jamais le remettre en cause pendant toute la durée du conflit. Retrouvant sur un autre terrain Pierre Renouvin, il s’élevait contre ce qu’il interprétait comme un héritage du pacifisme de l’entre-deux-guerres et contre la tendance à minorer l’adhésion des Français ou à exagérer les formes d’opposition à la guerre. Refusant les explications par la contrainte, par le "bourrage de crâne" ou par "l’idéologie dominante", il n’a cessé d’insister sur la force du "sentiment national" des Français. Principalement perçu à travers l’approche politique de l’opinion qu’on pourrait définir comme le temps court des "mentalités", le sentiment national se retrouve ainsi en creux dans toute l’œuvre de Jean-Jacques Becker. En 1988, en conclusion du colloque consacré aux "sociétés européennes et la guerre de 1914-1918", il entrevoyait la possibilité d’aller plus loin dans la réponse à la question pour lui décisive : "Pourquoi les peuples les plus avancés matériellement de la planète ont-ils accepté jusqu’au bout de participer à cet extraordinaire drame ?". Pour lui, la réponse résidait dans la "culture" des peuples (le "saint des saints", disait-il) et c’est à cette approche culturelle de la guerre que se sont consacrés ses héritiers.

Dans sa thèse dirigée par Jean-Jacques Becker et publiée en 1986 (À travers leurs journaux : 14-18, les combattants des tranchées, Colin), Stéphane Audoin-Rouzeau reprend à son compte la question de savoir comment les soldats ont "tenu" durant quatre années de guerre ; et conclut à son tour à la force du "sentiment national" comme principal facteur d’explication. Son objet, les journaux rédigés et fabriqués par les combattants eux-mêmes, lui permet d’aborder la question par le biais d’une histoire culturelle définie comme l’histoire des productions culturelles et des représentations qu'elles véhiculent. Reprenant sur un autre terrain une question préalablement posée par l’histoire politique, il s’intéresse à un domaine relativement délaissé par Pierre Renouvin comme par Jean-Jacques Becker : celui des combattants eux-mêmes. Ce faisant, il se heurte de manière frontale à l’historiographie qui s’est développée autour du témoignage. Dans l’introduction de sa thèse, Stéphane Audoin-Rouzeau balaie en effet les témoignages au nom de la "déformation du souvenir" et propose de "découvrir" le soldat français à travers la presse des tranchées. Celle-ci n’est pas considérée pour son influence nécessairement réduite (du fait de sa faible diffusion) mais comme le reflet de la mentalité du combattant. Malgré la culture nettement bourgeoise qui s’y exprime et la forte surreprésentation des officiers et sous-officiers parmi les rédacteurs, Stéphane Audoin-Rouzeau plaide pour l’idée que les journaux traduisent fidèlement l’état d’esprit de l’ensemble des combattants. C’est ainsi qu’il utilise pour la première fois le terme de "culture de guerre" pour désigner la culture commune de tous les combattants, et notamment la profondeur de leur "sentiment national". Dans ses travaux ultérieurs, il s’attache à dénoncer la réduction trop fréquente de la propagande au "bourrage de crâne". Dans La Guerre des enfants (Colin, 1993), il dénonce l’idée d’une propagande imposée d’en haut pour considérer au contraire que celle-ci prend sa source "dans les représentations du plus grand nombre", même s’il déclare en conclusion que "l’histoire culturelle est plus à l’aise pour analyser les outils de l’encadrement que pour apprécier leur efficacité".

Finalement, Stéphane Audoin-Rouzeau propose, dans l’introduction signée avec Annette Becker d’un numéro spécial de la revue XXe siècle (n°41, janvier-mars 1994), de fédérer l'ensemble des questionnements posés à la Grande Guerre autour de la notion de "culture de guerre". Dans ce texte qui figure en tête de la version publiée du colloque d’ouverture de l’Historial de Péronne dont ils comptent parmi les principaux animateurs (Guerre et culture, 1914-1918, Colin, 1994), ils proposent une version beaucoup plus tranchée de la "culture de guerre". Au-delà de l'adhésion des Français à la cause de la guerre, au-delà du "consensus" ou de leur "consentement", c'est leur culture même qui explique la violence et l'horreur du conflit. Ce faisant, ils prolongent et poussent à son paroxysme une approche de la Grande Guerre en termes d’opinion et de volonté des acteurs, en contestant l’image d’une guerre subie par des soldats-victimes.

"Retrouver" la guerre par la "culture de guerre"

En intitulant 14-18, retrouver la guerre le livre qu'ils publient en 2000, Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker annoncent clairement leur ambition. Pour eux, les célébrations commémoratives de 1998 constituent le paroxysme de l’historiographie construite sur la notion de victimisation des soldats. Selon eux, cette dernière s’appuyait sur l’idéologie pacifiste directement issue des récits faits par les soldats eux-mêmes dans les années suivants le conflit, qui opéraient ainsi une forme de censure sur les conditions de leur participation aux combats et leurs propres expériences de la violence. À la fin du XXe siècle, la disparition des derniers témoins donne alors l’occasion "d’historiciser" la Grande Guerre, d’en donner une lecture dépouillée de sa dimension affective et pathétique en opérant un travail de relecture de l’événement qui revendique la filiation avec celui réalisé par François Furet au sujet de la Révolution française. Cette nouvelle approche ambitionne ainsi de renouveler les objets étudiés : l’attention se porte sur le deuil, et en particulier le deuil individuel, sur le rapport des individus à guerre, sur la violence et sur la dimension religieuse. Au centre de cette "relecture" de la guerre se trouve la "culture de guerre". Définie de manière neutre et classique comme "la manière dont les contemporains se sont représentés et ont représenté le conflit", celle-ci prétend surtout innover par la description du contenu de cette "culture" qui se caractérise par quatre dimensions essentielles.

Il s'agit en premier lieu de la violence, qui atteindrait, lors du premier conflit mondial, "des franchissements de seuil décisifs", et cela pour des questions techniques (puissance de feu). Cette violence inégalée se traduirait par des conséquences d’une ampleur jusqu’alors inconnue : dégâts infligés au corps humain, deuil de masse… touchant l’ensemble de la société. Mais plus encore, cette violence généralement présentée comme subie serait avant tout "assumée, infligée, prise en charge par les acteurs du conflit eux-mêmes" (Audoin-Rouzeau, 2002). La Première Guerre mondiale se caractériserait par la disparition des "procédures de limitation de la violence" qui ouvrirait la voie à l’expression d’une violence primaire, à la fois entre soldats et à l’encontre des civils. De cette violence sans limites découlerait la "brutalisation" des sociétés européennes de l’entre-deux-guerres (terme emprunté à G. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme, Hachette, 1999), dont le génocide serait l’une des conséquences.

La "culture de guerre" se caractérise ensuite par la profondeur et la généralité de la haine, ressentie et exprimée, à la fois par les soldats et par l’arrière. Si la haine a été partout présente, c’est encore dans les premières lignes qu’elle paraît avoir été la moins profonde alors qu’au même moment, elle s’exprimait dans toute sa virulence sur les "fronts intérieurs", au travers de la brutalité du langage et des images. Mais surtout, cette haine de l’adversaire ne devrait rien à la propagande et ne serait en rien imposée par les classes dirigeantes et les États. Au contraire, elle émanerait directement de la population elle-même. Ce présupposé amène Stéphane Audouin-Rouzeau à conclure que l’on peut analyser la Première Guerre Mondiale comme un conflit à dimension raciale (il parle d’une analyse en termes ethniques et biologiques, Audoin-Rouzeau, 2002), approche traditionnellement réservée à la Seconde.

En troisième lieu, la violence et la haine assumées par les acteurs déboucheraient logiquement sur l'idée d'un consentement à la guerre, notion qui permettrait de comprendre pourquoi ce conflit n’a été l’objet que de contestations limitées et a duré pendant plus de quatre années. Dès lors, la vraie question concernant les soldats mutinés n’est plus de savoir pourquoi ils ont agi ainsi, mais plutôt pourquoi l'écrasante majorité ne l'a pas fait. Ce consentement présenté comme unanime prend sa source dans la profondeur du "patriotisme défensif".

Enfin, le quatrième aspect de la culture de guerre, qui se tient un peu à l'écart des trois autres, est la dimension eschatologique du conflit. La "vague des ferveurs religieuses", mais plus encore le sentiment d’être engagé dans un combat pour la défense de la civilisation ont entraîné une forme de millénarisme, parfois laïcisé, qui donnerait à cette guerre une dimension de "croisade" et aurait été réinvesti par les totalitarismes postérieurs. La place accordée aux commémorations et autres opérations liées au deuil aurait assuré la perpétuation de cette dimension sacrée une fois la guerre terminée.

Ainsi caractérisée, la "culture de guerre" s'inscrirait dans une durée excédant le conflit, aussi bien en amont qu'en aval. Préexistante à la guerre, elle lui survivrait à travers les opérations de commémoration et au-delà, dans la récupération par les "idéologies" du XXe siècle du "millénarisme déçu de la Grande Guerre" (Audoin-Rouzeau, 2002). Cette inscription de la "culture de guerre" dans la durée est essentielle pour les promoteurs de cette notion car c'est elle qui permet le renversement des causalités généralement admises : ce n'est plus la guerre qui explique la violence ou la haine, mais la "culture de guerre" de violence et de haine qui explique la forme paroxystique du conflit et le phénomène de "totalisation" de celui-ci. Pour Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, c'est la guerre qui procède de la "culture de guerre" et non l'inverse.

Critique

Ainsi présentée comme un outil permettant de renouveler complètement l'histoire de la Grande Guerre, la "culture de guerre" est une notion qui ne manque pas de prêter le flanc à de nombreuses critiques ou interrogations.

• Une culture au singulier

L’usage au singulier du terme de "culture" implique en général une discrimination claire entre le groupe qui en est le porteur (nation, ethnie, classe etc.) et d’autres entités du même ordre. Or le terme de "culture de guerre" semble s’appliquer à l’ensemble des pays en guerre ("les contemporains", Audoin-Rouzeau, 2002, p. 324) en transcendant, à un premier niveau au moins, les distinctions sociales variées qui traversent les sociétés des nations engagées dans le conflit. Cette question a récemment conduit S. Audoin-Rouzeau (Ibid.) à proposer d’envisager des "dégradés" dans la prégnance de la "culture de guerre", en fonction des moments, des lieux et des groupes. Dans un éditorial intitulé "Où va la culture de guerre ?" (14-18, Aujourd’hui, Today, Heute, n°5, 2002), l’historien Gerd Krumeich appelle également à considérer la pluralité des sentiments et des comportements.

Le caractère globalisant des premières formulations de la "culture de guerre", peu discriminatoire, mérite, en effet, d’être discuté. Rien ne permet d’affirmer que les "représentations" formant la "culture de guerre" sont partagées par tous. Le fossé qui sépare les expériences du front et celles de l’arrière semble artificiellement comblé par la notion. Comme le souligne Antoine Prost, la "culture de guerre" décrite dans 14-18 Retrouver la guerre, "est bien davantage une culture de l’arrière que de l’avant. Beaucoup des témoignages qu’ils invoquent valent pour les civils, mais peu pour les poilus. Un journal d’enfant, un article de H. Lavedan dans l’Illustration, ou le Noël de Debussy, ne prouvent rien quant à la haine qui aurait animé les poilus et les âneries d’un médecin sur l’odeur spécifique des Allemands n’établissent pas que les poilus trouvaient qu’ils sentaient mauvais" (Le Mouvement Social, n°199, p. 100). Bien des témoignages utilisés pour souligner l’existence d’une "culture de guerre" viennent en effet d’intellectuels dont les spécificités sont si fortes, qu’elle ne permettent assurément pas d’étendre d’emblée le propos à d’autres catégories sociales. C’est une des critiques majeures qui peut être faite à cette notion. L’absence de réflexion sur les témoignages utilisés, le choix peu justifié entre bons et mauvais témoignages, réduisent l’analyse à des éclairages sur des situations spécifiques. Il semble difficile de pouvoir prétendre extrapoler à partir d’un corpus limité.

Le terme de "culture" peut-il, de plus, servir à caractériser une seule dimension des sociétés envisagées, même enveloppante, même fondamentale (ce qui a trait à la guerre comme l’implique l’expression "culture de guerre") ? Toute forme d’expression collective - comme le discours nationaliste dominant durant le conflit - n’est pas une "culture" (Cuche, 2001). Pour user du terme culture, il convient de lui garder une envergure plus large, celle d’un système global "d’interprétation du monde et de structuration des comportements" (Ibid). La guerre en cours entre 1914 et 1918 peut-elle ainsi épuiser, ou résumer, les cadres d’interprétation des contemporains ?

• Une culture spontanée ?

On a souvent reproché à l’usage anthropologique de la "culture" son "deni de la temporalité", soit le peu de place faite aux évolutions des sociétés, aux événements qui les marquent. Il peut sembler, à première vue, difficile de penser l’événement en terme de "culture" (A. Bensa, E. Fassin, 2002)..

Or justement, ici, dans une forme d’inversion, la culture devient l’irruption de l’événement. Stéphane Audoin-Rouzeau écrit que "celle-ci [la culture de guerre] semble s’être cristallisée d’emblée, dès les premières semaines de l’affrontement". Comment concevoir qu’une "culture" apparaisse aussi rapidement qu’une épidémie, en quelques semaines, en 1914 ? "La culture s’attrape-t-elle", demande Gérard Lenclud dans un autre contexte (Mariot, 2003) ? S. Audoin-Rouzeau reconnaît, il est vrai, que la "culture de guerre" doit être placée dans un cadre chronologique plus large qui prenne notamment en compte "ses racines au siècle précédent". Mais cette antériorité au conflit n’est nulle part analysée ou démontrée. Si la "culture de guerre" doit s’inscrire ainsi dans le temps long, on retrouve le risque de "deni de temporalité", à moins de mesurer en quoi, elle apparaît particulièrement pertinente pour la Grande Guerre.

Comment isoler ici ce qui serait propre au premier conflit mondial ? La notion de "culture de guerre" ne risque-t-elle pas de figer un "corpus de représentations du conflit" (Audoin-Rouzeau, Becker, 2000) qui jaillirait spontanément, sans travail de mobilisation sociale, sans bricolage entre les identités variées des acteurs (origines sociales, appartenances politiques, etc.), entre les références multiples de chacun (croyance religieuses, identités régionales etc.), bref sans processus ?

À l’évidence, ces identités antérieures ne s’effacent pas d’un trait par une "culture de guerre" "cristallisée" en peu de temps (voir Prost, 2004, pour les combattants). Aussi, certains historiens, peu convaincus par la notion de culture de guerre, préfèrent-ils mettre l’accent sur une "culture de paix" qui traverserait le conflit. Elle s’incarnerait notamment, pendant la guerre, par un sentiment de destin commun avec l’ennemi, ou, par les soins réciproques donnés aux blessés (Cazals, Birnstiel, 2002). Pour Rémy Cazals, cela signifie, au fond, que la plupart des gens ordinaires restent marqués par les représentations du temps de paix, et pensent encore en civils préoccupés par le métier, la vie familiale, le village, les amis. En lisant les carnets de Louis Barthas en particulier, il constate le maintien, même dans les tranchées, des sociabilités du temps de paix. De même, les lettres de Marcel Papillon, simple soldat originaire de Vézelay, montrent la persistance, au front, en bien des circonstances, des dispositions civiles à la violence (la vengeance personnelle) ou du goût de la chasse (Cazals, Offenstadt, 2003).

L’historien trouve naturellement intérêt à comprendre comment les identités et les discours (d’un groupe social ou politique) sont remodelés par les pratiques de guerre, refaçonnés par les enjeux du conflit. Mais cela ne peut se faire sans une analyse des opérations, des transactions et des interactions qui produisent ces mutations. Celles-ci s’accomplissent à travers un travail de mobilisation par le haut (de l’État au sens large), dans le cadre associatif, familial et dans bien d’autres contextes encore. Or ce processus n’est pas souvent décrit par les promoteurs de la "culture de guerre" (Mariot, 2003). On aimerait savoir comment, concrètement, cette hypothétique "culture de guerre" se développe et se transmet. Il est en effet essentiel de concevoir la culture comme "le milieu qui cumule, intègre et solidarise les transactions interindividuelles" (Zask, 2003, 115).

• La culture peut-elle expliquer ?

La "culture de guerre" semble si centrale qu’elle en vient, chez les auteurs considérés, à modeler et expliquer le conflit. Elle serait un des "agents décisifs de la totalisation progressive du conflit" et la guerre en procéderait dans sa forme et sa durée ; en particulier du fait de la haine de l’ennemi, « véritable pulsion "exterminatrice" » (Audoin-Rouzeau, 2002).

Bien des réflexions anthropologiques soulignent cependant, on l’a dit, que c’est la culture qui doit être expliquée, analysée (par exemple les objets ou les idées partiellement valorisés dans une culture donnée, Passeron, 1991) et qu’elle-même peut difficilement devenir un facteur explicatif central (Mariot, 2003). La culture est sans doute plus une condition qu’une détermination (Zask, 2003). Une "culture" peut-elle être, enfin, un bloc si rigide qu’elle déplace les sociétés dans leur ensemble ? Comme l’exprime fort bien Joëlle Zask, "une culture n’est pas quelque chose en quoi l’on se trouve enfermé, elle consiste en un ensemble de relations entre des ressources et des générations d’hommes". Et en tant que tel, c’est surtout une réalité qui évolue et se recompose.

Derrière une apparence qui peut séduire par sa grande simplicité même, la notion de "culture de guerre" laisse ainsi bien des questions en suspens, comme le reconnaît pour une part Stéphane Audoin-Rouzeau (2003, p. 336). Il semble difficile de l’accepter sans les résoudre au préalable. Si l’on peut aisément constater que s’impose dès 1914 un discours de guerre, public, auquel peu de contemporains échappent, la question des croyances et des pratiques est assurément plus complexe.

Références bibliographiques :

AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, "Historiographie et histoire culturelle du Premier Conflit mondial. Une nouvelle approche par la culture de guerre ?", Jules Maurin, Jean-Charles Jauffret (éd.), La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations (colloque international- Montpellier 20-21 novembre 1998), Montpellier, Université Paul Valéry - Montpellier III (E.S.I.D.), 2002, pp. 323-337.

AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, BECKER Annette 14-18. Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, 272 p.

BENSA Alban, FASSIN, Eric, "Les sciences sociales face à l’événement", Terrain, n° 38, mars 2002, pp. 5-20.

BIRNSTIEL Eckart, CAZALS Rémy, éds, Ennemis fraternels 1914-1915. Hans Rodewald, Antoine Bieisse, Fernand Tailhades. Carnets de guerre et de captivité, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2002, 192 p. et le compte rendu de l’ouvrage in Genèses, 50, mars 2003, pp. 163-164.

CAZALS Rémy, OFFENSTADT Nicolas "Du Bois-le-Prêtre au "Front intérieur". Les expériences de guerre des Papillon", in Joseph, Lucien, Marcel et Marthe Papillon, Si je reviens, comme je l’espère. Lettres du front et de l’arrière, Paris, Grasset, 2003, pp. 363-381.

CUCHE Denys, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La découverte, 2001, 123 p.

MARIOT Nicolas, "Faut-il être motivé pour tuer ? Sur quelques explications aux violences de guerre", Genèses, n° 53, 2003, pp. 154-177.

PROST Antoine, "Les limites de la brutalisation : tuer sur le front occidental, 1914-1918", Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 81, janvier-mars 2004, p. 5-20.

ZASK Joëlle, "Nature, donc culture. Remarques sur les liens de parenté entre l’anthropologie culturelle et la philosophie pragmatiste de John Dewey ", Genèses, 50, mars 2003, pp. 111-125.

Imprimer Version imprimable