Lesage, Edgar (1898-1993)

Journal d’un brassard rouge

1. Le témoin

Edgar Lesage (1898-1993) est au moment de la guerre un jeune Lillois, originaire d’une famille de moyenne bourgeoisie.

2. Le témoignage

Ce témoignage, un petit carnet manuscrit, est apparu au moment de la grande collecte en 2014, et les AD 59 en détiennent désormais une copie numérique. Madame Lesage, fille d’Edgar, qui possède l’original, a transmis, via Martine Dumont, documentaliste aux AD 59, à Yvette Henel une reproduction scannée du document, et celle-ci en a assuré la transcription et sa publication dans « Lille Simplement, bulletin de l’Association des Amis de Lille », numéro 8, septembre 2019, 18 pages. Le carnet est un agenda 1914, dans lequel Edgar Lesage a tenu son journal de travailleur forcé (Brassard rouge).

3. Analyse

Le carnet décrit trois mois de travail forcé, du 11 juin 1917 au 31 août 1917. Sur la page de garde figurent dix-huit noms et adresses de Lillois, avec la mention « adresse des prisonniers qui ont refusé le travail ». Un titre intérieur annonce : « notes prises au camp de Dourges ». C’est une localité minière et un nœud ferroviaire, à proximité d’Hénin-Liétard (Pas-de-Calais), à environ 10 km des lignes anglo-canadiennes. Le document présente un double intérêt, car on a peu de récits des requis civils, et parce qu’il s’agit aussi d’une tentative de refus de travail forcé pour l’effort de guerre des Allemands.

A leur arrivée à Dourges, on demande d’abord aux jeunes gens de creuser des tranchées. Lui refuse, et il évoque les pressions multiples : station en plein soleil, soif, faim, simulacre de violence, argument de l’autorité selon lequel il s’agit d’abri et pas de tranchée…, et l’auteur finit par céder : « Quel malheur, j’en pleure comme un gosse » ; les jours suivants sa conscience est torturée : « Que la souffrance morale est terrible ». Avec quelques camarades, il décide de résister et reformule son refus de travailler. La répression reprend, ils sont cloîtrés en permanence dans des baraques, on leur retire leur paillasse, et les gardiens bouchent les croisées avec des planches. E. Lesage désigne dès lors ceux qui résistent comme les « prisonniers », les autres étant appelés «travailleurs ». Pour le terme global les désignant, il ne parle pas de « brassards rouges » mais « d’évacués ». Des camarades qui acceptent de travailler réussissent à les aider, et l’auteur relativise ses souffrances (19 juin) « nous couchons sur le treillis de fer c’est un peu dur, mais enfin on sait bien que dans cette guerre tout le monde doit souffrir. D’ailleurs si nous étions de l’autre côté, nous serions soldat (sic) et nous aurions bien d’autres souffrances. » Après quelques jours de ce traitement, la faim commence à faire fléchir le moral de certains : « On voit par les fissures de notre baraque les nôtres manger avidement quand nous sommes réduits à notre maigre morceau de pain séché. » Quelques uns cèdent, et sont conduits directement aux cuisines. Mais le contact n’est pas rompu avec l’extérieur, puisque certains – les travailleurs – peuvent retourner à Lille en permission le dimanche (environ une heure de trajet) et en revenant font passer du courrier aux prisonniers.

À la fin du mois de juin, il semble qu’un compromis soit trouvé, car les prisonniers acceptent de travailler, mais ne vont pas aux tranchées et restent à la gare à décharger des wagons, et l’amélioration de leur sort est immédiate: meilleure nourriture, et la porte de la prison reste ouverte (à l’intérieur du camp). Le dimanche suivant, E. Lesage signale toutefois qu’il est interdit aux prisonniers d’aller à la messe. Les « travailleurs » sont payés, 4 francs pour les hommes et 3 francs pour les « enfants », mais pas les « prisonniers ». L’auteur finit par obtenir de rentrer en permission à Lille, du samedi au dimanche, le 21 juillet, soit six semaines après son arrivée au camp. Par la suite, les mentions les plus fréquentes du journal concernent la qualité de l’alimentation ou les permissions. Le régime en est, pour les travailleurs, tous les quinze jours, lui mentionne être rentré à Lille les 21, 28 juillet et 19 et 26 août. Il signale aussi qu’une quête a été faite dans le camp pour les prisonniers, parce que ceux-ci ne gagnaient rien. Bien que « prisonnier », il signale sa réticence : (p. 38) « j’ai bien envie de refuser de recevoir ma part car plus tard on nous le reprochera toujours et à Lille nous aurons l’honneur d’avoir été content d’avoir eu recours à eux.» Le journal fait encore mention d’un accident mortel, une grenade ayant été placée par erreur dans un sac à peser, et l’explosion fait au total trois morts. Une dernière mention, le 31 août, clôt le journal : « On a retrouvé ce matin, un homme mort dans son lit. Il avait été réformé au début de la semaine et attendait son retour à Lille. » Après cette fin abrupte, il est difficile de dire si l’auteur est rentré chez lui, mais les requis étant en général plus nombreux à la belle saison, c’est vraisemblable.

L’impression générale est donc celle d’un sort difficile, avec des travaux forcés, à réaliser contre les alliés anglais et une tonalité patriotique très présente dans le récit, pour des jeunes de 18 ou 19 ans, isolés devant l’impressionnante autorité allemande. Il reste que les conditions semblent moins rudes que ce que rapportent les récits sur les déportés agricoles des Ardennes, avec une absence de mention d’amaigrissement et de dysenteries, une alimentation presque correcte et des permissions fréquentes, pour ceux qui cèdent aux injonctions de travail: est-ce parce que ce sont des jeunes gens « de bonne famille » ? Les adresses au début du carnet concernent plutôt des quartiers résidentiels, c’est une piste, mais seulement une piste.

Vincent Suard septembre 2021

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