1914, un destin alsacien
1. Le témoin
Achille Walch, qui a presque 15 ans au début de la guerre, habite le village de Carspach, en Haute-Alsace (Sundgau, proche d’Altkirch). Travaillant comme jardinier, il voit l’arrivée puis le recul des Français en août 1914, le front se stabilisant à 400 mètres de son village, resté dans les lignes allemandes. Les habitants, régulièrement bombardés, sont évacués en 1915. Mobilisé dans l’armée impériale en mars 1918, il est entraîné mais ne monte pas en ligne. Après la guerre, il effectue quatre mois du service militaire français (classe 19), se marie en 1924, puis devient jardinier aux Mines domaniales de Potasse d’Alsace ; il prendra sa retraite en 1961.
2. Le témoignage
Le témoignage d’Achille Walch a été publié en 2016 aux éditions Atlande (« 1914, un destin alsacien », sous-titré « Mes mémoires ou les aventures variées du fils d’un pauvre homme. », 252 pages, rééd. 2023). L’auteur parvenu à la retraite a composé ses mémoires à partir de carnets rédigés en 1928 et aujourd’hui disparus. Le texte, nous précise la présentation (Carmen Jung, Marie-Claire Vitoux et Raymond Woessner), est écrit dans un allemand marqué par le dialecte alsacien, et des éclaircissements sur les choix de traduction et la saveur de la langue d’A. Walch sont proposés, comme par exemple : « Verklemmmi, wir hatten hunger wie russische Wölfe !», (« Sapristi, nous étions affamés comme des loups russes ! »).
3. Analyse
Le récit autobiographique évoque d’abord le temps de l’enfance, qui n’est pas malheureux, mais qui n’a rien de bien joyeux non plus, les corrections étant fréquentes de la part du curé (catéchisme), de l’instituteur ou de sa mère, [avec autorisation de citation] « – Bienheureux temps de l’enfance – (…) je ne parvenais pas à comprendre cet aphorisme » (p. 42).
La guerre en Alsace du Sud
Le récit décrit le passage des Français vers Mulhouse, puis leur retrait, et il oppose le désordre des pantalons rouges à l’organisation méthodique de la défense allemande. Lorsque les « libérateurs » demandent à boire, il précise que sa sœur est une des rares personnes du village à comprendre cette demande, car elle parle le français. Son grand-père est favorable aux Français, et l’auteur décrit le clivage dans son village qui partage les « vieux », en général pro-Français, et les jeunes, passés par l’école allemande, qui sont pour l’Empereur. Il insiste sur l’ivresse fréquente des Français, et les villageois ne sont pas bien considérés par leurs libérateurs qui se méfient d’eux. Son père, 44 ans en 1914, passe les lignes pour éviter la conscription allemande, et il est d’abord traité sans ménagement comme interné civil d’un pays ennemi ; déportés en Corse dans des conditions difficiles, ces Alsaciens sont ensuite « libérés » et le père d’A. Walch travaillera dans la région parisienne pendant toute la guerre.
Réfugiés en Basse-Alsace
L’auteur raconte les bombardements réguliers du village, la présence des soldats surtout Badois, puis les civils de Caspach, trop exposés, sont évacués en décembre 1915. La première destination devait être le Pays de Bade, mais l’intervention du docteur Ricklin, député au Reichstag, a obtenu que ces réfugiés alsaciens soient hébergés en Alsace du Nord, ce qui ne s’avèrera pas positif pour la famille.
Sa mère a choisi le village d’Uberach à côté d’Haguenau, car l’épouse de son frère y habitait, et cela s’avère un choix malheureux, car ils sont fort mal accueillis (p. 98), « Celui qui a confiance en sa famille construit sa vie sur des fondations fragiles. » Le jeune homme est menacé et conspué par les enfants du village (p. 98) « Espèces de métèques ! Bande de mendiants ! Fils de Tsiganes ! » criaient-ils, bien à l’abri depuis leurs cachettes. ». Il essaie d’établir des relations pacifiées, mais c’est un échec (p. 100) « Les plus arrogants, ne trouvaient rien de plus intelligent à faire que de répondre en imitant notre dialecte de Haute-Alsace avec des grimaces de singe. » Sa mère est également confrontée à l’hostilité et l’avarice des paysannes du village, et avec les restrictions alimentaires qui s’aggravent, la vie quotidienne est très difficile. Il insiste sur les décès des plus fragiles en 1917 (« C’est le typhus de la faim qui les a emportés, disait-on couramment. »). Paradoxalement, sa mère finit par trouver de la compréhension dans le village luthérien de Niedermodern, ce qui la surprend beaucoup (p. 107) « Pour nous, seuls les fidèles de l’Église catholique romaine pouvaient entrer au paradis. » A. Walch précise aussi que la sympathie de ces protestants allait en général vers l’Allemagne, « le portrait de l’empereur manquait rarement dans le séjour de leurs maisons. »
Soldat de l’Empereur
Appelé sous l’uniforme à 18 ans en mars 1918, dans une caserne de Wiesbaden, il évoque une expérience difficile. Très mal nourris, avec un encadrement brutal et borné, il parle d’une mise au pas aussi prussienne qu’idiote (p. 131), et suppose que leurs sous-officiers venaient du monde « des vanniers et des rémouleurs. On en restait sidéré. » Les recrues ne sont pas battues, mais facilement insultées et souvent punies, avec des exercices supplémentaires qu’on peut assimiler à des maltraitances corporelles. C’est sur la faim que l’auteur insiste le plus dans sa formation de treize semaines où « sans une once de bienveillance, un rebut de l’humanité nous soumettait à la violence impériale de Germania et nous traitaient comme si nous étions des bœufs stupides. (p. 132) ». Il mentionne les interrogations des recrues alsaciennes entre elles sur le serment obligatoire de fidélité à l’Empereur, indispensable pour pouvoir sortir de la caserne. Certains pensaient que le serment « les livreraient corps et âme aux Prussiens. » ; d’autres, dont il partage l’avis, relativisent cette prestation de serment (p. 133) : « Tu n’as qu’à l’ouvrir et puis tu penses : que le diable vous emporte. »
La seconde partie de la formation militaire les transporte dans le nord-est de la France, et la phase d’endurcissement est bien plus dure que ce qu’ils ont vécu en caserne. Un camarade allemand originaire de Worms leur explique que leur nouveau sergent, une brute particulièrement primaire, est proxénète dans cette même ville. A. Walch décrit ce drill comme une longue séance de torture, et évidemment la sous-alimentation n’arrange pas son sort, les colis de sa mère restant bloqués à Strasbourg. La formation se termine avec des tirs à balles et obus réels, qui se soldent par 4 morts au total (p. 158 – 159). Lors d’un tir à la mitrailleuse avec une vieille arme de rebut, A. Walch oublie la présence du sergent dans son dos et estime (p. 157) : « les Français peuvent dormir sur leurs deux oreilles si on va au front avec ce truc de merde » ; le sergent l’incendie en retour : « Là-bas, vous toucherez du meilleur matériel. Comme cela, vous pourrez abattre vos copains, vous, les espèces de sales têtes de français. » C’est ensuite une errance en Belgique à la fin de l’été 1918, il évoque des civils belges hostiles (p. 163, une altercation avec la foule « on entendait prononcer des sales Boches. »), une rencontre avec des prisonniers français squelettiques, et les changements d’attitude des soldats allemands, annonciateurs de la désagrégation finale. Avec des camarades, il participe à de fréquentes tentatives de vol de pommes de terre ou de volailles, mais surtout de betteraves. Au tout début novembre, les jeunes recrues se dispersent, non sans avoir revu leur sergent qu’ils ne saluent plus : « Espèces de sales porcs, qu’est-ce que vous vous imaginez donc ! N’allez pas croire que les bolcheviques sont déjà là. » Cela les laisse indifférents, mais l’auteur pense que personne autour de lui ne savait ce qu’étaient les bolcheviks. Il arrive à Liège, cherche l’hôpital, mais une cuisine roulante rencontrée à la gare, gérée par les soldats des comités, lui permet de trouver l’énergie de rentrer en Allemagne sur le marchepied d’un wagon. Il est intéressant de noter qu’il tient à garder son fusil jusqu’en Alsace, car les temps sont incertains. Il apprend l’Armistice en arrivant à Francfort, et sa description des soldats à la gare de Kehl (p. 188) montre qu’il se considère comme privilégié : « Il régnait entre les soldats la même ambiance oppressante. On pouvait comprendre ce que ressentaient les pères de famille. Ce qui les attendait chez eux, où on était à bout et où on manquait de tout après quatre années de guerre. Cela ne me touchait guère car l’Alsace allait bientôt redevenir française, et faire partie de la mère patrie. Cela ne pouvait que me réjouir en tant que soldat prussien involontaire. »
L’après-guerre
Revenu en Alsace, l’enthousiasme pour les Français est d’abord motivé par le pain blanc qu’ils amènent après des années de disette… Il évoque ensuite l’expulsion des Allemands, le pillage de leurs biens (Saverne), et le retour de son père, effondré par la destruction de la maison familiale de Carspach. La fin du volume aborde des thèmes d’après-guerre, avec une reconstruction critiquée car faite avec des devis trop bas et des matériaux de mauvaise qualité. Le service militaire français de l’auteur, d’une durée de 4 mois conclut ces souvenirs : à Châlons-sur-Saône, les recrues ne comprennent pas les ordres, montrent beaucoup de mauvaise volonté, et déclenchent un scandale dans la presse locale à cause de la mauvaise qualité de la nourriture. Lorsqu’ils veulent bien obéir, Achille Walch estime que les exercices et les manœuvres représentaient (p. 225) « un jeu d’enfant par rapport à ce que nous avaient fait subir les Prussiens. »
Dans ce propos très vivant, écrit dix ans après la guerre, l’auteur raconte une souffrance continue, liée à la faim et à son enrôlement par « les Prussiens », alors que trop jeune il n’a pas connu le front. Cela laisse rêveur si l’on imagine le sort de jeunes Alsaciens d’une ou deux années plus âgés, bringuebalés de la Russie aux offensives de la dernière chance à l’Ouest… Un témoignage très instructif.
Vincent Suard, mai 2025