Bauchond, Maurice (1877-1941)

1. Le témoin
Maurice Bauchond est un notable valenciennois, un érudit passionné d’Histoire de l’Art qui exerce la profession d’avocat. Âgé de 37 ans à la mobilisation, il est exempté à cause d’une forte myopie mais sert en août 1914 comme infirmier civil de la Croix-Rouge. Habitant avec sa mère, il vit toute l’occupation au centre-ville de Valenciennes; Il ne se marie qu’en 1922 et est après la guerre un des principaux animateurs du cercle Archéologique et Historique de la ville.
2. Le témoignage
Les «Souvenirs de l’invasion » de Maurice Bauchond, un journal d’occupation qui tient à l’origine en 500 pages d’écriture serrée, ont été publiés sous le titre Vivre à Valenciennes sous l’occupation allemande 1914 – 1918, Journal de l’avocat Maurice Bauchond, 374 pages, parution au Cercle archéologique et historique de Valenciennes Tome XIV – Volume 1 – 2018. L’ouvrage est édité, annoté et présenté par Philippe Guignet, Professeur émérite de l’Université de Lille et spécialiste d’Histoire Moderne. La préface, qui situe ce témoignage par rapport à l’historiographie actuelle, est rédigée par Yves Le Maner. L’édition, supprimant redites et longueurs, ne reprend pas l’intégralité du manuscrit, qui lui-même est muet pour l’année 1915. La publication, soignée, est accompagnée de photographies et de reproductions de documents locaux d’époque, ainsi que de 700 notes érudites, très utiles pour la connaissance du valenciennois pendant la guerre.
3. Le témoin
Ce journal d’occupation décrit, du point de vue d’un bourgeois local, les grandes phases de l’occupation, qui vont de l’incrédulité à la fin de l’été 1914, à l’apprentissage des relations avec les envahisseurs (logement, règlementation, réquisitions, alimentation…) puis à l’aggravation de la situation en 1917 (pénuries, disettes, amendes répétées) et 1918 (bombardements aériens, rapprochement de la bataille). Le diariste évoque les nouvelles, les anecdotes de l’occupation et ses propres relations avec les Allemands. Il les fréquente d’abord comme infirmier civil, puis évoque surtout à partir de 1916 ses responsabilités d’interlocuteur français des occupants dans le domaine des beaux-arts et de la préservation du patrimoine.
Les rumeurs
Le journal reprend presque quotidiennement les nouvelles, qui sont basées sur les conversations avec les connaissances de l’hôpital, du Palais – où il semble plaider rarement -, du musée ou de la Caisse d’Epargne, où il exerce des responsabilités. L’auteur recueille aussi des informations dans les journaux français, que l’on trouve encore au début de l’occupation, puis dans la presse allemande et le communiqué officiel. L’auteur évoque nombre de bruits et de on-dit, souvent faux, à un degré plus ou moins étendu : c’est le règne de la rumeur, à laquelle on ne croit qu’à moitié, souvent précédée de « on raconte » ou « on dit que », caractéristique des journaux d’occupation, surtout quand le front est actif. Il évoque par exemple en octobre 1914 (p. 89) une victoire française à Cassel « des troupes françaises massées au Mont-Cassel auraient canardé presque au sortir des trains les troupes allemandes en marche vers la côte.» ou p. 97 « on raconte que le Kronprinz est mort, que son corps a été autopsié par deux médecins allemands et un médecin belge, on aurait découvert qu’il avait été frappé par une balle allemande. » En général, les éléments rapportés par l’auteur sont plus proches des faits réels, mais la vérité émerge toujours avec un retard important.
Les pénuries, les privations
M. Bauchond évoque les pénuries, les réquisitions et les privations, mais en bourgeois aisé, il n’en souffre pas lui-même. Curieusement, il a tendance à plusieurs reprises à minorer les souffrances alimentaires des populations civiles, comme en mars 1916 (p. 158), «depuis 18 mois, le conseil municipal annonce à la population qu’on va être affamé et depuis 18 mois, on ne manque de rien, du nécessaire pour le moins. » Certes le ravitaillement de Valenciennes est meilleur durant la guerre qu’à Lille ou Douai, mais l’auteur, qui fréquente surtout un « entre-soi » social et reste au centre-ville, est peu sensible aux lourdes difficultés de la vie quotidienne des couches populaires, notamment des femmes de mobilisés. Plus averti des privations en 1917, il évoque (p. 256) une « Affiche étrange du maire conseillant de bien mastiquer les aliments et de les tenir longtemps dans la bouche avant de les avaler. »: il n’y a rien là d’étrange quand on sait ce qu’est la faim, et on peut faire la même remarque avec le terme « curieux » en mars 1917 (p. 262) « On assiste parfois à des scènes curieuses. Lorsque les soldats rentrent du charbon dans les bureaux allemands, c’est une foule de malheureux, hommes, femmes, enfants qui viennent quémander quelques morceaux, ils ont des seaux ; les soldats les remplissent. Ces jours-ci, j’ai assisté plusieurs fois à ce spectacle. » On le voit, cette distance sociale n’exclut pas l’empathie.
La protection du patrimoine
L’auteur évoque à de nombreuses reprises en 1917 et 1918 ses fonctions de co-responsable du Musée des Beaux-Arts, il doit réceptionner une série d’œuvres, issues des abords du front, et qui sont envoyées à l’arrière par précaution. Il reçoit par exemple des toiles venant du château de Saint-Léger-les-Croisilles (front au sud d’Arras, p. 215), de Cambrai ou de Lille; il explique en juin 1917 (p. 283) que « La ville reçoit un avis de l’inspection des étapes, le musée recevra la garde des objets d’art du front. Des salles du musée devront être à la disposition de l’autorité allemande pour les exposer. » Expert local et interlocuteur des spécialistes allemands, il négocie la préservation de quelques cuivres artistiques et de ferronneries d’art lors des réquisitions de métaux (p. 289) : « Sur ma demande, M. Burg se rend encore dans plusieurs maisons pour déconsigner des cuivres artistiques. » Avocat, il plaide la cause d’un certain nombre de cloches de la ville, justifiant leur sauvegarde par leur caractère patrimonial original et précieux : la plupart de celles de l’agglomération sont saisies, mais, dans le cadre d’une négociation, il réussit à en sauver un certain nombre, (p. 305) « J’ai pu sauver la cloche de l’heure de l’hôtel de ville dont on avait commencé l’enlèvement ».
Une relation particulière avec les Allemands
Les officiers-experts qui s’occupent du Musée et des œuvres sont cultivés et francophones, et P. Guignet souligne dans sa présentation « l’évidente jubilation que M. Bauchond éprouve à s’entretenir avec eux d’histoire et d’histoire de l’art » (p. 22). On peut par exemple citer ce passage d’emploi du temps assez représentatif (août-septembre 1917, p. 300) : « Au musée, le baron von Adeln procède à un nouveau rangement de toutes les salles ; il est très correct et très aimable avec moi et me raconte volontiers des anecdotes de sa vie. (…) Quelques visites d’officiers importants au musée ; visite du professeur Goldschmidt de l’Université de Berlin, auquel je suis présenté. Il examine les primitifs et les manuscrits carolingiens. ». Si, cédant à un anachronisme tentant, Y. Le Maner évoque les situations d’accommodement décrite par P. Burrin pour 1940-1944, P. Guignet parle malicieusement d’une attitude bavarde, aux antipodes de celle des hôtes français du « Silence de la mer » de Vercors. Cédant à ce même anachronisme, il nous est difficile de ne pas penser aux ennuis – mesurés – que l’auteur aurait probablement eus en 1944. Reste qu’après la guerre – la Grande – on lui sait gré de son action en faveur du patrimoine valenciennois.
Un bourgeois pacifiste
M. Bauchond est un pacifiste, il déteste la guerre et le dit du début à la fin du conflit, par exemple le 13 septembre 1914 (p. 59) : «Comme nous désirons de tout cœur et ardemment la victoire des Français. Mais on ne peut souhaiter la mort de ces pauvres gens [les soldats allemands]. Oh non ! Le patriotisme bien entendu n’entraîne pas la haine. Que la guerre est donc odieuse ! » Il souligne à plusieurs reprises la correction des Allemands logés en ville, déclare qu’il a toujours vu le soldat allemand sans haine (janvier 1916), et qu’il déteste les jusqu’au-boutistes, « suppôts de l’Action française et autres journaux nationalistes » (p. 193), et « Maurice Barrès et sa bande ». Lors de ses conversations, il est souvent obligé de taire ses opinions modérées avec ceux qu’il rencontre, et si on ajoute la mention fréquente de valenciennois détestant l’occupant, l’auteur apparaît plutôt isolé. Il rapporte ainsi une rencontre avec un de ces « nationalistes», personne qui par ailleurs fait preuve d’une étonnante clairvoyance chronologique (11 novembre 1916, p. 224) : « Rencontre d’Albert Carlier : quel fougueux nationaliste et quel esprit dangereux ! Pour lui, la guerre durera encore deux ans au moins et ne peut se terminer que par l’écrasement total d’un des adversaires, dût-on tous périr de chagrin. […] Et dire que ces gens se croient des chrétiens. »
L’Alsace- Lorraine
Pour hâter la fin du conflit, et dans cette même logique d’apaisement international, l’auteur mentionne à plusieurs reprises son désintérêt pour la récupération de l’Alsace-Lorraine, et il évoque son hostilité avec ceux qui en font un préalable à toute paix ; il le dit en 1916 (p. 165) : «surtout que les Alsaciens-Lorrains ne désiraient pour la plupart rien moins que le retour à la France. » Il le reformule en 1917 (p. 303) à l’occasion d’ouvertures de l’Alliance «Va-t-on sacrifier quelques millions d’hommes pour récupérer une province qui n’est pas française et que l’on sait si peu désireuse de le redevenir que l’on craint de confier la décision au sort d’un plébiscite.». Le thème revient encore au début de 1918 (p. 311) : «L’Alsace-Lorraine toujours : ce brandon de discorde se dresse toujours bêtement pour continuer à faire tuer des gens qui s’en fichent pas mal. »
Les opérations autour de Valenciennes en 1918
La ville est de plus en plus frappée par les attaques aériennes anglaises en 1918, et le récit évoque les alertes, les quartiers frappés, les victimes. A l’automne, le front se rapproche, et l’auteur narre le déménagement par les Allemands de tous les objets du musée pour les mettre en sécurité à Bruxelles. En octobre la bataille de l’Escaut est violente, et – outre ceux qui ont été évacués de force – beaucoup d’habitant essaient de fuir vers la Belgique. Le diariste raconte que son départ à pied a été remis car la poussette chargée de ses bagages était beaucoup trop lourde. Il se claquemure chez lui en attendant les Anglais (15 octobre 1918, p. 343) : «Il revient énormément d’évacués. Tous sont d’accord pour décrire la misère terrible de la route : gens malades, ravitaillement impossible, logements difficiles, accidents, poussettes cassées, membres brisés, enfants égarés, plusieurs blessés et même quelques morts. ». C’est le samedi 2 novembre à 8 heures du matin qu’une clameur l’alerte : « Voilà les Anglais ! »
En définitive, comment replacer ce témoignage singulier, comment évaluer sa représentativité ? P. Guignet et Y. Le Maner soulignent les discordances avec une certaine « vulgate historiographique » de l’occupation, passée comme récente ; le pacifisme foncier de M. Bauchond, attitude rare au sein de la bourgeoisie, le rapprocherait plutôt de la gauche socialiste, mais on a vu qu’en fait il en est très loin, à la fois par son statut de notable traditionnel et par son manque d’intérêt pour les conditions de vie réelles de la majorité de la population. Par ailleurs, son insistance sur l’Alsace-Lorraine le singularise également ; ce n’est pas que les autres diaristes, occupés comme soldats du front originaires du Nord, soient pour ou contre son retour, mais ils n’en parlent en fait pratiquement jamais : pour eux, ce qui compte, c’est avant tout que les Allemands soient chassés des « Régions envahies», celles de 1914.
Vincent Suard, mars 2019

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