Marcenac, René

Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p. René Marcenac, fils de commerçants de Cahors, titulaire du baccalauréat, est l’un de ces témoins. Il a rédigé des carnets dont de très larges extraits sont donnés dans le livre.
C’est en juin 1915, au 59e RI, qu’il découvre les tranchées. Un ancien lui montre les morts restés dans le no man’s land, « une longue ligne de capotes bleues qui étaient allongées dans la plaine ». Il a écrit de belles pages sur une patrouille de nuit en août, récit qui débute avec la remise d’instructions à un camarade pour avertir la famille au cas où… En septembre, lors d’une « relève descendante », les soldats expriment leur joie : « On blague, on rigole. » Marcenac note qu’en annonçant une attaque pour le lendemain, l’officier affirme que les défenses allemandes seront détruites et qu’il n’y aura plus « qu’à avancer l’arme à la bretelle ». Sans commentaire, les poilus se mettent à échanger leurs adresses pour que les survivants renseignent les familles des tués. Et : « Quelques soldats, un peloton sans doute vient de franchir le parapet, une seconde, un éclair, et les voilà fauchés pour toujours car les mitrailleuses ennemies ont fait leur travail. » Ensuite : « Un des devoirs les plus tristes à faire est certainement la visite de ceux qui sont morts. Il faut quelquefois, pour retourner les poches des poilus, plonger la main dans le sang. On y trouve de toutes choses, des débris de tabac qu’on jette, les carnets de souvenirs précieux pour les familles, la photo de la femme ou de la fiancée… On les enveloppe sous le nom et le matricule du soldat. Comment ne pas penser à la douleur de la maman qui compte sur le retour de son cher fils. Parfois, hélas, le soldat a perdu son livret, la chaîne de la plaque s’est brisée, pas une lettre, pas une enveloppe ne laisse tomber son nom. Force est d’enterrer le mort sans aucun renseignement. » Une fois, Marcenac signale un caporal détrousseur de cadavres (p. 127).
Comme tant d’autres fantassins il a vu des Allemands faits prisonniers et envoyés à l’arrière (p. 96), des Français tués sous le tir des canons français (p. 98) : « C’est terrible d’être tué par les nôtres. On a beau faire allonger le tir, on a beau envoyer un agent de liaison, notre artillerie fauche toujours. » Une trêve (p. 111, texte daté du 16 juin 1915, lieu non mentionné) : Des prospectus annonçant des victoires russes sont envoyés aux Allemands qui finissent par se montrer. « Pendant un quart d’heure environ nous causons entre Français et Allemands, faisant des signes de se rendre. « Jamais », répond l’officier allemand, un homme à monocle. Notre lieutenant qui cause l’allemand leur parle des dernières victoires que nous avons eues. En réponse à la victoire russe, le Boche nous répond en français : « On vous trompe, nous avons pris les forts de Vaux et de Douaumont, vous vous figurez que ce n’est rien ça ? » Des deux côtés ennemis tout le monde est sur le parapet. Après un bon quart d’heure de causerie, tout le monde rentre dans la tranchée. Boches et Français ne sont plus visibles, c’est fini. »
À Verdun en novembre 1917, il écrit une de ces nombreuses pages d’anthologie sur le sujet de la boue, à l’occasion d’une marche nocturne : « Le brouillard devient plus intense, on ne voit plus où on pose le pied. Ouf ! Les pieds s’enfoncent dans la boue qui atteint jusqu’au mollet, parfois aux genoux. La terre qui a été bouleversée par les bombardements continuels, remuée en tout sens, forme glaise, et l’eau reste à la surface ou, si elle parvient à s’infiltrer quelque peu, forme une boue épaisse, gluante. Plus nous avançons, plus cela devient pénible. Un homme tombe à l’eau et disparaît ; à grand peine nous le sortons. Plus loin, c’est un homme enlisé que les hommes arrachent à la boue. Ah ! comme le sac est lourd ! On sent l’eau qui coule le long du corps ayant traversé les effets. […] Mais voilà que soudain un murmure passe le long de la colonne : « Nous sommes perdus, perdus ! » Ah il n’y a rien qui vous coupe les jambes comme cela : perdus ! […] Je prends mon couteau et je coupe ma capote à hauteur de la vareuse, mes camarades font comme moi, nous voilà soulagés un peu car la capote traînant sur la boue emmenait avec elle un paquet de boue. […] Petit à petit le jour arrive, on se regarde, on est méconnaissable […] Eh bien tous les huit nous nous sommes mis à rire. Cela nous paraissait si bizarre notre tenue que nous avons ri et puis la tristesse nous a repris. De tous côtés, aussi loin que notre vue pouvait apercevoir, une mer de boue, des trous d’obus remplis d’eau et rien que des trous d’obus, pas une vie humaine. »
Il a su voir les relations entre soldats et officiers (p. 173) : « Dans la vie du poilu il est des choses que celui-ci ne peut oublier. La plus importante, c’est le mal que le gradé lui a fait. En première ligne, l’officier tâche d’être bien avec le soldat mais à l’arrière, pour la moindre chose qu’il fasse, le gradé fait valoir ses droits en punissant sévèrement l’homme qui a fauté pour bien peu bien souvent. Cependant le poilu, bien souvent père de famille obsédé par le cafard, par la misère que subit sa famille, a des minutes de faiblesse, un moment de laisser aller. Malheur au pauvre poilu s’il commet une faute, aussi légère soit-elle. Ah ! triste vie que ce métier militaire. Quand donc serons-nous affranchis de ce joug qui pèse tant sur nos épaules de forçats, quand, quand ? »
Ce n’est que le 15 septembre 1919 qu’il est démobilisé (p. 82) : « Le cauchemar était fini. »
Rémy Cazals, avril 2016

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Azéma, François (1877-1968)

1. Le témoin
François Azéma, fils d’autre François, cultivateur à Saint-André de Roquelongue (Aude), est né à Auragne (Haute-Garonne) le 26 mars 1877. Il n’avait que 14 ans à la mort de son père, et les religieux de l’abbaye de Fontfroide auraient achevé son éducation (ses carnets révèlent une assez bonne orthographe). Après le service militaire effectué au 100e RI à Narbonne (on a une photo), il s’est marié en février 1905 et a eu un fils en novembre. Il exerçait la profession de cordonnier à Saint-André lors de la mobilisation. Appartenant à la territoriale, il n’est monté en renfort au 280e RI que le 16 mai 1915 (plus jeune que lui de deux ans, Louis Barthas était parti début novembre 1914 pour le même régiment). Lorsque le 280e est dissous, Azéma passe au 256e, et son chemin se sépare de celui de Barthas. En juillet 1917, âgé de 40 ans, il devient cordonnier au dépôt divisionnaire, puis il passe dans l’artillerie de campagne et enfin au 77e régiment d’artillerie lourde à grande puissance. Il est démobilisé le 28 janvier 1919 à Carcassonne, et écrit : « le 29 je rentre chez moi à St André ». Il est mort dans son village le 22 août 1968.

2. Le témoignage
est représenté par deux petits carnets de 44 et 32 pages conservés par la famille. Les notes sont prises au jour le jour, depuis le 16 mai 1915 jusqu’au 29 janvier 1919, au crayon ou à l’encre selon les possibilités. Sur la dernière page du premier carnet, l’auteur a ajouté, après la guerre, la mention suivante : « Le présent livret a été écrit en entier dans les tranchées jour par jour au fur et à mesure que ma triste vie de tranchées s’écoulait. » Les notes sont très brèves, surtout au début, par exemple en juin 1915 : « 22 marche 8 k, soir revue, 23 exercice, 24 matin marche, soir revue, 25 marche et pluie ». Par la suite, elles forment des phrases, sans développements, mais qui réussissent à montrer le caractère exténuant des marches et des travaux, et les dangers affrontés. Pour la première partie, jusqu’à la fin de 1915, on pourra s’appuyer sur les longues descriptions de Louis Barthas pour développer les propos laconiques de François Azéma, par exemple lors des inondations suivies de fraternisations de décembre 1915 en Artois.

3. Analyse
De juin à décembre 1915, le 280e est en Artois, et on retrouve dans les carnets les noms du Fond de Buval, de la tranchée de Calonne, La Targette, Neuville-Saint-Vaast, etc. Comme Barthas, il fait des corvées de rondins, des marches sous la pluie battante, il subit les journées de bombardements qui alternent avec des périodes plus calmes. Le 26 septembre, il note : « Nous avons passé la nuit bien froide couchés sur la terre » ; le 4 octobre, un obus de 77 tombe sur la cagna « d’où on a pu sortir sans blessure » ; le 11 octobre : « J’ai failli être tué par un 105 tombé à 4 m et qui a tué 2 camarades » ; le 75 fait aussi des victimes, tués et blessés.
Il y avait de la boue avant décembre 1915, mais ce mois-là est particulièrement pluvieux : « Nous sommes allés travailler à déblayer les boyaux où la boue nous arrivait jusqu’aux genoux ; il fallait se donner la main les uns les autres pour s’arracher ; plusieurs ont dû abandonner sac, fusil et équipement pour pouvoir se dégager. […] Puis nous sommes montés en 1ère ligne où nous avons eu de la pluie tout le temps et de la boue jusqu’aux genoux ; il fallait travailler tout le temps à la réfection des tranchées : nous avons souffert atrocement pendant ces jours de 1ère ligne, nos pieds gelaient dans la boue ; pendant ces jours-là les Allemands sont montés sur la tranchée, nous de notre côté on en a fait autant et pendant 5 jours tout le monde était en terrain découvert ; les Allemands nous offraient des cigarettes, puis du rhum. Le 15 décembre nous avons été relevés des 1ères lignes. » Louis Barthas, Léopold Noé et d’autres ont évoqué ces scènes.
François part en permission le 1er janvier 1916. Il rejoint son régiment à Dunkerque, pour aller en Belgique. Le 3 mars 1916 est ainsi décrit : « Monté en 1ère ligne par une nuit noire où on ne voyait pas à un pas, il pleuvait à verse, nous sommes arrivés trempés jusqu’aux os ; du fait de l’obscurité nous tombions dans des trous d’obus où nous avions de l’eau jusqu’à la ceinture ; en résumé, relève très pénible où nous avons souffert atrocement. Le lendemain 4 mars nous avons eu de la neige en abondance nous couvrant ainsi que la terre de son manteau blanc. Cette journée a été très rude car étant mouillés et un vent glacial nous avons gelé ; en somme, journée mémorable par la souffrance que nous avons endurée ; dans la soirée les Allemands nous ont lancé quelques crapouillots sans résultat car personne n’a été blessé ni tué. »
En juin 1916, cet artisan rural, proche des choses de la terre, remarque avec tristesse : « Pendant tout notre séjour à Hardivilliers, nous avons de la manœuvre dans les cultures, soit blé, luzerne, seigle, etc. où nous brisons tout sur notre passage. » Dans la Somme, à la fin de 1916, ce sont encore de très durs moments dans la boue et sous les obus. En Alsace en 1917, cela va mieux, et il va passer dans l’artillerie (sans donner d’explication sur ce changement de statut).
En novembre 1918, un long passage écrit au crayon se termine par la remarque que les prisonniers boches (mot rarement employé) ont été très heureux d’apprendre la nouvelle de l’armistice. Il trouve alors une plume et de l’encre pour écrire, en soulignant la première ligne : « L’armistice a été signé le 11 9bre à 5 heures matin et le feu a cessé à 11 h m. sur tous les fronts. Guillaume II abdique et s’enfuit en Hollande. Son fils le kroumpritz renonce au trône, il en pleure comme un gosse. »
Photo de François Azéma dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 42.

Rémy Cazals, mai 2011

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