Viguier, Armand (1893-1985)

Une vie avec le ciel comme horizon

1. Le témoin

Armand Viguier (1893-1985) est originaire de Péchaudier (Tarn). Engagé volontaire en 1913, il débute la guerre au 10e Dragon puis passe dans l’aviation en mars 1915, arme dans laquelle il est d’abord mécanicien. Il est sous-officier pilote de bombardier Voisin à la VB 107 où il effectue de nombreuses missions à partir d’Esquennoy. Il passe dans la chasse en 1917, d’abord à la N 150 puis la N 157, passant sur Spad en 1918. Il continue une carrière de pilote militaire entre deux-guerres, jusqu’à sa retraite du service actif en août 1940.

2. Le témoignage

Une vie avec le ciel comme horizon, Mémoires, du Commandant Armand Viguier, a paru aux éditions des Grilles d’Or en 2007 (265 pages), à l’initiative de Thierry Servot-Viguier. La retranscription avait été réalisée en 1985 par Charles Coin d’après un manuscrit écrit au crayon de papier, récit lui-même rédigé par l’auteur à un âge avancé. La partie « Grande Guerre » occupe les pages 40 à 173, et l’ouvrage est complété d’un intéressant dossier iconographique (une trentaine de pages non paginées) avec de nombreuses photographies originales se rapportant surtout au monde de l’aviation fréquenté par l’auteur.

3. Analyse

L’auteur, évoquant en début de volume ses petits-enfants qui ne lui laissaient aucun répit avec leurs demandes d’histoires d’aviation, s’est demandé un jour : « en somme pourquoi n’écrirais-je pas moi-même mes mémoires ? » L’intérêt du document, outre son ton vivant et parfois facétieux, est de présenter un itinéraire complet de pilote, avec la vocation dans l’adolescence, la formation puis les missions de guerre, ainsi qu’après 1918 la carrière poursuivie dans l’aviation militaire. Le document est à la fois une chronique factuelle d’une grande précision, qui documente pour nous l’itinéraire du témoin au long de la guerre, et un recueil d’anecdotes, des histoires d’aviateurs qui lui sont arrivées à lui ou à d’autres pilotes qu’il a côtoyés.

Le 10e dragon

En août 1914, l’unité de cavalerie d’Armand Viguier n’affronte jamais frontalement l’ennemi : il y a quelques reconnaissances offensives, mais il mentionne surtout le spectacle des civils en fuite et une retraite assez rapide. Son cheval Carabi est blessé et doit être achevé, et l’auteur raconte son émotion, tout en se justifiant (p. 54) : « Ceux qui me liront seront sans doute étonnés que je m’exprime ainsi pour la mort d’un cheval, quand des hommes mouraient autour de moi. Peut-être ! Mais est-il possible d’évaluer les souffrances qui sont imposées par la guerre ? La mort de mon cheval m’avait profondément marqué ; 64 ans après, ce souvenir maintes fois écrit ou raconté m’attire toujours quelques larmes. » L’auteur explique que les chevaux de son unité ont beaucoup souffert dans les deux premiers mois de campagne, et qu’à la fin de septembre, ils étaient plus d’une centaine à marcher à pied par manque de montures. Il retourne hiverner dans sa caserne de Montauban, où il décrit le difficile dressage des chevaux qui viennent d’être achetés au Canada. On demande des volontaires pour l’aviation, et il est accepté pour un stage de mécanicien : il a raconté au début du livre, évoquant son adolescence, sa passion pour la mécanique et sa formation en autodidacte.

La formation

De manière classique pour ce type de récit, Armand Viguier raconte les étapes de sa « scolarité » aéronautique, avec un stage d’élève mécanicien à Longvic, puis un stage de mécanicien-mitrailleur à Avord (mai 1915), ce qui l’amène ensuite à la formation d’élève pilote à Étampe. Il décrit ses instructeurs, son lâcher, puis sa formation à Ambérieu à l’école « Voisin ». Il finit par être affecté à la VB 107 (Voisin-Bombardement) où il restera de septembre 1915 à juillet 1917 (p.107) : « Je venais de franchir le pas. Dijon, Etampes, Ambérieu, Le Bourget, et cela entre le 12 mars et le 14 septembre, c’est à dire en 185 jours. »

Les opérations

L’auteur raconte en détail sa première mission de guerre qui l’a fort impressionné, et ce récit anecdotique d’octobre 1915 illustre bien ce que sont ces « histoires de pilotes » qui parsèment l’ouvrage (p. 113 à 116). Il doit donc aller bombarder la gare de Biache-Saint-Vaast en fin d’après-midi mais une erreur sur le choix de son mitrailleur le fait décoller peu après son groupe et il arrive en retard sur l’objectif. Ce retard fait concentrer sur lui l’ensemble des tirs anti-aériens, puisque les autres sont déjà repartis quand il arrive au-dessus de Biache. Il est alors attaqué par un aviatik et réagit mal : au lieu de lui faire face (son mitrailleur est à l’avant) il prend la fuite en tournant le dos à l’ennemi, en enchaînant les virages serrés. Son mitrailleur monte alors debout sur le strapontin du siège et s’appuie sur le plan supérieur pour tirer avec une carabine. Au bout d’un moment, notre témoin a recouvré son sang-froid et va faire face, mais avec un grand bruit le mitrailleur s’écroule au fond de la carlingue et le moteur passe au ralenti. Heureusement avec le crépuscule l’aviatik abandonne la partie, et l’auteur s’aperçoit, alors que le mitrailleur se remet de son évanouissement, que sa chute avait faussé la commande des gaz. Ils sont par contre totalement égarés, réussissent à se poser au hasard dans un pré malgré des vaches nombreuses qui refusent de s’écarter, et ils finissent cachés dans une haie, se sachant pas de quel côté du front ils sont arrivés… « Pourquoi le caporal Nicolas, pratiquement debout, n’a t-il pas basculé dans le vide ? Pourquoi la carabine n’est-elle pas partie dans l’hélice ? Pourquoi n’ai-je pas percuté les vaches dans la prairie ? Pourquoi l’Allemand nous a t-il ratés ? (…) Ainsi se termina ma première mission de guerre, avec le recul du temps, je ne regrette pas de l’avoir vécue mais, quant à l’oublier… » Basé sur le terrain d’Esquennoy dans l’Oise de novembre 1915 à mars 1917, A. Viguier décrit en mai 1916 un accident, dont il est responsable par une faute de pilotage, et qui lui vaut une jambe cassée. Les avions Voisin sont de plus en plus menacés par la chasse adverse, et l’auteur explique ensuite le passage au vol de nuit, en entraînement puis en missions de bombardement (p. 130) : « La chasse ennemie n’était plus à craindre mais les accidents furent nombreux. Les pannes de magnéto qui, en plein jour, se terminaient plutôt bien, causèrent beaucoup trop d’accidents. »

Rencontrer Guynemer

L’évocation de Charles Guynemer et de sa fréquentation plus ou moins familière est un topos du récit de pilote français pour la première moitié de la guerre, et il est vrai que, jusqu’au début de 1916, l’aviation est encore un petit monde. A. Viguier mentionne qu’élève mécanicien, il a lancé son hélice à Avord (p. 71), qu’il bavarde avec lui sur le terrain de la MS3 à Breuil-Le-sec (p. 120) « Pour parler, il avait l’habitude de prendre le bras de son interlocuteur. » Au printemps 1916, Guynemer en panne doit attendre trois jours sa réparation sur le terrain des Voisins. L’auteur le loge et évoque son caractère (p. 129) « durant les deux jours que dura la réparation, il tournait en rond dans le hangar sans se rendre compte qu’il exaspérait les mécaniciens qui ne pouvaient aller plus vite.Lorsqu’il put reprendre possession de sa mécanique, il fit un essai de quelques minutes et s’envola vers son incroyable destin sans me remercier de l’avoir hébergé pendant ces trois jours. » La quatrième mention a lieu à Cachy, sur le terrain des Cigognes de la N3 où le lieutenant Papin et A. Viguier vont faire une visite au commandant Brocard (p. 137) : « Des poitrines ornées de décorations à rallonges vinrent aussi et parmi eux, Guynemer. Retrouvailles. Et le pot traditionnel au bar de l’escadrille, Brocard avec nous. Dans l’encadrement de la porte apparut soudain une sorte de fantôme. Plein de boue séchée des pieds à la tête, une barbe hirsute, un casque cabossé, les mains sales, etc. Il s’avança vers le Commandant :

« – Je suis le Lieutenant Untel et je rentre des tranchées. Mes hommes voudraient voir Guynemer. »

« – Tu y vas, Georges » dit le commandant.

Cachy se trouvait sur la route d’Amiens à Péronne et tout ce qui allait sur ce front de la Somme passait devant les hangars de la 3. J’avais, avec le lieutenant Papin, suivi Guynemer. Assis sur le bord de la route, quelques dizaines de fantassins dans le même état que leur lieutenant, attendaient dans une sorte d’abrutissement total. Il voulut leur dire quelques mots, mais devant leur misère physique, sa voix s’étrangla. » La dernière rencontre date d’août 1917, sur les Grands Boulevards à Paris (p. 137) : « Il passa près de moi et, au lieu de l’arrêter, je le suivis pour jouir personnellement de le voir admiré. Les traits tirés, les yeux cernés, le dos légèrement vouté, il passait au milieu de la foule qui le reconnaissait. Paris, en toute liberté admirait son héros dont, malheureusement les jours étaient comptés. » Parmi les célébrités rencontrées, l’auteur mentionne aussi Pierre Loti et plus tard Ettore Bugatti, ainsi que Saint-Exupéry, à l’occasion de son service militaire, et les capacités de ce dernier ne lui laissent pas un souvenir inoubliable.

Un bombardier chez les chasseurs

Après nouvelle une blessure en mai 1917 due à une perte de vitesse, l’auteur revient au front après un mois de convalescence et demande à passer dans la chasse. Il est très mal reçu à la N 150, on lui vole sa seule victoire, qui est attribuée à un autre équipier (p. 149) « il était inadmissible qu’un pilote de bombardement arrivé de fraîche date, puisse ainsi abattre un avion ennemi, et sur Belfort encore ! » Il évoque encore la manière dont il est maltraité par sa hiérarchie après avoir suivi et tenté d’attaquer un zeppelin. Mais cela se passe mieux ensuite à la N 157, qui devient la SPA157 après la réception de ses Spads. Il évoque l’ambiance d’urgence liée aux offensives allemandes de 1918, avec les déménagements incessants de terrains, à cause du front en mouvement. Il doit un jour porter un pli à une escadrille menacée d’encerclement (p. 167) : « Je me mis face au vent et alors que je me posai au milieu du terrain, je m’aperçus que tout ce monde était habillé… de vert ! Les gaz en plein, je réussis à décoller de justesse dans une trouée d’arbres. (…) Et je regagnai mes hangars. Descendu de mon Spad, j’ai pu m’essuyer le front, car j’avais eu chaud… ».

Passé sous-lieutenant en juillet 1918, après l’Armistice il est stationné à Spire en Allemagne, à côté de l’usine Pfalz. Il sera ensuite un des pilotes du 2e régiment de chasse constitué par le commandant Brocard en 1920 au Neuhof à Strasbourg.

Armand Viguier produit donc ici un récit de qualité : si c’est le témoignage, pas si rare, d’un cavalier passé pilote, c’est en même temps, et c’est moins fréquent, l’itinéraire d’un jeune passionné d’aviation qui voit son rêve d’avant-guerre se réaliser assez tôt. Par contre, la vraie conscience d’avoir échappé à une mort en vol plus que probable est plus tardive, elle semble bien liée au moment de la composition de ses souvenirs : « Mon Dieu, que le mot chance revient souvent ! » (p. 147).

Vincent Suard, décembre 2022

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Paret, Lucien (1884 – 1914)

1. Les témoins

Lucien Paret (1884 – 1914), viticulteur, est né à Saint-Pierre-de-Bœuf (Loire). Il a épousé en 1913 Octavie Guigal (1889 – 1982), originaire de Limony (Ardèche). Étant de « premier jour » de mobilisation, il est immédiatement incorporé à Saint-Étienne au 358e RI. Rapidement transporté vers l’Est avec son unité, il est tué le 24 août au col de Sainte-Marie-aux-Mines (Haut-Rhin).

2. Le témoignage

L’association « Visages de notre Pilat » (42410 Pélussin) a publié en 2009 un ouvrage de Jacques Perreton : « Feuilles mortes», courriers de guerre de Lucien et Octavie Paret de Saint-Pierre-de-Bœuf, 123 pages. L’ouvrage a été rédigé par le petit-fils des protagonistes, en s’aidant des quelques sources accessibles. La majorité des courriers disponibles, une dizaine de lettres, est reproduite dans le volume, avec quelques documents officiels.

3. Analyse

L’apport de ce petit livre attachant est limité sur le plan du témoignage direct, car Lucien Paret est tué très tôt, et de ce fait, le nombre de lettres est très réduit. Il s’agit plutôt ici du témoignage d’un petit-fils, très attaché au souvenir de sa grand-mère, décédée à 93 ans en 1982, et en introduction, Louis Challet signale que l’auteur avait d’abord destiné ce travail à sa seule famille. Le propos est animé par la volonté de faire connaître les anciens aux petits-enfants, avec une évocation de la vie familiale et agricole dans le Pilat rhodanien : ici en effet, nous sommes dans une zone mixte, et Octavie est tisseuse en usine chez Baumann (fabrique de soieries). La seconde partie de l’ouvrage, basée sur le J.M.O. du 358e RI, décrit l’itinéraire militaire de Lucien, met en scène ses derniers jours et explique la façon dont Octavie a appris la mort de son mari.

Donc ici, surtout piété filiale et reconstitution historique, parfois légèrement romancée, mais on peut toutefois signaler trois éléments utiles.

D’abord l’ambiance, au départ des mobilisés.

Lucien, qui n’a pas voulu qu’Octavie l’accompagne à la gare de Saint-Pierre-de-Bœuf, reste assez longtemps dans le train, qui part beaucoup plus tard que prévu, et il écrit le lendemain (p. 68) : « je suis avec des copains de l’actif ; on ne s’ennuie pas, ce qui a été plus pénible c’est au train à Bœuf car tout le monde pleurait. Tu dois savoir que nous sommes partis à huit heures et demi mais je n’ai pas voulu aller à la maison car ça m’aurait fait de la peine. »

Puis l’annonce de la disparition, avec la manière progressive d’annoncer la mauvaise nouvelle.

Il existe deux lettres d’Adrien Dervieux, une connaissance de Saint-Pierre, sergent au 102e RIT, et qui était « avec les voitures » quand les compagnies éprouvées du 358e RI redescendent du col alsacien le 24 août. Il écrit le 24 septembre qu’un homme de la compagnie de Lucien lui avait signalé qu’il faisait partie d’un groupe qui n’était pas rentré : «Tous sont portés comme disparus. En conséquence, je ne voudrais pas vous donner un espoir qui par la suite pourra être déçu, mais il est fort probable qu’ils sont prisonniers. L’hypothèse de sa mort est certainement la dernière à laquelle l’on puisse s’arrêter. » Dans une deuxième lettre tardive (avril 1915), A. Dervieux, qui sait par ailleurs qu’Octavie a appris la mort de son mari, est plus précis. Il raconte qu’en septembre il a dit tout ce qu’il savait, mais qu’entre-temps il a été affecté à la « Cie où il [Lucien] était », ce qui est très curieux (sa F.M. n’évoque que le 102e RIT), et que « ce n’est que le 15 mars qu’un camarade m’a parlé de lui et m’a dit l’avoir vu tomber.» A. Dervieux écrit qu’il vient de réinterroger ce témoin, et celui-ci raconte : « Quand je me suis retourné, j’ai vu à ce moment mon camarade Paret qui s’est abattu la face en avant. Il ne s’est pas relevé ni n’a fait aucun mouvement tant que je l’ai regardé. Mais comme il était à une quinzaine de mètres de moi et que les balles sifflaient de tous côtés, je n’ai pu m’approcher de lui. »

Enfin on trouve mention d’une lettre chaleureuse, reçue par Octavie en 1920, de Berthe Schlacher, qui s’occupe au bourg des sépultures militaires : « Si vous voulez venir sur les lieux où votre mari est tombé, vous n’aurez qu’à m’écrire et me dire par quel train vous arriverez et comment nous pourrons nous reconnaître. Ma sœur et moi serons en gare. Vous serez chez nous notre hôte, pendant votre séjour à Sainte-Marie. Acceptez sans hésiter et surtout pas de remerciements car c’est une dette de reconnaissance que nous acquittons, votre mari n’a-t-il pas donné sa vie pour nous. À bientôt, on vous attend… » On ignore si Octavie Paret s’est rendue en Alsace.

Vincent Suard (mars 2022)

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de Diesbach, Louis (1893-1982)

Souvenirs de Louis de Diesbach, Pilote de chasse de la Grande Guerre

1. Le témoin

Le comte Louis de Diesbach de Belleroche (1893 – 1982) est originaire d’Hendecourt-lez-Ransart (Pas-de-Calais). Onzième enfant de la famille, il est, après un court passage au collège Stanislas à Paris, collégien en Suisse jusqu’en 1912, et intègre en 1913 le 21e Dragon à Saint-Omer. Il sert à cheval dans cette unité, puis à pied dans les tranchées, jusqu’en juin 1916. Maréchal des logis, il suit ensuite la formation de pilote, et est blessé (mai 1917) après deux mois de vol en première ligne. Il suit une difficile convalescence pendant le reste du conflit. Après la guerre, il est maire d’Hendecourt, conseiller général de 1928 à 1940, et député « Républicain de gauche » de 1932 à 1940. Après la Libération, son maréchalisme lui a causé quelques ennuis. Il anime, dans les années soixante, avec Joseph Frantz, l’association d’anciens pilotes « Les Vieilles Tiges ».

2. Le témoignage

Benoît de Diesbach a publié en 2005 à Fribourg « Souvenirs de Louis de Diesbach, Pilote de Chasse de la Grande Guerre » (176 pages) avec de nombreuses reproductions photographiques. Ce document de synthèse repose sur des extraits de documents émanant de Louis de Diesbach, mais ce n’est pas un témoignage linéaire ; le corpus est composé de lettres adressées à sa mère, d’extraits de ses mémoires à la première personne (vers 1970), mais de deuxième main car issus de passages pris dans « Louis de Diesbach » (biographie) de Ghislain de Diesbach, et d’extraits liés à l’émission télévisée «Les dossiers de l’écran »(1977) et à un entretien mené en 1977 par le Service Historique de l’Armée de l’Air.

3. Analyse

Par sa nature composite, le texte donne une bonne idée de l’expérience de guerre de Louis de Diesbach, mais il est difficile de dire si le résultat final correspond bien au centre de gravité qu’il aurait voulu donner à son récit. L’auteur évoque d’abord en août 1914 l’interminable chevauchée, qui après les Ardennes belges et la frontière du Luxembourg, le mène vers Liège : la chute de la place renvoie le 21e Dragon vers Paris. Il n’y a pas d’affrontement direct, seulement quelques escarmouches ou des cavaliers victimes du tir direct de l’artillerie allemande. L’auteur évoque, derrière les haies, la nervosité et la tension répétée liées à la préparation de charges qui ne se déclenchent jamais. Il incrimine aussi le régiment voisin (p. 18) : « Lors de ces longues attentes, combien nous maudissions notre régiment de cuirassiers dont les cuirasses brillaient si insolemment au soleil, et ne manquaient pas de nous faire repérer, nous faisant risquer de recevoir des dégelées d’obus. » Le témoin combat ensuite à pied, à partir de novembre 1914, dans le secteur d’Ypres. Dans ses lettres à sa mère, le ton est enjoué et il cherche nettement à la rassurer. Il a sur lui comme protection un « billet des rois mages », une petite gravure sur cuivre, dont l’efficacité était garantie par le fait qu’elle a touché les reliques des rois mages de Cologne. Il y a peu de détails sur l’année 1915, il est instructeur à Saumur, moniteur à Toulouse et il passe maréchal des logis. Il signale qu’il fait tôt sa demande pour l’aviation. Il revient au front en juillet 1915, et évoque des connaissances qui deviennent directement sous-lieutenant en demandant l’infanterie.

Pris dans l’aviation en juin 1916, il décrit sa formation classique, par Dijon et Chartres, l’école de chasse d’Avord, puis le stage de tir à Cazaux et l’école d’acrobatie de Pau. Malgré la mention d’un accident mortel qui s’y déroule sous ses yeux, (aile arrachée pendant un exercice de vrille volontaire), il considère (p. 56), au contraire d’autres témoins, « qu’en somme, il y eut peu d’accidents. » Il semble à ce moment désargenté, et sa mère, qui l’aide un peu, a dû quitter le château familial du Pas-de-Calais en se réfugiant à l’arrière, et se retrouve elle aussi dans une gêne relative. Il lui écrit qu’il gagne un complément de revenu en traduisant pour la «Guerre aérienne » de Jacques Mortane des extraits du livre récent de l’as allemand Boelcke : « je travaille tous les soirs mon allemand !… Je traduis les mémoires du capitaine aviateur (boche) Boelcke (qui a abattu 40 avions !). » A l’issue de sa formation, il intègre la N 15 au Plessis-Belleville en mars 1917 et vole en missions de guerre jusqu’à sa blessure du 3 mai.

Georges Guynemer est un personnage récurrent des souvenirs. L. de Diesbach lui écrit à plusieurs reprises, et le mentionne souvent, avec admiration. Il l’évoque comme camarade de classe au Collège Stanislas (« un de mes meilleurs camarades ») en 1907. Il exagère, auprès de sa mère, la réalité de cette amitié, disant être resté en relation avec lui, et (p. 40) « malheureusement, nous nous sommes un peu perdu de vue depuis 2 ou 3 ans ». C. Guynemer se manifeste seulement en février 1916, en répondant : « Oui, mon vieux, c’est bien moi ! il y a près de 10 ans que nous ne nous sommes vus et ta lettre m’a fait vraiment plaisir car je ne t’ai pas oublié. ». La relation est assez unilatérale, mais pour L. de Disbach, l’as français représente un modèle, dont la renommée rejaillit un peu sur lui, s’il arrive à s’en rapprocher. C’est aussi le moment de l’explosion de la médiatisation des héros de l’air, qui a commencé avec Jean Navarre, et qui génère une presse spécialisée à laquelle il collabore. Notre témoin est assez tôt en relation avec le père du héros, Paul Guynemer, et quelque temps après la mort de Charles, il écrit à sa mère (p. 98) : « J’ai reçu ces jours-ci de M. Bordeaux et de M. Guynemer une édition spéciale de la « Vie héroïque de Guynemer » de H. Bordeaux sur papier Hollande avec imprimé en tête : « imprimé spécialement pour le comte Louis de Diesbach de Belleroche. » J’en suis très fier. ». C. Guynemer n’avait pas la réputation d’être très sociable, et un extrait d’entretien tardif donne des éléments qui semblent plus proches de la réalité vécue : « Je lui avais écrit à plusieurs reprises (…), mais ses rares réponses étaient toujours brèves, racontant surtout ses combats aériens. C’était pratiquement, comme je pus le constater, la seule conversation que l’on pouvait avoir avec lui à ce moment-là, car nos entretiens ne duraient guère. » Plus loin, c’est avec un autre as qu’il revendique dans une lettre une proximité passagère mais funeste (23 avril 1918, p. 92) : « J’ai été heureux d’apprendre ce matin la mort du Capitaine von Richthofen ; c’est lui qui m’a descendu voici bientôt un an, hélas !… » Cette affirmation est erronée, le Baron Rouge n’étant pas sur ce front en mai 1917.

Arrivé au front, il acquiert rapidement une citation (12 avril 1917), est crédité de deux victoires, mais il détruit aussi son nouveau Spad dès réception (17 avril), sur une erreur de pilotage à l’atterrissage, probablement par manque d’expérience. Le 3 mai, il reçoit dans un combat aérien une balle incendiaire dans le genou et réussit à rejoindre les lignes françaises. Il passe sur la table d’opération, parmi de nombreux blessés de la Bataille du Chemin des Dames qui se poursuit alors. Au cours de l’année 1917, c’est une suite de séjours hospitaliers, avec d’abord l’hôpital américain de Neuilly, il ne peut remarcher, subit d’autres opérations, a besoin d’un appareillage qui n’arrive pas… Plus d’un an après sa blessure, en juin 1918, il évoque des médecins qui (p. 95) « ont été étonnés du progrès et du mieux de ma jambe. Moi je n’en trouve aucun. Tant que je ne puis marcher, je ne trouve aucune amélioration, ils me dégoûtent tous. » Il est ensuite affaibli par ce qu’il appelle la « Dingue Espagnole », traverse une grave dépression et émerge seulement, après deux ans, en 1919 : il semble qu’il lui ait fallu ce temps pour accepter la réalité de son invalidité, en refusant une dernière opération (p. 112) « je n’eus pas le courage de recommencer. J’avais déjà subi sept opérations et je ne voulais plus en entendre parler. » Cette expérience de la guerre influencera son engagement politique ultérieur dans les années Vingt (p. 102) : « Maire depuis 1919 d’une commune rurale dévastée, je me suis attelé à sa reconstruction. Vivant constamment au milieu de ceux qui comme moi avaient durement souffert de la guerre, j’ai soutenu jour après jour leurs revendications. »

Ainsi, un témoignage intéressant sur un des nombreux aviateurs venus de la cavalerie, sur un itinéraire de convalescence après une blessure grave, ainsi que l’aperçu d’une façon d’appréhender le conflit par un jeune notable rural de noblesse ancienne (Suisse) ; cette appartenance est importante pour lui, ainsi que pour l’auteur du recueil, Benoît de Diesbach, et les précisions généalogiques abondent en notes de bas de pages, pour présenter tous les membres de ces prolifiques familles.

Vincent Suard décembre 2021

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Kuhr, Piete (1902-1989)

1. Le témoin
Elfriede Alice « Piete » Kuhr est née le 25 avril 1902 à Schneidemühl, ancienne capitale de la Prusse-Occidentale, aujourd’hui Piła en Pologne. Sa mère, qu’elle vénère, dirigeant une école de chant à Berlin, distante de près de 300 kilomètres, Piete vit chez sa grand-mère avec Willi-Gunther, qu’elle surnomme Gil, son grand frère de 15 ans, qui deviendra apparemment aviateur en 1918. Rien n’est dit d’un père. De son témoignage transpire son statut social, manifestement aisé. Grandissant, en 1918, elle travaille dans un foyer pour enfants de sa ville où elle deviendra soignante. En 1920, elle rejoint sa mère à Berlin puis devient danseuse. En 1927, elle épouse un célèbre acteur juif, Léonard Steckel, avec lequel elle aura une fille, Anja. Après l’accession au pouvoir d’Hitler, un officier SS lui conseille de quitter le pays. Elle abandonne le « Quartier rouge » de Berlin pour la Suisse où, fidèle aux propensions qu’elle a nourri dans son adolescence, et qui transpirent de son journal de guerre, elle consacre son temps aux réfugiés. Une pathologie cardiaque met fin à sa carrière de danseuse ; elle se consacre à l’écriture jusqu’à sa mort le 29 mars 1989 à Seehaupt en Bavière.

2. Le témoignage
Le journal de guerre de Piete Kuhr est publié, pages 19 à 68, dans Filipovic, Zlata et Challenger Mélanie, Paroles d’enfants dans la guerre, Paris, XO éditions, 2006, 455 pages.
Piete débute son journal de guerre le 1er août 1914 sur les conseils de sa mère : « Elle pense que çà m’intéressera quand je serai grande. C’est vrai » (p. 23). Elle y décrit tout à la fois son environnement, la vie de la petite ville de Schneidemühl en y ajoutant son état d’esprit, volontiers frondeur, et ses sentiments quant à la vie qu’elle mène, maintenant profondément bouleversée par la guerre. Pourtant, celle-ci dure et pèse sur le moral de l’adolescente à tel point qu’elle déclare, le 1er septembre 1916 : « J’arrête mon journal de guerre. Je ne peux plus continuer. Cette guerre ne finira jamais. Je ne vais pas continuer à écrire jusqu’à ce que mes cheveux aient blanchi » (p. 57). Heureusement, malgré un cafard grandissant, elle le poursuit toutefois mais de façon plus épisodique ; en effet, on trouve 20 dates pour 1914, 4 pour 1915, 6 pour 1916, 5 pour 1917 et 5 pour 1918. Pourtant, malgré la ténuité de son écriture, de nombreux renseignements d’ambiance et psychologiques peuvent être dégagés de son journal d’une adolescente en Prusse-Occidentale.

3. Analyse
Piete décrit d’emblée une ville pavoisée de « drapeaux à toutes les fenêtres » (p. 24) alors même que l’Allemagne n’a pas encore déclaré la guerre. Elle tente de comprendre les raisons de cette folie qui gronde et fait montre d’un bon sens enfantin. Très vite, elle affiche une adhésion militariste ; elle dit : « J’étais furieuse de n’avoir que douze ans et de ne pas être un homme. A quoi sert un enfant, pendant une guerre ? A rien. Il faut être soldat. La plupart des hommes s’engagent volontairement » (p. 26). Elle y revient à plusieurs reprises dans un premier temps. Alors qu’elle ravitaille des soldats en partance pour le front, elle dit : « Je me prenais pour un soldat dont on s’occupait bien, et j’étais très heureuse » (p. 31) souhaitant abandonner l’insouciance de son enfance : « … je ne joue plus à la poupée. C’est si petit des poupées… Elles n’ont rien à faire dans une guerre. – Tu voudrais jouer à quoi, alors ? – Aux soldats, j’ai répondu » [à Greta, sa bonne] (p. 49). Le 4 août elle décrit longuement le départ du régiment de la ville (le 149. I.R.), avec ses hommes décorés. Elle dit : « Tous les soldats portaient des guirlandes de fleurs des champs autour du cou ou sur la poitrine. D’immenses bouquets de marguerites, comme s’ils pensaient abattre leurs ennemis avec des fleurs » mais immédiatement, elle note que « Leurs visages étaient graves. Je m’attendais à les voir rire et plaisanter » (p. 29). Plus loin, elle ajoute encore alors que les troupes venues de tous les horizons défilent dans la petite capitale : « Les soldats et les réservistes rient et chantent. Ils saluent joyeusement en arrivant, puis en partant » (p. 31). Sus à l’ennemi ; un chant en démontre la différence de traitement : « Que chaque Prussien tue un Russe. Que chaque Allemand rosse un Français. Et les Serbes auront ce qu’ils méritent. Que les démons soient serbes ou russes, nous les écraserons » (p. 32). C’est bientôt (6 août) le temps des premiers bourrages de crânes sur les Russes, menés au front à coups de fouet et déjà en famine, ou les premières victoires, telle celle de Liège annoncée le 7 alors que le dernier fort de la ville ne tombera que 9 jours plus tard. Cette partie de la Prusse étant majoritairement composée de polonais, divisés entre Russie et Allemagne, l’armée les recrute par voie d’affiches : « Polonais, soulevez-vous et engagez-vous avec le respecté gouvernement allemand » (p. 35). Pourtant aux derniers jours d’août, Piete assiste à l’arrivée des premiers réfugiés venant de la Prusse orientale (p. 40). Elle y décrit aussi l’antisémitisme, exacerbé, et rapporte entendre « Profiteurs de guerre ! » dès le 7 septembre (p. 43). Hélas, les journaux publient les noms des premiers morts parmi les soldats qui appellent leurs soldbuch, (quelle désigne « carte d’identité militaire »), « ticket pour la mort ». Piete y a peur d’y trouver des noms connus et déjà elle dit : « La guerre aurait vraiment mieux fait de finir » (p. 36). Les premiers blessés affluent en effet dans la ville, qu’elle décrit. Puis, malgré la distance, elle dit : « Les combats font rage sur le front de l’Est, tout le long des quatre cents kilomètres de la ligne. En étant immobile, et très attentif, on sent la terre trembler légèrement sous nos pieds » (p. 40). Par les écoles, elle participe à l’effort de guerre par le tricotage (chaussettes, écharpes, bonnets, mitaines, gants et oreillettes) pour les soldats, plus tard, ce sera par d’incessantes quêtes et récoltes. Elle décrit : « Tous les jours, on nous répète : « Chaque pfennig pour les soldats ». Mamie dit que je vais la ruiner, avec les quêtes de l’école. Maintenant, il y a une grande Croix de fer en bois accrochée au mur de l’école et nous devons y planter mille clous en fer. Quand ils seront tous cloués, ce sera vraiment une Croix de fer. On peut en planter autant que l’on veut. Les clous valent cinq pfennigs pièce, ceux en argent dix. Jusqu’à maintenant, j’en ai planté deux en fer et un en argent. Ça fait une distraction. L’argent récolté est consacré à l’effort de guerre » (p. 47). Plus loin, à la demande de l’Etat, le 11 mars 1915, de collecter des métaux, cuivre, fer, plomb, zinc, bronze et vieux fer, elle pille à nouveau la maison grand-parentale pour participer à la compétition des classes. Elle fait un état des lieux : « J’ai retourné la vieille maison de fond en comble. (…) J’ai pris des vieux couverts, cuillers, fourchettes et couteaux, des brocs, des bouilloires, un plateau, une coupe en cuivre, deux lampes en bronze, de vieilles boucles de ceinture et plein d’autres choses », allant même jusqu’à fondre elle-même ses soldats de plomb (pp. 53-54). L’ambiance en ville, entre réfugiés et trains de combattants, amène des scènes de folies, civile comme militaire (pp. 41 et 42), puis les premiers morts prisonniers et espions exécutés (p. 44). D’ailleurs, un terrain appartenant à sa famille jouxtant le cimetière devient celui des prisonniers russes décédés. Suit maintenant la mort d’un ami, le premier qui tombe au front, fils d’une conseillère municipale, puis de l’un des élèves de sa mère, le ténor Dahlke, tué à Maubeuge. Ce décès affecte cette dernière qui, dès lors, reproche à la jeune diariste le contenu de son journal et lui prescrit : « … tu devrais considérer la guerre sous un jour plus héroïque. Une vision trop terre à terre brouille la grandeur des événements. Ne te laisse pas envahir par une sotte sentimentalité… » (p. 46) alors que ses écrits reflètent bien ce qu’elle constate et son chagrin, jusqu’au blasphème. Elle dit à ce sujet : « Mamie prie Dieu pour qu’il le protège [Paul Dreier]. Si Dieu exauçait toutes nos prières, aucun soldat ne mourrait. Mais il ne les entend même pas. Le tonnerre des fusils a dû le rendre sourd comme un pot » (p. 49). Lentement s’insinue le cafard et le 31 décembre 1914, elle dit : « Pourquoi est-ce que je ne suis pas avec les soldats ? Pourquoi je ne suis pas morte ? Çà sert à quoi, que je vive encore cette vie ? Elle ne m’a jamais donné aucun plaisir ; d’abord l’école, et maintenant la guerre. Je le pense vraiment, je ne peux pas écrire autre chose ; je ne peux pas, maman, tu m’entends ? Et je ne le ferai pas. Elle est comme çà, notre vie et si je devais la raconter autrement, je dirai des mensonges. Je préfèrerais encore ne plus rien écrire du tout » (p. 52). Le 25 avril 1916, elle dit : « Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. J’ai quatorze ans ! Je ne sais toujours pas exactement ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, dans cette guerre. Je me réjouis de nos victoires et je suis hors de moi en pensant aux morts et aux blessés. Hier, j’ai entendu dire qu’il y a un hôpital caché dans la forêt, où vivent des soldats qui ont le visage arraché. Ils doivent être si effrayants que les gens normaux ne peuvent pas les regarder. Des choses comme çà me plongent dans le désespoir » (p. 56). Le 29 novembre 1918, elle termine son journal allégoriquement en rendant visite au cimetière des prisonniers du camp de Scheidemühl et dit enfin : « Dans la mort, on pourrait dire que tous les hommes ressemblent aux autres » (p. 67).

L’ouvrage se poursuit par la reproduction du journal de Nina Kosterina (Russie), Inge Polak, (Autriche et Royaume-Uni), Gunner W.-G. Wilson (Nouvelle-Zélande et Egypte), Hans Stauder (Allemagne), Sheila Allan (Australie et Singapour), Stanley Hayami (Etats-Unis), Yitskhok Rudashevski (Lituanie) et Clara Schwarz (Pologne) pour la Seconde Guerre mondiale. Ed Blanco (Etats-Unis) pour la guerre du Vietnam. Zlata Filipovic (Bosnie-Herzégovine) pour la guerre des Balkans. Shiran Zelikovitch (Israël) et Mary Masrieh Hazboun (Palestine) pour la deuxième Intifada. Et enfin Hoda Thamir Jehad (Irak) pour la guerre d’Irak.

Un cahier photographique central illustre ces témoins, dont Piete Kuhr.
Son témoignage a été utilisé dans une série dramatique diffusée en 2014 : 14 – Des armes et des mots — Wikipédia (wikipedia.org)
Renseignements complémentaires relevés dans l’ouvrage :
(Vap signifie « voir aussi page »)

Page 27 : Proscription à l’école et dans la famille, des mots étrangers ; « adieu » ou « journal », trop français. Chaque manquement entraîne une amende de 5 pfennigs
33 : Elle fait une croix en cire pour célébrer la première victoire
48 : Évoque Verdun en novembre 1914
50 : Vue de Noël 1914 (vap p. 55 pour Noël 1915 et 58 Noël 1916)
54 : Voit un zeppelin, le LZ 35
55 : Offre pommes et fleurs aux soldats de l’hôpital
56 : Fait une tombe pour son chat, tué à coup de fusil par un voisin
58 : 25 décembre 1916 : « On fait la queue pour une malheureuse miche de pain »
61 : Elle vole une pâtisserie avec une amie
66 : A peur de la grippe espagnole

Yann Prouillet, février 2021

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Plond, Louis (1885-1916)

1. Le témoin
Louis Plond, originaire de Nogent-en-Bassigny (Haute-Marne), exerce au moment de la mobilisation la profession de coutelier. Marié à Marthe en 1912, il a eu un fils, Raymond, en 1913. Il sert au 309e RI, régiment de réserve de Chaumont, et son théâtre d’affectation concerne le front de la région de Baccarat-Badonviller (Meurthe et Moselle). Les régiments changent régulièrement de théâtre d’opération durant le conflit, mais ce n’est pas le cas du 309e RI de l’auteur, qui reste dans ce secteur de transition entre plaine lorraine et moyenne montagne des Vosges, de septembre 1914 à sa dissolution en juin 1916. L’auteur est tué lors de l’attaque allemande du Col de la Chapelotte en avril 1916.

2. Le témoignage
Bernard Plond, petit-fils de Louis, a fait paraître aux Éditions Dominique Guéniot Mon grand-père, Louis Plond, Correspondance privée, 2 août 1914 – 27 avril 1916 (un Haut-Marnais dans la Grande Guerre), Langres, 2007, 223 pages. Le transcripteur, professeur d’histoire-géographie, avait découvert en 1977 dans la maison familiale 197 lettres de son grand-père adressées à sa femme et il en a restitué, une fois retraité, les éléments essentiels. L’organisation de l’ouvrage est originale : l’auteur a divisé le livre en huit chapitres thématiques (faits de guerre, conditions de vie, relations avec les autres militaires, etc.) avec à chaque fois une partie « transcription » (pages en gris), puis une partie « commentaire » (pages en blanc). Les parties « transcriptions » sont composées d’extraits littéraux de lettres de 3 à 10 lignes environs, et sont classées par ordre chronologique, et les parties « commentaire » donnent les explications et les appréciations du metteur en texte. L’auteur remercie en page de garde les auteurs de « La Chapelotte 1914–1918 », parmi lesquels Yann Prouillet.

3. Analyse
Le choix original de présentation d’extraits de courriers de Louis Plond présente l’avantage de donner immédiatement à la lecture les éléments les plus intéressants, en les synthétisant par thèmes. Les inconvénients de ce choix sont de deux sortes : la partie « commentaire » des extraits, d’abord, même si elle est sérieusement menée, débouche parfois sur de la paraphrase, c’est-à-dire une simple reformulation des sources sans apport extérieur suffisant ; en revanche, cette partie est tout à fait adaptée, par son souci pédagogique, à un lectorat non-spécialiste, qui est naturellement le public ciblé. D’autre part, le problème posé par la partie transcription est que, n’ayant pas la totalité du corpus, et ne pouvant donc pas juger des proportions et équilibres, on ne peut savoir si un extrait est représentatif d’une attitude sur un temps long ou s’il est anecdotique. L’auteur anticipe toutefois cette critique en apportant parfois des commentaires bienvenus d’ordre statistique, comme par exemple : «6 mentions de la censure sur 197 lettres. »
Dans la logique des deux premiers chapitres (« Faits de guerre » et « Conditions de vie »), le petit-fils souligne avec honnêteté que le témoignage n’apporte rien qui ne soit déjà connu. En effet, c’est l’illustration classique d’une relation épistolaire, non dénuée d’intérêt, d’un poilu à sa femme, pour lui raconter ce qu’il vit en ligne ou au repos. Les combats sont sporadiques mais violents (19 avril 1915, p. 28) « [nuit d’alerte – petit matin] Nous les attendons encore. Remarque bien, je ne les demande pas, mais l’ordre est donné de résister jusqu’à la mort. C’est bien beau les paroles ! Nous avons de bonnes tranchées, mais on n’est pas à l’abri des balles. Ne te tourmente pas pour cela. Je ne devrais pas te parler de ces choses- là. » L. Plond semble, s’il déteste les Allemands, qu’il nomme toujours les « Boches » (avec majuscule et guillemets), ne pas envier le sort de ses connaissances de Nogent partis avec le 109e RI sur des théâtres d’opération plus exposés, et il dit plusieurs fois se faire une raison (mai 1915, p. 32) : « Nous ne sommes pas heureux, mais ce n’est rien à comparer à ceux du Nord [offensive d’Artois] » ou août 1915, p. 37 : « On trime, quoique j’aime mieux trimer au travail que d’être en régiment d’attaque. » Il a des remarques pittoresques sur l’évolution de l’équipement ; ainsi en décembre 1914 il signale qu’ils vont toucher des salopettes bleues pour mettre sur leurs pantalons rouges. Le casque Adrian est peu goûté à ses débuts (octobre 1915, p. 39) : « On nous distribue des casques à la place des képis. Ca la fout mal ; on a tout du « Boche » avec ça ! ». Et la perception du couteau de tranchée n’évoque pas de « brutalisation » particulière des mentalités (septembre 1915, p. 37) : « On nous a distribué une nouvelle arme. Juge un peu si c’est moi qui pourrait me servir de cela : un couteau de boucher pour l’assaut des tranchées ! En effet, il ne faut point de prisonniers, il faut achever les blessés ! On « zigouille » tout ! Tu parles d’une sauvagerie ! Quand ils les ont distribués, on en voulait point. Il pourra rester longtemps dans la musette. »
Les relations entre les époux sont bonnes mais sans effusions particulières ; malgré l’interdiction, ils arrivent à se voir une fois à Baccarat, auprès d’une logeuse qui loue clandestinement des chambres et en vingt mois, ils se seront vus au total à trois reprises, dont une fois illégalement. L’auteur mentionne la nostalgie qu’il a de son petit garçon, et le regret de ne pouvoir le voir grandir (p. 184) « Voilà notre petit Raymond en culotte. C’est au moment où il aura été le plus amusant que j’en aurai été privé. Je suis bien en mal ! » On peut aussi citer une mention très intime (apparition des règles de l’épouse après une permission), qui nous renseigne sur les mentalités: la permission pousse-t-elle à engendrer ou au contraire, faut-il l’éviter ? (octobre 1915, p. 180) : « Je suis content de la bonne nouvelle que tu m’apprends pour le « débarquement ». Je ne m’en faisais pas car je savais bien ne pas avoir fait de bêtises. Ce n’est pas le moment.» Dans un tout autre domaine, l’auteur et beaucoup de ses camarades, employés en temps de paix dans des coutelleries, tentent de se faire affecter à l’arrière dans des usines métallurgiques, mais leur manque de spécialisation les fait constamment refouler (p. 172), « Dans ma compagnie, 25 avaient demandé, mais personne n’a été pris. ». Lorsque finalement un d’eux réussit à se faire détacher, cela déclenche un sentiment de désarroi, (« pour nous, ça fait drôle, il faut rester » p. 175), de jalousie ou de distanciation ironique, qui passe ici par la grivoiserie (p. 99) : « Le Louis Voilqué a écrit. Il est heureux à Paris. Il est chauffeur de four. Mais le four n’est pas encore monté. Il dit que les « mouquères » ne manquent pas et que les types mènent la belle vie avec. Enfin, en attendant de pouvoir chauffer son four, il pourra toujours chauffer les poules.» Le moral de Louis Plond, sur la durée globale de son engagement, n’est pas bon et cette tendance s’aggrave en 1916. Bien qu’il soit conscient, on l’a vu, de ne pas être dans un secteur d’offensive (Artois, Champagne ou Verdun), l’auteur dit souvent souffrir des dangers de la première ligne, des dures conditions météorologiques ou des travaux éreintants dans les bois à l’arrière. Ce cafard semble attisé par le fait que son unité reste vingt mois dans le même secteur difficile, qui n’en en rien un «filon ». Quelques extraits peuvent témoigner de ces humeurs moroses :
Mai 1915 « je dirais qu’on en a plein le dos. »
Octobre 1915 « c’est bien malheureux de souffrir pendant 15 mois, de se faire dégringoler de la sorte pour n’aboutir à aucun résultat. »
Avril 1916 « j’en ai par-dessus la tête. Je n’ai plus de courage. »
Avril 1916 « on s’use un peu tous les jours. On est fatigué de cette terrible guerre. »
Ce type d’énumération accentue évidement l’aspect sombre du témoignage, il y a aussi quelques bonnes journées, mais c’est le découragement qui domine, par exemple en mars 1916, un mois avant d’être tué (p. 84) : « On n’a jamais autant trimé que pendant ces treize jours qu’on vient de tirer. Tous, nous préférons être aux tranchées. En plus, on n’est pas bien nourris.» et il ajoute le surlendemain «Je viens de passer à la paie : 11 jours à 0.25, c’est bien maigre pour les journées comme on en fait. »
En définitive, l’aspect le plus intéressant du livre repose peut-être dans le résultat de la démarche du petit-fils Bernard Plond : celle-ci n’est pas simplement historique ou mémorielle, elle a aussi valeur de thérapie pour le présent ; au tout début du livre, après le départ de la grand-mère en maison de retraite, il décrit la découverte des lettres dans une « grande chambre nuptiale condamnée », restée intacte et inoccupée depuis 61 ans: il se rend compte alors d’un malaise diffus, qui a toujours existé dans son enfance, et du fait que sa grand-mère ne lui a jamais parlé de Louis. Il fait le lien avec sa perception d’une femme marquée à vie et qui n’est jamais parvenue à surmonter le deuil ; il la décrit comme une personne dépressive qui tenait des propos répétitifs (p. 13) « j’ai été veuve à 26 ans ! » ou « Pour ce que c’est que la vie ! ». En fin de volume, B. Plond rend alors hommage à son grand-père qu’il a découvert, témoigne du respect qu’il a pour son itinéraire « d’endurance et de souffrance », mais surtout prend conscience d’une situation qu’il a vécue enfant sans la comprendre, une angoisse, une souffrance ininterrompue basée sur le non-dit : il a pu « saisir un fait-majeur de sa propre existence.» et il termine son livre en soulignant pour lui le résultat de sa démarche (p. 218): « Aujourd’hui, je crois pouvoir affirmer que cette angoisse a fait place à une relative sérénité car elle a pris le visage de l’absent. (…) Au moins, vu sous cet angle, ma présente démarche n’aura pas été inutile. Il aura fallu deux générations et 90 années pour « apurer les comptes » avec la Grande Guerre ! »

Vincent Suard, décembre 2020

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Menditte (de), Charles (1869-1931)

1. Le témoin
Charles de Menditte, originaire du Pays Basque, est sorti diplômé de Saint-Cyr en 1894. Après avoir servi en Algérie et au Tonkin, puis dans diverses unités en métropole, il commande comme capitaine en août 1914, à quarante-cinq ans, une compagnie du 144e RI de Bordeaux. Blessé en septembre et convalescent pendant une longue période, le commandant de Menditte fait ensuite partie, en 1916, de la Mission Berthelot, destinée à réarmer et entraîner l’armée roumaine. À la toute fin de la guerre, il commande le 415e RI lors du franchissement de la Meuse le 9 novembre 1918. Servant ensuite au Liban, puis en métropole, il termine sa carrière en 1926 avec le grade de colonel.
2. Le témoignage
Alain Fauveau, lui-même général retraité de l’Armée de Terre, et petit-fils de l’auteur, a publié chez Geste éditions en 2008 Le vagabond de la Grande Guerre, qui présente les «Souvenirs de guerre de Charles de Berterèche de Menditte, officier d’infanterie» (301 pages). Il s’agit de la mise en regard d’archives personnelles, d’extraits de carnets de campagne, de correspondance ou de conférences de Ch. de Menditte, avec des éléments de présentation historique, contextuelle et cartographique réalisés par A. Fauveau, bon connaisseur de la chose militaire ; l’ensemble est complété par des photographies évoquant les différentes affectations de l’officier durant le conflit.
3. Analyse
Pour l’historien certains passages proposés ici sont souvent originaux et utiles, car n’étant pas, à l’origine, destinés à la publication, ils représentent un témoignage intime et sincère des conceptions et représentations d’un officier d’active engagé dans le combat. Dans d’autres propos, tenus à l’occasion de conférences, c’est plutôt la préoccupation de la pédagogie et du style qui domine. Ch. de Menditte, s’il a une expérience riche de l’outre-mer, n’a pas une carrière fulgurante, et, bien noté, il est rarement promu. Très croyant, assez conservateur, il manque de souplesse et incarne assez bien le sobriquet «culotte de peau », utilisé par les officiers de réserve (M. Genevoix, R. Cadot), c’est-à-dire un officier d’active exigeant, rigide et distant. C’est surtout pour la période de la fin 1914 que la source est riche et originale : si les parties sur la Roumanie (1916) et sur l’opération sur la Meuse (novembre 1918) ont leur intérêt, elles composent une histoire militaire plus classique, aussi la notice insistera surtout sur août et septembre 1914.
Au moment du départ du 144e RI de la caserne de Bordeaux, au début août 1914, sous les vivats de la foule enthousiaste, les pensées de l’auteur des carnets sont moroses, il aurait préféré un départ plus discret : il a l’impression d’être seul à comprendre les enjeux funestes du moment, les deuils et les ruines futures, et constate : « le peuple semble l’avoir oublié » (p. 8). Plus tard (mi-août), le manque de résistance des hommes lors des marches harassantes l’inquiète encore plus (11 août, p. 20) : « mon sentiment est que mes hommes n’ont aucun ressort, ce sont des braillards et des vantards. Que feront-ils au feu, si la chaleur du soleil a raison de leur énergie ? » Son doute se double ensuite de mépris pour des individus qui ne s’intéressent au repos qu’à la recherche de bidons (p. 21) : « le vingue ! le vingue ! on n’entend que cela ! ». Ces formulations, difficilement imaginables dans des récits de guerre publiés dans les années vingt, traduisent une des attitudes possibles des officiers de carrière envers la réserve (20 août, p. 31) : « Je fais le soir [20 août, arrivés vers la frontière belge] une course assez mouvementée après quelques hommes de ma compagnie qui rôdent dans les cabarets. (…) Les Bordelais sont une vilaine race ; vantards et menteurs, ils n’ont même pas comme le Parisien, le courage de leurs défauts, ils ont le verbe haut et le geste plat. » Il fait « marquer» la traversée de la frontière belge en forçant les hommes de sa seule compagnie à adopter le pas cadencé ; il explique ensuite ce geste incompris à ses hommes – jetant par là-même un froid volontaire – en soulignant que cette attitude martiale est destinée à honorer d’avance « beaucoup d’entre nous qui seront tués en Belgique et qui ne reverrons jamais la Patrie. » Lui-même, décidé à affronter la situation, se fait aider par Dieu et la prière, qui lui apporte « l’apaisement, le calme et la force. (p. 36)»
Le récit des affrontements est passionnant, car très bien mis en perspective par A. Fauveau, et servi par la clarté de l’analyse sur le terrain de de Menditte ; devant les premiers échecs sanglants de son unité, celui-ci en arrive rapidement à la conclusion : « nous ne sommes pas commandés (p. 44).» Après un premier engagement piteux, mais dont il réussit à se dégager grâce à une charge à la baïonnette improvisée, c’est surtout la bataille de Guise qui le marque. Il a auparavant l’occasion de narrer un incident où il « compte » (boxe) un pillard qui refuse d’obéir (29 août, sud de Guise, p. 56) : « Je trouve dans une salle à manger une dizaine de soldats des 24e, 28e et 119e régiments, attablés autour de provisions volées. Je les somme de filer. Un grand diable, plus audacieux que ses voisins, me répond avec insolence « toujours pas avant d’avoir fini de croûter ! » Je marche vers lui, tire mon revolver et lui mettant sous le nez, je lui dis « je compte jusqu’à 10; si à 10 vous n’êtes pas parti, je vous tue comme un chien enragé », et froidement je me mets à compter. À mesure que les nombres sortaient lentement de ma bouche, je voyais les autres soldats gagner la porte. À 8 mon insolent, pâle comme la mort, recula et disparu dans la nuit. Jamais homme n’a été plus près de sa dernière heure que ce misérable. Il avait certainement lu mon irrévocable décision dans mes yeux. »
L’échec que son unité subit lors de la journée du 30 août le marque profondément ; sa compagnie, isolée et sans liaisons, bien visible sur un coteau de l’Oise, subit le bombardement allemand de deux batteries croisées dont il voit parfaitement la gueule des canons à la lunette; le mouvement de panique déclenché par le bombardement sanglant fait fuir ses hommes qu’il ne peut retenir (p. 58) « À la vue de ce sauve-qui-peut, j’éprouvai une douleur poignante. Quoi de plus cruel pour un chef que d’être abandonné par ses hommes sur le champ de bataille ! Je m’écriai « Vous allez donc me laisser seul ! » Seuls sept hommes se rallient à lui à ce moment. Ch. de Menditte réussit à faire retraite mais reste profondément éprouvé. Il laisse sur le plateau de Pleine-Selve 62 hommes, et « j’y laissais surtout l’illusion que j’avais eue jusqu’alors de pouvoir conserver ma troupe autour de moi sous n’importe quel feu, tant que je ne faiblirais pas moi-même. J’eus un chagrin profond. (p. 59)» Paradoxalement, cette situation humanise sa perception des hommes, car sans les absoudre de leur fuite sur le plan militaire, « mon cœur d’homme excuse ces pauvres enfants de n’avoir pu recevoir sans broncher l’avalanche de fer et de feu qui s’abattit sur nous. » Il conclut en disant sa certitude que c’est Dieu qui les a protégés, lui et le peu d’hommes qui ont accepté de le suivre.
Après la Marne, son unité est bloquée par les Allemands au nord de l’Aisne devant Pontavert, et il combat dans ce secteur jusqu’à sa blessure du 24 septembre ; la position à mi-pente du village de Craonne est âprement disputée, et celui-ci disparaît rapidement sous les obus de l’artillerie allemande. Les Français sont obligés d’évacuer le village mais le bombardent à leur tour et contrôlent l’avancée ennemie : « Je passe mon après-midi à tirer sur les Allemands qui garnissent peu à peu le village ; avec Guasqueton, je m’amuse (il n’y a pas d’autres expressions) à empêcher les mitrailleurs allemands de faire un abri pour leur engin de mort. Mon tir doit être bien ajusté car chaque fois que je presse sur la détente, il y a des cabrioles dans les hommes d’en face et interruption du travail pendant quelques minutes.» Le lendemain la compagnie de de Menditte est déplacée vers l’Est, à 800 mètres de la ferme du Choléra. L’auteur peut y observer l’échec sanglant de l’attaque des régiments du Nord le 17 septembre (p. 89) : « Il fait un temps atroce, un vent violent plaque sur mes vêtements une pluie glaciale. Le canon fait rage et une attaque montée par les 8e et 110e régiments se déclenche sous nos yeux. Ce que j’en vois n’est pas beau : un bataillon à peine débouché, pris sous le feu des mitrailleuses allemandes, qui se disloque, et je vois passer à travers mes hommes une compagnie débandée. Je ne puis la retenir puisque, hélas ! le capitaine était un des premiers fuyards et semblait affolé. ». Le 24 septembre, revenu dans un secteur plus à l’ouest, au sud du plateau, l’auteur des carnets est blessé par un éclat d’obus lors de l’attaque du moulin de Vauclair. Avec une mauvaise fracture et de multiples éclats dans tout le corps, il est sérieusement touché, et sa période de convalescence sera longue.
Le récit de sa participation à la Mission Berthelot en Roumanie est lui-aussi un témoignage utile, peut-être surtout par la description qu’il fait de la désintégration de certaines unités russes à partir de novembre 1917 ; son récit est ici très construit car il est rédigé pour une conférence donnée à Coblence en 1923. Sa vision des Bolcheviks est, sans surprise, très hostile et pleine de mépris, son antibolchevisme est total et il insiste sur la vénalité des révoltés, leur ivresse quasi-permanente ainsi que l’odeur forte qu’ils dégagent; la solution trouvée avec l’armée roumaine et quelques Russes « encore loyaux » est de laisser partir les soldats révoltés « vers la lointaine isba, le bâton à la main (p. 168) », mais à condition qu’ils laissent leurs armes sur place, ce qui n’est pas obtenu sans peine.
La fin du recueil évoque le passage de la Meuse (à Vrigne-Meuse, entre Charleville-Mézières et Sedan) à l’extrême fin du conflit, puis l’affectation de l’auteur au Liban et en Syrie en 1919 et 1920. Cette traversée du fleuve, par le 415e RI commandé par l’auteur, est narrée dans le détail, avec un dossier étoffé d’explications d’A. Fauveau, et cette opération apparaît comme une attaque dangereuse, assez incompréhensible puisque les pourparlers d’armistice sont alors bien engagés : il s’agit probablement de prendre des gages, comme le dit le général Marjoulet, commandant le 14e CA (p. 198) : « Il faut franchir la Meuse cette nuit : il le faut à tout prix… l’ennemi hésite à signer l’armistice. Il se croit à l’abri derrière la Meuse…Il faut frapper son moral par un acte d’audace… ». L’opération est réussie, mais avec des pertes non-négligeables. Il reste que le succès de ce franchissement est une des rares satisfactions militaires de l’auteur, pour un conflit qui n’a pas été déterminant pour sa carrière, à cause de sa blessure précoce.
En définitive, même si la période la plus fertile pour ce témoignage d’un officier de carrière est relativement courte, on a ici un document intéressant par sa clarté et sa franchise; on aurait aimé savoir dans quelle catégorie, – fiable ou non digne de confiance -, J. N. Cru l’aurait situé. Cette réflexion est évidemment un peu gratuite, dans la mesure où l’existence d’une telle publication, peu après la guerre, sans corrections ni amendements au texte, sans ce que l’on pourrait appeler le « politiquement correct d’après-guerre» apparaît comme fort peu imaginable, et c’est ce qui fait la valeur de ces textes parus en 2008.

Vincent Suard octobre 2020

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Lemaître, Achille (1893-1979)

1. Le témoin
Achille Lemaître, tout juste diplômé de l’Ecole Nationale des Industries Agricoles de Douai (Nord), est incorporé au 110e RI de Dunkerque en novembre 1913. Embarqué le 30 août 1914, débarqué une première fois à Honfleur, sa compagnie est finalement convoyée jusqu’à la Rochelle d’où elle atteint son nouveau dépôt à Sarlat (Dordogne) le 12 septembre. L’auteur y reste jusqu’en avril 1915, puis combat ensuite aux Éparges, dans l’Aisne et à Verdun, du 26 février au 31 mars 1916. Il passe ensuite sur le front de la Somme (août – octobre 1916), revient en Champagne puis est blessé lors de l’offensive du 16 avril 1917. Rétabli et promu caporal, il est chargé de l’instruction de la classe 1918, puis après l’armistice de celle de la classe 19 au 43e RI de Lille. Il exercera après le conflit les fonctions de receveur aux Contributions Indirectes de la Seine-Inférieure.
2. Le témoignage
Les carnets de guerre d’Achille Lemaître, découverts par la famille en 1987, ont été retranscrits par son petit-fils Max Lemaître dans Carnets de guerre – Achille Lemaître, l’intimité et le quotidien d’un soldat, autoédition, sans date (après 2005), 108 p., ISBN 978-2-9563466-0-9. De facture soignée, le livre contient la retranscription intégrale de deux carnets, le premier intitulé «Récit journal » et le second «Carnet de notes et impressions». Les éléments complémentaires (photos, lettres, certificats) qui accompagnaient les documents ont été reproduits, et Max Lemaître a ajouté des extraits du J.M.O. du 110e ainsi qu’une série de cartes postales et de photographies extérieures au corpus : ces ajouts représentent environ les deux tiers de l’ensemble, les carnets en eux-mêmes étant assez succincts.
3. Analyse
Les carnets d’Achille Lemaître consistent en des indications brèves, mentionnant des activités, des changements de lieu ou des petits faits saillants. Les mentions peuvent être journalières, mais regroupent aussi souvent un laps de temps d’une semaine à quinze jours. L’auteur décrit en septembre 1914 son périple en bateau depuis Dunkerque, puis à l’automne la vie à Sarlat, avec l’exercice et la manœuvre, en alternance avec les parties de manille chez l’habitant où il est logé. Le sort de l’auteur semble privilégié, puisque son séjour dans le Périgord dure jusqu’à avril 1915, mais tous ne sont pas logés à cette enseigne (11 octobre 1914, p. 26) : « Cartouches arrivées. 2 départs : un sur le front, les jeunes classes 14 à La Courtine. Réponds à la lettre de Papa. ». C’est lui, mentionne-t-il, qui demande à partir au front fin mars 1915. Le recueil contient aussi des descriptions, prises dans un ouvrage d’histoire locale, des changements de la vie locale à Sarlat avec l’afflux créé par l’arrivée du 110e RI et celle de nombreux réfugiés.
La défense devant Verdun concerne les débuts de l’offensive allemande car, alertés le 22 février, ils sont en ligne le 25, lui étant devenu téléphoniste; la mention du 28 février dit par exemple (p. 67) : « A 2 h du matin, je vais conduire deux blessés au village de Fleury, plus de route, rien que des trous de marmite, reviens vers 5 h. A 6 h je repars pour Souville chercher du fil à Fleury. Spectacle terrible et inoubliable : morts sur la route, dans les granges encore des morts, dans les cours des fermes chevaux tués, automobiles tordues réduites à des morceaux de ferraille. Rien à manger, pas de ravitaillement, 4e nuit blanche. » Passée sur la Somme en août 1916, son unité est engagée dans la deuxième partie de l’offensive, non sans avoir fait un match de football contre les Anglais à Corbie, « ensuite (27 août, p. 77) bombe avec les Anglais, bocks et demis épatants au café de l’Union. » Le carnet évoque l’attaque et la prise de Combles (26 septembre 1916, p. 80) « J’entre un des premiers dans Combles, partout on fait des prisonniers (…) le spectacle le plus épatant était de voir les Boches sortir de leurs tranchées en levant les bras et en criant : « Kamarades ! Kamarades ! » Du 11 septembre au 6 octobre, c’est une succession d’attaques ou de positions de soutien avec l’espoir continu et déçu de la relève: ainsi le 29 septembre (p. 82) « les hommes n’en peuvent plus, sont absolument épuisés » ou le 3 octobre «Une chose qui ne m’étonnerait nullement, c’est qu’on remonte en ligne pour quelques jours et cependant les hommes sont dans un état de fatigue extrême. »
Le carnet s’arrête brutalement après le 8 octobre 1916, sans que l’on en connaisse la raison. Il s’agit donc d’un témoignage assez ponctuel, qui est essentiellement développé par des ajouts du petit-fils. Ceux-ci sont intéressants lorsqu’il s’agit de photographies datées, notamment celles d’Achille avec son frère Jean, lui aussi sergent au 110e RI, ou de documents clairement identifiés qui permettent d’incarner le témoignage. L’entrelacement de nombreuses photographies ou cartes postales extérieures, même si elles partent d’une idée louable d’illustration, et même si elles sont en général de qualité, finissent par noyer un peu le témoignage ; si elles n’apportent rien à l’Histoire, elles restent toutefois bien légitimes dans ce qui est d’abord un ouvrage de Mémoire.
Vincent Suard, mars 2020

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Cadot, Roger (1885-1953)

1. Le témoin
Roger Cadot est un journaliste spécialisé dans le domaine boursier. Il commence sa carrière à la Cote Vidal puis est, entre les deux guerres, rédacteur en chef du Journal de la Bourse; il collabore aussi sur le tard au journal Le Monde. Marié en 1908, il est mobilisé en août 1914 comme sergent au 360 RI, régiment dans lequel il fait toute la guerre, étant démobilisé en 1919 avec le grade de capitaine. Mobilisé en 1940, il est fait prisonnier, puis est libéré de l’Oflag XII en 1941. De sympathie dreyfusarde, et en cela en opposition avec son frère plutôt royaliste, sa fréquentation des milieux boursiers fait de lui un libéral sur le plan économique, et c’est à la fois un humaniste et un conservateur sur le plan social. Son fils Michel aimait à évoquer le fait que ses articles avaient participé au dévoilement de l’affaire Stavisky.
2. Le témoignage
Les Souvenirs d’un combattant de Roger Cadot (671 pages) ont paru en 2010 chez Publibook. L’auteur signale en avant-propos que l’essentiel du volume a été rédigé entre 1940 et 1945, grâce à ses carnets, à sa correspondance, à des documents militaires et à «son excellente mémoire». En 1915, on lui avait confié la rédaction du journal de marche du bataillon et en 1918, c’est son colonel qui lui avait imposé d’écrire une partie du l’historique du 360 RI (p. 547) : «J’eus toutes les peines du monde pour rassembler la documentation voulue, personne ne s’intéressant à ce travail. Aussi étais-je obligé de rédiger « de chic », et ce bousillage me faisait horreur. » Ces travaux, dit-il, lui furent bien utiles pour la rédaction de ces souvenirs. L’auteur a aussi réalisé un grand nombre de dessins de guerre, ici absents du volume, mais sa petite-fille Elisabeth Cadot en a organisé une exposition à Hambourg puis à Bonn en 2018/2019. Au début de cette édition, réalisée par son fils Michel Cadot à partir de 2005, l’auteur dit aussi que ces souvenirs n’ont pas pour but d’être rendus publics (p. 11), « je n’ai eu à garder dans mes jugements, aucun des ménagements qui gênent les auteurs de mémoires et de souvenirs, tenus ou désireux de les faire connaître rapidement. » Cette franchise, originale, alliée à la qualité de l’écriture – l’auteur est aussi poète – donne un caractère incisif au propos.
3. Analyse
Sergent resté au dépôt, R. Cadot arrive à Notre-Dame de Lorette le 2 novembre 1914 avec le 360 RI. Il dit écrire aussi objectivement qu’il le peut, et lorsqu’il reconstitue des conversations, il explique essayer de « restituer l’atmosphère aussi fidèlement que possible. » Ce parti pris donne une prose naturaliste dont l’impact est renforcé par les noms véritables des protagonistes, comme par exemple p. 98, la description des mauvais éléments d’une escouade: « Seul faisait tache un groupe de la 15e, auquel donnaient le ton deux basses fripouilles, Malvaux et le coiffeur Orville, dont certains propos m’avaient déjà édifié sur leur compte. Leurs habitudes d’ivrognerie avaient séduit leur camarade Legouin, clerc de notaire aboulique et crasseux, qui ne les quittait pas. Un quatrième acolyte, le petit Cailly, rabougri, fielleux, avec un regard en dessous complétait ce peu sympathique ensemble. » Ce sont aussi de belles évocations des délices de l’arrière dans la famille Demailly à Petit-Servins, ou de la nuit en première ligne et de l’introspection qu’elle permet, lorsque le front est calme: dans ses réflexions et ses interrogations muettes, il témoigne du «profond désir de beauté et de pureté » qu’il sent en lui. On pense à Vigny quand il dit que pour lui, le seul moyen dont il dispose pour satisfaire ce désir «me semblait être de me guinder dans la volonté d’accomplir une tâche militaire avec tout le dévouement dont j’étais capable, et qui pourrait aller jusqu’au sacrifice de la vie. Je peux dire sans vantardise qu’aucun soldat n’a été animé à un plus profond degré que moi de la volonté de « servir » dans toute l’acception du terme. Il y avait, dans la notion du devoir militaire, une simplicité qui séduisait mon esprit épris de clarté, en même temps qu’un appel au sens de la grandeur, ou plus simplement à l’amour-propre, auquel je n’étais pas insensible (p. 133).»
Il décrit la dureté des combats de la fin de l’automne 1914, avec des assauts sur des réseaux de barbelés intacts (p. 107) : « je me souviens d’une de ces attaques, exécutées par une compagnie de chasseurs dans des conditions atroces. (…) ». Il évoque, dans sa description de l’offensive du 9 mai 1915, son commandant de bataillon qui le jour de l’attaque leur recommande de ne pas faire de prisonniers (p. 173), mais à qui ils désobéissent (p. 177). La description des combats de l’Artois se termine par celle du chemin d’Angres (6 juillet 1915, p. 229) « Cinq cents tués ou blessés [au 360 RI] pour avancer notre ligne de 150 mètres sur un front d’un demi-kilomètre à peine ! Tel était le bilan de ces attaques partielles en quoi se résolvait la grande attaque du 9 mai. La prise du chemin creux d’Angres à Souchez fut la dernière de ces attaques absurdes. » . Il est en permission au début des trêves de décembre 1915, provoquées par la pluie envahissant les tranchées et les boyaux, et il décrit précisément ce qu’il voit en arrivant de l’arrière (p. 332): « j’eus la stupéfaction, à un ressaut du terrain, d’apercevoir devant moi, se détachant sur la grisaille du ciel, délavées et floues comme celles d’une photo voilée, des silhouette humaines debout à quelques mètres les unes des autres, formant une longue ligne qui se perdait dans le brouillard. C’était notre première ligne. Un peu plus loin, par devant, on devinait une ligne parallèle qui était celle des autres. » L’auteur évoque une lettre (p. 333) saisie par la censure et renvoyée au colonel, dans laquelle un soldat racontait ses conversations avec les Allemands, et disait qu’ensemble ils avaient maudit la guerre. R. Cadot a une analyse très différente de celle de L. Barthas, car, hostile aux socialistes (p. 157), il ajoute que ces témoignages «montraient la nécessité de lutter contre certains ferments de dissolution. »
L’auteur passe adjudant après l’attaque du 9 mai et souligne les avantages de cet avancement, qui le dispense de recourir aux subsides de sa famille. Nommé sous-lieutenant le 25 juin suivant, il se réjouit pour sa femme «dont les charges seront allégées.» (p.214). Il évoque aussi l’impression de malaise que provoque chez lui le passage au grade d’officier, car l’idée de ne plus partager la misère de ses compagnons lui est pénible. A partir de 1916, dirigeant une section de génie hors-rang, il est souvent à l’EM du régiment ou aux PC de bataillons et il décrit les officiers d’active, montrant les qualités de certains et l’insuffisance de beaucoup. Il évoque leur ignorance des réalités politiques et diplomatiques de la guerre, qui favorisait « une paresse d’esprit à laquelle la vie de caserne ne les avait que trop inclinés, et entretenait leur goût marqué pour les occupations futiles, cartes, apéritifs, femmes, bavardages stériles, etc. Généralement dévoués à leur métier, consciencieux dans l’exécution des ordres (…) ils retrouvaient dans cette guerre immobile les mauvaises habitudes des villes de garnison. (p. 272) » Il reconstitue les conversations, et livre par exemple le récit tout à fait prenant – il a pris des notes aussitôt après -, fait par un capitaine de la Coloniale, de la dramatique mission Voulet-Chanoine en Afrique en 1900 (p. 432 – 437).
L’auteur raconte des permissions, et par exemple expose en détail une visite qu’il fait au journal de bourse pour lequel il écrivait à la mobilisation. Plein de sympathie pour les patrons juifs qui l’emploient, il en fait une description affectueuse, bien que reproduisant des stéréotypes physiques de l’époque. Apprécié de son colonel, il bénéficie de fréquentes escapades à l’arrière, mais en ressent une gêne, car le tour des permissions régulières des hommes était constamment en retard. Il montre aussi que ses supérieurs n’ont pas saisi l’importance de ces repos pour la troupe (p. 487): «beaucoup de chefs de corps en étaient restés à la notion de permission faveur, alors que la permission avait été promise comme un droit. »
En 1917, R. Cadot considère que ses hommes, sauf les Alsaciens-Lorrains et quelques Parisiens, n’ont pas la haine des Allemands et se résignent mal « aux côtés cruels de la guerre ». Pour lui, les soldats de sa section sont de braves gens, mais travaillés par un intense travail de propagande pacifiste auquel se livre la « tourbe politicienne » (p. 487). Déniant à ses hommes une opinion autonome, il les décrit comme circonvenus dans les gares, autour du zinc «où on leur glissait des paroles empoisonnées, on leur remettait des tracts (p. 489)». Lors de l’offensive du 16 avril, il décrit la mutinerie de sa section équipée (p.490) qui refuse de partir : « qu’on nous donne nos permissions, nous marcherons après ! » R. Cadot reproduit le discours qu’il leur adresse, jouant sur l’affectivité, en indiquant que les « gradés et quelques hommes iront se faire tuer seuls, à leur place ». Cet incident se clôt par le départ de la section («un se lève, les autres suivent.») et l’auteur signale que ses supérieurs ne surent jamais rien de l’événement. L’auteur a une vision paternaliste de ses subordonnés, soulignant les rapports confiants, souvent même affectueux, qui unissent les officiers de compagnie avec les hommes. En même temps il les comprend mal, et refuse le doute pour lui-même (p. 420, « la mélancolie n’est pas une attitude militaire. »). Sa réception du Feu de Barbusse témoigne bien de cet état d’esprit (été 1917, p. 511), ce livre lui a été recommandé par le commandant Crimail, et on a noté plus haut que R. Cadot n’était pas antisémite : « Je lus ce livre amer et sombre, où des pages criantes de vérité alternaient avec des tirades déclamatoires (…) où un réalisme désolé n’a pour correctif qu’un âpre aspect de révolte contre l’injustice du monde et la hiérarchie sociale qui le perpétue. (…) Quel que fût son mérite littéraire, un tel livre, paraissant en pleine bataille, ne pouvait être considéré par les officiers du front que comme une drogue pernicieuse pour l’esprit des troupes. Mais les rêveries anarchistes font toujours résonner des cordes profondes dans les âmes judaïques et l’ingénieur Crimail était juif… Heureusement que les poilus ne lisaient guère. »
En 1918, il évoque sa rencontre avec le jeune Henri de Montherlant, et l’impression déplaisante laissée (paresse et morgue, p. 587). Montherlant est blessé sur un pré d’exercice de l’arrière, pour la seule fois du séjour où « trois ou quatre obus vinrent exploser ». En 1919, il fait signer à R. Cadot démobilisé un certificat de blessure en « service volontaire», et se sert de ce papier pour obtenir la croix de guerre. L’auteur est choqué du procédé car, devenu secrétaire du Comité de l’ossuaire de Douaumont, Montherlant parlera des héros de la grande guerre comme à des pairs. « Si je l’avais su, j’aurais refusé de signer, par respect pour la mémoire de tant de combattants authentiques qui sont morts sans jamais avoir obtenu la moindre récompense. » Il s’agit d’une indignation des années vingt, car plus tard il change d’avis pour des raisons littéraires (p. 589) : « Aujourd’hui, après bien des années, je me dis que, tout bien considéré, c’eût été dommage, car nous n’aurions probablement pas le « chant funèbre pour les morts de Verdun », qui contient peut-être les plus belles pages qu’on ait écrites sur la guerre. »
Ecrit à mi-chemin entre la sensibilité d’un Maurice Genevoix et le ton tranchant du journal des frères Goncourt, qui dira, de plus, la part de la réflexion de l’homme mûr dans ce récit rédigé 25 ans après les faits ? En tout cas un témoignage de prix, en même temps qu’une œuvre véritable.
Vincent Suard, mars 2019

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Prudhon, Joseph (1888-1952)

1. Le témoin
Joseph Prudhon, né dans le Jura, vit à la mobilisation à Saint-Denis (Seine) où, jeune marié, il exerce la profession de wattman. Après-guerre, il sera chauffeur de bus aux T.C.R.P. (R.A.T.P. depuis 1949). Ses différentes affectations ne sont pas établies avec certitude, mais il fait toute la guerre dans l’artillerie. Il semble qu’il serve au 104e RA jusqu’en mars 1915, au 9e d’Artillerie à pied ensuite, et il précise être passé au « 304e d’artillerie » en mars 1918. Pendant le conflit, il est successivement servant de batterie, téléphoniste puis ordonnance d’officier, chargé des soins aux chevaux. L’auteur appartient à une fratrie de quatre garçons et un de ses frères est tué en 1918 ; un frère de sa femme a été tué à l’ennemi à Ypres en 1914.
2. Le témoignage
Le Journal d’un soldat 1914-1918, sous-titré « Recueil des misères de la Grande Guerre », de Joseph Prudhon, a été publié en 2010 (L’Harmattan, Mémoires du XXe siècle, 308 pages). Eunice et Michel Vouillot, petits-enfants de l’auteur, ont retranscrit fidèlement des carnets qui tiennent dans cinq petits cahiers, rédigés avec une écriture serrée. L’ensemble est illustré de photographies diverses, étrangères au manuscrit d’origine. Les notations dans les carnets sont concises, et tiennent en général en quelques lignes chaque jour.
3. Analyse
La tonalité générale des carnets de J. Prudhon est sombre, le moral est souvent bas, et la récurrence des formules du type « je m’ennuie » ou « j’ai le cafard » est telle que l’on finit par se demander si le carnet ne joue pas un rôle thérapeutique, et si le sujet n’est pas réellement dépressif, c’est-à-dire ici plus que « la moyenne » dans des circonstances équivalentes. En effet, au début de la guerre, ce soldat est réellement exposé à la contre-batterie, puis, avec son poste de téléphoniste, il lui faut réparer les fils sous le feu ; pourtant, ensuite, ses fonctions d’ordonnance et de gardien des chevaux d’officier le préservent du danger commun aux fantassins, mais ce « filon » ne semble pas pour longtemps épargner son moral. J. Prudhon mentionne souvent son humeur noire, et les permissions appréciées auprès de sa jeune femme déclenchent logiquement, au retour, de très fortes crises de cafard.
En octobre 1914, en secteur à Amblény derrière Vingré, il signale que deux soldats du 104e d’artillerie ont été fusillés pour avoir déserté et s’être mis en civil (en fait des territoriaux du 238e RI, cf. Denis Rolland). Dès décembre, les mentions de découragement commencent (p. 53) « on s’ennuie pas mal, quelle triste vie » ; son passage à la fonction de téléphoniste est apprécié, mais les échecs français entre Trouy (pour Crouy) et Soissons en janvier 1915, ajoutés à la mort de son beau-frère, le minent:
– « 14 janvier 1915: cela devient long et n’avance guère
– 15 janvier : le cafard (…)
– 16 janvier : au téléphone à la batterie, je m’ennuie, je m’ennuie, je n’ai rien reçu de ma Finette [sa femme], quand donc finira ce cauchemar ? »
Arrivé au 9ème d’artillerie à pied de Belfort, il se plaint de manière récurrente de la nourriture : de mars à juillet 1915, il souligne que le pain est moisi, et la viande rare ou avariée. Il en rend responsable son officier, le capitaine F. Il explose le 24 mai (p. 73) « Nous sommes nourris comme des cochons. Les sous-offs ne peuvent plus nous commander, nous ne voulons plus rien faire tant que nous serons aussi mal nourris. Nous rouspétons comme des anarchistes, nous en avons marre, plus que marre. » La situation ne s’arrange pas en juin, il est exempté de service pour un furoncle, et il dit que ce sont des dartres qui « tournent au mal » à cause de la mauvaise eau infectée, et il attribue des malaises au pain moisi : « Pendant ce temps-là, nos officiers mangent bien et gagnent de l’argent, ils sont gras comme des cochons et nous regardent comme des bêtes, pires que des chiens.» La situation ne s’améliore qu’en juillet, grâce semble-t-il à la mutation de l’officier détesté (p.80) «Nous sommes mieux nourris depuis que nous avons réclamé (…) on voit que le lieutenant K. a pris le commandement de la batterie à la place de F., le bandit. ». Il décrit l’offensive de Champagne (25 septembre 1915) vue depuis les batteries d’artillerie, puis quitte son poste de téléphoniste en octobre : son travail jusqu’en 1918 sera essentiellement de soigner des chevaux d’officiers, de les accompagner, et de faire fonction de planton ou d’ordonnance.
Il insiste sur la joie qu’il a à partir pour sa première permission, qui arrive très tard (décembre 1915) « Quelle joie enfin, je pars voir ma chérie, après dix-sept mois de guerre ». A son retour, son sommeil est agité, il rêve « à sa Jolie » : « j’attrape le copain à grosse brassée, il se demande ce que je lui veux. » Après le retour de sa permission suivante, l’auteur restera sur ses gardes (p.189) : « Nous couchons les deux Adolphe Roucheaux, pourvu que je ne rêve pas à ma Finette, je tomberais sur un bec de gaz. » Le retour de chaque permission voit une nette aggravation des crises de cafard, et J. Prudhon explose de nouveau dans une longue mention le 26 janvier 1916 (p. 113) : « Je suis dégouté de la vie, si on savait que cela dure encore un an, on se ferait sauter le caisson (…) injustices sur injustices, les sous-off et officiers qui paient le vin à 0,65 et nous qui ne gagnons que 0,25, nous le payons 16 à 17 sous. C’est affreux, vivement la fin, vivement. (…) Tant que tous ces gros Messieurs [il vient d’évoquer les usines des profiteurs de la guerre] n’auront pas fait fortune, la guerre durera et ne cessera pas jusqu’à ce jour. C’est la ruine et le malheur du pauvre bougre.» Son unité est engagée à Verdun à l’été 1916 ; à partir de cette période, son propos mentionne de plus en plus des informations nationales et internationales prises dans les journaux, il est bien informé car c’est lui qui va à l’arrière chercher la presse pour son unité (parfois deux cents exemplaires). Il signale deux suicides le 10 juillet (p. 146) « encore un qui se suicide à notre batterie, cela en fait deux en huit jours, c’est pas mal. ». Au repos à côté de Château-Thierry en septembre 1917, il mentionnera encore trois suicides (19 septembre 1917, p. 233) : « un type de la première pièce se pend, et deux autres, dans un bâtiment à côté de nous. C’est la crise des pendaisons ! », joue-t-il sur une homologie avec la « Crise des permissions » ?
Avec la boue de l’automne 1916 dans la Somme, même si le danger est – en général – modéré à l’échelon, le service des écuries n’est pas de tout repos (14 décembre 1916, p. 180) : « j’ai du mal à nettoyer mes chevaux, ils sont tous les trois comme des blocs de boue. C’est épouvantable et je ne peux plus les approcher ; ils sont comme des lions. » Dans l’Aisne à partir de mars 1917, son secteur supporte, avant l’offensive d’avril, de vifs combats d’artillerie, qui s’ajoutent à la pluie mêlée de neige. Comme à Verdun, il raconte l’attaque du 16 avril vue de l’arrière, mais il n’a pas grande compréhension des événements ; l’échec global des opérations ne lui apparaît que le 23 avril. Et c’est le 26 qu’il note : « l’attaque n’a été qu’un terrible four. » Il évoque les interpellations dans la presse à propos du 16 avril : « Au bout de trois ans, c’est malheureux d’être conduits par des vaches pareilles [les généraux ? le gouvernement ?] qui empochent notre argent et nous font casser la figure. » Le 30 mai, il décrit à Fismes des poilus qui chantent la Carmagnole et l’Internationale à tue-tête et de tous les côtés. Il évoque aussi un front de l’Aisne très actif de juin à août 1917 (p. 226) : « Les Allemands déclenchent un tir d’artillerie terrible à une heure, sur la côte de Madagascar, jusqu’au plateau de Craonne. Toute la côte est en feu et noire de fumée. Quel enfer dans ce coin ! Vivement qu’on se barre. »
La tonalité sombre continue lors de la poursuite de 1918, elle est accentuée par la nouvelle de la mort de son frère en octobre. Le 9 novembre, il décrit des civils libérés dans les Ardennes, insiste sur leur pauvreté et leur maigreur. Si le 11 novembre est apprécié à sa juste valeur « Quel beau jour pour tout le monde, on est fou de joie », un naturel pessimiste revient rapidement lors de cheminements fatigants en Belgique puis avec le retour dans l’Aisne, J. Prudhon en a assez (26 novembre 1918, p. 296) : «Vivement la fuite de ce bandit de métier de fainéants, métier d’idiotie. C’est affreux, il y a de quoi devenir fou. ». Le 10 décembre 1918, la pluie qui tombe sur un village de l’Aisne ne l’inspire guère (p. 297) : « Il pleut : un temps à mourir d’ennui. C’est affreux. Les femmes du pays s’engueulent comme des femmes de maison publique, elles se traitent de ce qu’elles sont toutes : de restes de Boches ! Quel pays pourri ! » Le carnet se termine après quelques mentions plus neutres le 26 décembre 1918.
Dans les courtes citations proposées, on n’a pas insisté sur les passages neutres ou parfois optimistes – il y en a de nombreux – mais il reste que la tonalité globale est sombre : alors, caractère dépressif et introversion complaisante ou hostilité réfléchie à la guerre ? Certainement un peu des deux, mais la critique récurrente des officiers, l’allusion au fait que ceux-ci gagnent bien leur vie et l’idée que la guerre arrange des entités supérieures qui ont intérêt à sa poursuite donnent à ce témoignage l’aspect global d’une dénonciation formulée avec un caractère de classe récurrent : ce sont toujours ceux d’en haut qui oppriment ceux d’en bas. Il exprime cette révolte avec encore plus de force le 13 février 1918 (p. 256), avec il est vrai 39° de fièvre; il est, dit-il, malade sur la paille, à tous les vents : « Si, au moins, la terre se retournait avec tout ce qu’elle porte, la guerre et les misères, au moins, seraient finies pour les martyrs, et les plaisirs aussi pour nos bourreaux, nos assassins. »
Vincent Suard, décembre 2018

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Duffy, Francis (1871-1932)

Pendant la Grande Guerre, ce prêtre catholique canadien a été l’aumônier du 69e régiment d’infanterie de la Garde Nationale de New York, composée majoritairement d’immigrants irlandais. Il est l’ecclésiastique le plus décoré dans l’histoire de l’armée américaine.

Né en 1871 au Canada, dans l’Ontario, Francis Duffy émigre à New York. Ordonné prêtre en 1896, il enseigne la « psychologie philosophique » au séminaire de Yonkers et édite la New York Review, que l’archevêque de New York réussit à faire interdire en raison de son contenu jugé trop « moderniste ». Nommé dans une paroisse récemment créée dans le Bronx, Francis Duffy devient également aumônier militaire, ce qui lui vaut d’accompagner les troupes américaines lors de la guerre hispano-américaine de 1898 à Cuba.

Quand le 69e régiment de New York est envoyé en France, en 1917, Francis Duffy accompagne les hommes dont il a la charge spirituelle. Après la période d’entraînement militaire, pendant laquelle il célèbre de nombreux mariages, il débarque à Brest avec son régiment le 12 novembre. Le régiment rejoint les Vosges puis les secteurs de Lunéville et de Baccarat, en Meurthe-et-Moselle. Viendront ensuite la bataille de l’Ourcq, l’offensive de Saint-Mihiel, la bataille de l’Argonne puis l’occupation en Allemagne. Francis Duffy ne se contente pas d’assurer les services religieux et de veiller au moral des troupes, il accompagne également les brancardiers au cœur même des combats. Le lieutenant-colonel Donovan considère que le rôle de Francis Duffy dépasse celui d’un simple aumônier. Il est même question de lui attribuer le poste de commandement du régiment.

Les mémoires de guerre de Francis Duffy regorgent d’informations précises sur les localités françaises où stationne le 69e régiment et de commentaires sur la population civile. On y suit la vie quotidienne du régiment, avec pour fil conducteur l’esprit irlandais qui unit ces fils et petit-fils d’émigrés de la verte Erin. L’ouvrage remplit à la fois les fonctions d’histoire régimentaire et de récit personnel. Cette double orientation s’explique par la genèse du livre. Francis Duffy a en fait repris le manuscrit de son ami, le poète Joyce Kilmer, converti au catholicisme, qui avait entamé la rédaction de l’histoire du régiment avant d’être tué en 1918 au cours de la bataille de l’Ourcq. Duffy avait au départ l’intention de continuer dans la veine du manuscrit de Kilmer, mais on l’avait incité à y relater également ses propres souvenirs. Comme de nombreux autres mémoires d’aumôniers, l’ouvrage de Patrick Duffy est un témoignage très documenté qui se distingue par la qualité de son écriture.

Après la guerre, il prend en charge la paroisse de Holy Cross, à New York, et y restera jusqu’à sa mort en 1932.

Extraits :

Dimanche 17 mars 1918

Nous n’avions pas de cathédrale pour notre messe de la Saint Patrick mais le lieutenant Austin Lawrence a demandé aux médecins Jim McCormack et George Daly de me trouver un coin dans les arbres où ma soutane blanche ne risquerait pas d’être repérée. Les hommes qui en avaient l’autorisation se glissèrent hors des tranchées pour assister à l’office.
Plus tard dans la matinée, j’ai également célébré une messe en arrière, au camp New York, pour le 2nd bataillon. Là aussi nous étions dissimulés par de jeunes bouleaux sur un terrain en pente. Les hommes n’ont pas bougé quand le clairon a retenti pour signaler un aéroplane ennemi. Je leur ai décrit les anciennes fêtes de la Saint Patrick en leur disant que nous étions mieux ici. Les dirigeants de notre pays nous avaient appelés pour que nous nous battions au nom de la liberté et du droit des petites nations. Nous combattons pour cette noble cause au nom de notre pays et de l’humanité toute entière, sans oublier le cher petit pays d’où venaient tant d’entre nous et que nous aimions tous.

(…)
Après la bataille / Forêt de Fère – Août 1918
En une seule bataille, presque la moitié de nos forces a disparu. Cinquante-neuf officiers et mille trois cents hommes ont été mis hors de combat. Parmi ceux-ci, treize officiers et deux cents hommes sont morts. Les blessés graves sont nombreux. Mais en dépit de ces pertes, de la douleur qu’elles occasionnent et des maladies, les hommes sont étonnement enthousiastes. Ils ont obtenu ce qui compte le plus pour un soldat : la victoire. Et ils savent maintenant que les adversaires qui ont dû se replier faisaient partie de la célèbre Garde Prussienne, la fine fleur de la machine de guerre allemande. Le 69e a de nouveau été à la hauteur de sa réputation.
Je suis allé interroger les survivants pour la chronique que j’écris sur le régiment. Je peux avouer, tandis que je réécris ces chapitres, que j’ai dû attendre des mois pour obtenir des informations détaillées auprès des blessés. Au lendemain de la bataille, ceux qui étaient le plus en mesure de me livrer le récit des événements étaient allongés sur des lits d’hôpitaux, souffrant atrocement, mais toujours animés du courage et de la dévotion de leur race, attendant avec impatience le jour où ils pourraient reprendre leur dangereux poste au sein de leur cher régiment. Ce sont les véritables héros de la guerre. Il est facile de s’engager sur le coup de l’émotion mais l’heure de vérité sonne quand, après avoir fait face à la perspective d’une mort brutale et avoir enduré des douleurs sans nom, le combattant insiste, malgré les offres de service allégé que lui proposent des officiers prévenants, pour reprendre sa place en ligne auprès de ses camarades. Et maintenant que la guerre est terminée, rien ne me remue autant le sang que l’arrogance mesquine de certains majors qui rejetaient les requêtes de ces hommes souhaitant endosser à nouveau l’uniforme (dont beaucoup avaient été blessés plusieurs fois).

Francis Grembert, décembre 2018

Father Duffy’s Story, Francis Duffy et Joyce Kilmer, George H. Doran Company, New York, 1919
Duffy’s War: Fr. Francis Duffy, Wild Bill Donovan, and the Irish Fighting 69th in World War I. Stephen L. Harris, Potomac Books, Washington, 2006

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