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Compte-rendu des interventions au salon du livre de Suippes dans le cadre de l’exposition « Wake up America », médiathèque de Suippes (Marne), le 17 novembre 2007

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Compte-rendu des interventions au salon du livre de Suippes dans le cadre de l’exposition « Wake up America » qui s’est tenu à la médiathèque de Suippes (Marne), le 17 novembre 2007

Les Américains dans la Grande Guerre

Intervention de monsieur le professeur Mark Meigs (Université de Paris VII)

L’approche anthropologique de la Grande Guerre par Mark Meigs s’effectue par le prisme du deuil de sa propre famille. Il s’est attaché dans ses recherches à discriminer l’individualité du soldat replacée dans son contexte socioculturel puis au sein de l’entreprise militaire de propagande et d’image de l’Américain dans la guerre.

N’y a-t-il pas une vision tronquée de la guerre de la part des Américains ?
Bien que décidée en avril 1917, l’entrée active des militaires en armes dans la Grande Guerre est tardive. Opérationnelle à l’été 1918, la situation globale de la campagne est en cours de profonde modification. Dès lors, il apparaît que le Sammy connaîtra peu l’expérience de l’immobilité au profit de l’expérience de la Victoire. Cette déformation trouve naissance dès les camps de formations divisionnaires « au pays ». Travaillés par une propagande qui multiplie le recours au sentiment national (cf. le film « The birth of a Nation », sur la guerre civile américaine, projeté en salle dès 1915), les soldats acquièrent de la Grande Guerre la vision tronquée d’une expérience filmique des combats en France. Or, la réalité de la tranchée est celle d’une guerre sans liberté. Au front, les libertés d’action individuelle, de mouvement collectif et d’initiative sont structurellement annihilées. Est-il donc même possible d’avoir un vécu individuel dans cette immobilité de masse ?

Le rôle du « Committee of public information ».
L’intervention américaine se révèle décisive par le nombre, donc par la menace. La transposition de l’expérience d’une guerre d’usure à l’expérience individuelle est indissociable de la propagande.
C’est le 13 avril 1917, que Wilson crée « the Committee on Public Information » (CPI) pour promouvoir la guerre au niveau national. L’un de ses messages instaure le standard du comportement du Sammy en guerre comme le moyen de promotion de l’identité américaine. La guerre est le prétexte d’un ciment de la Nation. Ainsi, l’une des premières applications est d’unifier l’armée, d’en effacer le « melting pot » originel. Or, 10 % de la masse combattante ne pouvait lire ou écrire en anglais. Le plan s’accompagne dès lors d’une volonté d’alphabétisation, couplée à un conditionnement intellectuel basique reposant sur les phrases aussi simples qu’unifiantes telles « j’adore l’armée » ou « je lui dois tout ». Il naît dans les camps de l’intérieur une véritable fierté nationale. Selon Mark Meigs, le soldat accepte massivement cette torsion.

Si l’arrivée en France des Américains bouscule l’équilibre des forces militaires, elle décale également l’image du militaire et son côtoiement avec la population française. La mode devient américaine jusque auprès des femmes des cabinets particuliers (cf. les travaux d’Alain Corbin sur ce sujet). Pour le poilu, l’image est autre. Le « désentiment » américain est à la hauteur de son pouvoir d’achat, confinant à la concurrence déloyale. C’est pour diluer un ferment contestataire qu’est créé le concept du « soldat-touriste » qui limite le contact avec la population. L’étude des relations sociologiques de la population civile des villes d’eaux d’Aix-les-Bains ou de Challes-les-Eaux est éclairante à ce sujet. Le Doughboy se transforme alors en « soldat-bourgeois » qui en cultive un sentiment de « culture supérieure ». En effet, culturellement, le soldat voit une réelle augmentation de statut par rapport au pays. Elle sera efficiente dès après guerre quand les universités verront affluer des anciens sammies et poursuivront leur américanisation. La formation la plus suivie est celle de « salesmen », qui allie reprise de la rhétorique créée par la guerre et volonté de monter l’échelle sociale. Le sentiment que les anciens soldats « sont des hommes maintenant » est commun. La Nation en guerre a préparé les Américains aux Etats-Unis.

L’acceptation de la guerre et de son processus d’initiation mentale n’est pourtant pas universelle. Le rejet vient d’abord des amputés et des blessés majeurs. Ils seront les rejetés de l’économie des années 20. L’élite, de souche ancienne, engagée dès le début du conflit a également perdu la primauté de la guerre. Déjà hors de la standardisation du soldat, ils se désignent différents de l’exemple de l’Américain de 1918. Ils seront le ferment d’une littérature d’après-guerre résolument élitiste.

La Grande Guerre américaine s’achève avec deux Amériques : l’une, triomphante, de la société de consommation et l’autre, enfantant d’un intellectualisme amer. L’Amérique ayant combattu pour l’idéal ne se reconnaît pas dans la nouvelle standardisation américaine. Une exemplification de cette contestation se révèle dans le transfert des corps. Une famille américaine sur deux a fait rapatrier son ou ses héros. Les corps de ceux qui sont restés concourent à la volonté de témoignage de la place américaine dans la paix mondiale. Là également naissent deux Amériques du souvenir de la Grande Guerre : ceux qui ont lutté pour la Nation et ceux qui ont lutté pour l’idéal.

Questions à l’intervenant :

Quelle a été la place des noirs dans l’Amérique en guerre ?
Réponse de Mark Meigs : Les Etats-Unis de 1917 sont résolument ségrégationnistes. Peu d’officiers sont noirs et Wilson répond par la négative à toute évolution de cette situation. Il s’en suit une déception du mouvement noir américain et les émeutes des unités noires au retour pour une évolution de leur condition restent sans effet. Wilson était démocrate du sud, région d’où provenaient eux-mêmes majoritairement les officiers blancs. Bien entendu la diversité de traitement des noirs américains par la population française a généré au pays des velléités incompatibles avec l’Amérique d’alors (voir infra dans l’intervention de Yann Prouillet). C’est ainsi que naît l’idée que la France est le pays d’accueil, même si un racisme français a effectivement existé. Là encore, l’étude sociologique des rapports entre les populations et élus du secteur d’Aix-les-Bains (recevant des unités à majorité blanche) et Challes-les-Eaux (à majorité noire) serait éclairante. Mark Meigs estime à 10 000 mariages franco-américains issus de la Grande Guerre. Peu d’entres eux seront « de couleur mixte ». D’ailleurs, l’armée américaine a tout fait pour éviter cet état de fait. Il apparaîtrait même selon Mark Meigs que la plupart de ces mariés seraient des « mauvais soldats » ou des orphelins qui trouveraient dans des femmes désocialisées ou elles-mêmes orphelines une resocialisation. Beaucoup de ces mariages étaient d’ailleurs corporatistes.

Pourquoi les Américains interviennent si tard dans le conflit ? Qu’aurait changé à la guerre un interventionnisme décidé plus tôt ?
Pour les Américains, la guerre est d’abord européenne et l’interventionnisme est impensable. L’action en faveur de la paix du colonel House se révèle naïve et sans poids et il penche finalement lui-même vers l’interventionnisme. La menace sur les intérêts économiques américains reste un des vecteurs majeurs de décision en 1917.

 

Intervention de Yann Prouillet, CRID14-18.

Les Américains dans les Vosges. 1915– 1919.

 

Les Américains de l’arrière

L’AAFS

L’arrivée des premiers Américains dans les Vosges se place en avril 1915 au sein de la 7ème armée française en Alsace, dans le secteur de Saint-Amarin et de Moosch et dans les Vosges dans le secteur de Saint-Dié. Ce sont les sections automobiles étrangères et de l’American Ambulance Field Service de A. Piatt Andrew et recueillant en leur sein une majorité d’intellectuels et d’idéalistes issus à 75 % du milieu universitaire. Leur présence et leur action se prolongera jusqu’à l’entrée en guerre de leur pays. Ainsi, de décembre 1916 à l’été 1917, 6 ambulances restent 8 mois avec la 52ème D.I. dans le secteur alsacien de Mittlach, de Thann et du fameux HWK.

Le CRB

Jusqu’au 17 juin 1915, le ravitaillement des habitants est en majeure partie assuré par l’Intendance Militaire Allemande. A cette date, les communes envahies sont informées de la création d’un comité hispano-américain chargé d’aider au ravitaillement de la population : «  « the Commission for relief in Belgium ». Cette organisation est mise en place par le ministre des Etats-Unis à Bruxelles Brand Whitlock, originellement pour venir au secours des Américains « surpris par la guerre ». Celui-ci implique le marquis de Vollalobar, ambassadeur d’Espagne et cherche des vivres et Hollande et en Angleterre. Le 22 octobre 1914 naît le CRB, commissionnaire en marchandises. Il est étendu à la France occupée – soit 2 150 000 personnes – le 9 avril 1915. A ce moment, 42 % des vivres viennent des Etats-Unis, 25 % des colonies britanniques, 24 % de l’Angleterre et 9 % du reste du monde mais surtout la Hollande.

La Lorraine envahie est gérée par le comité de Longwy, regroupant 111 041 habitants. Le département des Vosges ne représente qu’une infime portion de la masse : 24 communes – soit moins de 5 % du territoire – et moins de 5 000 habitants. Dès cette extension, les municipalités vosgiennes sont invitées à créer un syndicat de communes. Celui-ci a pour siège Belval et pour but « d’obvier à la pénurie de vivres motivée par la guerre actuelle en procurant par l’assistance du comité américain de « Relief of Belgium » aux communes adhérentes les denrées et les marchandises de consommation les plus usuelles pendant la durée de la guerre et aussi longtemps que les circonstances l’exigeront ». Chaque commune verse une part financière contributive au fonctionnement du syndicat au prorata du nombre d’habitants. Pour mémoire, Senones, la plus importante agglomération de la zone vosgienne envahie, compte par exemple mi-juin 1915, 2 725 habitants mais avec une très grande proportion d’indigents et de nécessiteux (550 personnes en tout soit 160 familles, 85 hommes, 227 femmes de plus de 14 ans et 238 enfants de moins de 14 ans), La Petite-Raon 1 135 résidents le 22 juillet 1915 et Moussey compte 1 276 âmes le 23 juillet 1917.

Lorsque l’Amérique entre dans la Guerre, le comité devient hispano-néerlandais.

Le CRB sera responsable de la réelle survie des Vosgiens envahis tant en nourriture qu’en produits courants de consommation. Ainsi, le 19 février 1916, le CRB distribuera gratuitement 650 paires de sabots aux habitants.
Les Forestiers

En mars 1916, pour faire face l’exploitation intensive des forêts, le Génie militaire français se substitue aux chasseurs et se rapproche de l’administration des forêts. Il est créé des "Centres du Bois" et le "Comité Interallié des Bois de Guerre" (C.I.B.G.) et ce sont les Canadiens et les Anglais qui sont les premiers à venir travailler en France. Les  premiers forestiers des Etats-Unis arrivent au Havre, le 9 octobre 1917 *. Dans l’urgence, et à la demande pressante du général Pershing qui commande le C.E.A., le département à la guerre américain  créé le 10th Engineer Regiment, un régiment à deux bataillons de trois compagnies (250 hommes chacune), composé de techniciens spécialistes des métiers de la forêt et bûcherons, sélectionnés et recrutés pour leurs compétences dans tous les Etats-Unis. Dès le 27 novembre, les premiers forestiers sont à l’ouvrage sous les sapins des Vosges. Mais ils travaillent aussi dans les Landes, le Jura et le Morvan.

* Jean-Louis Philippart donne les dates d’arrivée suivantes : 1 et 10ème génie : 9.10.1917 Vosges - 2ème : 28.11.1917 : Cornimont - 9ème : 08.04.1918 : Epinal - 10ème : 23.05.1918 : Cornimont.

 

Les Américains de l’avant

Les aviateurs

L’aviation dans les Vosges est relativement pionnière. En témoigne l’usine Avia qui fonctionne dès 1909. En août 1914, le terrain de Sainte-Marguerite, près de Saint-Dié, est mis en service mais sous le feu de l’ennemi, la MF 14 se transporte à Saint-léonard (avril 1915), puis Corcieux en mai.

Le 12 octobre 1916, le volontaire US Lufbery et trois compagnies de la N 124 pour un bombardement sur Oberndorf. La N 124, c’est l’escadrille Lafayette. Elle est basée à Luxeuil au sud des Vosges mais utilise comme base avance le terrain de Corcieux. C'est à Norman Price, 27 ans diplômé d'Harvard, qu'on attribue la paternité de l'escadrille La Fayette. Avec Thaw, Prince et un troisième pilote Cowdin, furent reçus par le Secrétaire d'Etat à l'Aéronautique car, à Paris, le gouvernement avait suivi avec un vif intérêt l'évolution de la presse américaine qui souhaitait, suivant l'exemple de ces valeureux pilotes, que les Etats-Unis sortent de leur isolationnisme et s'engagent enfin dans la guerre au côté de la France comme l'avait fait, le marquis de La Fayette qui avait risqué sa vie et sa fortune en se mettant au service de Georges Washington.

Le GQG fut invité à prendre la décision de former une escadrille avec tous les pilotes américains dispersés dans les unités françaises. C'est l'origine de l'escadrille qui s'appelait alors l'escadrille américaine, sous commandement français du capitaine Thénault et de son adjoint, le lieutenant de Laage de Meux. En avril 1916, la nouvelle escadrille, la N 124, recevait tout son personnel, français lui aussi, soit 80 hommes, mécaniciens, conducteurs, secrétaires, cuisiniers…, et ses premiers pilotes américains parmi lesquels nos trois héros auxquels vinrent se joindre Victor Chapman, Kiffin Rockwell, James McConnell, Bert Hall et, un peu plus tard, Raoul Lufbery. Tous firent mouvement vers Luxeuil-les-Bains mais l'escadrille n'avait pas encore ses propres avions. Elle reçut enfin ses six premiers appareils de chasse, des Nieuport. La première mission de l'escadrille est de protéger les bombardiers anglais et français stationnés à Luxeuil. Le 18 mai 1916, Kiffin Rockwell apporta sa première victoire à l'escadrille en abattant un biplace allemand.
Suivront la N 93 (6 mai 1917) qui verra briller dans ses rangs le lieutenant Eugen J. Bulliard, premier pilote noir américain puis le 99th squadron, organisé le 21 août 1917 et au-dessus des Vosges du 19 juillet au 24 août 1918.
Les Soldats

En novembre 1917, à Camp Logan (Houston, Texas), on met sur pied la 5ème D.I. La Red Diamond : insigne divisionnaire distinctif un diamant rouge sur proposition du commandant Charles A. Meals, approuvée par le général Mac Mahon, chef de la division. Adopté officiellement par l'ordre général n°2 du 18 janvier 1918, il est ainsi décrit : "un diamant rouge avec une diagonale verticale de 6 inches et une diagonale horizontale de 5 inches, au centre duquel se trouve un chiffre 5 blanc de 2 inches..."

Du 24 février au 30 avril 1918, les troupes rejoindront le Havre – où s'établira le quartier général de la division le 1er mai – depuis New York. Après un entraînement au camp du Valdahon et dans le secteur de Bar-sur-Aube, c'est à Soulaines, le 18 mai 1918, que le drapeau est remis officiellement par la petite fille du maréchal Mac-Mahon et le marquis de Dompierre, descendant du comte de Rochambeau.

Il convient rapidement de confier aux nouveaux arrivants des travaux pratiques grandeur nature pour les préparer à un type de guerre moderne. Le front des Vosges est choisi à cet effet. Après avoir été inspectées dans les derniers jours de mai par le général Pershing, commandant en chef du corps expéditionnaire américain, les unités de la 5ème division furent reconnues aptes à monter au front. Mise tactiquement sous autorité française, la division passe du contrôle administratif du 3ème corps d'armée américain à celui du 1er. L'ordre n°1 en date du 31 mai annonce le mouvement vers le front. La 5ème division est placée sous l'autorité du 33ème corps de la 7ème armée française qui tient l'extrême sud du front en Haute-Alsace et dans le massif vosgien. Aucune troupe américaine n'avait jusqu'alors pénétré dans ces secteurs.

Il avait été prévu de fournir à la division un supplément d'instruction, en particulier sur les armes et les méthodes de la guerre de tranchées, avant de l'introduire progressivement sur le front en fonction de l'avancement de son entraînement. Mais qu’est-ce que l’instruction ? Le 17 avril 1918 le lieutenant Bon de la Tour en témoigne : « On m'amène une nouvelle recrue : un officier américain qui fait un stage au 10ème BCP et a obtenu l'autorisation de suivre la manoeuvre. Il est camouflé en sergent de chasseur à pied et ne céderait pas sa place pour un empire. »

Le jour même où le 6ème d'infanterie et le 13ème bataillon de mitrailleuses partent vers le nord, le reste de la division s'embarque pour les Vosges. Le quartier général s'établit à Corcieux, puis est transporté à Gérardmer, le 7 juin avec les quartiers généraux du 33ème corps. L'état-major a ainsi l'occasion d'y étudier pratiquement le mode de fonctionnement des Q.G. français. La 9ème brigade est rattachée pour son entraînement à la 70ème division française. Le 60ème d'infanterie cantonne à Bruyères et le 61ème à Gérardmer. Quelques jours plus tard la 62ème D.I. française est chargée d'instruire le 60ème R.I. U.S. La 10ème brigade - moins le 6ème R.I. U.S.- est rattachée à la 77ème D.I. française et se transporte à Moosch dans la zone de Wesserling, secteur avoisinant au sud celui d'Anould-Gérardmer. Soit une trentaine de kilomètres dont quelques-uns des plus hauts sommets vosgiens.

C'est à la guerre de tranchées spécialisée que sont instruites les troupes de la 5ème D.I. U.S. lorsqu'elles arrivent à l'arrière du secteur d'Anould. Pour la première fois, les hommes utilisent les grenades à main et à fusil. On les habitue à se servir de fusées de signalisation et de leur rôle et on leur apprend les techniques de l'observation, du camouflage et de la construction de tranchées. On leur enseigne également la théorie des coups de main, des patrouilles et des contre-attaques. L'accent est mis sur l'utilisation du gaz moutarde en particulier et sur la protection contre les gaz.

L'enthousiasme des hommes du Diamant-Rouge impressionne favorablement le commandement français. Dans ses recommandations aux instructeurs français, le général Lecomte, commandant le 33ème corps, écrit : « Les Américains sont remplis d'une extrême bonne volonté et se montrent impatients d'entrer en contact avec les Allemands. On utilisera et on entretiendra à bon escient cette bonne volonté et cette ardeur, mais il apparaît nécessaire d'éclairer nos nouveaux alliés sur la valeur de l'ennemi qu'ils vont avoir à affronter, et de leur faire comprendre que leur propre intérêt, aussi bien que l'intérêt général, exige qu'ils acquièrent une instruction suffisante pour faire face sans risques graves, à notre ennemi commun. »

Juin 1918 est donc le mois de l’apprentissage. Le 12 juin, les unités sont acheminées vers le front et dans la nuit du 14, s'effectuent les premières relèves. Les officiers français exercent le commandement, assistés des officiers américains et des groupes de combat mixtes sont formés. Les premières pertes de la division surviennent la nuit même de l'arrivée des premiers éléments dans les tranchées. Alors que la compagnie A du 11ème R.I. U.S. s'achemine vers les tranchées, un bombardement ennemi tue le soldat Joseph Kanieski et blesse sérieusement le capitaine M.W.Clark. La présence des Américains est immédiatement connue des Allemands qui commencent à tenter d'ébranler le moral de leurs nouveaux adversaires en profitant par ailleurs de leur inexpérience.

Juillet 1918, le commandement unique. Progressivement, unités françaises et américaines sont séparées au fur et à mesure que ces dernières sont été mises au courant et les officiers américains prennent le commandement de leurs propres organisations. Les 6ème et 11ème R.I. U.S. occupent seuls le secteur Gachney – Bischstein – les lacs. De même que la 5ème division avait été la première troupe américaine à opérer en territoire allemand, le 7ème génie est la première unité de génie américaine à pénétrer en Allemagne.

Les 3 et 4 juillet, la 9ème brigade d'infanterie, relevée par les Français de sa position de secteur nord, se rend au sud d'Epinal, dans la région d'Arches, pour y recevoir un supplément d'instruction.

Dans le secteur de Saint-Dié

Le 15 juillet, la 5ème division se transporte dans le secteur de Saint-Dié. La 9ème brigade quitte sa zone d'entraînement de la région d'Arches et la 10ème brigade arriva directement de ses positions du secteur d'Anould. La relève des troupes françaises est terminée le 16 juillet et le 19 juillet, à 10 h du matin, le commandement du secteur passa du général Gérard de la 62ème D.I. française au général Mac Mahon de la 5ème D.I.U.S. Le Q.G. est établi à Saint-Dié et le Diamant Rouge ne doit compter que sur lui-même tant pour les moyens que pour la responsabilité dans la défense des lignes. Son front court sur environ 25 kilomètres, de la vallée de la Plaine au nord, à la vallée de la Fave au sud.

L'affaire du saillant de Frapelle.

Par ordre reçu de la 7ème armée française, le 33ème corps français assigne à la 5ème division américaine la mission de prendre le village de Frapelle et la cote 451 juste au nord du village. Frapelle. Là, les lignes ennemies forment un saillant dans notre dispositif, le village et la hauteur le dominant peuvent constituer un point de départ éventuel à une offensive en direction de Saint-Dié.

L’exécution du plan est dévolue au 6ème R.I. U.S. Deux pelotons de la compagnie A du 7ème génie, le 13ème bataillon de mitrailleuses, un détachement du 7ème bataillon de Transmissions, l'artillerie du secteur, aussi bien américaine que française, une compagnie de mitrailleuses de secteur français et la compagnie A du 11ème R.I. U.S. comme troupe de travailleurs, sont placés comme troupes auxiliaires sous le commandement du général Gordon. Des plans précis sont établis pour l'attaque, l'organisation et l'occupation du terrain conquis, la liaison, l'évacuation et le ravitaillement, mais également, de façon détaillée pour le soutien d'artillerie et de mitrailleuses.

Le 16 août au soir, tout est prêt. Le lieutenant-colonel Norton du 6ème R.I. U.S. commande l'opération en personne. Dans la zone d'attaque, 36 batteries sont venues occuper des positions. Un détachement de la 99ème escadrille U.S. est détaché pour prendre la suprématie du ciel. L'heure H est fixée à 4 heures du matin, le 17 août. A 3 heures 45, l'artillerie déclenche un violent tir de barrage sur les positions ennemies. Les compagnies L et M mènent l'assaut pendant que I et K occupent les tranchées d'où les premières étaient parties. Les compagnies A et C restent en soutien. Chaque compagnie d'assaut est répartie en quatre vagues avec des "nettoyeurs" du génie et de l'infanterie. Un peloton de mitrailleuses accompagne l'avance de chacune des compagnies.

L'ennemi était bien entendu préparé à recevoir l'attaque, car son tir de contre barrage s'abat sur la tranchée de départ à 4 heures 06 exactement, atteint les seconde, troisième et quatrième vagues. Malgré de lourdes pertes, les troupes progressent rapidement en direction de leurs objectifs, à travers les barrages denses et précis. La compagnie L avance, sans opposition sérieuse et occupe Frapelle. Avec l'aide du génie, on fait sauter les abris souterrains et les maisons. Les Allemands ont retiré leurs lignes au-delà de l'objectif, ne laissant que deux petits postes sur le front. Deux prisonniers sont capturés dans l'un de ces postes par le peloton d'accompagnement de la compagnie B du 13ème bataillon de mitrailleuses. Les deux occupants de l'autre poste sont tués au cours de l'assaut.

Dès lors c’est l’artillerie allemande qui écrase la position perdue. Le 18 août, l'ennemi tente vainement de contre-attaquer. Avant même d'avoir complètement démarré, cette contre-attaque est rapidement brisée par le tir de nos fusils et de nos armes automatiques. Les troupes américaines demeurent à Frapelle, en nombre réduit comme initialement prévu, dès lors que les nouvelles positions sont organisées et rendues plus sûres. La pose des réseaux de fil de fer commence dès l'occupation des positions et se poursuivit sans discontinuer sous la direction  des compagnies A et B du 7ème génie, malgré le tir continu de l'artillerie. Le 20, les nouvelles positions sont consolidées. La vallée de la Fave est barrée de fils de fer et fermée à l'ennemi.

Frapelle fut la première opération dans laquelle fut engagée la 5ème division. Les hommes s'en acquittèrent splendidement comme des troupes chevronnées.

Soumis pendant trois jours et trois nuits à un tir d'artillerie constant et au danger permanent des gaz. Les pertes s'élèvent à 16 % de l'effectif engagé. Parmi les officiers, on déplora un mort des suites de ses blessures (le lieutenant en premier Louis A. Freeman du 6ème R.I. U.S.), 5 blessés graves et 19 blessés légers. 31 soldats ont été tués, dont 4 des suites de leurs blessures, 13 sont disparus, 75 sont blessés graves, 218 sont blessés légers. Plus de 150 de ces derniers ont été affectés par les gaz, sans autre conséquence qu'une exemption de service d'une semaine ou deux.

L'opération, quoique secondaire est largement commentée dans la presse française et américaine. C'est le seul changement qui ait eu lieu sur ce front depuis trois ans.

Côté allemand la perte de Frapelle troubla le haut commandement dont le communiqué officiel du 18 août mentionne : "Groupe d'armée du duc Albrecht. Dans les Vosges, nos postes avancés le long de la Fave jusqu'à Frapelle ce sont retirés devant une attaque ennemie conformément aux ordres donnés".

L’étude technique et cartographique de la réduction de ce saillant ouvre manifestement à la réflexion sur nature de « l’exercice ». L’affaire de Frapelle a toutes les caractéristiques d’un laboratoire dont les travaux « grandeurs nature » seront appliqués moins d’un mois plus tard, dans la réduction d’un saillant autrement plus « sérieux », à Saint-Mihiel.

Les successeurs.

Au départ de la 5ème division, arrive à Saint-Dié la 92ème division, le 26 août. La "Buffalo Division", est formée par des noirs américains originaires de tous les états et entraînés dans les camps Dodge, Dix et Meade. Débarquée en France en juin 1918, elle séjourne dans le secteur de Saint-Dié jusqu'au 25 septembre pour rejoindre Marbache et l'Argonne. Elle sera relevée par la 81ème division "Wildcat" débarquée en août 1918. Cette division est formée de recrues des états de Floride, de Caroline du Nord et du Sud et de Porto-Rico. Après Saint-Dié, "Wildcat" sera dirigée sur Sommedieue. Enfin, des éléments des 93ème et 94ème divisions formées en France avec des recrues noires et combattant dans des divisions françaises séjournent également dans le secteur vers la fin de la guerre.

Le lien avec les soldats et la population française « blancs », qui n’ont pas ou peu ce genre de problème métaphysique est rappelé le 14 août 18 le général de Boissoudy :

VII° armée – Etat-major – 3ème bureau. N°775/3.s.op.                             Au G.Q.G. le 14 août 1918

Le général de division de Boissoudy, commandant la VIIème armée
à M. le Préfet des Vosges.
à M. le Préfet de Meurthe-et-Moselle

La 92ème division américaine, division composée entièrement d’hommes de couleur, est mise à la disposition de la VIIème armée à partir du 12 courant, date de son arrivée au camp d’Arches.
Cette D.I. destinée à entrer ultérieurement dans le secteur de Saint-Dié, va être appelée à stationner sur le territoire du département des Vosges et à proximité du département de Meurthe-et-Moselle, dans la partie nord du secteur (Raon-l'Étape – Thiaville). « La question nègre » revêt aux yeux de nos alliés un caractère tout spécial, qu’il ne nous appartient pas de discuter, mais qu’il nous faut admettre.
La mission française près de l’armée américaine a exposé au Général Commandant l’Armée la mesure dans laquelle nous devons adopter, vis-à-vis des troupes de couleur, l’attitude des blancs américains, tant dans le milieu militaire que dans les rapports de nos populations civiles avec les nègres.
Le Général Commandant l’Armée a l’honneur de communiquer les observations dont il s’agit à messieurs les préfets intéressés de manière à permettre à ces hauts fonctionnaires d’attirer l’attention des autorités locales civiles sur la réserve où il convient de se tenir vis-à-vis des troupes de couleur.
« Tâchez d’obtenir des populations des cantonnements qu’elles ne gâtent pas les nègres. Les Américains sont indignés de toute intimité publique de femmes blanches avec des noirs. Ils ont élevé récemment de véhémentes protestations contre une gravure de la « Vie parisienne » intitulée : « L’enfant du dessert » représentant une femme en cabinet particulier avec un nègre. »
« de plus, les troupes noires américaines en France ont donné lieu à elles seules à autant de plaintes pour tentative de viol que tout le reste de l’Armée et cependant on ne nous a envoyé qu’une élite du point de vue physique et moral ».
Signé : de Boissoudy
Copie transmise à titre de renseignement
à monsieur le chef du 2ème bureau

 

L'image de l'opulent soldat américain

En 1920 paraît à Mayenne, sous le titre « Fin de campagne. Vosges et Alsace », les extraits d'un journal de guerre (septembre 1918, janvier 1919) tenu par un lieutenant français aux initiales de R.B.V., dans le civil avocat à la Cour de Paris. Cet ouvrage constitue un témoignage irremplaçable sur le plan des premiers contacts entre Français et Américains. Arrivée dans les Vosges, à Corcieux, le 16 septembre, l'unité est embarquée le soir même pour Saint-Blaise (hameau de Moyenmoutier) par un convoi automobile américain. Voici comment est perçue par un témoin l’arrivée de la Buffalo :
« Un peu avant minuit, une longue file de camions vient se ranger sur la route, conduits par des nègres américains ; le bataillon s'embarque. Les noirs Américains occupent le secteur, « peacefull sector », disent-ils avec un gros rire, comme pour nous donner confiance. Ils assurent le service du poste de police et leurs sentinelles portent en guise d'arme, la matraque retenue au poignet par un lacet de cuir »...

Mais ce qui frappera surtout les soldats français, c'est la profusion de matériel américain et la prodigalité avec laquelle leur intendance le dispense... pour le plus grand bonheur des troupes de relève. Ainsi à l'occasion de la relève d'un point d'appui du 367ème R.I. U.S. dans le secteur de Senones le 20 septembre, l’officier s'émerveille : « Rien n'y manque ! Le tout rempli d'accessoires de toutes sortes, abandonnés par les compagnies américaines qui se sont succédées dans le secteur : armes, munitions, masques à gaz, médicaments, équipements divers, cigares, bloc-notes, etc. et surtout, ce qui nous frappe le plus, car en cinq ans de guerre, nous n'avons jamais pensé à ce luxe, une incroyable quantité de rouleaux d' « hygienic paper » ! Nous trouvons entre autres, cinq cents paquets de cigarettes qui, partagés entre tous, furent accueillis avec joie, et cent cinquante manteaux kaki, dont plusieurs furent vite échangés contre des capotes trop usées ! »...

L'image de l'opulent soldat américain que l'on retrouvera à nouveau en 1944-45 date de cette période. Il en est de même auprès des populations civiles à qui le Sammy fait la même impression : généreux, appréciant la bonne chère et les alcools du pays, et communicatif, l'Américain est dès 1918 doté d'une image de marque bien typée. L’attrait des Sammies pour l’eau-de-vie de l’intendance française, surnommée « gazoline », comme pour les alcools locaux, est patent. Les autorités américaines doivent se montrer vigilantes. Une note (n°43418) du G.Q.G. du 28 août 1918 précise que : « les soldats américains ravitaillés par les Français doivent recevoir les mêmes rations que celles prévues pour les troupes françaises, à l’exception de la ration de vin. La ration de sucre doit être par compensation augmentée d’une quantité égale en valeur monnayée à la ration de vin française. »

L’après-guerre

L'Américain que l'on présente volontiers également comme un grand garçon naïf se révèle une proie rêvée pour les mercantis de tous acabits. Sa fortune présumée attire les convoitises. Il en est de même lorsque le touriste succède au soldat, et nombreux sont les anciens Sammies qui reviennent sur les lieux de leurs exploits. Mais, là aussi, l'image du libérateur cède le pas à celle du « pigeon ». Les autorités des Etats-Unis s'en émeuvent et, à l'été 1919, au cours d'une audience accordée à l'ambassadeur français à Washington, le Secrétaire d'Etat Lansing fait connaître à notre représentant que : « Si les hôteliers ne se montraient pas plus modérés dans leurs exigences qu'ils n'avaient fait à Paris, à sa connaissance, ces temps derniers, nous renverrions aux Etats-Unis, à notre détriment, autant de mécontents que nous avons reçu de visiteurs ». Il signale également à plusieurs reprises que les soldats américains rentrant de France se plaignent vivement de l'esprit de lucre des commerçants de détail à qui ils ont eu à faire et qui, disent-ils, « n'ont vu que des proies à exploiter dans les soldats qui venaient aider à la délivrance de leur pays ». Ces faits sont repris dans un courrier du Préfet des Vosges adressé aux maires des communes dévastées et publié dans « la Gazette Vosgienne », en septembre 1919 : « Il est malheureusement trop vrai que des commerçants ont souvent profité de la générosité de nos alliés pour leur vendre des produits à des prix qu'aucune raison ne pouvait justifier. Si de tels faits se renouvelaient, ils seraient de nature non seulement de porter un grand préjudice moral au pays tout entier, mais à causer un préjudice matériel dont le commerce français ressentirait bientôt les effets... J'appelle tout particulièrement votre attention sur l'intérêt qu'il y aurait à inviter les hôteliers à modérer leurs exigences vis-à-vis des touristes et notamment des Américains... »

 

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