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Recension: Patrick Bouvier, Déserteurs et insoumis...

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Patrick Bouvier, Déserteurs et insoumis Les Canadiens français et la justice militaire ( 1914-1918), Athéna, 2003, 137 pages.

 

Ce livre est petit de format  mais grand par sa richesse d’information historique

Il traite apparemment d’un sujet statistiquement marginal : le traitement judiciaire de 150 déserteurs canadiens français et des 7 d’entre eux qui ont été fusillés pour ce motif. Le terme marginal peut être accepté si l’on se réfère au fait que durant la première guerre mondiale, le Canada a mobilisé sous les drapeaux 600 000 hommes.

Ceci étant, ce livre est là pour démontrer que l’étude de faits marginaux  est un sûr moyen pour avoir accès à des facettes de la réalité historique, bien difficile à saisir autrement. Il  en apprend beaucoup sur des comportements qui eux ne sont pas d’importance statistique marginale

A l’origine mémoire de maitrîse,  l’ouvrage s’est attaqué à un lieu commun de la mémoire politique canadienne : celui selon lequel, la communauté francophone n’aurait pas fait tout son devoir, lorsqu’il s’est agi de fournir un appui à l’ancienne puissance coloniale : l’empire britannique.

Il en est résulté une enquête rigoureuse, faite selon une démarche qui nous plait beaucoup au CRID 14-18  et qui consiste, préalablement à tout lancement d’hypothèses hasardeuses à s’attacher à comptabiliser les faits bruts et à les analyser sans à-priori.

Ainsi Patrick Bouvier, pour répondre à la question posée  a  choisi de mesurer l’ampleur du phénomène de l’insoumission et de la désertion au Canada francophone en le mettant en perspective dans le cadre du  Canada dans son ensemble

Ce travail est pour le lecteur français qui s’intéresse  à l’histoire de la première guerre mondiale d’un grand intérêt car il traite d’une réalité canadienne, bien peu connue, compte tenu du tropisme hexagonal qui affecte nos recherches historiques en ce domaine.

 

Un premier effet heureux de ce livre est de décrire très synthétiquement, de manière inattendue, la spécificité de la justice militaire anglaise, à laquelle était soumis le corps expéditionnaire canadien. De nombreux ouvrages en anglais existent sur ce sujet mais il est agréable en quelques pages ( p.34 à 60) de trouver en français une claire représentation d‘un système par certains points semblable au système français mais qui sur plusieurs points importants, s’en éloigne beaucoup.

Le plan du livre est classique, partant du général pour arriver au particulier. Il débute par un bilan historiographique sur la représentation du phénomène de la désertion au Canada, en regard du reproche plus ou moins formulé d’une réticence du Canada francophone à se soumettre à l’impôt du sang. Ce débat, interne au Canada,  est clairement exposé et on perçoit, à cette occasion que les avis des historiens canadiens sont bien partagés.

Je passe sur le chapitre 2 traitant de la législation militaire pendant 14-18, déjà invoqué, en insistant sur son aspect synthétique et informationnel, indispensable pour tout chercheur sur la guerre anglo-saxonne et sa justice militaire.

On en arrive alors à la partie la plus neuve pour un lecteur français, celle concernant la réalité de la plus ou moins grande réticence de  la société canadienne à participer physiquement aux combats en Europe. Elle est traitée excellemment dans les deux derniers chapitres . L’image que l’on a d’un enthousiasme spontané des dominions britanniques, volant au secours de l’ancienne puissance coloniale n’est pas invalidée par cette étude qui montre, de la part des Canadiens, une bonne volonté évidente se traduisant par de nombreux engagements ( 483 000 sur la durée de la guerre pour un pays de 7 200 000 habitants)  et un appui de la presse , aussi bien anglophone que francophone à  ce qu’une réponse favorable soit faite à l’appel à solidarité de la Grande Bretagne

On apprend sur ces entrefaites toutefois que des enjeux de politique intérieure,  d’ordre communautaire ont produit de fait une certaine distanciation dans l’opinion francophone. En effet la province de l’Ontario en 1912 avait réduit l’enseignement du français alors qu’une forte communauté francophone résidait dans le nord-est de cet état. Un journaliste homme politique Armand Lavergne a  résumé lapidairement le différent en 1914 : « se battre pour l’Angleterre ?.... « qu’on nous rende nos écoles ! »

Jusqu’en 1917, ce débat est toutefois resté larvé puisque les hommes qui s’enrôlaient le faisaient par engagement volontaire sans coercition étatique.

On apprend que les choses ont changé en 1917, quand, suite aux demandes  d’effectifs supplémentaires de la Grande Bretagne, a  été débattue politiquement la nécessité de passer au système, inconnu jusqu’alors, de la conscription, système qui sera finalement adopté en août de cette même année.

La solution adoptée, par ses compromis, dûs à la pression de l’opinion,  peut dérouter les historiens européens, peu familiers de la situation socio-politique de la société canadienne. L’auteur rappelle que le Canada n’avait pas de tradition d’armée de métier ou d’expédition guerrière. La troupe réglée ne dépassait pas en 1914 trois mille hommes dont un bataillon d’infanterie, 2 régiments de cavalerie et quelques compagnies de génie. Cet infime noyau était censé impulser l’esprit et la science militaire à une armée de milice, qui, si elle affichait des effectifs proches de 70 000 hommes en 1914 n’était que le résultat d’un agrégat d’hommes à la formation militaire épisodique et marginale dans leur vie.
L’auteur montre bien que le législateur a été prudent.  Dans sa loi sur le service militaire voté en août 1917 il n’a prétendu  procéder qu’à une levée sélective portant en priorité sur les jeunes de 20 ans, célibataires ou veufs sans enfants,  et ce dans une limite qui ne devait pas dépasser un volume d’une centaine de millier de conscrits. Or, l’annonce de ce projet  provoqua des remous dans de nombreuses villes, voire des émeutes comme dans celle de Québec à Pâques 1917  qui dura  plusieurs jours, étouffée seulement par l’engagement de la troupe au prix de la mort de quatre manifestants

Le résultat en fut donc cette loi précautionneuse dont la société comprit bien qu’elle ouvrait des échappatoires  dont elle se saisit sans retenue.  En effet, pour les pays continentaux européens, habitués à la conscription universelle, cette loi peut paraître bien singulière. Elle permettait en effet de faire appel de la décision de conscription auprès de tribunaux administratifs locaux, chargés de prendre en compte le bien fondé  de cet appel et reconnaître  ou non la licéité de l’exemption réclamée. C’était  une conscription juridiciarisée.

Elle l’était d’autant plus que les six motifs d’exemption étaient si flous qu’ils permettaient toutes les interprétations :

« Instruction et études servant à l’intérêt de la Nation

Mauvaise santé

Objection de conscience

Obligations exceptionnelles à un point de vue financier, commercial ou domestique

Aptitudes spéciales à  un travail servant l’intérêt national

Dans intérêt national doit continuer à s’occuper de ses travaux normaux »

Aussi, chose assez peu croyable en France,  les tribunaux locaux d’exemption, peu attentifs à la demande de l’état fédéral, ont en moyenne générale accordé les exemptions à 90% et plus à l’exception des territoires de la façade Pacifique, ( dans les 70% toutefois) la palme revenant à la province du Québec avec 95% d’exemptions.

A la fin de 1917, le bilan fut effectué : Sur 405 000 conscrits qui s’étaient présentés et examinés , 381 000 avaient demandé l’exemption : 115 000 sur 117 000 Québecois et 118 000 sur 125 000 Ontariens. La loi ne retint donc dans ses filets à cette date que 24 000 conscrits à former et à envoyer en Europe.

L’ouvrage utilise finement un grand nombre de tableaux statistiques, intelligemment commentés, pour démontrer la manière dont ce camouflet a été infligé aux autorités fédérales. Ce refus, légal, de la conscription est assez peu connu et l’auteur l’expose par le biais de statistiques finement choisies et analysées avec beaucoup de brio .

Après avoir démontré que toutes les provinces ont réagi à peu près de la même manière à l’instauration de la conscription, l’auteur s’attaque alors à une autre vérité statistique, celle qui récapitule le nombre de ceux qui ne se sont même pas présentés à la convocation et n’ont même pas cherché à utiliser les évasions légales. Pour la  province de Québec, le taux a été de 44%, largement supérieur aux taux des autres provinces qui oscillent entre 16 et 4%. Là aussi ce constat  sur cette population «  d’insoumis »  amène l’auteur à des analyses nuancées,  qui corrigent les conclusions que l’on pourrait tirer de la brutalité des chiffres.

 L’auteur, après cette étude de la réalité de l’insoumission descend d’un cran pour consacrer son regard à une population encore plus restreinte : celle des déserteurs. Pour ce faire il s’intéresse au devenir de 148 francophones, passés en cour martiale sur accusation initiale de désertion. Parmi eux 61 ont été reconnus coupables de désertion, les autres d’absence sans permission, nuance qui leur a évité d’être passible de la peine de mort. Pour les 61 qui en étaient passibles, 7 seront fusillés..( p 86 à 120).

Si ces chiffres sont faibles ils sont utilisables historiquement quand ils sont comme ici mis en perspective avec ceux qui concernent l’ensemble de l’armée canadienne, et les armées britannique et  française On peut apprécier la richesse des tableaux statistiques qui permettent d’avoir toujours présent à l’esprit une juste idée des choses, obtenue par une grande richesse informative,  sélectionnée avec soin et contenue dans quelques pages très denses  et très éclairantes. Il en est ainsi en particulier en ce qui concerne   le côté forcément erratique du fonctionnement de la justice militaire, dans les divers pays.  « Simple composante du processus pénal » comme le pense le magistrat anglais Anthony Babington,  elle est décrite par Patrick Bouvier comme appliquant « un droit incitatif au maintien de la discipline …qui place les intérêts de la communauté  avant ceux des individus» p. 35.Les tableaux statistiques sont enrichis des considérations tirées de l’exploitation des dossiers judiciaires  des prévenus,

 

La conclusion en quatre pages, s’appuyant sur la démonstration faite au fil de l’ouvrage, expose clairement la réponse à la question polémique de départ portant sur le supposé manque de sens patriotique de la communauté francophone. Mais comme on l’a vu, elle va bien delà dans la connaissance d’une spécificité canadienne : le refus de la société à s’imposer la conscription.

Ce livre, il faut bien le dire, ne se consulte pas comme un roman. Son abord est austère mais il est à recommander pour les jeunes chercheurs en histoire de la première guerre mondiale, tant pour la foule d’ informations précieuses qu’il recèle( à noter la richesse des annexes) que par la méthode rigoureuse avec laquelle l’enquête historique a été menée

Je me dois de noter la présentation incomplète et donc de ce fait parfois erronée de la justice militaire française. On ne peut en tenir en rigueur à l’auteur, eu égard au manque de sources publiées à la date de réalisation de son ouvrage. Hormis cette remarque cette fois tout à fait « marginale » et qui n’a aucune incidence sur la qualité et l’intérêt de l’ouvrage, ce petit livre se doit de pénétrer  la communauté des chercheurs en histoire sur le premier conflit mondial.

 

André Bach

 

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