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Recension: Albert Dauzat, Légendes, prophéties et superstitions de la Guerre

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DAUZAT Albert, Légendes, prophéties et superstitions de la Guerre, Paris, La Renaissance du Livre, s.d., 283 p.

            Ce livre a très probablement été publié peu avant les Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre de Marc Bloch (1921) qui n’est d’ailleurs jamais mentionné dans l’ouvrage. A la lecture du passage suivant, on perçoit immédiatement que Dauzat et Bloch, tout en s’intéressant au même sujet, ne l’appréhendent pas tout à fait de la même façon : « A quelque point de vue qu’on se place, et bien que les légendes nous intéressent comme psychologues ou comme simples curieux, c’est un devoir pour tout citoyen de chercher, dans la santé morale du peuple, à arrêter les faux bruits : si le silence a parfois sa raison d’être, tout ce qui est contraire à la vérité est pernicieux. » (p 62) Tout en s’efforçant d’analyser leur contenu, Dauzat considère moins les rumeurs comme des réalités historiques porteuses de sens sur l’époque qui les produit que comme des déviances psychologiques critiquables, produites par des esprits faibles et influençables. Le livre d’Albert Dauzat se situe donc entre les observations faites par Lucien Graux dans Les fausses nouvelles de la Grande Guerre (Edition française illustrée, 1918, 2 volumes) et les analyses sur l’origine et les mécanismes de diffusion des rumeurs menées par Marc Bloch, sans toutefois jamais égaler ces dernières.

La première partie de l’ouvrage s’intéresse aux faux bruits et légendes. Appuyant son analyse à partir des travaux de Gustave Le Bon, La Psychologie des foules et Les Opinions et Croyances, Dauzat recense un nombre important de rumeurs, faux bruits et légendes quelle que soit leur dimension et leur portée, qu’ils soient collectifs ou individuels. Il n’est pas rare qu’il rapporte des propos qui lui ont été tenus personnellement, au cours de son expérience d’infirmier. L’auteur montre que les faux bruits sont d’autant mieux acceptés et se répandent d’autant plus facilement qu’ils ont été propagés par des agents de l’autorité. Soldats permissionnaires, prisonniers et plus encore réfugiés possèdent ce même privilège. Selon l’auteur, le soldat, avec l’installation dans la guerre de position et la guerre longue, aurait eu tendance à propager beaucoup moins de fausses nouvelles.
Incontestablement le contexte guerrier facilite la propagation de fausses nouvelles. La censure et la presse participent au phénomène, involontairement mais aussi volontairement, lorsque cela sert les intérêts de la propagande officielle (légende de l’Allemagne affamée, par exemple). La question de l’interpénétration réciproque des légendes par la presse et le public est d’autant plus intéressante que l’un et l’autre infusent à la rumeur une vitalité par le biais de la publicité ou de l’autorité de l’écrit. Il n’est pas toujours évident de savoir qui des deux est à l’origine de la rumeur. La mauvaise interprétation d’un article donne souvent naissance à l’apparition de bruits erronés. Même les cartes postales, utilisées comme agent de propagande par l’ennemi, ont aussi été des vecteurs de fausses nouvelles (par exemple, carte postale allemande visant à prouver la présence de troupes allemandes dans Verdun en 1916). Faux bruits et légendes se propagent par contagion mentale et ce, d’autant plus facilement, que la fausse nouvelle sait parfaitement se modeler aux exigences du jour. Alarmiste dans les périodes de revers ou optimiste lors de succès, elle donne d’avance les bonnes ou mauvaises nouvelles que le public attend sans jamais vouloir heurter les idées communément admises. C’est ce qui fait sa force. A la complexité des situations, elle substitue le simplisme « des faits faciles à comprendre ». Circulant au moyen du bouche à oreille, la fausse nouvelle est capable de se transformer. Chacun peut y introduire des variantes à condition que celles-ci correspondent et respectent l’esprit général et le sens commun. Souvent des éléments locaux l’agrémentent. Elle peut disparaître assez rapidement mais l’auteur constate que les récits anecdotiques cristallisés autour d’un fait frappant ou d’un personnage historique ont une durée de vie plus longue et deviennent de véritables légendes capables de survivre à plusieurs générations (poignets coupés, plaques Kubb, automobile appartenant à Maggi emportant en Allemagne des bidons de lait remplis de louis d’or).
Faux bruits et légendes ont pour point de départ des faits exacts mais qui sont démesurément grossis, déformés ou mal expliqués. Ils peuvent aussi s’appuyer sur des faits réels mais en leur donnant un sens plus ou moins différent de leur signification première et réelle. En mars et avril 17, la population civile et militaire était convaincue que près de 300 000 soldats étaient dirigés sur le front du Carso. L’origine de cette rumeur venait du fait que, journellement, de nombreux contingents traversaient l’Italie en chemin de fer pour une destination inconnue qui était en réalité celle de Salonique.

La seconde partie de l’ouvrage traite des prédictions et prophéties. Dauzat estime qu’elles sont souvent créées ou utilisées par des groupements sociaux ou des gouvernements pour servir leurs fins. Les buts poursuivis sont multiples : donner confiance ou au contraire jeter le trouble, remonter ou déprimer le moral de l’adversaire. Prédictions et prophéties sont donc des outils de la propagande de guerre. Elles peuvent également servir à faire croire aux peuples qu’il existe des événements inévitables et qu’il est vain de vouloir s’y soustraire. Il s’agit donc là encore d’un outil précieux pour tenter de justifier l’existence et la persistance du conflit. Le sens de la prophétie doit être suffisamment obscure ou vague pour avoir la chance de se réaliser un jour ou l’autre. Evénements heureux ou malheureux, guerres, catastrophes et chute de souverains constituent un terrain de prédilection car il y a de fortes chances pour qu’ils se réalisent à plus ou moins brève échéance. L’ensemble des prédictions du début de guerre sont toujours en résonance complète avec les a priori défendus par l’opinion générale ou par les milieux politiques et économiques : la guerre sera de courte durée et le rôle de la Russie sera central. Ces milieux – auxquels il faut ajouter l’apport des stratèges de la presse - furent, avant et pendant la guerre, de grands pourvoyeurs en prévisions de tout genre. Durant le conflit, la plupart des prédictions des uns et des autres se sont naturellement focalisées sur l’établissement de pronostics portant sur l’échéance du conflit.

La troisième partie de l’ouvrage s’attache aux superstitions. Selon Dauzat, « les superstitions de guerre offrent un curieux mélange de vieilles traditions populaires païennes, de croyances religieuses et d’esprit mystique. » (pp 221-222) Elles se classent en plusieurs catégories distinctes dont les deux groupes les plus importants sont les présages et les talismans.
Les présages comme les prophéties prédisent l’avenir mais ne s’attachent qu’à un fait précis, en prétendant établir une relation de cause à effet entre les phénomènes présents et les événements futurs. Cette relation est presque toujours pessimiste : il y a plus de mauvais que de bons présages. Ils sont donc l’expression de craintes et d’angoisses collectives.
Les présages concernant l’annonce d’une guerre sont anciens et sont généralement associés à des phénomènes astronomiques (comètes, conjonctions de constellations) ou météorologiques (rougeur du ciel évoquant l’idée de sang et de carnage). En 1914 comme en 1870, des cieux ensanglantés ou le comportement de certains oiseaux sont considérés comme présages annonciateurs de guerre. Seuls les présages qui annoncent la fin de la guerre font partie de la catégorie des prédictions heureuses. Le présage accompagne, la plupart du temps, un phénomène naturel rare comme, par exemple en janvier 1917 dans la région de Nice, le jaillissement d’une source au débit intermittent et rare, censé annoncer la fin du conflit. Certains de ces phénomènes naturels rares sont ambivalents et peuvent être annonciateur d’un bon ou d’un mauvais présage. Certains d’entre eux n’ont été que des prolongements d’une tradition établie de longue date mais la guerre a pu également produire ses présages spécifiques. Ainsi en est-il du présage qui prétend que si on allume avec la même allumette trois cigarettes, l’un des trois fumeurs sera tué à bref délai ou d’un autre, rapporté par Apollinaire, qui veut que soient tués des soldats ayant rêvé d’un autobus.
Les talismans ont un rôle protecteur. Les périodes troublées de guerre ou de révolution sont propices à leur prolifération. Dauzat observe peu d’innovations au cours du conflit : trèfles à quatre feuilles ou fer à cheval demeurent les amulettes les plus courantes. Il note cependant une utilisation fréquente du clou ou de la pièce en or comme porte-bonheur. Cette dernière est souvent placée à proximité du cœur afin de le protéger des balles ennemies. Une autre superstition attribue à l’or le pouvoir d’empêcher le putréfaction tant et si bien que le corps d’un soldat mort pendant la guerre pourra ainsi être identifié et donc facilement rapatrié dans le caveau familial après la guerre. Certains soldats attribuent des pouvoirs magiques aux médailles religieuses qui leur ont été remises ou par un membre du clergé ou par un proche.
Pour certains observateurs, les aviateurs feraient parti des militaires les plus superstitieux. Certains d’entre eux emportent des amulettes avant leur départ ou décorent leurs appareils avec des symboles divers (sphinx, scarabées, têtes de mort surmontant des tibias, images de la femme aimée) où prédominent souvent les oiseaux (cigognes, hirondelles, alouettes, hiboux).
L’arrière – et tout spécialement Paris - produisit de nombreux talismans. Ceux-ci durent se plier au phénomène de mode. La seule amulette parisienne qui fut une véritable création de la période de guerre apparut en 1918 sous la forme du couple formé par Nénette et Rintintin, deux poupées dont les têtes avaient par ailleurs été dessinées par Poulbot avant le conflit. On leur adjoignit sur le tard un fils nommé Roudoudou. La presse parisienne joua un rôle décisif dans la promotion du couple. Exhibées à la boutonnière, les poupées étaient censées prévenir leur porteur des attaques de Gothas. D’abord parisien, le port des deux amulettes s’étendit ensuite en province et ce, jusqu’en 1919. L’Angleterre connut à la même époque le même genre d’engouement pour un petit chien porte-bonheur surnommé Toutou. Le port de porte-bonheur fut répandu dans toutes les armées mais Dauzat précise que « le culte des amulettes est porté à son maximum chez les indigènes d’Afrique, surtout chez les nègres, arriérés et superstitieux, qui les nomment gris-gris. » (p 258)
Certains soldats portent sur eux des formules ou des prières qui sont « un curieux mélange de prières religieuses, de formules d’exorcisme, de restes d’anciennes superstitions remontant parfois au grimoire des sorciers. » (p 260) La guerre, malgré les efforts du clergé pour lutter contre ces pratiques, a pu faire réémerger « parmi les âmes dévotes et simples » des rites pseudo-religieux et/ou superstitieux anciens encore profondément enracinés. Chez certains soldats allemands protestants on a retrouvé, collé « à la dernière page de leur livre de prières, une formule dont l’effet est d’assurer l’immunité à qui la porte sur soi : « Si vous doutez de son pouvoir (…), attachez la feuille à un chien et tirez dessus ; le chien ne sera même pas blessé. » » (p 263) Le rôle bénéfique des animaux dans les croyances populaires s’est maintenu pendant la guerre, notamment dans les armées britanniques, chez qui la possession d’un animal fétiche, la mascotte régimentaire, était très répandue. Dauzat note que « la valeur de porte-bonheur attachée à ces animaux reste encore très vivace parmi les troupes. Le Times publia un jour la requête d’un soldat qui demandait à une âme charitable de remplacer une mascotte perdue, et cela à titre de cadeau, car, faisait-il remarquer, une mascotte tarifiée risque d’apporter non de bonnes, mais de mauvaises chances. » (p 265)
En Allemagne, on vit réapparaître également d’anciennes pratiques superstitieuses comme celle des statues à clous. Une statue en bois représentant l’effigie d’Hindenburg fut élevée et inaugurée le 28 août 1915 à Berlin devant le monument de la Victoire, en présence de l’impératrice et de la kronprinzessin. « Haute de 12 mètres, d’un poids de 26 000 kilos, elle coûta 165 080 marks. Un bureau officiel vendait les clous que les amateurs voulaient y planter : les clous en or coûtaient 100 marks, en argent 5 marks, en fer un mark. » (p 267) Le succès de cette initiative fut au rendez-vous puisqu’au bout de 5 mois la recette atteignait un demi million de marks. Elle fut donc reproduite dans d’autres villes allemandes et connut un certain succès grâce à son rattachement à une très vieille tradition populaire liée au culte païen de l’arbre, tenace en Germanie et dans la Gaule du Nord.

J.F. Jagielski

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