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Recension: Desmond Morton, Billet pour le front

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MORTON, Desmond, Billet pour le front. Histoire sociale des volontaires canadiens (1914-1919), trad. de Pierre R. Desrosiers, Outremont (Québec), Athéna Éditions, 2005, 346 pages.

L'ouvrage de Desmond Morton a fait l'objet de deux recensions, par Frédéric Rousseau et Cdric Marty.

Recension par Frédéric Rousseau

Il faut remercier les Éditions Athéna de rendre accessible au public francophone ce livre de l’historien canadien Desmond Morton, spécialiste reconnu d’histoire militaire. Billet pour le front s’intéresse aux combattants canadiens de la Grande Guerre depuis la mobilisation jusqu’au retour des survivants.

Entrée en guerre

L’auteur reconstitue tout d’abord la période de l’entrée en guerre et le recrutement initial dans les rangs de la Milice du temps de paix : la plupart des hommes se portant volontaires étaient d’immigration récente et nés en Grande-Bretagne. Le rappel des réservistes se fit sans rencontrer de réelle résistance ; toutefois, l’auteur se garde d’attribuer ce succès de la première mobilisation au seul réflexe patriotique : un certain nombre de réservistes ne s’engagèrent que pour échapper quelques semaines au chômage et à l’exclusion sociale, et pour profiter « toutes dépenses payées » d’un séjour dans leur pays natal.

En septembre 1914, le Canada entraînait près de 30 000 hommes pour la guerre outre-mer. Sont décrits le voyage jusqu’en Angleterre, les frasques des recrues à Plymouth, ainsi que les difficultés liées à l’entraînement et à l’équipement des troupes. Finalement, ce n’est qu’à partir de fin janvier 1915 que les premiers soldats canadiens touchèrent le sol français. En mars de la même année a lieu le premier engagement. Entre le 14 et le 17 avril, une division de Canadiens inexpérimentés relève des Français dans le secteur d’Ypres ; c’est là qu’a lieu la première attaque aux gaz sur le front occidental : la moitié des Canadiens engagés sont mis hors de combat...

Comment faire face aux pertes et au besoin croissant d’hommes sur le terrain ? Le gouvernement canadien se pose alors la question du recrutement d’une véritable armée canadienne ; à l’automne 1915, alors que le volontariat s’étiolait en Grande-Bretagne, il prend son essor au Canada : 12 410 volontaires en octobre 1915, 28 185 en janvier 1916, 33 960 en mars 1916. Au total, d’octobre 1915 à mai 1916, 185 887 hommes furent recrutés sur la base du volontariat. Comme en Grande-Bretagne, cette vague d’engagements mérite qu’on s’interroge sérieusement sur les motivations des hommes qui se portent volontaires. C’est ce que fait Morton.

Pourquoi s’enrôlait-on ?

Avant l’instauration de la conscription en 1917, il s’avère que pour de nombreuses familles canadiennes aux prises avec la crise économique de 1914, la solde devenait fort alléchante. Parmi les nombreuses raisons qui ont poussé les hommes à s’enrôler, l’auteur cite « la pression sociale, le chômage, le désir d’échapper à la corvée familiale ou à un emploi sans avenir, l’estime de soi et le besoin de prouver sa virilité » sans oublier pour un nombre d’hommes indéterminé le sens d’un devoir patriotique à accomplir. À ce propos, le choc causé par l’ampleur des pertes subies à Ypres, l’horreur des gaz allemands, suivie peu après par celle suscitée par le torpillage du Lusitania qui fit une centaine de victimes canadiennes, jouèrent un indéniable effet mobilisateur. Toutefois, Desmond Morton montre clairement que nous ne sommes pas ici en présence d’une auto-mobilisation de la société : au contraire, comme dans le Yorkshire britannique analysé par Cyril Pearce (Comsrades in Counscience), ce sont surtout les faiseurs d’opinions et les producteurs de consensus qui se réveillent et passent à l’action : des citoyens influents, des orateurs parcourent le pays, des associations patriotiques et des ligues pour le recrutement voient le jour, encouragées par des éditoriaux enflammés des journaux et les prêches du clergé. Dans tout le pays sont organisés des meetings de propagande en faveur d’un engagement plus important du pays dans la guerre, à grand renfort de fanfares. Dans cette ambiance sociale particulière, apparaît un bon marqueur de la pression sociale qui pesa alors sur les jeunes hommes : en 1916, les hommes refusés par l’armée pour raison d’âge ou de santé se mirent à porter un insigne pour éviter d’être qualifiés de lâches « par les roquets du patriotisme ». De même, les retours du front portaient une épinglette signifiant leur licenciement de l’armée.

Quelle fut l’attitude du Canada francophone ?

Au Québec, l’enthousiasme pour l’engagement volontaire fut limité : cette province ne fournit que 12% des volontaires canadiens pour une population qui représente 23,4% de la population canadienne. Autrement dit, la plupart des volontaires étaient anglophones. Au Québec, les recruteurs sont chahutés ; les francophones sont peu nombreux à considérer cette guerre comme la leur.

L’heure de la conscription

À l’automne 1916, le Canada connaît à son tour un tarissement de l’enrôlement volontaire, tout particulièrement dans l’infanterie. D’ailleurs, après l’été 1916, l’essentiel des recrues choisissent l’artillerie, le génie et le Service de Santé. En novembre 1916, la vérité se fait jour : le recrutement volontaire a échoué. Reste donc à essayer la conscription ; au Canada, elle est envisagée sur le modèle états-unien (voir sur ce sujet F. Rousseau (dir.) Guerres, Paix, Sociétés, 1911-1946, Paris, Atlande, Coll° Clefs Concours, 2004); elle est adoptée le 29 août 1917. L’instauration de la conscription permet d’évaluer le degré d’implication de la société canadienne dans la politique de guerre de son gouvernement.

Sur les 405 395 hommes de la première classe qui se présentèrent à l’appel de leur classe, 380 510 sollicitèrent une exemption qui fut acceptée par les tribunaux dans 334 989 cas ! Tant et si bien qu’au 1er avril 1918, le nombre de conscrits ne s’élevait qu’à 20 025... Dans le contexte de l’offensive allemande du printemps 1918, le gouvernement annula purement et simplement la plupart des exemptions.

                Les hommes à la guerre

Grâce à un recours conséquent à la littérature de témoignage, le livre traite ensuite des hommes ; et tout d’abord des officiers dont les privilèges étaient jugés particulièrement scandaleux par les hommes de troupe. Ainsi par exemple, jugés par leurs pairs, 25,4% des officiers accusés devant les cours martiales britanniques furent acquittés contre seulement 10,2% des simples soldats. Aucun officier ne fut exécuté... En contrepartie de ces privilèges, la plupart des officiers assurent la transmission des ordres et facilitent l’obéissance des troupes en donnant l’exemple : leur taux de pertes — qui n’est pas ici précisé — est très important : « le rendement d’une unité se mesurait par une statistique brutale : la proportion pertes/survivants chez les hommes de troupe par rapport à la même proportion chez les officiers. Dans les bonnes unités, les officiers étaient tués ; dans les mauvaises, ils abandonnaient ce devoir à leurs soldats » (p. 131).

Sur le terrain, le corps expéditionnaire multiplie les raids éclairs sur les tranchées ennemies dans le but de s’emparer de prisonniers et de documents, de détruire les défenses ennemies et de réduire à néant le climat de « vivre et laisser vivre » (voir Tony Ashworth, Trench Warfare, The Live and Let Live System) qui s’installait souvent dans les deux camps. Pour éviter la répétition des fraternisations de Noël 14 (voir M. Ferro, R. Cazals, M Brown, O. Müller, Frères de tranchées), « un léger barrage d’artillerie » est maintenu en permanence... Mais cette agitation est très coûteuse : lourdes, les pertes affectent en effet prioritairement les officiers et les hommes les plus entreprenants. Morton note que de nombreux raids étaient programmés par les officiers supérieurs pour avoir du galon...

Les chapitres suivants sont consacrés à l’évolution technique et tactique, puis au service de santé, à l’héroïsme des brancardiers. À propos du traitement des névroses de guerre à l’électricité, Morton note que « la douleur avait une fonction » disciplinaire. Comme dans toutes les armées, les patients sont considérés comme des simulateurs qu’il s’agit de dégoûter de l’arrière et de l’hôpital (voir pour l’Italie, Bruna Bianchi, La Folia et la fuga); d’ailleurs, dans l’ensemble, les généraux et les médecins de l’armée avaient tendance à considérer toute maladie comme volontairement provoquée (p. 228).

Quant aux prisonniers, l’étude de Morton fait ressortir la variété des situations, depuis les prisonniers et les blessés sauvés et soignés par les Allemands, jusqu’aux prisonniers maltraités et astreints au travail forcé dans les mines. Sur 3 842 prisonniers, 99 hommes de troupe et 1 officier s’évadèrent. « Tous les prisonniers n’ont qu’un but : la fin de leur captivité » assure Morton. Mais est-ce à dire que tous les prisonniers aspirent à retrouver les joies de la vie des tranchées ? Rien n’est dit à ce sujet... Par contre, Morton signale combien le retour de ces prisonniers fut difficile : eux avaient survécu alors que 60 000 jeunes canadiens avaient péri... C’est le silence qui s’abattit sur leur expérience (voir pour la France, l’étude pionnière d’Odon Abbal, pour l’Italie, celle de Giovanna Procacci). Cet aspect du retour est encore sous-éclairé.

Dans le chapitre 10 intitulé « Cœur de soldat » et qui aborde la ténacité des combattants et notamment le rapport à la mort, Morton peut être suivi lorsqu’il écrit que « la vraie réponse était aussi simple et aussi complexe que l’âme humaine »... Aucun facteur ne s’impose donc comme le facteur décisif de la ténacité : de nombreux soldats sont tout simplement fatalistes ; progressivement, les soldats appliquent des techniques de survie : garder la tête basse, ne jamais passer par le même chemin, ne jamais se porter volontaire... Le souci de survivre le dispute à la volonté de gagner la guerre. « Ne survécurent que ceux qui apprenaient rapidement »...

L’instauration du régime des permissions (10 jours par an pour les hommes, 10 jours par trimestre pour les officiers !) aida aussi les hommes surmenés à tenir ; toutefois, les permissionnaires en goguette à Londres se sentent « étrangers » dans cette ville où les « civils » et les embusqués vaquent à leurs occupations qui diffèrent trop peu du temps de paix. A partir de 1917, les hommes sont autorisés à passer leurs permissions en France et notamment à Paris, où ils apprécient particulièrement l’absence des panneaux « Officiers Only »...

Les journaux dits de tranchée constituent un bon dérivatif à l’ennui, même s’ils ne circulent qu’avec l’approbation d’un officier commandant... Morton note le peu de goût qu’avaient les hommes pour les sermons à teneur patriotique (p. 273). Plus important, le courrier échangé avec les familles ; comme dans toutes les armées ; mais dans celle-ci, le courrier des hommes est censuré par leurs propres officiers... La discipline est sévère ; les officiers n’hésitent pas à menacer leurs hommes hésitants ou paralysés par la peur de leur revolver. 24 hommes seront exécutés (sur les exécutions, voir Desmond Morton, « The Supreme Penalty : Canadian Deaths by Firing Squad in the First World War », Queen’s Quaterly, vol. 79, n°3, hiver 1972, p. 346-351).

Enfin, beaucoup d’hommes s’adonnent à l’ivrognerie au point d’inquiéter le commandement du corps expéditionnaire.... Avant les attaques et tout au long des mois d’hiver, le rhum est distribué aux hommes pour lutter contre le stress et le froid...

Selon Morton, « longtemps avant 1918, la plupart des soldats canadiens avaient perdu tout enthousiasme pour la guerre, mais ils n’avaient pas changé d’avis quant à la nécessité de la gagner ». Sur quoi se base l’auteur pour effectuer cette affirmation ? Il souligne que « la mentalité du Vivre et laisser vivre » que Tony Ashworth avait décelé parmi les divisions anglaises, n’existait guère au Corps d’armée canadien. Pourtant, un peu plus haut, Morton a expliqué que ce « Vivre et laisser vivre » avait peu de chances de s’installer compte tenu des raids et des bombardements quasi permanents... Par ailleurs, nous dit-on, les plus expérimentés prennent garde de ne jamais se porter volontaire. Cela traduit-il une volonté farouche de gagner, ou bien plutôt de survivre, de tenir ? Sans doute la vérité est-elle à mi-chemin ; comme ailleurs, le cœur des hommes oscille en permanence entre ces deux objectifs : gagner et/ou survivre, gagner pour survivre. Survivre, n’est-ce pas aussi gagner ? De même, les volontaires canadiens se prononcèrent très majoritairement en 1917 en faveur du gouvernement d’Union décidé à instaurer la conscription, tout en promettant aux soldats une permission de trois mois au pays (mais à cause de l’offensive allemande de mars 18, seuls 838 soldats en bénéficièrent ; ceux-là trouvèrent le moyen de rester au pays jusqu’à la fin de la guerre ; qu’auraient fait les autres ?). Comment interpréter ce vote ? Faut-il y voir la volonté de gagner, de continuer jusqu’à la victoire, ou le désir d’être remplacés par des troupes fraîches ? Il est encore difficile de répondre, comme il est bien difficile de déchiffrer avec certitude les sentiments des hommes des tranchées...

                Histoire sociale...

L’un des points forts du livre de Morton, comme l’indique son sous-titre « Histoire sociale », réside dans le fait qu’il étend son étude au-delà des seuls combattants. On apprend ainsi les tourments notamment matériels auxquels furent confrontées de nombreuses femmes : en effet, les femmes non mariées dont le soldat subvenait aux besoins au moment de son enrôlement au Canada eurent la préséance, notamment pour toucher les pensions, sur les femmes épousées antérieurement et souvent légalement en Grande-Bretagne par des immigrants anglais de fraîche date. Par ailleurs, un véritable contrôle social doublé d’un contrôle des mœurs a été exercé sur toutes les femmes dépendantes du Fonds patriotique. Nous avions repéré un contrôle semblable en Languedoc (« Paroles de femmes de poilus... », Annales du Midi, déc. 2000. Morton signale aussi sur ce sujet l’étude de Daphne Read et al., The Great War and Canadian Society. An Oral History, Toronto, New Hogtown Press, 1975). En compensation des exigences et du contrôle étatiques, les attentes de la société vis-à-vis de l’État s’accroissent également.

                Le retour des héros

Le livre s’achève sur le retour des soldats au pays. Les difficultés rencontrées par ces hommes sont innombrables, à la fois matérielles et morales.

La démobilisation et le voyage de retour furent extrêmement laborieux. Organiser la démobilisation de dizaines de milliers d’hommes est évidemment éminemment compliqué et surtout, le transport de retour exige des navires... introuvables... L’attente met les hommes à bout : le 17 décembre 1918, des unités de la 7e brigade canadienne reçoivent l’ordre incompréhensible de se mettre en route avec casques et tout l’équipement. C’en est trop, alors que la guerre est finie ! Le camp de Nivelles est le théâtre d’une véritable mutinerie. Quelques semaines plus tard, parce que le retour des soldats est sans cesse repoussé, le camp de Kinmel, au nord du Pays de Galles (5 mars 1919) connaît de très violentes émeutes. Chez les soldats, domine le sentiment que ceux qui sont restés au Canada ont profité de la guerre... Un sentiment qui trouvera encore de quoi s’alimenter au Canada...

Au pays, de nombreux vétérans sont réduits à la misère et à la pauvreté. Cela est dû pour une part à la politique délibérée des pouvoirs publics coupables de n’avoir pas réévalué les échelles salariales des soldats fixées au début de la guerre ; pour les invalides, les pensions sont basées sur l’échelle salariale de la main-d’œuvre non qualifiée. Les veuves de guerre subissent à la fois le faible revenu des pensions et le contrôle social et moral qui s’exerce sur toutes les prestataires : elles ne reçoivent une pension que si elles sont dans le besoin, ne se remarient pas et sont « dignes »... Desmond Morton a traité de ce difficile retour dans un autre ouvrage écrit avec Glenn Wright, Winning the Second Battle. Canadians Veterans and the Return to Civilian Life, 1915-1930, Toronto, Univ. of Toronto Press, 1987.

                Morton achève son ouvrage sur cette idée de bon sens : « Le sort d’un demi-million d’anciens combattants échappe à toute généralisation. Certains appartenaient aux « Old Originals » de 1914 ; d’autres étaient des conscrits qui n’avaient servi que durant que quelques mois. La moitié des membres du Corps Expéditionnaire ne franchirent jamais les frontières de l’Angleterre. La catégorie ancien combattant regroupe des cuisiniers, des ordonnances, des officiers d’état-major et des fantassins de première ligne... » Oui, l’extrême variété des expériences de guerre doit être mieux prise en compte.

Au total, avec ce livre ambitieux qui ouvre de nombreuses pistes que ce compte-rendu n’a pas toutes explorées, Desmond Morton fournit au public français une synthèse très utile et indispensable à tous ceux qui estiment que la guerre de 14-18 doit être abordée dans toutes ses dimensions, sociales, politiques, militaires, culturelles, mentales, psychologiques, etc. Avec cette étude, nous avons à notre disposition une fenêtre supplémentaire sur la Grande Guerre qui éclaire bien au-delà du seul Canada

 

Recension par Cédric Marty

esmond Morton n’en est pas à son coup d’essai sur la Grande Guerre. Spécialiste reconnu d’histoire militaire, il a déjà publié plusieurs ouvrages et articles autour des Canadiens en 14-18 concernant les combattants, les prisonniers de guerre et les familles canadiennes en 14-18. Il était donc bien armé pour proposer une synthèse solide de l’histoire des Canadiens pendant la Grande Guerre. Le titre, Billet pour le front, histoire sociale des volontaires canadiens (1914-1919) reprend les deux approches fondamentales de l’ouvrage autour desquels est bâtie cette présentation : le désir de l’auteur de faire une histoire sociale et l’attention qu’il tente de porter sur les parcours individuels. J’organiserai donc ma présentation autour de ces deux axes, en réfléchissant tout d’abord aux sources et aux apports de son histoire sociale, et par la suite, en rendant compte de son travail sur les expériences combattantes.

  • Une histoire sociale des volontaires canadiens
  • Lorsque l’Empire britannique entre en guerre le 4 août 1914, le Canada s’implique et propose d’envoyer un contingent. Ce sera le Corps expéditionnaire canadien. Les autorités militaires doivent alors faire face à une vague importante de volontaires qui ne va diminuer qu’à l’automne 1916 (1). L’adoption du volontariat s’inscrit dans la pratique du temps de paix : depuis 1867, le principe du service militaire volontaire constitue le fondement de la Milice. La mobilisation en 1914 ne constitue donc pas une rupture avec ce système. C’est ce volontariat que Desmond Morton choisit comme objet d’étude. Mais il rappelle dès le titre que l’histoire de la Grande Guerre ne peut s’écrire sans tenir compte de son ancrage social. S’étant donné comme objet de recherche les volontaires canadiens il se garde de tirer des conclusions de la force du volontariat en terme d’adhésion à la guerre. Il tente d’abord de définir le profil des volontaires du Corps expéditionnaire canadien.

    Qui composait cette armée ?

    En tout, c’est plus de 600 000 hommes qui ont composé le Corps expéditionnaire canadien tout au long de la guerre. L’auteur disposait d’une source très précieuse qu’il présente en annexe : les 619 636 formulaires remplis par les membre du Corps expéditionnaire canadien (CEC). Chacun précise le métier, le lieu de naissance, les convictions religieuses, la situation civile (célibataire/marié) et l’enrôlement.

    Alors quel était le profil des engagés volontaires ?

    - Alors que, dans l’ensemble du pays, 77% des habitants étaient natifs du Canada, ils étaient en minorité parmi les volontaires : 70% des membres du Premier contingent étaient nés et avaient grandi dans les îles Britanniques ! L’Europe semblait peut-être moins lointain à des personnes qui y avaient passé une partie de leur vie.

    - Ce portrait du CEC a le mérite de démystifier certaines idées : celle, par exemple, selon laquelle le volontaire qui part au milieu de l’été 1914 était dans la majeure partie des cas un fermier ou un homme vivant dans un environnement sauvage… Dans le Corps expéditionnaire canadien, seuls 6,5% étaient fermiers ou éleveurs. La plupart avaient été employés de bureau ou travailleurs manuels.

    - A noter, enfin, que la plupart étaient anglophones. En effet, l’enthousiasme soulevé par la mobilisation a été assez limité au Canada francophone (le Québec représentait 23% de la population mais ne fournit que 12 % du CEC dont la plupart venaient des 18% de Québécois anglophones) « Les Québécois de langue française étaient peu nombreux à considérer cette guerre comme la leur et rares furent ceux qui tentèrent de les faire changer d’opinion. » (p.83)

     

    Pourquoi s’enrôlèrent-ils ?

    Travailler au plus près des individus, c’est également tenter de saisir la complexité et l’unicité de chacun. Aussi, pour comprendre les motivations des acteurs, il est certes très intéressant d’avoir établi au préalable le profil des volontaires. Mais les groupes ainsi formés (celui des natifs des Iles Britanniques, par exemple) ne doivent pas nous faire oublier que les motivations qui ont poussées ces individus à se porter volontaire sont plurielles et diffèrent d’un individu à un autre. L'auteur nous invite ainsi, par les témoignages qu’il utilise, à prendre conscience de l'unicité de chaque situation.

    Un exemple : Desmond Morton cite une lettre datée du 15 mai 1915 de Garnett Durham, «  qui s’était enrôlé dans le 1 er contingent [et] se demanda si son frère Dick allait suivre ses traces : « personnellement, je hais l’idée de combattre, mais comme l’a écrit Conan Doyle dans un ouvrage : « viens un temps où chacun de nous doit défendre le droit et la justice, sous peine de ne plus jamais se regarder sans honte. » Personnellement, je n’aurais pas pu voir les autres partir avec le sentiment du devoir accompli. » Dick s’enrôla. » (p.73)

    Dans ce court extrait, Garnett Durham met en avant les moteurs de son engagement volontaire dans le Corps expéditionnaire canadien. La première motivation avancée, souligne Desmond Morton, est le maintien, par ce geste, d’une certaine estime de soi, d’une fidélité à ses principes, bref : d’un sens aigu du devoir (« viens un temps où chacun de nous doit défendre le droit et la justice, sous peine de ne plus jamais se regarder sans honte. »). Mais pourquoi écrit-il ensuite : Personnellement, je n’aurais pas pu voir les autres partir avec le sentiment du devoir accompli. Même si l’extrait est trop court pour en tire des conclusion définitives, cette remarque apparemment anodine me semble introduire un élément important : l’idée que son engagement s’est fait dans un mouvement de groupe (« je n’aurais pas pu voir partir les autres ») et la difficulté à s’en désolidariser. Enfin, en ponctuant cette citation par cette phrase (« Dick s’enrôla »), Desmond Morton insinue que, par cette lettre, ce volontaire a lui-même fait peser le poids de son engagement sur son frère (le message est quand même assez clair dans la lettre : « viens un temps où chacun de nous doit défendre le droit et la justice, sous peine de ne plus jamais se regarder sans honte. Personnellement, je n’aurais pas pu voir les autres partir avec le sentiment du devoir accompli. » En résumé, il nous dit en substance : Moi, je ne pourrai pas me regarder en face si je ne me portais pas volontaire sous-entendu : et toi ?). Reste sans doute à préciser la nature des relations entre ces deux frères – peut-être qu’une étude de la correspondance complète nous le permettrait – mais une chose est certaine : ce qui a prévalu à l’engagement de ces deux homme ne vaut que pour eux et si l’on peut trouver des motivations similaires d’un volontaire à l’autres, elles pèsent sans doute différemment sur chacun.

    Pourtant, il va de soi que l’on doit tenter de dégager, par delà l’unicité de chaque engagement, les ressorts du volontariat canadien dans la Grande Guerre. Et c’est ce que fait Desmond Morton : parmi les nombreuses raisons qui ont poussé les hommes à s’enrôler, l’auteur cite « la pression sociale, le chômage, le désir d’échapper à la corvée familiale ou à un emploi sans avenir, l’estime de soi, le besoin de prouver sa virilité ». Il rappelle également que les motivations varient au cours du temps : ainsi, les combats sanglants d’Ypres, l’horreur des gaz et le torpillage du Lusitania à bord duquel se trouvaient une centaine de Canadiens ont sans doute joué un rôle mobilisateur. (p.74)

    Desmond Morton fait une histoire sociale, là encore, parce qu’il a replacé les engagement volontaires dans le climat social de l’époque. Ainsi, l’une des forces de cet ouvrage est de camper une atmosphère, celle dans laquelle a pu s’effectuer la mobilisation :

    Et cette mobilisation, justement, a été très largement suscitée par une agitation croissante de citoyens influents, d’orateurs qui parcourent le pays, d’associations patriotiques et de ligues pour le recrutement. Tous appellent à un engagement toujours plus pesant de la société canadienne dans la guerre. L’incitation à l’enrôlement est d’autant plus forte que, très rapidement, on voit se mettre en place une très vive concurrence entre les recruteurs. Début 1916, par exemple, 3 bataillons se faisaient la lutte pour recruter les hommes à Edmonton. Et dans cette atmosphère de vive concurrence, on voit apparaître des procédés consistant à couvrir de honte les récalcitrants : « Pierre Van Paasen, étudiant en théologie natif de Hollande, raconta avoir été forcé de s’enrôler par une femme de Toronto. La foule qui les entourait aida cette femme à épingler une plume blanche à la veste de ce lâche étranger. » Autre marqueur de la pression sociale : en 1916, les hommes refusés par l’armée pour raison d’âge ou de santé se mirent à porter un insigne pour éviter d’être qualifiés de lâches « par les roquets du patriotisme ». (p.75)

    Et la pression s’accroît avec le besoin d’hommes, qui, lui aussi, varie au cours du temps : « en un seul jour à Ypres la division canadienne perdit la moitié de ses fantassins – morts, blessés ou faits prisonnier. De batailles aussi sanglantes, les Britanniques conclurent que chaque unité devait pouvoir compter sur des réservistes bien entraînés dont le nombre atteindrait non plus 10 mais 60% des effectifs au combat. […] il fallait à une division d’infanterie de 12 000 à 20 000 nouveaux soldats par année. » (p.73)

    Le problème est que volontariat et besoins en hommes ne s’accordent pas forcément : on s’aperçoit « à l’automne 1916, […] que l’enrôlement volontaire dans l’infanterie s’était tari. » (p.83) En effet, les volontaires s’engagent plutôt dans des armes moins exposées. On voit ça aussi dans l’armée française où l’engagement volontaire anticipant la conscription permet de choisir son arme. Or, les volontaires ne s’orientent guère vers l’infanterie mais choisissent plutôt dans des armes moins exposées. Au Canada, la donne est différente puisque la conscription n’a pas été mise en place. Mais elle est de plus en plus envisagée comme une solution sérieuse pour pallier aux manques.

    Les limites du volontariat : la crise de la conscription en 1917.

    La loi qui instaure la conscription est adoptée le 29 août 1917. Et justement, la conscription permet d’évaluer le degré d’implication de la société canadienne dans la politique de guerre de son gouvernement.

    Alors, quel a été le résultat de cette conscription ? La loi de la conscription (syst. calqué sur les EU, p.86-87) devait permettre de pallier aux 80 000 soldats que perdait chaque année le Corps expéditionnaire canadien. Le problème, c’est que le nombre d’exemption accordées a atteint des records : Sur les 405 000 soldats de la classe 1 qui se présentèrent, 380 000 formulèrent une demande d’exemption et 335 000 furent accordées. (p.88) L’échec de la conscription et l’offensive allemande de mars 1918 poussèrent donc les autorités à prendre des mesures : ils annulèrent les exemptions le 19 avril. Mais comme le Corps Expéditionnaire Canadien disposait de soldats en nombre suffisants pour livrer les batailles d’août et de septembre, les conscrits ne comblèrent les absences après les plus durs combats et au moment où la victoire se dessinait à l’horizon.

    Enfin, Desmond Morton fait une histoire sociale en étendant son étude au-delà des seuls combattants. Faute de temps je ne m’étendrais pas dessus mais les conditions de vie matérielles des familles des volontaires, la question des pensions n’est pas écartée par l’auteur.

    A côté de cette histoire sociale, Desmond Morton s’attache à retracer la pluralité des expériences combattantes.

    • L’expérience combattante

    Dans la préface, il annonce son désir de plonger au plus près de ceux qui composent cette armée, dont chacun « connaît des joies, des peurs et des tragédies qui lui sont propres » :

    « Historien militaire, j’ai consacré des ouvrages à l’action des masses. J’ai toujours voulu en consacrer aux individus qu’il m’a été donné de connaître en cours de route. Ce livre m’en fournit l’heureuse occasion. » (p.9) Les sources qu’il mobilise confirment sa volonté de se tenir au niveau des individus, et ce, dès le baptême du feu.

    Ce n’est qu’à partir de fin janvier 1915 que les premiers soldats canadiens touchèrent le sol français et ce fut en mars de la même année qu’eut lieu le premier engagement. Entre le 14 et le 17 avril, une division de Canadiens inexpérimentés relève des Français dans le secteur d’Ypres ; c’est là qu’a lieu la première attaque aux gaz sur le front occidental : la moitié des Canadiens engagés sont mis hors de combat... D. Morton écrit : « Quelques jours de bataille avaient transformés en soldats les survivants de la bataille d’Ypres. » Les combattants venaient de découvrir ce qu’ils ne pouvaient découvrir dans quelque centre d’entraînement que ce soit : la dure et laide réalité de la guerre. p.275 : « Un minuscule éclat d’obus logé en un point vulnérable du corps pouvait être à la fois mortel et quasi invisible. Plus généralement, cependant, balles et fragments d’obus déchiraient la peau, fracassaient les os, fendaient les crânes. [Certains combattants] mourraient plus lentement, abandonnés dans un poste d’évacuation parce que considérés comme un cas désespéré. » (p.261) Dès lors, les combattants doivent composer avec la réalité de la guerre. Se pose alors la question de la ténacité, question qui anime l’historiographie française depuis quelques années déjà.

    Les hommes en guerre

    Dans le chapitre « Cœur de soldat », Desmond Morton entend se tenir au plus près des combattants. Il y aborde la question de la ténacité des combattants canadiens. Pour travailler sur les hommes en guerre, il prend appui sur de nombreux témoignages de combattants édités ou inédits, Or, ces témoignages font largement écho à ceux de combattants d’autres armées. Il l’écrit lui-même : « sur le front [de la Somme] comme lors d’autres batailles, les sensations et les émotions élémentaires furent remarquablement communes à tous les soldats. » (p.182)

    Les conditions de vie et les dangers auxquels étaient confrontés les Canadiens au front étaient sensiblement les mêmes que ceux auxquels étaient exposés les combattants français ou britanniques : la boue, la fatigue, le froid, l’attente, les bombardement violents, les rats, les poux, les assauts et le « repos » qui, dans l’armée française, s’accompagnait de travaux pénibles et d’exercices interminables. Face à tout ça, les facteurs expliquant la ténacité des combattants canadiens font écho à ceux avancés dans le cas des soldats français :

    - Pour tenir, on s’adapte à la guerre, bien sûr, en respectant des mesures de prudence : « garder la tête basse, ne jamais passer par le même chemin, ne jamais se porter volontaire […] se jeter au sol, quel qu’il soit, dès qu’un tir ennemi semblait un peu trop rapproché. » (p.259)

    - Pour tenir, ensuite, les « béquilles matérielles et morales » des combattants canadiens ressemblent à celles sur lesquelles s’appuient les soldats français :

    • « L’enthousiasme pour la guerre [tout d’abord] est retombé assez vite » écrit Desmond Morton. Donc, qu’est-ce qui les a fait tenir ? Il souligne l’importance pour les combattants du lien avec l’arrière, matérialisé dans les lettres échangées entre les combattants et leur famille. Ces lettres, censurées par les officiers dans le cas de l’armée canadienne, l’étaient parfois par l’auteur lui-même : Desmond Morton cite ainsi Joseph Clark, nouvellement arrivé sur la Somme, qui écrivait à sa sœur : « nous nous amusons comme des fous, ma chère, nous sommes tellement supérieurs aux Boches, sur ce nouveau front, que nous ne savons même pas ce qu’est le cafard. » Deux mois plus tard, il s’excusa auprès de son père d’avoir caché ses véritables sentiments.
    • Pour supporter au combat l’impuissance sous un bombardement ou l’angoisse avant l’assaut, il y a aussi l’alcool, le rhum distribué aux hommes avant les attaques et tout au long des mois d’hiver, pour lutter contre le stress et le froid...
    • Et puis il y a des attitudes. Desmond Morton repère également un certain fatalisme dans les troupes canadiennes : « Bombes ou balles de fusil, expliqua le soldat Joseph Clark à son père dans une lettre du 27 août 1916, si elle porte votre numéro, votre tour est venu, quoique vous fassiez pour l’éviter » (p…) Lintier, artilleur français, rapporte lui aussi des propos entendus au sujet d’un combattant mort, qui n’aurait pas dû mourir à ce moment, car la relève allait avoir lieu dans un une heure : « pas de chance ! quand ça doit venir… C’est la vie. – Mais ça recommencera demain. – Sûrement ! Et alors ?... Si c’est ma place, mon jour… » (Ma pièce)
    • De même, face à l’impuissance ressentie sous le bombardement, Desmond Morton note que « le fait de répliquer à l’ennemi, fût-ce en tirant du fusil sur un aéroplane en vol – geste quasi, futile – aidait le soldat à tenir. » (p.280) Il cite le cas de deux soldats, Ernest Davis et son frère, qui, pour leur part, insultaient copieusement les Allemands sous le bombardement. Ce qui rappelle le témoignage de J. Galtier-Boissière : après un violent bombardement pendant l’hiver 1915-1916 qui annonce l’imminence d’une attaque allemande : « Le supplice du pilon est fini, quel soulagement ! Les Boches vont sortir ; on va se battre, homme contre homme ; on va se défendre, on va en tuer ! On va se venger sur des soldats ennemis des effroyables méfaits de leurs terrifiants engins. Ah ! quelle détente ! quelle joie intense ! – Mais sortez ! sortez donc, bandes de lâches ! hurlent les hommes énervés, en montrant le poing aux tranchées ennemies (2). »Les mots permettent aux fantassins de décharger toute l’angoisse et l’impuissance éprouvées sous le bombardement.
    • Pour tenir, il y a aussi bien sûr la perspective de s’extraire de la guerre, temporairement, par les permissions (trop rares à leur goût) ou définitivement, par des blessures auto-infligées.
    • Pour tenir, enfin, il y a surtout, pour Desmond Morton, le maintien d’une discipline sévère. (p.279 à 282) Et là encore, le rapport avec les autorités militaires présente aussi quelques points communs d’une armée à l’autre : les combattants établissent une distinction nette entre les officiers d’état-major, « dont les soldats ne pensaient rarement grand bien » nous dit D. Morton (p.136) qu’ils voyaient trop rarement, et les officiers qui les encadraient directement. Un exemple, sur le ressentiment à l’égard des grands chefs : le témoignage de Thézenas de Montcel qui note dans son carnet le 30 décembre 1916, dans la région de Montdidier : « nous ne voyons jamais aux tranchées l’état-major de notre division. […] Les grands chefs sont vraiment au-dessous de leur tâche, et surtout dans leurs fonctions morales. Non seulement ils ne font rien pour se faire aimer, mais nous arrivons à avoir pour ces supérieurs qu’on ne voir jamais aux heures de danger et dont nous n’avons guère que des paroles désagréables, des sentiments qui n’ont rien à voir avec le respect et l’affection qu’ils devraient savoir mériter. » (Dans les tranchées, p.379)

    Bien sûr, la différence de considération et de traitement entre un soldat et un officier est sans doute l’un des sujets à propos desquels s’exprimaient les plus forts ressentiments du côté des combattants. Mais ce ressentiment s’effaçait (ou pas) devant leurs compétences : aux yeux des soldats, un officier pouvait certes montrer de nombreux défauts mais les hommes de première ligne le jugeaient essentiellement en fonction de son courage ou de sa lâcheté. Au combat, le soldat Fraser vit son capitaine, pris de panique, courir dans tous les sens et finir par se prendre la tête dans les mains : « notre estime pour nos officiers tomba à zéro et nous en avons tiré une leçon : à l’avenir, mieux vaudra nous en remettre à nous-mêmes et ne pas attendre grand chose de nos supérieurs. » (p.134). Là encore, ce témoignage fait écho à d’autres (3).

    Au final et par bien des aspects, l’expérience de guerre des combattants canadiens rappelle celle des combattants de d’autres armées. Mais on peut regretter, finalement, que l’auteur n’ait pas plus insisté sur la spécificité de l’expérience canadienne, le rapport des combattants d’outre-Atlantique aux Anglais, par exemple. Et quand il le fait, il laisse des questions en suspend. L’auteur glisse trop rapidement sur certains points qui mériteraient plus d’explication, je pense en particulier au rapport des combattants à l’ennemi : D. Morton écrit p.275 : « La mentalité de « vivre et laisser vivre », que Tony Ashworth avait décelé parmi les divisions anglaises, n’existait guère au Corps d’Armée canadien. » Pas de précisions, d’explication. Pas de témoignage pour appuyer cette affirmation qui, finalement, laisse perplexe.

    Cette réserve mise à part, Billet pour le front s’applique à tenir compte de la pluralité des expériences et consacre deux chapitres à l’histoire spécifique des blessés et des prisonniers de guerre. Il rappelle pour ces derniers leur difficile retour au pays et le silence fait sur leur captivité. La société canadienne refusait de prêter l’oreille à des gens qui, certes avaient pu souffrir de leur captivité, mais qui avaient finalement survécu alors que 60 000 jeunes canadiens avaient péri...

    Le retour au pays des soldats canadiens

    Quant au retour des soldats au pays, il est traité dans le dernier chapitre du livre. Y sont étudiées les difficultés matérielles et morales rencontrées par ces hommes.

    Le retour au pays est très laborieux. La démobilisation est tardive et le voyage difficile (4). Desmond Morton écrit : « Pour les anciens combattants, 1919 fut l’année des désillusions. A des dizaine de milliers d’hommes, l’armistice avait rendu un bien jusqu’alors en péril : leur propre vie. Il s’agissait désormais de savoir qu’en faire. Les soldats revenaient au pays porteurs de blessures au corps et à l’esprit […]. Ils y retrouvaient des mariages en ruine, des enfants qui les avaient oubliés et des familles qui en avaient par-dessus la tête d’entendre parler de la guerre. » (p.302)

    Et beaucoup se retrouvèrent au retour dans la pauvreté et le dénuement le plus total. Les prix avaient augmentés, pas les sommes perçues par les combattants. D’où les colères et la participation des Anciens combattants aux mouvements sociaux qui agitèrent le Canada en 1919, année où le pays connut sa pire année quant au nombre de grèves : « la plus spectaculaire [nous dit Desmond Morton] fut, en mai et juin, la grève générale de Winnipeg. Des anciens combattants y participèrent dans les deux camps. Certains en voulaient aux « flemmards » et aux syndicalistes qui avaient profité de la guerre, d’autres comparaient la richesse des profiteurs à la détresse de leurs familles. » (p.302)

    Si la question de la réinsertion se pose dans des termes différents pour un combattant en bonne santé et un invalide de guerre, le retour au pays a eu de toute façon un goût amer. Les combats des Anciens combattants regroupés dans des associations pour obtenir une indemnisation compensant les revenus perdus pendant la guerre, ou pour obtenir des pensions à la hauteur des sacrifices consentis ont animé les années 20 et 30.

    Conclusion :

    Pour conclure cette présentation qui laisse encore dans l’ombre bien des pistes de réflexion posées par l’auteur, je dirai qu’au total, cet ouvrage est remarquable utile et éclairant :

    • Eclairant sur les Canadiens dans la Grande Guerre et, au-delà des seuls Canadiens,
    • Eclairant sur l’intérêt et la nécessité de ne pas perdre de vue la dimension sociale de l’histoire de la guerre.

    Remercions donc les éditions Athéna d’en avoir permis l’accès au public francophone.

    1 - « A l’automne 1915, alors que le volontariat s’étiolait en Grande-Bretagne, il prend son essor au Canada : 12 410 volontaires en octobre 1915, 28 185 en janvier 1916, 33 960 en mars 1916. Au total, d’octobre 1915 à mai 1916, 185 887 hommes furent recrutés sur la base du volontariat. »

    2- GALTIER-BOISSIERE Jean, La fleur au fusil, Paris, Ed. Baudinière, 1928, pp.288-291

    3- Emmanuel Saint-Fuscien, « Place et valeur de l’exemple dans l’exercice de l’autorité et les mécanismes de l’obéissance dans l’armée française en 1914-1918 » in La Grande Guerre, pratiques et expériences

    4- La démobilisation et le voyage de retour furent extrêmement laborieux. Organiser la démobilisation de dizaines de milliers d’hommes est évidemment éminemment compliqué et surtout, le transport de retour exige des navires... introuvables... L’attente met les hommes à bout : le 17 décembre 1918, des unités de la 7 e brigade canadienne reçoivent l’ordre incompréhensible de se mettre en route avec casques et tout l’équipement. C’en est trop, alors que la guerre est finie ! Le camp de Nivelles est le théâtre d’une véritable mutinerie. Quelques semaines plus tard, parce que le retour des soldats est sans cesse repoussé, le camp de Kinmel, au nord du Pays de Galles (5 mars 1919) connaît de très violentes émeutes. Chez les soldats, domine le sentiment que ceux qui sont restés au Canada ont profité de la guerre... Un sentiment qui trouvera encore de quoi s’alimenter au Canada...

    Cédric Marty.

     

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