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Note critique: 14-18, Retrouver la guerre

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Audoin-Rouzeau, Stéphane et Becker, Annette, 14-18. Retrouver la guerre, Gallimard, 2000, « Bibliothèque des histoires », 272 p.

par Blaise Wilfert-Portal
(Ecole normale supérieure, Ecole pratique des hautes études)

Le livre d’Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, 14-18, retrouver la guerre, publié par la prestigieuse Bibliothèque des histoires des éditions Gallimard en 2000, n’est pas de ceux qui passent inaperçus ou qui laissent indifférent. Il est l’œuvre de deux des plus renommés historiens de la Grande Guerre, deux des fondateurs de cette remarquable expérience muséographique internationale que constitue l’Historial de Péronne. Ils trouvent dans ce livre l’occasion de faire pour une part le point de deux décennies de recherches, personnelles et collectives, et de réagir à leur usage public, au lendemain des commémorations de 1998, qui ont plus que défrayé la chronique. Le premier élément du titre l’annonce : il s’agit ici de toute la Grande Guerre ; elle est désignée par les deux dates abréviées de son début et de son terme, en utilisant la formule désinvolte et raccourcie qui sert à désigner le premier conflit mondial dans le langage oral commun. Utiliser cette formule est donc une manière de se situer d’emblée dans le débat public et d’en appeler à une part familière de la mémoire collective. Le deuxième élément du titre, plus sibyllin, affirme toutefois clairement une grande ambition : la Guerre, avec majuscule, a été perdue, et l’ouvrage s’efforcera de la restituer.
Mais qui avait commis cet impair de perdre le fil de la Grande Guerre, pour qu’il faille qu’on nous la retrouve ? L’introduction, avec une fougue polémique remarquable, le dit d’emblée : la poussée commémorative des dernières années, bénéfique à certains points de vue, n’en a pas moins fait régner sur la compréhension de la Grande Guerre une « rage de l’historiquement correct »  (p. 8) qui a fait tourner court ce qui eût pu être « un important moment d’histoire publique, de réflexion historique et de pédagogie civique ». La publicité dont elle a joui a même décisivement contribué à en obscurcir le sens. Pointant le problème central de cette commémoration selon eux, les deux auteurs égratignent principalement, dès les premières pages, les célébrations de Craonne et le trait selon eux dominant de la mémoire de la Grande Guerre, celui qui en dépeint les soldats comme des victimes d’un conflit qui leur était imposé, et dont les mutins du chemin des Dames constitueraient l’icône sainte. Les auteurs ne se départissent pas, dans la suite du livre, de ce ton polémique, et placent même la contestation de l’histoire communément reçue de la Grande Guerre aux prémices de leur réflexion et au centre de leurs objectifs.
Le premier chapitre, « la violence », commence ainsi par un paragraphe charge contre « l’histoire de la guerre – l’histoire académique, universitaire, tout particulièrement, mais aussi l’histoire militaire traditionnelle », sans autre précision, accusée d’être par trop désincarnée, et notamment puritaine en ce qu’elle aurait négligé toute analyse sérieuse de  la « vie des corps » confrontés à la violence. Pour ce qui est du travail sur le deuil, phénomène central selon les auteurs pendant un conflit caractérisé par la mort de masse, il a été refoulé par les exigences de la commémoration, comme l’attesterait le fait que personne n’avait pensé avant les auteurs à calculer les « cercles de deuil », et non pas seulement les victimes directes : c’est dire que, les premiers, Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker jugent être sortis d’un tabou qui maintient l’historiographie de la Grande Guerre dans une forme de léthargie préoccupante – à ceci près qu’ils reconnaissent à leur collègue de Péronne et professeur à Cambridge Jay Winter d’avoir été un pionnier dans ce domaine dans son livre Sites of Memory. Sites of Mourning. Il est vrai que l’essentiel de leur charge est dirigée contre “les historiens français” (p. 36), ceux qui n’ont pas pris la mesure des souffrances psychologiques infligées par les combats, ou ceux qui ne veulent pas dire que « les plus gros éclats peuvent littéralement trancher les hommes en deux »(1), peu ou prou donc ceux qui ne participent pas des nouveaux courants de recherches initiés autour de l’Historial.
On peut regretter que ces vigoureuses prises de position, rhétoriquement efficaces pour le propos et parfois stimulantes pour la réflexion, n’aient pas été plus détaillées dans leurs références . On apprécierait que les discussions historiographiques se fassent au plus grand jour, de manière moins allusive, et donc que les débats soient plus clairement présentés, dans leurs enjeux intellectuels naturellement. Des lectures critiques précises, des généalogies conceptuelles fournies et des exemples analysés dans toute leur épaisseur auraient donné à ces controverses une densité historiographique à la hauteur des enjeux du débat.  Il est vrai que procéder ainsi aurait conduit les auteurs sur une pente peut-être redoutée par eux, celle du « gros livre ». Ici, en effet, on se propose de retrouver la Grande Guerre dans un format très accessible, l’affaire étant faite en un peu plus de 250 pages, dans la tradition  du texte concis commode à publier et susceptible, du fait de son poids, de ne pas rebuter le grand public lettré et donc de s’insérer sans peine dans le débat politique autant qu’universitaire. On ne peut pas toujours tout concilier, les choix éditoriaux ont leurs logiques : le bilan historiographique complet des nouvelles recherches, la récapitulation critique des traditions interprétatives sur la Grande Guerre ou la synthèse des recherches et des problématiques à l’échelle européenne, que pouvait  annoncer le titre, seront à chercher ailleurs.

L’ambition hautement proclamée des auteurs, dès l’introduction, est de réhistoriciser la Grande Guerre, de la faire sortir des logiques de commémoration. Ces logiques, successivement mises en accusation, donnent aux deux historiens l’occasion de développer les lignes de force de leur argumentation. Le premier point essentiel est la question de la victimisation des soldats, qui serait à la fois le produit de la « concurrence des victimes », pour reprendre la formule de Jean-Michel Chaumont (2), et de l’opportunisme de certains, croyant « faire ainsi la démonstration de leur humanisme à peu de frais ». Cette manière de commémorer l’événement, captée par la tradition intellectuelle pacifiste, interdirait de penser des phénomènes aussi essentiels que la haine pour l’ennemi, la violence effectivement exercée par des soldats aussi bourreaux que victimes, et surtout le consentement de millions d’Européens à une guerre longue et effroyable, inexplicable sans l’idée de sacrifice consenti, sans la présence de la haine de l’ennemi et la conviction que la guerre était une croisade nationale.
Il s’agit donc d’exhumer un « socle de représentations », celui qui autorisa ce consentement à la Grande Guerre, et qui se serait volatilisé à notre époque, toute compréhension de la cruauté de la guerre et de la grandeur du sacrifice consenti ayant disparu de nos jours. La deuxième interrogation que fait émerger la critique des commémorations de 1998 porte précisément sur le travail de la mémoire et celui du deuil. La question étant de comprendre pourquoi, selon certains sondages, et au vu du succès éditorial des livres portant sur la Grande Guerre, le premier conflit mondial apparaît comme le deuxième événement du XXe siècle, du point de vue de son importance historique, aux jeunes générations françaises, et singulièrement à celles des arrière-petits-enfants des combattants. Le terme central du diagnostic de Stéphane Audoin Rouzeau et Annette Becker est ici celui de « retour du refoulé » : la commémoration actuelle serait la résurgence d’un travail de deuil interrompu ou bloqué par les conditions dans lesquelles la commémoration de la guerre se serait déroulée au cours des années 1920 et 1930, le souhait de ne pas « trahir » les soldats morts au champ d’honneur ayant cruellement limité l’expression de la douleur. A travers cette question, c’est à la fois notre souvenir collectif de la Grande Guerre et celui que mirent en œuvre nos arrière-grands-parents, grands-parents et parents entre les deux guerres qui se trouvent interrogés, jusque dans leurs conséquences civiques et politiques. Et, pour ce qui touche à l’Entre-deux-guerres, on sait depuis la thèse d’Antoine Prost (3) que c’est une question essentielle pour la compréhension de la « guerre de trente ans » de l’Europe contemporaine (4).

Violence

Orienté par ces interrogations d’ensemble, 14-18. Retrouver la guerre s’organise en trois chapitres, de taille inégale. Le premier porte sur « la violence », en commençant par la violence au combat, puis en abordant successivement les atrocités dont les civils furent l’objet, lors des occupations, des bombardements, des blocus et des déportations de masse. Partant de l’idée que l’histoire du combat a été largement délaissée dans la tradition historiographique française, les auteurs affirment dès l’abord qu’ « en dernière instance, ce qui se passe dans les combats est inséparable des représentations des combattants, car les soldats se battent toujours avec tout ce qu’ils sont » (p. 26). La difficulté d’une telle assertion, qui oriente le déroulement du raisonnement, ne laisse toutefois pas de gêner le lecteur. Le premier membre de phrase, faute de conséquences pratiques, risque de ressembler à un truisme, et le deuxième à une affirmation étonnamment péremptoire, fausse dans sa généralité et problématique du point de vue méthodologique. Qui peut en effet affirmer savoir à ce point nettement ce qui se passe dans l’esprit et le cœur des soldats au combat, quelles que soient les temps, les lieux, les cultures et les conditions ? Les mercenaires, dans d’autres conflits,  se battaient-ils avec tout ce qu’ils étaient ? Les soldats qui montaient à l’assaut en état d’ébriété à cause des distributions d’alcool, ceux qui craignaient les pelotons d’exécution en cas de refus de se battre se battaient-ils avec tout ce qu’ils étaient ? On perçoit le même arbitraire dans l’idée, formulée dans le même mouvement, que dans la violence de guerre les hommes sont à nu.
Dès ce moment, le livre paraît souffrir de ses choix initiaux : de longues pages sans exemples ni références de bas de page, des affirmations trop péremptoires pour ne pas requérir, d’ordinaire, quelques démonstrations étayées, et des simplismes dus probablement à la hâte de publier, laissent une impression d’inabouti désagréable pour un ouvrage de synthèse réflexive. Est-il par exemple souhaitable de lire dans un ouvrage de cette ambition que si les historiens britanniques ont mieux traité que les historiens français la question de la violence au combat, c’est parce qu’ils participent d’une historiographique pragmatique que caractérise « une méfiance instinctive pour les abstractions et les grands systèmes de pensée » ? Nonobstant le fait que le cultural marxism ou l’école dite de Cambridge (Skinner, Pocock, Winch…) furent tout aussi théoriciens que « les Français », si cette abstraction a un sens, ne peut-on écarter une bonne fois ce genre de poncifs nationaux, qui amèneraient aussi à dire, pour faire bonne mesure,  que les historiens allemands sont méthodiques, et les Italiens passionnés ?
C’est probablement aussi le souci de faire vite qui amène les auteurs à faire du film Il faut sauver le soldat Ryan, de Steven Spielberg une sorte d’équivalent cinématographique du livre de Paul Fussell, A la guerre. Psychologie et comportements pendant la Seconde Guerre Mondiale (trad. Française, Seuil, 1992) . Il semble qu’ils oublient de ce fait que la vocation commerciale du film de Spielberg rend compte pour une large part du « réalisme » de la scène de débarquement initiale, par ailleurs probablement plus « grand spectacle » que fidèle à la vision d’un acteur pris dans le combat, et qu’ils passent sous silence le caractère accablant de la scène finale du film (5), qui, par la mise en scène de l’héroïsme de quelques surhommes capables d’arrêter à eux seuls une colonne de chars en allant jusqu’au sacrifice le plus grandiloquent, contrevient totalement à la peinture « réaliste » du combat et annule ce que le film pouvait avoir construit, même si c’était fort peu, de significatif sur la guerre.
De tels raccourcis tendent à miner le propos du livre, même quand on acquiesce à son objectif d’ensemble, qui est, pour ce chapitre, de rappeler que le niveau de violence atteint au cours des combats était insupportable, et ne pouvait pas ne pas avoir de conséquence à long terme sur l’attitude des hommes qui y étaient exposés, mais aussi des populations tout entières engagées dans la guerre. Les violences infligées aux civils sont ainsi l’objet d’un long développement, qui aborde en premier lieu la question des « atrocités », pour reprendre le terme d’époque, infligées par les soldats aux civils pendant les premières semaines de guerre, principalement par l’armée de l’Empire allemand à l’ouest et par celle de l’empire russe à l’Est, et en second lieu les conditions dans lesquelles les civils ont été, au même titre que les combattants, exposés à la violence de guerre, dans les régions occupées et dans les camps de travail, ou encore par les blocus, par les bombardements. Ici, il s’agit principalement de l’attitude de l’armée de l’Empire allemand à l’égard des Français et des Belges, prisonniers ou occupés, à l’exception d’un développement significatif sur le génocide arménien, qui n’apporte que peu de neuf sur la question mais dont le fait de le placer dans la stricte continuité d’une « violence de guerre » générale est un choix d’interprétation plutôt lourd assez peu discuté en tant que tel.
La portée de ces passages est double. Il s’agit pour les auteurs de sortir de ce qu’ils jugent être une limitation de l’analyse au témoignage des combattants et un oubli historiographique majeur, celui des violences faites aux civils par les militaires, dont ils font une poursuite de la guerre par un autre moyen et la forme la plus révélatrice de la violence de cette guerre, la totalisation de la violence et de la mobilisation qui tendit à effacer les distinctions entre civils et militaires, prisonniers et occupés, combattants en armes et simple résistance passive, et donna naissance à une véritable « guerre contre les civils ». Il est sûr que ces éléments sont utiles pour rappeler que les violences massives contre les populations n’ont pas attendu la Seconde guerre mondiale, et que la guerre totale ne se limitait pas à la souffrance des poilus. Mais ces longues pages sont à plusieurs égards peu satisfaisantes. Elles ne présentent à peu près aucun matériel empirique, à peu près aucun exemple, et paraissent de ce fait largement hasardées. Lorsque les auteurs écrivent, à la page 74, « pour les habitants, vaincus, humiliés, affolés, tout était vu sous un angle militarisé », lorsqu’ils écrivent que les prisonniers militaires « restent obstinément, quelle que soit la façon dont ils le manifestent, les membres à part entière d’une nation en train de se battre », sans donner aucune preuve textuelle ou archivistique de ce genre d’affirmations, ils laissent penser soit que ces développements se fondent essentiellement sur une pratique contestable de l’empathie, soit sur la reprise non critique de quelques assertions fort proches de ce que la presse patriotique diffusait alors comme poncif sur « nos braves soldats ».
Lorsqu’ils écrivent (p. 96 ) au sujet de l’isolement des prisonniers de guerre : « La marginalisation passe à la fois par l’extérieur et par l’intérieur : le message envoyé par les autorités – tout prisonnier est un lâche et un déserteur en puissance — est totalement intériorisé par les hommes eux-mêmes. Etre « privé » de guerre, c’est être privé de sens de l’existence entre 1914 et 1918 », c’est sans donner aucune preuve ni trace précise de ces affirmations qui ressortissent à une simple démarche d’empathie, au moins dans la présentation qu’ils en donnent. Le même caractère péremptoire saute aux yeux lorsque les auteurs écrivent, une page plus loin, que « les soldats au front haïssent presque toujours leur ennemi, tout en pouvant respecter tel ou tel adversaire, parce qu’il leur semble proche ». A la page 99, ils affirment, en suivant l’historien Niall Ferguson, dont ils admettent eux-mêmes pourtant le caractère parfois hasardé des hypothèses, que la plupart des soldats se sont battus à outrance pour éviter la captivité. Outre le fait que « se battre à outrance » reste très flou, on ne saura pas pourquoi Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker se rallient à cette idée, ni sur quoi ils fondent leur prétention à posséder ce regard surplombant sur les conditions du combat et les certitudes psychologiques des combattants, tout en récusant pour une part leurs témoignages.
La vocation de ces chapitres est par ailleurs de démontrer que c’est tout un système de limitation de la violence, qui avait prévalu jusque là dans les guerres occidentales, qui se serait effondré, laissant libre cours à une violence inouïe, contre les combattants certes, mais aussi exercée par eux, contre ceux d’en face ou contre les civils. Beaucoup plus qu’une effroyable manifestation des machines étatiques et de l’écrasement de l’homme par les moyens techniques placés au service de la guerre, la Grande Guerre fut pour les auteurs le moment où se déclara une propension inouïe à la cruauté et se produisit une banalisation de la violence qu’ils résument par le terme de brutalisation, emprunté à George Mosse. Celui-ci ne l’utilisait que pour décrire les conséquences de la guerre sur les populations européennes pendant l’Entre-deux-guerres, mais les auteurs proposent de l’appliquer aux sociétés en guerre elles-mêmes .
 Indiquant que les pires brutalités se sont souvent produites dans les premières semaines de combat, et citant des exemples de relations de massacre dans les Balkans ou les célèbres « atrocités » allemandes de 1914, dont la réalité est attestée depuis les travaux de John Horne et d’Alan Kramer (6), ils parlent d’une déconcertante acceptation de la violence par les combattants, en 1914 et dans les années qui suivirent, sans pour autant tenter de donner d’explication du phénomène. Alors qu’on attendrait notamment qu’il soit fait mention des cas de violence extrême qui précédèrent la Grande Guerre, comme celles qui furent perpétrées pendant les conquêtes et répressions coloniales, la mention de cette expérience fondamentale de la violence pour les Européens est à peine effleurée dans une note de la page 85 (« On peut remarquer que des formes d’atrocité particulièrement cruelles ou violentes sont apparues au cours des guerres coloniales du XIXe siècle. La Grande Guerre les a-t-elle perpétuées en Europe ? »),. E t les auteurs de citer Afrique noire. Histoire et civilisation, d’Elikia M’Bokolo, alors que celui-ci reprenait déjà, en le reconnaissant bien volontiers, une thèse avancée par Hannah Arendt dans sa somme sur l’impérialisme européen. La principale conséquence du silence fait sur cette thèse fondamentale est que les auteurs de Retrouver la guerre refusent précisément de reprendre la question posée par Arendt, celle de l’impérialisme, c’est-à-dire aussi celle du rôle de l’étatisation et de la nationalisation des sociétés dans le drame des guerres mondiales.
De même, évoquant le déferlement de violences des premières semaines de la Grande Guerre, les auteurs rencontrent naturellement Norbert Elias et sa thèse fondamentale de la « civilisation des mœurs », selon laquelle l’évolution de l’Occident depuis l’an mil se fonde notamment sur la répression de la tendance des individus à la violence par la densification des interdépendances sociales et le contrôle des pulsions qu’elle imposa. Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker jugent que la réalité de la Grande Guerre invalide le modèle explicatif d’Elias, dans la mesure où le sociologue aurait été incapable de penser la Grande Guerre dans son processus. Or non seulement Elias n’avait jamais dit qu’une inversion de la civilisation des mœurs fût impossible, mais encore la Grande Guerre est-elle pensable dans le cadre de sa théorie de l’histoire européenne, si l’on veut bien songer que l’intériorisation du contrôle des pulsions qu’il décrit a été dans une large mesure le fait de l’État (au moins à partir de la fin du XVIIIe siècle) et donc de l’étatisation des sociétés européennes, dont l’approfondissement décisif a précisément eu lieu entre 1850 et 1914. Replacée dans ce contexte, la violence à l’œuvre en 1914 retrouve sa place dans un schéma eliasien : c’est précisément parce que l’entrée en guerre s’est faite dans le sens de la grande guerre patriotique sous l’égide de l’Etat, et dans le sens de ses intérêts vitaux, que le déferlement de la violence, circonscrit aux ennemis de la nation, a été rendu possible. A partir du moment où l’instance suprême de la civilisation des mœurs, son garant en dernier recours, légitimait la violence au nom de ses intérêts supérieurs, comme dans les colonies, son déferlement paraissait parfaitement légitime et remplissait un rôle de défouloir dans des sociétés qui avaient atteint un niveau de régulation et de contrôle inconnu jusqu’alors.

 

Croisade

Mais si les deux auteurs écartent en moins d’une page la perspective de Norbert Elias (7), c’est parce qu’ils ont à proposer un modèle d’explication opposé, que la deuxième partie de l’ouvrage, « la croisade », se charge de développer. Leur thèse principale, et qui suscite de nombreux débats, est que loin d’avoir été un grand moment de contrainte pour les soldats et pour les populations en guerre, loin de la logique du « bourrage de crâne », de la propagande de guerre et de la mobilisation de la société par un Etat national belliqueux, la Grande Guerre a été le théâtre d’un consentement très majoritaire à la violence, à la guerre, à la défense de la patrie et au sacrifice, qui aurait reposé sur un concept que les auteurs empruntent à Alphonse Dupront, l’esprit de croisade. C’est parce que la guerre aurait d’emblée été vécue comme une croisade, de la civilisation contre la barbarie, de la France contre ses ennemis, pour Dieu et pour la patrie (p. 136), qu’elle aurait non seulement suscité l’adhésion immédiate, mais encore le consentement prolongé, les ferveurs guerrières, en 1918 comme en 1914, passés les moments de doute de 1916 et 1917, et qu’elle aurait rendu possible l’exercice de la violence de masse. Se plaçant sous l’invocation de Pierre Chaunu, qui parlait de « l’investissement affectif immense des Français sur la France » (p. 109) dont la guerre aurait  été l’occasion, les auteurs souhaitent écarter toute lecture de la Grande Guerre qui se fonderait d’abord sur la considération du poids des Etats et de leur rôle dans l’embrigadement des populations européennes, sur le principe de la contrainte imposée aux combattants et plus largement aux populations, pour rendre compte de leur participation active au conflit. Ce qui implique donc à la fois de mesurer cet « investissement », d’en saisir la part d’autodétermination et de l’expliquer. Car l’essentiel à élucider, dans cette perspective, est l’incroyable décalage entre « le sens dont les hommes et les femmes du début du siècle ont investi la guerre et son absence de signification qui nous frappe aujourd’hui jusqu’à l’absurde » (p.110)
Cette démonstration se décompose en trois temps principaux. Le premier évoque les conditions de l’entrée en guerre des différents protagonistes, pour saisir la tonalité psychologique dans laquelle elle s’est faite, et en déduire la psychologie de ceux qui s’y trouvèrent engagés, y compris au cours des années suivantes, une fois qu’il fut apparu clairement que la guerre serait longue. L’enthousiasme parfois, le volontariat souvent, la résolution toujours auraient permis une entrée en guerre déterminée de toutes les populations, pour l’essentiel sans une massive contrainte d’Etat, et produit ce « socle du consentement » que les auteurs présentent comme le concept clé de leur explication. Ils recourent à une deuxième explication pour rendre compte de la permanence de ce consentement au cours des années qui suivirent, malgré l’immensité des souffrances endurées, celle de la conviction de lutter contre la barbarie qu’auraient donné aux populations en guerre le récit des « atrocités » ennemies. Les effroyables violences perpétrées contre une part des populations civiles par les troupes d’invasion dans les premières semaines du conflit auraient contribué à figer, à la fois par leur réalité et par les exagérations et les affabulations auxquelles elles donnèrent lieu, une « culture de guerre » très solide, que l’usure due aux conflits, aux pertes et aux épreuves n’auraient commencé à affaiblir qu’en 1917 – et les auteurs tiennent à relativiser l’importance des différents signes apparus dans ce sens au cours de l’année terrible – et qui se serait à nouveau massivement réinvestie en 1918, année au cours de laquelle « la Croisade aurait renoué avec la fraîcheur de ses sanglants commencements » (p. 129). Et, dans cette perspective, c’est bien une mobilisation librement consentie qui caractériserait alors les populations européennes (même si le livre ne traite en réalité que de la population française, dans presque tous les développements) : nul besoin de penser que la propagande, surestimée par une historiographie complaisante à la victimisation et foncièrement anachronique, ait eu un rôle décisif là-dedans.
Pour évoquer les entrées en guerre, les auteurs exposent notamment l’exemple britannique, où la majorité de la population était réticente à la guerre jusqu’au 2 août (l’atteste, selon eux, la grande manifestation pacifiste du 2 août à Londres, et l’opposition maintenue des travaillistes et libéraux radicaux, au sein du Parlement et des élites politiques) avant d’entrer en guerre en soutenant unanimement son gouvernement dès le 4 août, une fois connu l’ultimatum de libre passage envoyé par le Reich allemand à la petite Belgique. Cet exemple serait emblématique de la « grande vague de ralliement à la guerre au sein des opinions européennes ». On voit ce que cette analyse, cruciale du point de vue du déploiement logique de l’argumentaire des auteurs mais très rapidement menée (moins d’une page, et pas une référence bibliographique), peut avoir de peu satisfaisant. Elle s’appuie tout d’abord sur des formules métaphoriques enchâssées qui évitent d’expliquer précisément à quoi il est fait allusion : la « vague du ralliement » vient ainsi se répandre sur le « socle du consentement », lui-même « cristallisé » en quelques heures. Ces assertions permettent de ne pas désigner clairement les processus à l’œuvre et de donner une allure un peu intimidante à des idées somme toute simples. Par ailleurs, certaines affirmations relèvent du coup de force : dire que le Royaume Uni entra en guerre avec le soutien unanime de la population, le 4 août, ne se fonde sur aucune preuve empirique. Il est pratiquement impossible de mesurer, en 1914, l’état d’esprit d’une population un jour donné, si même ce projet a un sens étant donné l’imprécision des objets ainsi désignés, de même qu’il est terriblement difficile de savoir ce que les auteurs désignent par l’idée d’un retournement de l’opinion publique, le 3 août. Ensuite, il faudrait interroger le fait que l’ultimatum de l’Allemagne ait suscité un tel « retournement » : il n’était pas exclu qu’une initiative diplomatique ait pu y répondre adéquatement, et il n’était pas évident que la dite « opinion publique » fût persuadée, ainsi que le jugeaient les diplomates britanniques depuis un siècle, que mettre en cause l’indépendance de la Belgique revenait à mettre en péril l’Empire britannique, ou que le secours à porter à un neutre justifiait une guerre européenne. La même « opinion publique » avait pu soutenir aussi massivement l’agression caractérisée contre les Boers, une quinzaine d’années auparavant, ou les manœuvres impériales les plus agressives dans la décennie précédente, des opérations belliqueuses qui n’étaient pas pour rien dans l’entrée en guerre de l’Allemagne. Enfin, invoquer l’opposition des travaillistes et d’une partie des Libéraux à la guerre ne constitue pas en soi-même une indication sur l’ « opinion publique ». Les mêmes oppositions s’étaient manifestées, pour une part, lors de la Guerre des Boers, mais la société politique restreinte, notamment radicale, n’avait pu remettre en cause le jingoïsme de la majorité des ouvriers et des employés anglais, surtout de ceux qui étaient socialement et économiquement liés à la prospérité de l’Empire.
C’est dire qu’une analyse en terme d’opinion publique ou de « soutien unanime de la population » ne peut être satisfaisante. La société britannique qui entre dans la guerre, sous la direction de ses élites politiques, est une société traversée de conflits et de désaccords, comme toutes les sociétés européennes, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une manifestation pacifiste ait cédé la place au loyalisme, en moins de deux jours : on était simplement passé d’un climat de débat politique, dans un système libéral, donc ouvert à des mobilisations de grande ampleur, au loyalisme, lui aussi prévisible, dans un Etat national, une fois que la décision d’entrer en guerre a été prise par un gouvernement légal. Et le consensus vécu – par certains acteurs, par certains témoins, en certains lieux, rappelons-le – est dans une large mesure le produit de la nationalisation des sociétés, du loyalisme envers l’Etat national, et non pas une « grande vague de ralliement » due à une grande émotion en faveur de la pauvre Belgique en danger. De plus, comme rien ne permettait de prévoir quelle serait la nature de la guerre à venir, l’absence d’opposition n’est un problème que rétrospectif, pour l’historien qui sait quel grand massacre a suivi.
De même, lorsque les auteurs évoquent le texte d’Eduard David racontant l’émotion qui saisit le Reichstag quand les députés du SPD se levèrent pour approuver les crédits de guerre (p. 113), il n’est pas nécessaire d’évoquer cette nébuleuse « force supérieure, issue du plus profond d’eux-mêmes » qu’auraient éprouvé nombre d’Allemands au début du mois d’août 1914. Que serait-il arrivé aux sociaux démocrates, qui portaient très vivante en eux la mémoire des persécutions bismarckiennes des années 1880, s’ils s’étaient refusés à voter les crédits de guerre et avaient maintenu une ligne pacifiste ? Plus de deux décennies de travail politique loyal à l’intérieur du Reich auraient été effacées d’un seul trait, ruinant la participation des sociaux-démocrates au système national des pouvoirs alors qu’ils pouvaient y prétendre depuis peu à la majorité. La contrainte d’Etat, la peur de la répression, le déphasage avec une population ouvrière travaillée au corps par la grande presse et formée par une école primaire nationalisée rendent compte aussi de ce sentiment de participation à la grande communauté de la nation en armes, cette sublimation de la peur, du soulagement et de l’espoir de gains politiques à venir.
Pour accréditer plus encore l’idée que l’attitude des populations européennes à l’été 1914  correspondait à un mouvement de l’âme collective venant de ses profondeurs, Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker citent également un texte de Léon Jouhaux tentant après la guerre d’expliquer son discours jacobin et patriotique sur la tombe de Jaurès le 4 août 1914  : le secrétaire général de la CGT explique sa participation au mouvement collectif de patriotisme par l’affleurement en lui d’affects enfouis, issus de traditions anciennes, dans des termes bien barrésiens, à tout prendre. On ne peut qu’être surpris par l’usage que les auteurs font ici du témoignage, quand ils sont par ailleurs si critiques sur ceux des combattants. Il s’agit là d’un récit rétrospectif, servant de plaidoyer pro domo, dans lequel Léon Jouhaux avait tout intérêt à plaider l’absence de calcul et l’irréflexion, pour éviter d’être accablé d’accusations beaucoup plus virulentes. Comment donc prendre pour argent comptant un tel récit, et qui plus est s’appuyer sur lui pour raisonner à l’échelle de tout le pays, et affirmer, dans la foulée de cette lecture rapide : « ce qui s’est produit (dans l’été 1914) (…) c’est ce que nous appellerons (…) le surgissement de l’idée de nation ».
C’est ici qu’on aborde un point essentiel du livre, et un point essentiel des critiques qu’on peut lui faire. On peut s’étonner de voir ainsi naître « le sentiment  de nation » au début du XXe, quand les historiens du XIXe siècle s’ingénient à le faire naître de la construction des Etats nations, ceux de la Révolution française de la révolution politique connue alors par l’Occident, ceux du XVIIIe siècle du développement de l’imprimé, des Lumières et de l’antagonisme franco-anglais, ceux du XVIIe des grands affrontements politico-religieux entre les monarchies, et ceux de la Renaissance de l’extension de la culture du livre et de l’humanisme. On peut même remonter au XVe siècle, on le sait, à ce jeu des origines du sentiment national. A ceci près que l’Etat nation contemporain est irréductible au partage d’un sentiment, fût-il une grande émotion collective, un grand souffle de croisade ou une culture de guerre, et cette distinction essentielle permet de sortir de la fausse question de l’origine du sentiment national.
Les historiens de la construction du national comme forme d’existence sociale et politique ont depuis un moment montré que la nationalisation des sociétés s’appuie sur des institutions, une division sociale du travail, des réseaux d’école, une intégration économique et politique, une protection sociale, au moins autant que sur un corpus de représentations malléables et flottantes. Gérard Noiriel et Christophe Charle, pour ne parler que des grandes synthèses interprétatives disponibles en français (8), ont récemment expliqué comment les sociétés européennes, et particulièrement françaises, ont connu une nationalisation radicale de leur rapport au territoire et au politique, qui s’est appuyé, dans le cadre de la concurrence généralisée entre des Etats à vocation impériale, sur une mobilisation des populations et une modification décisive de leur appartenance à la collectivité politique. Obéissance, intériorisation de normes comportementales et culturelles, apprentissage systématique de la langue dominante, identification et protection par l’Etat des individus, transformation des références mémorielles et culturelles par l’Ecole et la presse nationale, rien, dans ces mouvements de fond ne se laisse résumer par des notions psychologiques comme le sentiment, « la force supérieure issue du plus profond de soi-même », ou l’idée de croisade. Il n’est fait nulle mention, dans les pages de Retrouver la guerre,  de ces modifications radicales du rapport individuel au politique survenu dans les cinquante années qui séparent la crise politique et militaire européenne des années 1865-75 de la Grande Guerre.

 

Au contraire, les deux auteurs recourent en permanence à deux registres sémantiques qui attestent de choix épistémologiques aux implications décisives. Le premier est celui de la psychologie. Les notions de travail de deuil, de consentement, de sentiment, d’enthousiasme, de symptôme, de « profondeur » —   très présente dans le livre — , de tabou, de réflexe ancré de refoulement (de la mort et du deuil), de haine (de l’ennemi), de spontanéité (de l’engagement) et de sincérité (pour s’opposer à l’idée du caractère décisif de la propagande de guerre), de conviction (de supériorité, pour expliquer les massacres dans les Balkans), de culpabilité ou de valeurs spirituelles (le bien et le mal, en l’occurrence, p. 136), renvoient toutes, peu ou prou, à la fois à des considérations élaborées par des cliniciens sur des cas individuels, et à un horizon « anthropologique », celui de la « profondeur » dans les déterminations du comportement. Le second registre de vocabulaire est celui des représentations et de la culture, dans lequel les œuvres artistiques, littéraires, les manifestations de la foi, de l’espoir, les pratiques de loisir et de consommation ( visiblement il s’agit donc de l’ensemble des productions  et pratiques symboliques, mais cette définition n’est jamais explicitement donnée) font signe et système. Partant de l’idée que la perception des atrocités allemandes des premières semaines de la guerre avait été décisive pour la constitution du consentement et de l’engagement des populations dans la guerre, les auteurs écrivent : « on peut dès lors commencer à parler d’une « culture de guerre » de 1914-1918, c’est-à-dire d’un corpus de représentations du conflit cristallisé en un véritable système donnant à la guerre sa signification profonde » (p. 122).
Dans ces deux univers sémantiques et dans les théories implicites du comportement humain qui les structurent, ce qui disparaît, c’est l’instance de la société. La psychologisation de la question historique renvoie à un insaisissable invariant anthropologique ou à une psychologie empathique. Se situant dans la perspective d’Alain Corbin, les auteurs affirment qu’une histoire du sentiment est nécessaire. Ils n’abordent pourtant presque jamais le fait que les expressions des sentiments qu’ils peuvent percevoir sont textuelles, et donc prises dans des logiques de formulation et de réception spécifiques, qui ne disent pas de manière transparente la sincérité de leurs auteurs, mais participent à un ordre discursif qui a ses règles, des règles sociales. Faire une histoire du sentiment et des perceptions sensorielles comme s’y emploie Alain Corbin exige donc à la fois de prendre en compte la textualité des sources et de se livrer à des analyses très intensives des pratiques, en se défiant particulièrement de la trace écrite. Faute de s’y employer, ils se fondent essentiellement sur une démarche empathique ou sur des citations de textes pris comme des témoignages transparents.
Quant à la culturalisation de la question du consentement, elle pose l’existence de contenus homogènes, partagés, sans appropriations différenciées selon les catégories sociales ni conflits d’intérêts, sans producteurs ni consommateurs, sans autorités capables d’accréditer ou d’imposer ces contenus. Que les concepts de la psychologie clinique ou de la psychanalyse ne soient pas transposables tels quels aux fonctionnements complexes d’une société différenciée, que les discours dominants ne soient pas l’expression transparente de la communauté tout entière, fût-ce pour remplacer « esprit du peuple » par « culture de guerre », c’est ce que pose le raisonnement sociologique depuis Durkheim et Max Weber. Il est indispensable, dans la perspective de la sociologie et de l’histoire qui s’y rattache ou qui en utilise les acquis, de travailler sur les conditions dans lesquelles le collectif saisit l’individuel, dans le cas de la Grande Guerre, pour tenter de résoudre la question centrale du rapport à l’horreur.
Il est sûr qu’une bonne partie des combattants ont dit leur haine de l’ennemi, leur désir de combattre, leur foi dans la patrie, qu’ils ont fait preuve d’esprit de sacrifice, et donc que leur participation à la guerre était volontaire et sincère. Les auteurs ont également beau jeu d’affirmer que tout n’était pas le fait du bourrage de crâne, de la propagande, et que les petits objets de guerre, vecteurs de patriotisme guerrier, qui sont recueillis à l’Historial de Péronne devaient bien être achetés, donc requéraient une participation active, pour devenir des objets de propagande. C’est là une objection faite depuis longtemps aux historiens constructionnistes de la nationalisation : il n’est pas possible d’affirmer que la nation a été imposée aux citoyens, puisqu’ils y ont trouvé leur compte et ont multiplié les démarches volontaires pour y participer. On atteint là toutes les limites d’une analyse polarisée par les catégories du volontaire et de l’obligatoire, de la propagande et de la spontanéité, de la sincérité et de la manipulation. Que les combattants de 1914 aient sincèrement cru à la barbarie de l’ennemi ne change rien à l’affaire : il reste à comprendre comment ils ont pu en être amenés à penser, ou du moins à dire, que l’ennemi était barbare. Lorsque Bergson, dans son discours prononcé devant l’Académie des sciences morales et politiques, le 8 août 1914, disait : « la lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie », il fait pour nous la preuve que le discours sur la barbarie allemande était reçu bien avant la question des « atrocités allemandes », et la question n’est donc pas de savoir si ceux qui affirmaient que l’ennemi était retourné à l’état sauvage le croyaient sincèrement, mais comment ils avaient été amenés à le croire, ou, pour être honnête sur ce que nous savons, à le dire (car la seule chose que nous sachions, c’est que Bergson a dit cela, sans savoir par cette seule profération, s’il y croyait), et pourquoi un philosophe formé notamment à la philosophie germanophone affirmait qu’il était de son devoir scientifique de démontrer la  barbarie de l’ennemi pour accréditer la thèse de la guerre défensive et de la guerre de civilisation. Expliquer ces points essentiels requiert de comprendre ce qui était en jeu pour Bergson, dans sa position de penseur national quasi officiel, mais aussi ce qui était en jeu pour les soldats du rang comme pour les officiers lorsqu’ils acceptaient sans interrogation l’idée selon laquelle l’agression était allemande, quand toute la politique étrangère française depuis une décennie tendait à enfermer l’Allemagne dans un étau impérial.
On touche là aux conditions sociales de production de la croyance, question qui dépasse la fausse alternative spontanéité/manipulation, et que Norbert Elias puis Pierre Bourdieu ont synthétisé dans leur concept d’habitus, précisé dans le cas d’Elias par l’adjectif « national ». Nul besoin d’imaginer un bourrage de crâne permanent ou la peur du peloton, même si la pure et simple contrainte ne doit pas être négligée, pour penser le « consentement » des soldats, leur résignation face à la mort ou leur acceptation de la violence ; l’intériorisation, par l’école, le service militaire, les cérémonies politiques, le discours de la revanche, la grande presse à sensation, la psychologie des nations à deux sous, omniprésente dans le discours des élites, l’assimilation de logiques étatiques qui tendaient à placer  au-dessus de tout le souci de la puissance nationale, cette intériorisation qui passait aussi par une éducation des corps, par une incorporation des logiques de l’obéissance et de la force, permet de penser le consentement, la haine, l’enthousiasme et la résignation. À ce titre, ce n’est pas la guerre qui fait naître une culture de guerre, mais la nationalisation des sociétés européennes qui portait dans son sein, au sein même du procès de civilisation des mœurs et de la domestication de la violence par l’Etat, la possibilité de son défoulement exutoire au profit de logiques d’Etat. Ceci naturellement pour les premiers temps de la guerre ; par la suite, comme chaque événement complexe et intense, il engage des processus qui ne se laissent plus penser par ses seules origines.
Lorsque les auteurs affirment donc que « si le consensus de guerre fut si efficace, et finalement si durable malgré les souffrances endurées, c’est parce qu’à la racine il fut porté par une mobilisation largement spontanée » (p. 131), il faut contester la validité de l’opposition sur laquelle elle se fonde et proposer de penser que si ce consentement a tant duré, c’est parce qu’il avait été inscrit dans l’habitus d’une bonne partie de la population des pays en guerre par des décennies de nationalisation. Et il est nécessaire aussi de discuter cette vision égalitaire et irénique de la « culture de guerre » comme produit d’une nation tout entière au travail dans la ferveur de la participation. L’exemple des écoles et de l’Eglise, utilisé par les auteurs pour appuyer leur argumentation, est étonnant : l’Ecole et l’Eglise n’étaient-elles pas précisément des institutions fortement centralisées, dans lesquelles l’autorité de la parole était tout sauf également répartie ? Lorsque les auteurs écrivent que les représentations destinées à l’enfance sont le reflet de ce que « les sociétés » jugent capitales de transmettre, le terme de « société » fait disparaître purement et simplement le fait que la production du consensus concernant ce que l’Ecole ou l’Eglise doit transmettre n’est pas le produit d’un referendum ou d’une libre discussion en raison, voire d’une communion transparente et spontanée, mais le résultat de rapports de force, d’effets de domination et d’imposition qu’il n’est pas possible de négliger.
À ce titre, les témoignages textuels invoqués par les auteurs dans leur passage suivant, sur les « ferveurs de guerre », soit ceux de Bergson, de Victor Basch, Maurice Barrès, d’Edmond Fleg, Ernest Psichari, Henri Géhon, ou de l’officier de marine Dupouey, en dehors du fait qu’ils sont très étroitement français, sont, d’une part, très circonscrits socialement, d’autre part presque tous le produit de prises de position publiques. Que « reflètent »-ils ? Peut-on passer d’une citation de quelques lignes d’Edmond Fleg à une généralisation sur « les Juifs de France » ? Peut-on dire, à partir de trois textes, que « c’est la morale nationale et religieuse qui sous-tend l’Union sacrée » ? Bien plus, si l’on cesse de prendre tout texte ou tout signe pour la manifestation d’une culture englobante, et qu’on le conçoit comme une pratique, un geste social, alors n’est-il pas possible de lire ces déclarations d’intellectuels, de représentants des Eglises, de savants et d’hommes politiques comme, précisément, un effort pour construire et imposer ce dont ils parlent, la croyance dans l’Union sacrée, la croyance dans la guerre contre la barbarie ? La force illocutoire du discours, qui construit la culture de guerre autant qu’il en est le reflet, est une dimension essentielle de l’analyse des productions dites culturelles ou des débats idéologiques. Les auteurs auraient tort sur ce point de négliger les apports du linguistic turn. Ce qu’on saisit dans ces textes, c’est au moins autant la volonté d’imposer la culture de guerre que sa traduction transparente.

Mais, encore une fois, penser les choses en termes de propagande est en effet trop sommaire : les auteurs n’avaient pas besoin d’être des calculateurs cyniques pour participer objectivement à l’imposition d’une croyance à laquelle, eu égard à leurs moyens sociaux, culturels et politiques, ils prenaient une part inévitablement beaucoup plus décisive que l’essentiel des soldats du rang, des officiers subalternes, que la plupart de leurs familles et que la majorité de la population. Pourquoi se refuser à penser que les élites du pouvoir proches de l’Etat aient eu plus d’intérêt, et donc aussi de « conviction », en toute « sincérité », à promouvoir ce projet de puissance étatique, dans la mesure où on se refusait à une paix blanche, que constituaient les buts de guerre ? A ce titre, rien d’étonnant non plus, du point de vue de l’utilisation du témoignage, à ce que nos auteurs trouvent tant de proclamations de foi patriotique et tant de détermination dans l’esprit de croisade : à sélectionner les plus proches du pouvoir, social, culturel ou politique, on trouve les proclamations les plus proches du discours légitimant la puissance étatique, fût-ce sous la forme sublimée de la croisade contre la barbarie.

Tout le passage sur les « ferveurs de guerre » se fonde sur ce mode d’utilisation du témoignage. Mais il développe aussi un certain nombre de thèses qui pourront paraître surprenantes. La religiosité est ainsi intronisée « le double élément constitutif » de la culture de guerre, au sens  où c’est « pour Dieu et la patrie mêlés » qu’on se bat, mais aussi au nom de la religion qu’on refuse la guerre, lorsqu’on fait de la guerre un péché (p. 136). Faut-il penser alors que le pacifisme ne vient qu’à l’esprit religieux ? Tous les combattants étaient-ils croyants, ou au moins d’esprit religieux ? La réponse vient quelques lignes plus bas, sous la forme d’une concession mineure : « Croire en Dieu et croire en sa patrie est bien souvent indissociable ; et si cela ne signifie pas que tous aient été croyants, et encore moins pratiquants, il est évident en revanche que les valeurs spirituelles – le bien, le mal – et leur vocabulaire – mystique du combat, union sacrée – ont nourri les représentations d’hommes et de femmes persuadés qu’ils participaient à une véritable croisade. » On appréciera l’assimilation des valeurs spirituelles à la religiosité, la transformation de principes moraux, le bien et le mal, en valeurs spirituelles, ce qui signifie dans la phrase d’essence religieuse ; on goûtera aussi la généralisation, qui paraît étonnante au moins pour la France et l’Italie, qui connaissaient dès lors une forte déchristianisation et un fort agnosticisme laïque, selon laquelle la foi dans la patrie et en Dieu étaient siamoises.
De plus, que la guerre ait été favorable à la foi, à des conversions et à une religiosité diffuse, dont les célébrations nationales n’étaient jamais exemptes, question qui est l’objet de la fin de cette deuxième partie sur « la croisade », soit. L es auteurs avaient déjà contribué à le montrer ailleurs. Mais qu’ils en viennent à écrire que « les militants de la foi ont pris le pouvoir entre 1914 et 1918 » (p. 144) est beaucoup plus délicat . A moins qu’il n’ait suffi de croire intensément à ce qu’on faisait pour devenir alors un militant de la foi. Et il est sûr que quand les auteurs évoquent le Voyage du centurion, d’Ernest Psichari, pour affirmer que « la lecture du récit de la mort de Maxence/Psichari exerce une troublante attraction chez ceux qui sont en train d’imiter et Psichari et Maxence », sans donner ni exemple, ni preuve, ni trace, on ne peut s’empêcher de penser qu’il ne fait que nous donner son expérience de lecture, celle d’une forte émotion face à l’exemple du sacrifice chrétien. Des limites de l’empathie…
On pourra trouver aussi assez étrange que ce ton très « inspiré », qui sent parfois sa sacristie, aboutisse à dédouaner a priori les ecclésiastiques français de toute forme de calcul ou de mauvaise foi : il eût été simple en effet pour l'Eglise de France de s'apercevoir rapidement que les chrétiens allemands parlaient aussi de leur guerre comme d'une guerre de Dieu, et de concevoir de cette symétrie quelque gêne à parler de croisade. Mais de ce côté, nulle stratégie, nulle rhétorique, nul calcul. On se trouve entièrement du côté de la conviction et de la foi. Par contraste, les savants, se voient accuser d'avoir participé  au « dévoiement racial » de la guerre, qui contribua puissamment à sa déshumanisation et à sa radicalisation. Les religieux se trouvent ainsi tout entier du côté de la foi, les savants du côté du dévoiement.
Par ailleurs, ces pages, qui concernent le nationalisme scientifique lui-même sont fournies et particulièrement convaincantes. Mais la gêne revient quand les auteurs affirment sans autre forme de démonstration que « les élites de tous les pays ont mis en forme le consentement de leur pays à la guerre, à travers le portrait d’un idéal de sacrifice et d’abnégation et dans la certitude d’une appartenance organique à la nation menacée » . Cette affirmation nécessiterait à elle seule plusieurs livres pour être réellement démontrée, et à coup sûr pas seulement des exemples français. Tout comme l’idée selon laquelle « les Français, plus que tous les autres belligérants, ont cru à cette force mystique de la guerre : l’histoire semblait donner raison à Péguy, et sa mort ne pouvait que confirmer encore cette « destinée manifeste ». Le grand nombre de ces déclarations péremptoires tend naturellement à lasser.

Achevant leur propos sur l’intensité des attentes eschatologiques suscitées par la guerre et la difficulté à démobiliser les combattants et les populations qui s’en est inévitablement ensuivi, puis par l’évocation des conditions du travail de deuil, le passage du livre qui semble le plus rapide et le plus ouvert sur des recherches à venir, les auteurs entament leur conclusion en pastichant Alain Resnais par ce titre : « Tu n’as rien vu dans les années vingt et trente … » L’axe que les deux auteurs retiennent comme essentiel pour leur conclusion est celui de la  brutalisation des sociétés européennes, produit de la violence de la guerre et de l’échec global du travail de deuil ; ils parlent ainsi d’une « irradiation du monde par la culture de la violence », pour poursuivre le parallèle avec Hiroshima. Selon une tradition éprouvée, ils évoquent la culpabilisation de l’Allemagne par le traité de Versailles, mais aussi sa mise à l’écart par les vainqueurs pour cause d’inaptitude essentielle au libéralisme et à la civilisation, comme un désastre à long terme. Convaincus de la responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement du conflit et donc dans ses conséquences, les responsables de la paix ont repoussé toute possibilité d’achever là la guerre européenne. De même, l’incapacité du système international mis en place après guerre pour parer au plus pressé pour les réfugiés et d'une manière générale pour venir réellement, matériellement, politiquement et psychologiquement aux populations martyrisées par la guerre,  aurait en réalité interdit le travail de deuil et la sublimation de la violence, entraînant une forme de guerre interminable dont le second conflit mondial aurait été le produit direct.
En dehors du fait que les populations martyrisées lors de la Seconde guerre mondiale n'ont guère été mieux traitées, et que pourtant l'éternel rejeu évoqué par les auteurs n'a pas eu lieu, on est, avec cette proposition d'interprétation, au coeur des difficultés du livre, et d'une manière générale de cette histoire culturelle qui multiplie les raccourcis et les psychologisations. La dite « brutalisation » n'avait pas attendu 1914, quand on sait les massacres des Herreros, les camps de concentration de Cuba ou d'Afrique du sud, ou encore les missions coloniales françaises. Une chronologie aussi réduite se refuse en réalité à rendre compte, en une vraie histoire sociale du pouvoir, de la construction plus ample des sociétés impériales, de leur crise, et de l'articulation complexe entre les élites et les Etats qui ont pu les travailler; et la culturalisation trop rapide rend difficile de tenir compte, au contraire, de la chronologie courte, celle notamment des années 1930 et de l'échec de l'impérialisme libéral dont elles sont le théâtre : quels que soient les logiques du deuil et de la foi, de la souffrance et de la violence de guerre, une explication du deuxième conflit mondial qui aboutit à nier l'importance de la crise de 1929 est, à mon sens, une impasse historiographique.

Notes :


1) Les auteurs écrivent sur ce point : « Ne pas le dire,  ne pas le rappeler, ne pas réfléchir à ce que cela signifiait, c’est consentir, avec les meilleures raisons du monde, à un véritable déni historiographique », ce qui revient à une accusation de faute professionnelle (p 34).

2) La Concurrence des victimes : génocide, identité, reconaissance, Paris, La Découverte, 1997, 380 p.

3) Antoine Prost, Les Anciens combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.

4) La formule est d’Arno Mayer, dans La Persistance de l’Ancien régime, traduction française Flammarion, 1983 (1981), p 11.

5) Tom Hanks  pathétiquement blessé se sacrifinait pour arrêter, sur un pont , le char Tigre de la colonne allemande, armé de son seul colt. Mais comme une étoile d’Hollywood ne peut mourir dans un film à Oscars, le hollywood ending impliquait que les chevaliers blancs de l’aviation américaine secourent le héros au moment décisif, récompensant son abnégation et rassurant le spectateur sur le fait que la guerre récompensait les vaillants guerriers, qui ne peuvent mourir.

6) German atrocities, 1914, 2001 (traduction française 2005).

7) On peut trouver surprenant qu’une pensée aussi importante que celle d’Elias se trouve ainsi écartée en quelques lignes et qu’une sentence assez  peu convaincante de Pierre Chaunu soit citée comme un aperçu d’une grande portée. Evoquant le prétendu silence historiographique sur les violences des combattants, et le fait que tout discours évoquant la violence extrême sortirait inévitablement de la « temporalité ordinaire », les auteurs écrivent : « Comme l’a dit en peu de mots Pierre Chaunu, dont la vision de la première guerre mondiale est si pénétrante : « La mémoire sert à oublier » » (p. 50). Qu’il soit permis de dire que l’on n’est convaincu ni par cet aphorisme, ni, d’une manière générale, par l’idée qu’un historien aussi attaché à la substantialité de la nation française et la thématique de la terre et des morts que Pierre Chaunu soit en mesure d’offrir un point de vue particulièrement pénétrant sur ce sommet du nationalisme essentialiste qu’a représenté la Grande Guerre.

8) Gérard Noiriel, Population, immigration et identité nationale en France, Paris, Hachette, 1992 et État, nation et immigration : vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001 et Christophe Charle, La Crises des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande-Bretagne, 1900-1940. Essai d’histoire sociale comparée, Paris, Éditions du Seuil, 2001.

9) On trouve ainsi, à la page 70, pour évoquer les souffrances infligées aux civils : « une guerre la plupart du temps dépourvue de sang et de boue mais empreinte d’ô combien de souffrance… »,. L’usage des trois points, qui invite à une suspension respectueuse de la parole pour sentir résonner en soi l’idée ou l’image de la souffrance des autres, me semble contrevenir à un principe de l’écriture historique, la confiance dans le langage rationnel pour évoquer le passé. Le refus de la sentimentalité, qui ne s’assimile nullement à un puritanisme ou à un refus de la souffrance, mais s’attache précisément à ne pas répondre au spectacle de la violence par l’émotion, est à mon sens le  moyen de sortir des alternatives réductrices imposées par la violence, la fascination morbide ou la répulsion instinctive fondée sur les bons sentiments.

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