logoCollectif de Recherche International et de Débat sur la Guerre de 1914-1918

Recension: Tyler Stowall, "The Color Line behind the Lines : Racial Violence in France during the Great War

Articles récents :

Prisons et prisonniers militaires, par Valériane Milloz


RSS Actualités :

RSS Dernières recensions:

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

STOWALL Tyler, "The Color Line behind the Lines : Racial Violence in France during the Great War", The American Historical Review, vol. 103, juin 1998, pp. 737-769.

         Cet article traite de la question de la xénophobie du monde ouvrier et, dans une moindre mesure, des soldats français à l’égard des travailleurs coloniaux pendant la Grande Guerre.

La première partie de l’étude s’attaque « au mythe de l’égalitarisme racial français » tel qu’il peut être parfois fallacieusement perçu par les Américains d’origine africaine. Il y eut en France, principalement entre 1916 et 1918, un nombre non négligeable d’incidents de caractère racial opposant des Français à des travailleurs coloniaux recrutés pour l’essentiel en Afrique du Nord, en Indochine et en Chine. Ces incidents, souvent occultés derrière l’image un peu trompeuse d’un engagement économique de guerre aux côtés de la France, allèrent de la simple rixe opposant quelques individus jusqu’à de véritables émeutes pouvant mêler plusieurs centaines de personnes. Bien loin des excès d’une histoire purement culturelle, Stovall s’attache au contraire à montrer dans son exposé que la vie matérielle et la vie culturelle sont certes des aspects distincts de la condition humaine mais qu’on ne peut pour autant les opposer l’une à l’autre car elles agissent constamment de concert et se renforcent mutuellement. La question de la race et du racisme à l’égard des travailleurs coloniaux fait donc partie d’un discours dans lequel des considérations à la fois matérielles et culturelles sont réciproquement imbriquées. C’est pour cette raison que l’on ne peut observer et analyser le conflit racial français que dans sa conjonction avec la crise du moral des années 1917 et 1918. C’est à cette époque difficile et pour des raisons complexes que ces travailleurs coloniaux en sont venus à symboliser les méfaits de la guerre dans la classe ouvrière française. Cette identification négative de la main d’oeuvre coloniale avec la guerre n’est pas apparue spontanément mais a résulté d’initiatives conscientes et spécifiques mises en place à la fois par les syndicats, les employeurs mais aussi et surtout par l’Etat français. La violence raciale ne s’est pas seulement manifestée comme une réaction face à l’existence d’une diversité raciale sans précédent mais a également jeté une lumière nouvelle sur le désaccord progressif qui est apparu à cette époque entre capitalisme français et monde du travail, à ce moment précis où se dessine une première faille dans l’Union sacrée.
S’attachant à montrer que la violence à l’égard des travailleurs étrangers s’inscrit en France dans une histoire longue, Stovall montre que les travailleurs coloniaux ont été perçus négativement durant la Grande Guerre comme l’avaient été les travailleurs étrangers venus d’Europe au XIXe siècle. Si l’on observe le nombre de travailleurs coloniaux venus participer à l’économie de guerre, on constate que leur nombre est sensiblement identique à celui des travailleurs étrangers venus d’Europe. Pourtant, ce sont les travailleurs coloniaux qui ont été les principales cibles des rixes ou émeutes raciales durant le conflit. Il y a à cela une raison historique, apparue dès le XVIIe siècle : la perception des non-blancs comme race inférieure s’est construite avec l’apparition de l’esclavage dans les Caraïbes françaises (Code noir de 1685). La construction de l’empire colonial français au XIXe siècle s’est faite à partir de stéréotypes raciaux attribuant au colonisé un goût inné pour la paresse et faisant, au contraire, du colonisateur un modèle vertueux ayant un goût naturel pour l’action.
Durant la période de l’effort de guerre en France, les ouvriers coloniaux ont occupé une position tout à fait singulière, axée essentiellement sur la différenciation. Bien qu’ayant travaillé en contact direct avec d’autres ouvriers français ou d’origine européenne, les autorités françaises, au nom d’un souci d’effort de rationalisation des ressources en main d’œuvre, se sont efforcées de les isoler en leur interdisant le droit d’être syndiqué et en les enrégimentant, par le biais du Service de l’Organisation des Travailleurs Coloniaux (S.O.T.C.) dépendant directement du Ministère de la Guerre, dans des formations paramilitaires qui les ont écartés à la fois de leurs collègues de travail mais aussi de la population autochtone. Le S.O.T.C. les a regroupés par nationalités et les a placés directement sous son emprise, en les affectant auprès d’employeurs choisis par lui, prenant en charge à la fois leur transport, leur logement et leur nourriture. Les travailleurs coloniaux, contrairement à leurs homologues d’origine européenne, ont été contraints de subir un statut qui les faisait appartenir plus à la catégorie des prisonniers de guerre qu’à celle d’ouvriers indépendants. Il y a donc eu à leur égard une véritable ségrégation qui a reproduit en métropole le modèle colonial. Les autorités de l’Etat français ont tenté de justifier ce mode ségrégatif en arguant du fait qu’il simplifierait le retour des T.C. dans leurs pays d’origine, qu’il permettait de pallier au manque d’interprètes et qu’il était aussi un moyen efficace pour éviter les conflits interraciaux. Ces choix, pour le moins discutables, ont par ailleurs plus favorisé que gêné le développement des antagonismes raciaux en faisant du recours aux travailleurs coloniaux une menace pour l’emploi des ouvriers français. La rigidité du système d’encadrement les a empêchés de changer d’employeur et les a contraints à être les plus mal rétribués au sein de la classe ouvrière. Derrière cette argumentation quelque peu factice se dissimule en fait un puissant moyen de coercition interdisant aux T.C. d’obtenir le même droit à revendiquer que leurs homologues français. De plus, les hiérarchies patiemment construites dans l’empire n’ont pas eu ainsi à souffrir de « mauvaises habitudes » prises en métropole et leur a, d’entrée, interdit un goût de la revendication qui aurait pu être source de désordre lors du retour dans leur pays d’origine. Ces choix, sciemment opérés par les autorités françaises à l’égard des T.C., ont donc dressé l’une contre l’autre la communauté ouvrière française et coloniale.
Une autre question sensible, celle des sexes, a également incité les autorités françaises à isoler les ouvriers coloniaux. En interdisant aux épouses d’accompagner leurs maris et en refusant le recours à une main d’œuvre coloniale féminine, l’Etat français a favorisé – tout en les redoutant – les rapprochements entre ouvriers coloniaux et ouvrières françaises travaillant pour l’économie de guerre. L’utilisation pleine de réticence des femmes françaises dans les industries de guerre et le refus de faire venir les femmes de l’empire ont donc renversé les habituelles relations coloniales entre les sexes, en mettant cote à cote un grand nombre de femmes blanches et d’hommes de couleur, en l’absence des combattants partis sur le front et des femmes de couleur restées au pays. Dans une telle situation, les relations sexuelles entre femmes blanches et hommes de couleur virent naturellement le jour. Minimisées et tues dans les rapports officiels, une nouvelle menace vit le jour, celle d’une recrudescence du métissage. Cette crainte conforta donc la décision d’isoler les T.C.
L’attitude même des syndicats et du parti socialiste a également joué en faveur de l’isolement des T.C. Peu soucieux de les intégrer aux idéaux de l’internationalisme, l’arrivée massive de cette main d’œuvre docile fut plutôt perçue comme une menace réelle. Ce n’est qu’à contrecœur que la C.G.T. a accepté de les voir arriver sur le marché du travail. Elle s’est contentée à leur égard de réclamer que leurs salaires soient identiques à ceux des ouvriers français afin d’en empêcher une baisse générale. Son secrétaire général, Léon Jouhaux, s’est rapidement inquiété, dès septembre 1916, de voir arriver de 20 000 Chinois recrutés pour travailler dans les usines d’armement. Son argumentation est simple, il faut limiter cet apport de main d’œuvre car le jour où les soldats partis sur le front seront démobilisés, il est juste qu’ils retrouvent l’emploi qu’ils avaient avant d’aller accomplir leur obligations militaires. Si les syndicats ont défendu les travailleurs étrangers d’origine européenne, il n’en a pas été de même pour les travailleurs coloniaux. Leur attitude fut plus que réservée. Les propos de Léon Jouhaux les concernant furent parfois xénophobes, allant même jusqu’à les comparer aux Allemands quand il s’agissait d’évoquer ce qui constituait une menace pour la France. Les délégués syndicaux n’ont pas été plus attentifs à leur égard, ils ont dans leur ensemble écarté les travailleurs coloniaux et n’ont absolument pas cherché à les intégrer aux mouvements sociaux.

Les autorités françaises ont commencé à faire venir un nombre important de travailleurs coloniaux à partir de 1916. Pourtant, ce n’est qu’un an après leur arrivée, à la charnière des mois d’avril et de mai 1917, qu’apparaissent les premières rixes ou émeutes raciales dirigées contre eux. Elles se sont poursuivies durant tout l’été et ont pu réapparaître sporadiquement en 1918. C’est donc vers le mois de mars 1917 qu’apparaît et évolue l’hostilité à leur égard. A cette époque, certains articles de presse ou certains rapports émanant de fonctionnaires laissent entendre que le travail fourni par les travailleurs coloniaux laisse à désirer, qu’ils sont inefficaces, peu qualifiés, paresseux et qu’ils ont une propension pour le jeu et la boisson. Certains civils se plaignent d’être terrorisés par leur comportement belliqueux et des pétitions circulent pour qu’ils soient éloignés au plus vite des populations autochtones.
Les soldats permissionnaires véhiculent une image du travailleur colonial qui n’est guère meilleure : pendant qu’eux risquent leur vie sur le front, l’ouvrier colonial goûte à la douceur de la vie à l’arrière. Les travailleurs coloniaux sont devenus en cette période charnière où l’Union sacrée se faille, des indésirables qui portent préjudice aux Français. Il faut donc établir une corrélation entre violence raciale et crise du moral. Si la plupart des actes de violence raciale qui se produisirent furent le fait d’une poignée d’individus, on retrouve souvent dans ces noyaux xénophobes des soldats permissionnaires. Les rapports établis par les témoins montrent souvent que la provocation verbale ou l’agression initiale provient rarement des étrangers mais le plus souvent des Français. Stovall estime qu’au moins une vingtaine de protagonistes, français et étrangers, ont péri dans les actes de violence qui se sont produits en 1917. Analysant différentes rixes ou émeutes opposant ouvriers ou soldats français aux travailleurs coloniaux ayant eu lieu durant l’été 1917, il montre qu’elles touchent l’ensemble des travailleurs coloniaux, quelle que soit leur nationalité. Toutefois, il observe que la cible privilégiée des agressions fut la communauté des Africains du Nord qui représentaient à eux seuls 60% de la main d’œuvre coloniale.
Les comptes-rendus évoquant les relations entre civils français et travailleurs annamites demeurent très pauvres. L’une des plus importante émeute raciale visant des Indochinois eût lieu à l’usine de Saint-Médard près de Toulouse qui employait une main d’œuvre de 5 000 annamites sur un total de 16 000 ouvriers. Les villes portuaires où avaient été concentrés de nombreux travailleurs coloniaux ont été les lieux où se sont produits les plus importantes émeutes à caractère racial (Marseille, Bordeaux, Rouen, Nantes, Cherbourg, Dunkerque).
L’attitude des autorités françaises confrontées à ces émeutes a été de renforcer les contrôles afin d’empêcher l’apparition de nouveaux désaccords. Si l’immense majorité des enquêtes ont conclu que les fauteurs de troubles étaient généralement les ouvriers français ou les populations autochtones, rares furent les mises en cause devant la justice donnant raison aux ouvriers coloniaux. L’attitude invariablement adoptée par les autorités militaires ou civiles fut d’évacuer ou de confiner les travailleurs coloniaux et de ne pas ou peu poursuivre les fauteurs de trouble. Ce manque de fermeté de la justice française a donc constitué une forme d’acquiescement face à l’attitude de ceux qui furent les plus hostiles à la présence de cette main d’œuvre. La presse ouvrière adopta une attitude très semblable à celle des autorités, la question de la violence raciale fut la plupart du temps éludée et même occultée. Les principes de ségrégation voulus par les autorités françaises n’ont pas protégé les ouvriers coloniaux. Seule une politique visant à confiner hermétiquement les ouvriers coloniaux eut été efficace mais son application stricto sensu demeurait impossible. Les Marocains semblent avoir été tout particulièrement visés par cette violence. La cause la plus probable de cet état de fait doit probablement être recherchée dans l’histoire même du Maroc, protectorat français qui avait été au centre des tensions franco-allemandes entre 1900 et 1912 et territoire non pacifié au moment de la déclaration de guerre.
Si les premières réactions des membres de la classe ouvrière française à l’arrivée d’une main d’œuvre non-blanche en son sein ne furent pas foncièrement hostiles, la situation évolua dès avril 1917. Les premiers mois de cette année charnière ont vu apparaître une importante chute du moral, des grèves et même un mouvement d’indiscipline dans l’armée. Les attaques contre les ouvriers coloniaux sont apparues au même moment qu’avait lieu les grèves féminines qui ont affectée le secteur du textile parisien. Les motivations des ouvriers français pouvant expliquer leur xénophobie envers les T.C. est double : les ouvriers ne se sont pas seulement attaqués à eux parce qu’ils étaient devenus un symbole fort de la guerre mais aussi parce qu’ils furent les symboles d’une concurrence tant économique que sexuelle. La principale crainte des milieux ouvriers est que cette main d’œuvre les concurrence déloyalement et fasse régresser des acquis sociaux durement conquis. Mais cette raison ne doit pas en occulter une autre, presqu’aussi importante, celle d’une concurrence sexuelle. Même si les archives l’occultent, le rapprochement obligé des T.C. et des ouvrières travaillant dans les mêmes usines, a été propice à l’existence de relations sexuelles entre femmes blanches et ouvriers coloniaux. Les autorités françaises ont fortement désapprouvé ces liaisons qui mettaient en péril les préjugés interraciaux, risquant ainsi de miner les hiérarchies raciales et sexuelles de l’empire. Menaçant les ouvriers coloniaux de prison ou cherchant à les isoler au maximum du reste de la population, elles ont souvent voulu réprimer ce qui leur paraissait intolérable.
Le rôle des travailleurs coloniaux dans les grèves de 1917 et 1918 a également renforcé l’image de symbole guerrier qu’ils représentèrent - bien malgré eux - aux yeux de bon nombre d’ouvriers français. Des rumeurs diverses accusaient les troupes coloniales d’avoir réprimé dans le sang et d’avoir tiré sur les ouvrières en grève après que les soldats français aient refusé de le faire. La renaissance de l’activisme de la classe ouvrière a remis au goût du jour les souvenirs des périodes antérieures, celle où Clemenceau envoyait la troupe pour mettre fin aux mouvements sociaux. L’idée que les ouvriers coloniaux puissent servir à briser les grèves n’a pas été qu’un mythe. Ce fut le cas dans certaines usines de guerre (Angoulême, Bergerac et Saint-Médard en juin 1917). L’isolement des travailleurs coloniaux dans le milieu ouvrier français, l’existence de barrières linguistiques, le refus des syndicats français de prendre en compte cette main d’œuvre militarisée facilitèrent ce genre de pratique. Les Chinois furent souvent ressentis comme des briseurs de grèves. Certains ouvriers suspectèrent même le gouvernement d’avoir recours au travailleurs coloniaux afin de dégager des obligations militaires certains nantis et des épouses, dont les maris avaient été mobilisés, prétendirent que si les T.C. n’étaient pas venus en France, ce sont leurs maris qui auraient trouvé place dans les usines. La main d’œuvre coloniale en est donc venue à symboliser pour certains un ramassis de tirs au flanc et d’embusqués « planqués » à l’arrière.
Les rapports entre les femmes et les travailleurs coloniaux soulignent également le lien étroit entre militantisme au travail et violence raciale. Alors que les deux groupes avaient un vécu commun, les ouvrières en grève ont souvent appelé leurs homologues à se joindre à elles et à rallier à leur cause. Vu leur faible culture du monde du travail et une absence totale de syndicalisation, les travailleurs coloniaux restèrent la plupart du temps en retrait de ces mouvements de grève, ce qui occasionna une rancœur des femmes à leur égard. Là encore, ils furent assimilés à des jaunes et certaines ouvrières les considérèrent comme tels. Les syndicats ont peu fait pour retenir ou condamner les ouvriers qui ont participé aux manifestations d’hostilité à l’égard des coloniaux. Eux-mêmes mal disposés à l’égard de cette main d’œuvre ignorée ou méprisée, ils étaient peu disposés à étouffer le racisme ou à empêcher la violence raciale de devenir un mode d’expression acceptable.

La vague des attaques raciales de 1917 et 1918 projette une nouvelle lumière dans l’histoire de l’insurrection de la classe ouvrière. La guerre a provoqué une décrue provisoire des tensions entre les Français et les ouvriers étrangers d’origine européenne. La violence d’avant guerre à l’égard des Italiens ne s’est pas poursuivie pendant la guerre car les deux groupes ont trouvé des accords au sein même de la lutte. Ce sont les travailleurs coloniaux qui ont pris l’ancienne posture inconfortable des immigrés européens. La xénophobie à leur égard est devenue raciale tout en faisant naître un nouveau clivage, basé cette fois sur des notions de différence et d’infériorité raciale. La reprise de thèmes anti-colonialistes permet de distinguer, au cœur de la lassitude ouvrière face à la guerre, l’émergence d’un conservatisme du privilège blanc. L’antagonisme à l’égard des ouvriers coloniaux diffère profondément de l’accueil enthousiaste qui fut fait aux soldats coloniaux. Ces derniers ont généralement été chaleureusement accueillis par une population qui a vu en eux les défenseurs d’une France injustement agressée. Les ouvriers coloniaux furent, au contraire, perçus comme une main d’œuvre supplétive qui a permis aux différents gouvernements d’envoyer plus de Français sur le front. L’une des plaisanteries les plus courantes à leur égard prétendait qu’ils flânaient autour du garde-manger de l’arrière tandis que les Français risquaient leurs vies dans les tranchées. La violence raciale dans la France en guerre n’a donc pas été dirigée de façon purement aléatoire contre tous les coloniaux mais a visé principalement ceux qui ont été perçus comme une menace des intérêts français. Cette attitude, aux antipodes des idéaux internationalistes, a eu des prolongements après la guerre.
La violence de certains ouvriers français démontre également que le conflit racial ne peut être disjoint du conflit de classe en général. L’émergence d’une violence raciale pendant la guerre s’est faite dans un contexte spécifique, celui d’une tension intense entre le monde du travail et le capital. Selon Stovall, en étudiant la dynamique de la race et de la classe au sujet de la violence, les historiens devraient sans doute moins s’attacher à blâmer les comportements racistes et être plus attentifs aux façons dont les intérêts et les stratégies de toutes les parties du conflit de classe agissent les unes sur les autres pour créer ou renforcer des hiérarchies raciales. Pendant la Grande Guerre, il a existé une volonté commune des employeurs et de l’Etat français d’utiliser les travailleurs coloniaux contre les intérêts des ouvriers français avec le secret espoir que l’opposition des Français aux coloniaux crée une situation explosive. Cette violence entre les communautés a également représenté un rejet implicite de l’effort de guerre. Elle a renversé les tentatives des états-nations pour recréer un climat d’unité intérieure et a focalisé la violence exclusivement contre un ennemi venu de l’extérieur. La violence raciale, en rejetant physiquement et culturellement les communautés distinctes, a non seulement miné l’unité nationale mais a également reproduit symboliquement la guerre entre les nations sur un front intérieur. Les violences des ouvriers français à l’égard des travailleurs coloniaux ont aussi constitué une attaque contre l’esprit d’Union sacrée. Dans un tel contexte, le conflit racial montre comment la guerre totale peut non seulement supprimer les divisions sociales mais également les accentuer et leur servir de modèle. L’hostilité raciale qui est apparue en 1917 ne peut simplement être imputée à l’introduction de 300 000 ouvriers non européens. Elle a résulté de politiques conscientes, entreprises par différents groupes de la société française. En payant moins les ouvriers coloniaux, les employeurs français ont vu là un opportunité qui leur a permis de casser les grèves lorsque l’occasion s’en présentait. Les syndicats ont encouragé l’idée que le travail colonial faisait baisser les salaires et concurrençait le travail des Français mais n’ont presque rien fait pour garantir l’égalité de tous les salaires et n’ont surtout pas cherché à aider la main d’œuvre coloniale à se défendre. L’Etat français, privilégiant une politique de réglementation, a favorisé l’émergence d’un climat qui a efficacement stigmatisé les ouvriers coloniaux en les rejetant définitivement dans l’altérité. En visant en apparence à prévenir les tensions raciales, la réglementation a également cherché à interdire l’intégration des coloniaux dans une culture militante. La violence raciale du temps de guerre a ainsi pu jouer un rôle dans les stratégies mises en place tant par les forces économiques qu’étatiques.
Après la guerre, le gouvernement français a renvoyé chez eux, aussi rapidement que possible, les travailleurs coloniaux jugeant que la France n’était pas prête à accepter une société multiraciale. Les grandes vagues d’immigration apparues dans les années 20 n’ont été le fait que de travailleurs étrangers d’origine européenne. La période de l’entre deux guerres n’a pas vu pour autant disparaître la question raciale. Cette question est ainsi devenue un silence artificiellement construit pendant la décennie 1920-1930. Toutefois, la vague de violence contre les ouvriers coloniaux durant la Grande Guerre a initié et même préparé le terreau des difficultés que connaîtrait la France au moment de la période de la décolonisation. L’image monochromatique d’une identité française retrouvée après la guerre s’apparente en vérité plus à un mythe qu’à une réalité.

J.F. Jagielski

Imprimer Version imprimable