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Compte-rendu: Benjamin Ziemann, War Experiences in Rural Germany, 1914-1923

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ZIEMANN Benjamin, Front und Heimat. Ländliche Kriegserfahrungen im südlichen Bayern, 1914-1923, Essen, Klartexverlag, 1997.

            Un très intéressant compte rendu de cette solide thèse par Pierre Barral a paru dans la Revue historique, n° 625, janvier 2003, p. 197-199. L’auteur du CR, qui connaît bien le monde paysan français, souligne le riche corpus de sources inédites, la description d’une réalité complexe et contradictoire, et le rejet par Benjamin Ziemann de la thèse d’une « brutalisation » engendrée par l’expérience du front.
Dans la collection « The Legacy of the Great War », dirigée par Jay Winter et sponsorisée par l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, vient de sortir une édition du livre en anglais, le rendant ainsi plus accessible : War Experiences in Rural Germany, 1914-1923, Oxford et New York, Berg, 2007, 302 p.

            Le territoire couvert par l’étude est la Bavière du Sud où les archives publiques sont riches et bien conservées (à la différence des archives de l’armée prussienne détruites en 1945). Parmi les sources, l’introduction de B. Ziemann insiste sur l’importance des lettres et carnets de soldats, trouvées en archives publiques ou privées ou lues par le contrôle postal, à étudier avec les précautions nécessaires. Les questions posées sont les suivantes : la thèse d’une rupture produite par l’expérience de guerre, conduisant au déracinement et à la brutalisation, thèse soutenue dès les années 1920, est-elle vérifiée ? Peut-on parler d’une « culture de guerre » marquée par la haine de l’ennemi ? La réponse ne tient pas dans des hypothèses, mais dans la plongée dans les sources en ayant le sens du concret (par exemple : qui a eu faim ? qui a été relativement bien nourri ?). Beaucoup d’études des représentations des expériences de guerre reposent sur celles d’une élite culturelle et sociale. Or la masse des ruraux est autrement plus importante que les groupes restreints d’étudiants volontaires et d’intellectuels. De 1914 à 1918, le tiers des soldats de l’armée allemande et la moitié des soldats de l’armée bavaroise venaient de l’agriculture dans la vie civile (presque toute la population de la Bavière du Sud était catholique ; les fermes de taille moyenne dominaient). Ce livre est une histoire de l’expérience ; il entend montrer la différence entre l’expérience et le discours stylisé des Freikorps et des SA.

            1. Août 1914
La guerre, même au tout début, n’a pas suscité une vague d’enthousiasme, en dehors des éléments nationalistes de la classe moyenne urbaine. Les travailleurs, en majorité, ont été découragés. Il fallait faire la moisson ; l’armée réquisitionnait les chevaux ; par transmission orale, on se souvenait des ravages des guerres napoléoniennes, et les premières lettres des soldats décrivaient les destructions en Belgique. Des illusions pouvaient faire accepter de partir pour une guerre courte avec retour avant Noël, pour une guerre défensive imposée par l’ennemi comme le répétait le discours officiel, pour une guerre brillante d’attaques de cavalerie et d’exploits personnels. Remarquons le discours de certaines autorités catholiques : la guerre est une punition divine provoquée par le déclin de la moralité. [Qui a consulté des archives sur le monde rural français n’est pas vraiment dépaysé.]

            2. La cohésion des troupes
Pour en parler sérieusement, il faut d’abord en bien connaître les conditions. Un cinquième de la population totale de l’Allemagne a servi dans les forces armées : c’est donc bien l’expérience d’une génération entière. Mais un petit nombre a servi pendant 52 mois (en moyenne 15 mois). Tous les soldats ne sont pas allés sur le front : un tiers des soldats bavarois ne sont pas sortis des frontières. Les pertes ont été un facteur d’inégalité, par exemple entre infanterie et artillerie. Il y a eu d’énormes pertes au début : en deux mois, 29 % du total des pertes de toute la guerre. Verdun et la Somme ont été des batailles meurtrières. Il y a eu des secteurs calmes où les pertes étaient faibles. Les jeunes de 19 à 24 ans, affectés aux divisions d’attaque, ont particulièrement écopé. Certes, comme en France, des ouvriers qualifiés ont été rappelés en usine de guerre, mais les paysans ont eu assez largement des permissions agricoles [plus qu’en France semble-t-il] et certains ont été affectés à l’artillerie parce qu’ils avaient l’habitude de soigner les chevaux. Surtout, du fait de l’exode rural, les ouvriers d’industrie étaient plus jeunes, donc plus exposés. Il n’y a donc pas eu de sensible surmortalité rurale pendant la guerre.
Les permissions ont constitué une soupape de sécurité pour se libérer du stress des tranchées, mais elles ont apporté le découragement au vu de la situation de la famille, des pénuries, et des rodomontades des stratèges du café du Commerce. A partir du printemps 1915, entre 3 et 7 % des soldats du front étaient en permission.
Les fraternisations évoquées dans les documents bavarois confirment ce qui a été exposé dans Frères de tranchées : divers types dont la « paix de la boue » ; information donnée aux troupes de relève ; ritualisation des tirs ; rupture de la trêve par l’artillerie, etc. Tout ceci montre la volonté des soldats de diminuer la violence imposée et se trouve en contradiction avec les conceptions nationalistes.
Les effets dissuasifs de la discipline militaire ont contribué à la cohésion. La peine du poteau n’a été abolie qu’en mai 1917. Mais il n’y avait pas de punition plus grave que la tranchée, en dehors de la peine de mort (le chiffre officiel de 48 exécutions dans l’armée allemande paraît beaucoup trop bas à B. Ziemann). Il faut tenir compte aussi de la pression sociale exercée par la famille, les voisins, les camarades. La critique se développe cependant et les lettres des soldats ont une influence négative sur l’arrière, en particulier dans le rejet des emprunts de guerre. Le gouvernement instaure une « Instruction patriotique » qui rencontre l’indifférence et n’a eu que peu d’impact sur la cohésion des troupes.

            3. Lassitude de la guerre
Les soldats sont sensibles aux injustices. Le fossé entre officiers et soldats reflète le caractère de classe de la société d’avant-guerre. Les officiers commandent et il est difficile pour des pères de famille d’obéir à un tout jeune. Ils ont des privilèges, une solde. On ne les voit pas toujours aux tranchées. On leur reproche aussi leur mauvaise conduite qui contraste avec les « modèles » véhiculés par la presse. « Ils » verront après la guerre, est un thème présent dans les lettres des soldats bavarois [comme dans celles des Français].
La grande désillusion vient de la longueur de la guerre. On a l’impression d’avoir été trompé sur sa durée. Chaque offensive donne l’espoir qu’elle entraînera la fin de la guerre (ce qui est aussi un facteur de cohésion). Jusqu’en 1918 où l’échec provoque le désespoir généralisé. Dès 1916, des lettres commencent à parler de révolution, la guerre étant le produit du grand capitalisme et du militarisme prussien. Les négociations avec la Russie sont un grand tournant. Devant la vague de grèves, l’attitude des soldats est complexe : leurs idées révolutionnaires ont progressé ; mais ces grèves risquent d’affaiblir l’offensive, de la faire échouer et donc de reculer la fin de la guerre. L’avance en 1918 donne espoir, permet de s’alimenter aux stocks de l’ennemi, mais, en même temps, elle fait prendre conscience de son approvisionnement supérieur et donc de sa solidité.
Les formes de désobéissance sont les mêmes que dans les autres armées : simulation, mutilation volontaire, désertion à l’ennemi ou vers un pays neutre (ou vers chez soi, phénomène qui est devenu massif à partir de la mi-juillet 1918), insubordination, rares mutineries limitées en extension. Il ne faut pas surestimer la politisation de tels actes. Et il faut faire la part du poids du conformisme pour les freiner : les quelques privilèges des paysans facilitent leur acceptation passive de la discipline militaire ; chacun essaie d’assurer sa propre survie dans des « niches » à l’intérieur même du système.
Au total, les paysans devenus soldats se voient plus victimes qu’acteurs. Ils sont résignés, acceptent la fatalité. Car, dit B. Ziemann, ce qui distingue la Première Guerre mondiale sur le front de l’Ouest de beaucoup d’autres guerres, c’est la faible présence du corps à corps et des batailles d’infanterie. Le principal moyen de destruction fut le feu de l’artillerie.

            4. Mentalités, 1914-1918
La « camaraderie du front » fut-elle une alternative à la vie civile ? Quelle place faire à la religiosité dans l’interprétation de la guerre par les soldats ? Les concepts nationalistes ont-ils joué dans la motivation et dans le sens donné à l’expérience ?
Les nazis ont forgé le mythe de la camaraderie du front constituant une communauté de destin (et non une communauté de nécessité). En fait, un petit nombre de soldats ont ressenti de la fierté en combattant. L’égoïsme a été souvent plus présent que la camaraderie, sauf avec un petit nombre de copains choisis, souvent venant du même « pays ». Le souhait général était la paix et le retour à la maison le plus tôt possible. Un lien étroit était maintenu avec la ferme ; le mari donnait ses instructions pour les cultures. Le mal du pays était avivé au moment des fêtes religieuses et il ne cessa de grandir en cours de guerre. Le cliché d’un éloignement de la vie civile au profit de la camaraderie militaire n’appartient qu’aux soldats aux penchants nationalistes, qui étaient la minorité, surtout parmi les cultivateurs.
Les Bavarois connaissaient un fort encadrement par les prêtres de paroisse et les aumôniers militaires. Ils eurent des pratiques de dévotion au Sacré Coeur, à Marie, ils portaient des objets de dévotion superstitieuse, ils priaient, ils allaient à la messe quand c’était possible. On constate un affaiblissement de ces pratiques pendant la guerre, une méfiance pour les aumôniers au discours patriotique, des doutes sur l’existence d’un Dieu qui serait responsable d’une telle horreur et d’une telle absurdité.
Il n’y a guère d’identité nationale allemande, sinon au moment de la « trahison » des Italiens. On est parti pour une guerre de défense de la Bavière. La Prusse est détestée. Les Bavarois ont l’impression d’être victimes de discriminations, d’être envoyés dans les secteurs à risque. La monarchie est rejetée, les vieilles élites sont discréditées. La guerre produit une poussée à gauche, mais on s’intéresse surtout à la gauche pour son désir de paix et non pour les autres aspects de son programme. L’obsession des soldats, c’est la paix et le retour chez soi. On veut retrouver la normalité de la vie civile d’avant-guerre. C’est pourquoi, après l’armistice, la radicalisation provoquée par la guerre va retomber.

            5. Les communautés villageoises, 1914-1923
En 1916, 44 % des fermes sont dirigées par une femme (mais elle reçoit des conseils précis de son mari, et on ne peut guère parler d’émancipation). L’intensité du travail provoque maladies et accroissement de la mortalité. L’encadrement religieux met en avant l’humilité, le sacrifice, le rôle de la Providence. L’inconduite (avec des PG) est condamnée, elle entraîne la honte sur la communauté.
Le manque de main-d’oeuvre, de chevaux, d’engrais entraîne la chute de la production (en 1923 elle n’a pas encore retrouvé le niveau d’avant-guerre). Prix élevés, rentrées d’argent chez les paysans qui remboursent une part de leurs dettes, mais les liquidités sont perdues avec l’inflation. Les contrôles de production, de prix, les amendes, entraînent l’hostilité des paysans et l’idée d’une conspiration contre eux. En même temps, il est clair que les paysans sont mieux nourris. Avoir assez à manger, c’est un fait capital à prendre en considération pour une histoire des expériences de guerre, et un important facteur de stabilisation, avec la famille, la religiosité, l’agriculture de subsistance. Le marché noir se développe et représente un tiers de la nourriture fournie aux consommateurs. La morale religieuse ne peut empêcher cette pratique qui entraîne un trouble puisque les pécheurs sont récompensés.
Les paysans sont retenus dans leur sympathie pour le SPD parce que celui-ci défend les consommateurs urbains contre les prix élevés. Ils approuvent la révolution parce qu’elle favorise la paix et le retour des soldats, mais ils n’apprécient pas la radicalisation. Un certain antisémitisme est développé par l’Association chrétienne des paysans sur les thèmes : les Juifs sont liés aux contrôles étatiques ; ils se sont enrichis pendant la guerre ; ils sont présents dans les organisations les plus révolutionnaires.
Les conflits sociaux opposent fermiers et salariés. Mais surtout les producteurs aux consommateurs des villes qui viennent le dimanche chercher à manger. Idée que, si on cesse de les nourrir, ils feront quelque chose et la guerre finira [idées proches dans lettres de soldats français]. Contre les voleurs, il faut organiser des groupes de protection.

            6. Les anciens combattants, 1918-1923
Lors de l’armistice, le but principal est atteint, la fin des combats et la certitude du retour, pour Noël. Les soldats se démobilisent de leur propre autorité dès qu’ils arrivent dans le Reich. On ne se préoccupe pas de savoir si c’est une défaite : c’est la paix. Les fêtes de célébration du retour le montrent bien : l’important, c’est que la guerre appartienne au passé. On n’y trouve ni le thème des « héros invaincus », ni celui du « coup de poignard dans le dos » car les soldats qui ont eu l’expérience du front savent que cela ne tient pas. La propagande intense contre le traité de Versailles touche peu la campagne : travailler en paix sans risquer de repartir risquer sa vie ou de perdre celle de ses proches, c’est plus important que les dures conditions du traité. Les progrès du SPD sont liés au mécontentement contre le vieux système militariste, mais le BVP reste plus fort dans les campagnes où le vote des femmes favorise les partis chrétiens et conservateurs.
Dans les campagnes, la mobilisation dans les groupes paramilitaires est limitée à cause de l’aversion pour tout ce qui est militaire. Les Freikorps comprennent seulement une minorité d’anciens combattants et une majorité d’étudiants n’ayant pas fait la guerre. Même les organisations de type Einwohnerwehren sont fragilisées parce que les paysans ne veulent les faire servir qu’à la protection des villages contre les voleurs. Ils déclarent qu’ils en ont assez des activités militaires et des cérémonies (au drapeau...) qualifiées de provocations inconvenantes. Même l’occupation de la Ruhr les laisse « apathiques ». Ce qu’on dit des atrocités françaises est peut-être aussi faux que la parole officielle pendant la guerre. Au total, l’expérience de guerre des anciens combattants limite la mobilisation paramilitaire au lieu de l’étayer.
Ils ont même une aversion pour les associations d’anciens combattants traditionnelles. Un soldat bavarois sur six en devient membre. Ceux de 14-18 veulent qu’on s’occupe des invalides, alors que la génération de 1870 reste plus portée sur les formes de célébration patriotique traditionnelles. Dans l’ensemble du Reich, la Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold, pacifiste, a un effectif bien supérieur à celui du Stahlhelm.
Peu de corps de soldats tués ont pu être rapatriés. Les monuments aux morts sont construits sans aide des autorités. Ils sont à l’initiative des anciens combattants, avec un rôle important des prêtres car il y a consensus pour une signification religieuse : Marie, protectrice de la Bavière, pietà, saints... Les monuments expriment le souvenir et le chagrin, très rarement des sentiments de revanche.

[Il n’est pas nécessaire de conclure à l’intérêt majeur de ce livre. Le compte rendu détaillé qui précède l’a suffisamment montré.]

Rémy Cazals

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