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L'exhumation du char de Flesquières  

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La redécouverte d’un exceptionnel témoin de la bataille de Cambrai, l’exhumation du char de Flesquières,

par Yves Desfosses, conservateur régional de l'archéologie, ministère de la Culture

avec la collaboration de Philippe Gorczynski

Publication originale in Sucellus, Dossiers Archéologiques Historiques et Culturels du Nord-Pas-de-Calais. N°53, 2002, pp. 53-56.

 

La récompense de dix années de recherches

Passionné par l’histoire de la Première Guerre Mondiale dans la région du Cambrésis et plus particulièrement par celle des chars engagés pour la première fois en masse lors de la bataille de Cambrai (20 novembre – 7 décembre 1917), Philippe GORCZYNSKI était à la recherche depuis de nombreuses années d’un de ces tanks. S’il avait déjà pu récolter par le passé de nombreuses pièces de blindés dans les campagnes environnantes, il n’en demeurait pas moins persuadé de pouvoir découvrir un jour un exemplaire quasi-complet. En effet, plusieurs témoignages et quelques photographies de l’époque montraient que certains chars étaient longtemps restés sur le champ de bataille, puis avaient été enterrés presque sur place. Une recherche documentaire minutieuse (Gorczynski 1997) et la collecte des témoignages des rares témoins oculaires de ces événements ou de leurs descendants directs lui avaient ainsi permis de localiser très précisément certaines de ces épaves. Cependant, dans bien des cas, le blindé avait été largement ferraillé, voire détruit à l’explosif à la fin du conflit. En fin de compte, seul le secteur de Flesquières, situé à 10 km au sud-ouest de Cambrai, semblait pouvoir répondre à son attente. En effet, la tradition locale voulait qu’un char ait été poussé dans une énorme fosse, initialement destinée à accueillir un blockhaus de la ligne Hindenburg à la sortie sud-ouest du village. L’offensive britannique n’ayant pas permis aux allemands de terminer leur installation, la fosse était restée béante et ses dimensions mêmes, environ 15 m sur 8 et 4.5 m de profondeur, permettaient d’y enterrer directement le char. La découverte récente de photographies aériennes de ce secteur du front, prises au début de l’année 1918 par l’armée allemande, lui a ensuite permis de localiser très précisément l’excavation. Restait à déterminer si le blindé présentait un état de conservation suffisant pour justifier son exhumation.

A la demande du sous-préfet de Cambrai, fortement motivé par cette entreprise et les implications culturelles et touristiques qu’elle pouvait entraîner à terme pour la région de Cambrai, le Service Régional de l’Archéologie (Ministère de la Culture, DRAC Nord-Pas-de-Calais) a apporté son soutien technique à la réalisation du sondage préliminaire de localisation du tank, puis à son dégagement.

Travaillant depuis quelques années sur l’archéologie des vestiges de la Grande Guerre, j’ai donc assuré la réalisation du sondage préliminaire réalisé le 5 novembre 1998 à l’emplacement présumé de la fosse. A une profondeur d’un peu plus de 2 m la pelle mécanique a atteint le sommet du tank. L’écoutille supérieure a alors été dégagée, puis ouverte. Il a dès lors été possible de pénétrer à l’intérieur du char, épisode qui a été perçu par les quelques personnes présentes comme un intense moment d’émotion, et de vérifier son état de conservation et ses caractéristiques. Exception faite de son avant droit, détruit par l’explosion d’un obus, le blindé de type Mark IV female était quasi-complet. Seules manquaient quelques pièces mécaniques récupérées après les combats (partie supérieure du moteur et de la boîte de vitesse, chaînes de transmission). De plus, la présence de tôles soigneusement disposées sur toutes les ouvertures et qui avaient ainsi empêché le comblement du compartiment de combat, laissaient supposer que le char avait ensuite servi d’abri enterré. Ce dernier point à d’ailleurs été confirmé lors de l’exhumation entreprise deux semaines plus tard, opération justifiée par l’état de conservation exceptionnel du tank. Entièrement financé par Philippe GORCZYNSKI (location des engins de terrassement et de levage), son dégagement complet a duré près d’une semaine, du 17 au 20 novembre 1998, avec la participation d’une équipe du Service Archéologique d’Arras et de trois membres du Service Régional de l’Archéologie. La fouille des remblais, et notamment la découverte de matériel militaire apparus en 1918, a aussi permis de préciser que le char avait été enterré par les allemands après la reprise de Flesquières, en mars de cette même année.

Petit rappel historique sur les tanks anglais et la bataille de Cambrai

Les tanks de type Mark IV ont commencé à être produits dans le courant de l’année 1917 et sont une amélioration des versions antérieures, dont ils conservent l’architecture rhomboïdale caractéristique des premiers chars lourds britanniques. Comme pour ses prédécesseurs, il existe des versions mâles à 2 canons et 3 mitrailleuses et des versions femelles à 5 mitrailleuses. L’équipage est toujours composé de 8 hommes (1 chef de char, 1 conducteur, 4 tireurs et 2 passeurs de vitesse). Les principales améliorations apportées aux Mark IV grâce à l’expérience acquise lors des premiers engagements de tanks lors de la bataille de la Somme (1916), puis à Arras et dans les Flandres au début de l’année 1917, résident essentiellement dans l’installation d’un réservoir blindé à l’arrière du char, de casemates latérales plus petites et surtout d’un pot d’échappement extérieur. Ces blindés mesurent 8 m de long et ont une hauteur de 2.50 m. La version mâle pèse 28 tonnes contre 26 pour la version femelle, plus légère et plus étroite (3.20 m contre 4.10 m) du fait de l’absence de canons remplacés par des mitrailleuses, qui sont alors installées dans des casemates latérales de taille plus réduite.

Le 20 novembre 1917, l’armée britannique engage 476 tanks pour rompre la ligne Hindenburg devant Cambrai. Si dans un premier temps les troupes allemandes sont largement submergées et décontenancées par cette première utilisation des blindés à grande échelle et en étroite collaboration avec l’infanterie, la poussée anglaise est rapidement contenue et ne pourra atteindre Cambrai. Après 7 jours d’intenses combats, les unités britanniques et surtout les tankistes sont à bout de souffle. Survient alors la contre-offensive allemande qui les repoussera presque partout sur leurs positions de départ, exception faite du saillant de Flesquières. Plus de cents chars ont alors été détruits et seront récupérés aussi bien par les anglais que par les allemands, qui n’hésiteront pas à les réutiliser un peu plus tard contre leurs premiers propriétaires. Les combats ont été particulièrement durs dans Flesquières où la progression des engins du Tank Corps a été fortement entravée par la présence d’une batterie d’artillerie de campagne particulièrement virulente. Le bataillon D, dont l’axe d’attaque passe par le village, perdra ainsi 14 chars (dont 10 détruits par l’artillerie) sur les 35 engagés. Le bilan est encore plus lourd pour le bataillon E, immédiatement à l’est de Flesquières, avec 23 engins sur 36 laissés sur le terrain. Le village ne sera sous contrôle britannique que le lendemain, 21 novembre 1917.

Incontestable succès tactique, la percée anglaise n’a malheureusement pas su être utilisée par le commandement anglais, qui apparemment n’avait pas prévu une telle avance et positionné les troupes nécessaires à une exploitation stratégique de cette rupture inattendue du front .

De l’intérêt de « l’objet »

En tout état de cause le tank découvert à l’entrée sud de Flesquières ne pouvait appartenir qu’au bataillon D, seul engagé dans cette zone de combat. En règle générale, les chars participant à l’offensive de Cambrai portaient un grand code d’identification peint en blanc sur la plaque de protection arrière du réservoir, code constitué par la lettre du bataillon suivie du numéro du véhicule. De plus, chaque engin recevait un nom de baptême commençant par la lettre du bataillon auquel il est affecté. Malheureusement, plus aucune marque de peinture n’était visible sur cette partie du blindé, exception faite d’une vague trace blanche verticale qui laissait supposer que le numéro d’équipage se terminait par un 1. L’étude des registres du bataillon D (Gorczynski 1997) permettait donc de supposer que le tank pouvait être D. 11 « DOMINIE », D. 41 « DEVIL II » ou D. 51 « DEBORAH ». C’est alors que le Tank Museum de Bovington a fait parvenir à Philippe GORCZYNSKI une photographie d’époque du char D. 51 détruit dans une rue de Flesquières. La comparaison entre ce cliché réalisé par le 2d lieutenant F. G. Heap (chef de char de D. 51 « DEBORAH »), quelques jours après les combats où il avait perdu 4 hommes d’équipage dans la destruction de son blindé, et l’avant droit du char exhumé ne laissait plus de doute quant à l’identité du tank.

Flesquières (59) : le tank de type MarkIV female D. 51 « Deborah » en cours de dégagement (photo J.M. PATIN, SRA Nord-pas de Calais)

Seuls quelques très rares exemplaires de chars de la Première Guerre Mondiale subsistent à travers le monde. Ainsi, il n’existe plus que 5 exemplaires de tanks Mark IV (2 en Angleterre, 1 aux Etats Unis, en Australie et en Belgique), dont 2 dans la version female. S’ils sont tous « complets», à l’inverse de celui de Flesquières fortement endommagé sur son avant droit, ils n’en ont pas moins subi de nombreuses transformations (suppression de nombreux éléments internes, peintures et aménagements muséographiques plus ou moins véridiques). De plus, ce sont le plus souvent des véhicules ayant servi à la formation des équipages et adaptés en conséquence. Ils ne présentent donc pas les aménagements spécifiques des engins destinés au combat. La fouille méticuleuse de l’intérieur du char de Flesquières a ainsi permis d’observer la présence de caissons de bois contenant pièces détachées, graisseurs et outils, mais aussi de retrouver des panneaux de signalisation ; détails jusqu’alors inconnus. Au delà de la rareté même de cet engin, son aspect fortement endommagé par de nombreux impacts d’obus souligne l’extrême violence des combats. De plus, l’ « ablation » de tout l’avant droit (qui autorise ainsi un accès direct au compartiment de combat à l’inverse des autres chars, tous hermétiquement clos) met bien en exergue les conditions de vie très particulières des équipages des premiers chars. Enfin, ce blindé reste le seul vestige tangible de la bataille de Cambrai, qui ne pouvait jusqu’alors s’appréhender que par le biais de cimetières militaires et de quelques monuments commémoratifs. Tous ces éléments ont fait que le char de Flesquières a été classé monument historique le 14 septembre 1999, preuve supplémentaire de l’importance qui peut être accordée à cette découverte.

Flesquières (59) : vue de face du tank de type MarkIV female D. 51 « Deborah » entièrement dégagé (photo J.M. PATIN, SRA Nord-pas de Calais)

Immédiatement après son exhumation, le tank a été déposé dans la cour de la ferme du maire du village pour des raisons de commodité, aucun bâtiment du village ne pouvant l’accueillir sans préparation. Il a depuis été déplacé avec l’aide de l’armée britannique dans une grange de Flesquières, achetée la encore tout spécialement par Philippe GORCZYNSKI, où il repose sur un piédestal de pavés et fait l’objet de soins constants prodigués par les membres de l’Association du Tank de Flesquières, créée à cet effet. Enfin, une délégation de l’arme blindée britannique l’a débarrassé en grande partie de ses chlorures de fer et lui a appliqué un traitement anti-corrosion. Après la mobilisation de toutes ces bonnes volontés d’origines si diverses et l’implication exemplaire de son découvreur, il reste à espérer que les collectivités territoriales locales feront tout leur possible pour que « Deborah », témoin particulièrement poignant de la bataille de Cambrai, puisse comme elle le mérite être présentée dans de bonnes conditions et dans un avenir relativement proche au grand public

Flesquières (59) : levage du tank de type MarkIV female D. 51 « Deborah » (photo J.M. PATIN, SRA Nord-pas de Calais)

Bibliographie :

Gorczynski 1997  : GORCZYNSKI (P.) et GIBOT (J.-L.). - En suivant les tanks. Cambrai, 20 novembre-7 décembre 1917. Edité à compte d’auteur (existe en version anglaise).

    

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