Rostin, Marcel (1877-1952)

1. Le témoin

Né à Sassenage (Isère) le 18 février 1877, le jeune Marcel Rostin fait son collège à Grasse, en pension chez son oncle (capitaine au 23e bataillon de chasseurs alpins), avec lequel il entretiendra toute sa vie une relation privilégiée. Engagé volontaire le 14 octobre 1896, il sert au 75e RI jusqu’en 1903, date à laquelle il intègre Saint-Maixent (promotion El Moungar). Nommé sous-lieutenant au 30e RI d’Annecy le 1er avril 1904, il passe lieutenant deux ans plus tard. Provençal d’adoption, il est incorporé sur sa demande au 112e RI le 14 octobre 1910.

A la mobilisation, le lieutenant Rostin commande une section de la 5e Cie. En août 1914, en Lorraine, il participe aux combats de Moncourt et de Dieuze, ainsi qu’à la fameuse retraite du même nom. En août et septembre, son unité est engagée dans la bataille de la Trouée des Charmes, puis dans celle de la Marne (région de Bar-le-Duc). Le 8 septembre, à Vassincourt, il est blessé à la main gauche et évacué, quatre jours après avoir été nommé capitaine à titre temporaire (nomination définitive en janvier 1915).

Le 5 décembre, il est de retour à la tête de la 9e compagnie dont il avait pris le commandement fin août 1914 : son régiment couvre le secteur d’Avocourt-Malancourt (Verdun) jusqu’en juin 1915. En mars de la même année, nommé à la tête de la compagnie de mitrailleuses du régiment, il est contraint de quitter sa chère 9e compagnie. Le 15 juin 1915, désormais rattaché à la 251e brigade de la 126e DI, le 112e RI quitte Verdun pour l’Argonne (secteurs du bois de la Gruerie puis du bois de Lachalade). En août, à Craonne, le 112e RI participe aux préparatifs de l’offensive de Champagne, avant de rejoindre les secteurs de Pontavert (septembre-octobre 1915), puis de Sillery, près de Reims. En novembre, le régiment part au grand repos à Hautvillers (Marne). De retour en décembre, le 112e occupe les tranchées de la Butte-du-Mesnil (Champagne) jusqu’en mai 1916, date à laquelle il est envoyé couvrir la Cote 304 et le Mort-Homme.

Evacué le 16 juillet 1916, le capitaine Rostin ne retournera plus au 112e RI. Début 1917, il est nommé instructeur au Centre des mitrailleurs de la IVe région. Après un nouveau séjour à l’hôpital, il rejoint la direction du centre régional d’instruction de mitrailleuses des XVe et XVIe régions à Brignoles. Le 25 avril 1919, il est nommé instructeur au Centre d’instruction pour élèves aspirants (CIEA) de Montélimar, quelques jours avant d’être affecté au 140e RI. Nommé à la Commission militaire interalliée de contrôle (CMIC) en septembre 1919, il demeure en Allemagne jusqu’en janvier 1923 (24e puis 167e RI), où il participe au désarmement allemand. Réaffecté au 140e RI en mars 1923, il est mis en non-activité par retrait d’emploi le mois suivant. Rappelé en 1925, on lui confie le commandement de la 2e Cie du 3e bataillon de mitrailleurs. En novembre, il est envoyé en Syrie pour contenir l’insurrection dans le Djebel druze. Le 16 juillet 1926, il est nommé adjoint au chef de secteur du Liban sud. Après un court passage au 18e RI, il est rapatrié et affecté, en mars 1927, au 3e bataillon du 3e RI d’Antibes. Hospitalisé pour paludisme aigu, il finit sa carrière au 141e RIA de Nice. Atteint par la limite d’âge le 18 janvier 1930, il est admis à la retraite et se retire à Nice, où il décède le 1er juin 1952.

2. Le témoignage

Un officier du 15e corps, Carnets de route et lettres de guerre de Marcel Rostin (1914-1916), présentés et annotés par Olivier Gaget avec une postface de Jean-Marie Guillon, Saint-Michel l’Observatoire, C’est-à-dire éditions, 2008.

La présente édition compile les carnets de guerre de Marcel Rostin pour la période allant du 7 août au 13 septembre 1914 (la douzaine de carnets postérieurs n’ayant pas été retrouvés) et la correspondance (117 lettres), irrégulière et parfois lacunaire, entretenue par Rostin et son oncle, le commandant en retraite François Meurs, entre le 6 décembre 1914 et le 1er juillet 1916.

Le témoignage de Rostin est issu du fonds Belleudy (bibliothèque de Cessole, musée Massena de Nice) ; selon Olivier Gaget – l’initiateur de la publication du témoignage de Rostin –, il représente 231 pièces manuscrites décomposées comme suit : un feuillet recto-verso et 71 feuillets recto pour la partie carnets, 130 pour les lettres, ainsi que quelques annotations de Belleudy et autres lettres de Rostin au préfet.

Jules Belleudy, journaliste, écrivain et préfet, a été l’un des plus fervents défenseurs du 15e Corps – essentiellement composé de méridionaux –, injustement accusé de lâcheté et jugé responsable, en août 1914, de l’échec de la bataille de Lorraine. En 1916, il fait paraître une brochure censurée intitulée La Légende du XVe Corps d’Armée. L’Affaire de Dieuze. Avec l’aide du général Carbillet, ancien commandant d’une des deux divisions du 15e CA, Belleudy recueille les pièces qui constitueront bientôt le fonds éponyme.

Dans la première lettre qu’il écrit à Jules Belleudy, en date du 3 mai 1917, le capitaine Rostin propose au préfet de lui confier ses carnets (il lui remet ainsi les deux premiers entre le 8 et le 11 mai 1917) afin qu’il puisse compléter sa brochure au jour du vécu d’un officier du 15e Corps : « Je sais, écrit Rostin, que je suis le seul des officiers de mon régiment qui ait eu la constance de noter les faits à leur heure, durant deux années de combats presque ininterrompus. Je possède donc un journal exact, émaillé, il est vrai, de réflexions personnelles parfois délicates mais toujours sincères. » (p. 23) La famille ayant dispersé les archives de Rostin à la mort de ce dernier, les carnets conservés dans le fonds niçois ne sont pas des originaux, mais des copies de Jules Belleudy lui-même. Pour O. Gaget, seule la partie relative aux évènements relatifs à la retraite du 15e CA à Dieuze avait sans doute vocation à être publiée, et ce en tant qu’acte de défense. Dans cet optique, Belleudy avait d’ailleurs rédigé une préface, conservée dans le fonds et intégralement reproduite dans la présente édition : « Nous saurons ainsi, écrit J. Belleudy, les défaites d’une action et en particulier comment le soldat français de Provence s’est comporté au feu dans cette période du 14 août au 14 septembre 1914. » (cité p. 27) La publication du témoignage de Rostin demeurera cependant à l’état de projet, J. Belleudy se contentant d’en citer quelques passages dans son Que faut-il penser du XVe corps ? publié en 1921.

Les carnets reproduits dans la présente édition n’ont donc pas été retravaillés par Rostin après le conflit, puisque immédiatement recopiés par Belleudy. En revanche, s’il est à peu près certain que le fonds de ces carnets ait été rédigé au jour le jour – c’est du moins ce qu’il écrit à son oncle le 29 janvier 1915 : ces carnets sont composés de « descriptions vécues et faites sur le vif » (p. 113) –, difficile de savoir s’ils ont été retravaillés ou non par leur auteur entre septembre 1914 et mai 1917, Rostin ayant été évacué deux fois, du 9 septembre au 5 décembre 1914 et du 16 juillet 1916 à la mi-janvier 1917, et ayant eu par conséquent le loisir de reprendre son texte. Tenant à ses carnets « comme à mes yeux » (lettre du 25 juillet 1915, p. 154) et, afin qu’ils ne se perdent pas, les faisant régulièrement parvenir à son oncle, l’on est cependant conduit à douter de cette éventualité.

Les lettres que Rostin écrit à son oncle ont une tonalité notablement différente des carnets. Cherchant la complicité de son parent, vétéran de la guerre de 1870, semblant lui confier ses expériences afin de les exorciser, il s’y livre de manière plus sensible, notamment en  parlant ouvertement de ses peurs et angoisses, comme ici dans sa lettre du 6 janvier 1915 : « Vous dirais-je que le moral s’en ressent et que l’enthousiasme se meurt ? Et puis, malgré que notre tempérament sache s’adapter à tout, nous souffrons d’un tel état : nous ne sommes pas faits pour cette lutte de patience, d’entêtement et de boucherie passive. Personnellement, je vis dans les transes, dans l’appréhension de l’heure horrible où je recevrai l’ordre de marcher tête basse contre une muraille bastionnée. » (p. 107).

3. Analyse

L’intérêt du témoignage du capitaine Rostin réside notamment dans le fait qu’il est un militaire d’active, officier issu de la troupe et fantassin de première ligne. Pour l’historien Jean-Marie Guillon, auteur de la postface, Rostin « voit la guerre en militaire » (p. 247). Officier répondant de ses hommes, enfant adoptif de la petite patrie provençale, il se sent par exemple « humilié lorsque les Méridionaux sont vilipendés ou lorsqu’ils ne se montrent pas à la hauteur » (Id.). A l’inverse, le 11 juillet 1915, il confie à son oncle sa fierté et son émotion à la vue du colonel épinglant « sur les poitrines de certains des miens l’emblème de la bravoure. […] Cela, plus que la mitraille et les charniers, donne la chair de poule. » (p. 151) Mais voyant effectivement la guerre en militaire, Rostin semble plus encore la voir en guerrier. Le 10 mai 1915, il avoue ainsi sa fébrilité à l’idée de la prochaine attaque allemande : « Ah ! tuer des Boches, en tuer beaucoup, loyalement, proprement, comme ce doit être bon ! On doit, après toutes leurs cruautés, éprouver un divin plaisir à exterminer cette vermine comme on écrase une punaise ou une araignée velue. Je deviens sanguinaire et vindicatif et, paré dans mon service pour l’attaque que l’on soupçonne, j’éprouvais ce matin une joie de bourreau à vérifier dans les tranchées, le jeu de mes engins blottis pour leur œuvre de mort. » (lettre du 10 mai 1915, p. 133)

Le 28 août 1914, il fait le point sur les combats depuis l’entrée en guerre et constate le puissant décalage entre guerre imaginée et guerre vécue. Et si pour lui des « erreurs graves » (carnets, p. 56) ont été commises, il doute de la capacité du commandement à en tirer des leçons : « Nous avons confondu l’offensive avec une vitesse grisante et folle, nous avons considéré les premiers engagements comme de grandes manœuvres, n’oubliant qu’une chose : les balles des fusils et surtout les obus et les canons. » (Id.) Quelques jours plus tard, il enfonce le clou, sa guerre n’est pas celle à laquelle on l’armée l’a préparé : « tous les enseignements dont on me nourrit, dont on me gave depuis 18 ans que je suis militaire, tout cela trouve ici, à chaque instant, sa contradiction même » (carnets, 2 septembre 1914, p. 75).

Mais la guerre n’en est pas pour autant laide. Non, pour Rostin, elle est aussi belle que féroce. C’est ce qu’il écrit à son oncle, le 14 décembre 1914 : « Au fond, c’est beau la guerre, car si près de la mort, l’homme se révèle tel qu’il est. Notre race possède des trésors de vertus que la guerre seule pouvait révéler. Comme on est fier ici d’être Français ! » (p. 100) ; puis à nouveau le 24 juin 1915, au bois de la Gruerie : « Horreurs et beautés, tueries sans nom d’où s’élève la gloire. » (p. 146) ; puis encore le 17 juillet suivant : « C’est terrible la guerre, mais c’est aussi beau. […] Vous pouvez être jaloux, les non-combattants, vous n’avez pas vu, espéré, souffert, ri, pleuré ; vous n’avez pas connu les grands frissons. » (p. 153) Car la guerre, il l’attend depuis longtemps, et si parfois elle le surprend, le déprime, ou même l’effraye, elle ne le déçoit fondamentalement pas : il vit pour connaître ces moments. En revanche, ce qui chez Rostin s’effondre bel et bien, c’est son espoir d’une guerre courte, et surtout celui d’une guerre noble, d’une guerre de mouvement, à découvert, là « où la lutte est loyale » (carnets, 8 septembre 1914, p. 82) : « Dans les luttes du début, on succombait, c’est vrai, mais on mourait noblement, on avait de l’air, on voyait devant soi ; tandis qu’à cette heure, où sur un front réduit, des milliers d’hommes, séparés de 20 à 50 mètres, se jettent les uns contre les autres, dans l’enchevêtrement des fils de fer et des embûches, sous une mitraille que l’imagination a peine à concevoir : c’est une boucherie ! » (lettre du 6 juillet 1915, p. 149) Mais si pour Rostin la guerre perd en noblesse, sa cause, elle, n’en est que plus belle. Il en en persuadé et n’a de cesse d’en convaincre ses hommes : « j’ai toujours cru et je crois encore fermement que la victoire sera pour nous qui défendons la seule, la vraie, la bonne, la grande cause. Et je le dis autour de moi, j’insuffle tout mon espoir à ces hommes que le pays m’a confié » (carnets, 2 septembre 1914, p. 76). Le 20 janvier 1915, il écrit à son oncle : « Je m’efforce d’enfoncer cette idée réconfortante dans l’âme de tous les braves gens qui m’entourent et qui croient à la parole de leur capitaine comme à l’Evangile. Mais parfois leurs forces physiques épuisées laissent faiblir leurs espoirs. […] Par instant j’ai peur. Puis, vite, je me secoue, je reprends le dessus et connaissant bien la mentalité du soldat, je le remonte, je le ravigote et, quand je le peux, je le comble de tous les soins matériels qui sont en mon pouvoir. » (p. 112)

Dans ses carnets comme dans sa correspondance, le paternaliste capitaine Rostin, volontiers condescendant, n’a ainsi de cesse de parler de ces puissants leviers moraux que sont le regard et l’affection de ceux qu’il appelle fréquemment ses « braves gens ». Dès le début du conflit en effet, il décrit ce « bien-être infime à me réchauffer dans cette promiscuité touchante du champ de bataille. […] Mes hommes sont mes frères, j’ai besoin d’eux autant qu’ils ont besoin de moi ; ils veillent plus à ma vie qu’à leur sécurité personnelle. » (carnets, 16 août 1914, p. 42) Le 29 mars 1915, revenant d’une visite à son ancienne compagnie, il s’écrie : « Ah ! les braves gens ! Non, une telle affection n’est pas possible, j’en suis tout bouleversé. Il est heureux que les grades ne se donnent plus à l’élection ; ces gens-là dans leur fois aveugle, feraient des folies. » (lettre du 29 mars 1915, p. 126). Mais si cette affection agit chez Rostin comme un puissant levier moral, elle représente également une pression terrible… Dans sa lettre du 2 janvier 1915, il confie ainsi à son oncle : « Je ne dors presque jamais, surtout la nuit. Tous mes nerfs sont tendus : ma responsabilité est grande, mais j’ai une grande confiance dans ma compagnie » (p. 106). A nouveau, le 29 mars 1915 : « Mes nerfs sont un peu malades, non parce que je tremble pour ma pauvre carcasse, mais la vie de mes gens m’est précieuse et je ne voudrais pas les perdre. » (pp. 142-143) Le 24 août 1914, à l’heure d’une réorganisation des compagnies, Rostin exprime ainsi sa crainte de ne pas retrouver les hommes de sa 5e Cie. Une crainte qu’il dissipe le jour même, se livrant alors à une description des retrouvailles des plus théâtrales : malade, cela suffit à le guérir ; quant à ses hommes, ce ne sont que « cris de joie » (carnets, p. 50), « explosion de joie » (Id.), et Rostin et sa troupe de se retrouver à nouveau en « famille » (Id.)… Ses hommes, il écrit ainsi les aimer, en bon père de famille voire en bon roi : « Mon attachement aux miens me tue : quand je perds un de mes gars, j’en ai pour des jours à me consoler. Je tremble pour eux, car je les aime. » (lettre du 16 juin 1916, p. 202) En échange de ses soins et de sa protection, ses hommes, écrit-il, lui vouent un véritable « culte » (carnets, 27 août 1914, p. 61) et semblent à son service comme à celui d’un seigneur : « les escouades défilent ; les unes m’apportent du café chaud, de la soupe ou de belles tranches de viande rôtie embaumée parfois – quel luxe ! – d’un parfum d’ail ou d’oignon. Je n’ai jamais vu répartir des aliments sans qu’ils m’aient été présentés pour en prélever ma part. » (carnets, 3 septembre 1914, p. 78) Mais tout ceci a un prix : attachant l’homme au chef, l’incitation par l’exemple expose aujourd’hui l’officier à une mort quasi-certaine. Ainsi les hommes en arrivent-ils, écrit Rostin, « à gronder leurs chefs imprudents » (lettre du 8 novembre 1915, p. 165) : « ce qu’ils n’oublient jamais c’est la physionomie, le mot, le geste du chef qui les conduit. Leurs yeux sont autant d’oreilles qui nous rentrent dans l’âme et cela nous explique la mort de tant d’officiers qui, pour prêcher d’exemple, se sont fait tuer peut-être inutilement en fait, mais utilement pour la galerie. C’est bien français ça, mais nous finissons par comprendre que dans cette guerre méthodiquement, scientifiquement meurtrière, c’est trop crâne, trop cocardier, trop chevaleresque. Nos hommes sont les premiers à nous le crier. » (Id.)

La lâcheté, pour lui, est l’apanage quasi-exclusif des Allemands, qu’il dénigre énergiquement, les traitant tour à tour de « boches », de « vandales », de « pillards » et même de « cochons » (carnets, 29 août 1914, p. 65), d’ « assassins » (lettre du 1er juillet 1915, p. 147) ou de « bêtes casquées » (lettre du 8 novembre 1915, p. 164), etc. : « leurs capitaines, écrit-il à son oncle le 29 octobre 1915, font des chaînes pour attacher leurs mitrailleurs peureux à leurs pieds. Quelle différence entre eux et nous ! Nos mentalités, nos races, nos conceptions de la discipline sont aux antipodes les unes des autres. Et c’est là une garantie de notre supériorité, une certitude, pour nous, de vaincre. » (p. 161) Rostin écrit ainsi inlassablement toute son admiration pour ses hommes, qui sont pour lui une source d’orgueil inépuisable : le soldat français est tout à la fois intelligent, curieux, courageux, gaiement résigné, etc. Selon lui, c’est même par cette dernière « vertu qu’on tiendra et qu’on les aura. » (lettre du 1er novembre 1915, p. 163). Avec de tels soldats, confie-t-il à son oncle, la discipline de guerre est bien plus forte que la discipline de paix, d’autant que la guerre représente pour lui la meilleure école d’ « instruction du peuple » (lettre du 8 novembre, p. 165).

Mais quand il décèle un laisser-aller dans les rangs français, la bonté cède alors la place à la sévérité. Lors du recul de l’armée française, à Dieuze, il écrit ainsi avoir été obligé d’employer « tous les moyens inconnus du temps de paix » (carnets, 22 août 1914, p. 45) pour maintenir sa troupe calme et ordonnée sous le feu ennemi. Et le 31 décembre 1914, il confie à son oncle : « Cette fois, je suis à 25 mètres des Boches et les fusils crépitent du matin au soir. Les brigands ont toutes les audaces. A l’instant où je vous écris dans mon trou, on me rend compte que les misérables font des signes d’amitié à mes hommes et leur crient, en leur montrant des cigares : « Komm ! Komm ! Viens, viens ! » Je suis indigné, furieux, et je donne l’ordre de fusiller toute tête boche qui se montre. Ils répondent les gredins, mais je préfère de la casse à un relâchement dans la discipline. » S’interdire de voir l’homme derrière l’ennemi et entretenir à tout prix la combativité de ses hommes, tels sont deux des principaux leitmotivs du capitaine Rostin. Le 6 janvier 1915, il confie ainsi à son oncle : « Je prendrai mon revolver et je ferai moi-même justice des flancheurs, s’il en existe autour de moi. Voilà où il faut en venir ou du moins voilà à quel geste il faut se préparer pour essayer de sauver l’honneur. » (p. 109) Cependant, affirmant à plusieurs reprises avoir toute confiance en sa troupe et en sa faculté de les tenir en main, Rostin doute devoir un jour avoir recours à ce genre de procédé.

Sa manière de commander, telle qu’il la décrit, est d’ailleurs exemplaire de la formation des officiers d’avant-guerre. Il part au combat avec une troupe qu’il – et qui – le connaît, et qu’il – et qui – l’aime. Certains de ses soldats ont ainsi l’honneur de figurer dans ses carnets : il en connaît le nom et en apprécie la valeur. Mais ses effectifs fondant, Rostin avoue connaître quelques problèmes de discipline. La cause, pour lui, est évidente : il se retrouve à devoir commander à des hommes qu’il n’a pas formés et qu’il connaît à peine… Rostin peste également contre ce nouveau type de guerre auquel il est confronté et qui représente un handicap certain pour diriger ses hommes : « Tout commandement effectif est impossible de mon poste placé sous terre à la lisière du bois. Je ne sais rien de mes unités réparties sur un front de 1500 mètres. » (lettre du 14 décembre 1914, pp. 99-100)

Dès le premier mois de la guerre, il écrit déjà ressentir l’habitude de la mort : « Le spectacle est devenu familier. […] A cette heure-là, la vie vaut si peu ! On en fait le sacrifice presque inconscient » (carnets, 22 août 1914, p. 47). Mais le 23 août, quand vient le moment de s’enterrer, il confie être déprimé : la guerre de tranchées, replongeant les combattants au Moyen-Âge, va pour lui à l’encontre du tempérament français. Le 8 décembre 1914, il confie ainsi à son oncle son profond désarroi face à cette « vie de taupes plutôt que de troglodytes, puisque tout mouvement à l’air libre et lumineux étant dangereux est, par suite, interdit. […] Cette guerre de tranchées nous ramène des siècles en arrière. On se jette des pétards de mélinite, des grenades à main. Bientôt on se versera sur la tête de l’huile bouillante, on se jettera des cailloux. » (p. 99) En 1914, Rostin éprouve ainsi des difficultés à se résoudre à cette guerre qui, consacrant les progrès de l’armement, semble nier un quelconque progrès de l’art de la guerre.

Durant la bataille de la Trouée des Charmes, il confie également à ses carnets sa révolte face au manque d’informations dont souffrent les officiers et au handicap que cette carence représente pour établir et maintenir leur autorité sur leurs hommes. Après l’épisode du recul de Dieuze, il prend la défense des gens du midi, mais également des officiers, selon lui injustement décriés avant-guerre et aujourd’hui arbitrairement tenus pour responsables des échecs du champ de bataille. Il déplore les « coûteuses tentatives » (lettre du 6 janvier 1915, p. 107) improductives, les « ordres incohérents » (lettre du 25 octobre 1915, p. 160), les déplacements incessants, et ce système d’ordres et de contre-ordres, cause notamment d’une fatigue inutile pour la troupe. Sur le papier, il s’indigne également de l’infâme besogne administrative, de l’excessive méfiance des médecins-majors, de la propagande des journaux, qu’il juge néanmoins utile « parce que ces mensonges qui ne coûtent pas cher rassurent les familles » (lettre du 21-22 décembre 1915, p. 177), etc. Dans ses carnets, il se révolte même contre certains de ces chefs, tantôt qualifiés de « gâteux » (29 août 1914, p. 63) ou de « chien de quartier » (6 septembre 1914, p. 80), et dont la futilité des exigences l’exècre. Au fond, ce qui heurte son âme de chef de guerre, ce sont les préventions prises à l’égard de la troupe et les brimades que des officiers trop tatillons font subir aux hommes, qui rappellent par trop la vie de caserne. Pour de tels officiers, « la confiance et l’affection sont mortes » (lettre du 22 novembre 1915, p. 169) ; ils ne valent dès lors pas mieux que les « brutes » d’en face. Il rapporte les effets dévastateurs d’une artillerie française qui tire trop court, et massacre ses fantassins et le moral des survivants. Quelques mois plus tard, le 13 mai 1915, il célèbre pourtant la « liaison entre les deux armes » (lettre du 13 mai 1915, p. 135). En bon chroniqueur, Rostin raconte ses rencontres avec les civils de la zone de front, leur inquiétude, leur inconscience, la chaleur ou la froideur de leur accueil, etc. Il raconte également les souffrances liées à la pluie, au froid, à la boue, à la soif, aux rats, « pire que les Boches » (lettre du 7 décembre 1915, p. 172)…, mais aussi au spectacle des cadavres français pourrissant entre les lignes. Le 30 mars 1915, il demande ainsi à son oncle de bien vouloir lui envoyer une série de petits drapeaux à planter sur les tombes françaises, afin tout à la fois d’honorer les morts et d’évangéliser les troupes (vœu qui sera bientôt suivi des faits) : « Mon idée mériterait d’être répandue. L’effet moral de ces drapeaux symboliques flottant sur nos morts serait grand » (p. 127).

Le 13 septembre 1914, évacué, il se livre à une condamnation ironique des planqués, assimilés aux citadins, et à une apologie lyrique des paysans-combattants. Le deuxième carnet s’achève ainsi sur ces mots : « l’on se bat là-bas et l’on se tue, mais la majorité de ceux qui luttent et qui meurent n’est pas composée, ô Patrie, de tes citadins : ce sont tes glorieux paysans (…). Ô Patrie, tes vrais défenseurs, les voilà : c’est par eux surtout que tu seras sauvée, grande et plus que jamais glorieuse. » (p. 90) « Ainsi, écrit-il à son oncle le 29 octobre 1915, dans un pays d’égalité, la guerre sera impuissante à amener cette égalité. » (p. 162) Cette inégalité, il la dénonce avec plus de force encore lorsqu’il s’agit de décrire certains officiers d’état-major, qualifiés de « loques humaines » (lettre du 22 mai 1915, p. 138). Pour Rostin, le sort de ces officiers « planqués » n’est pas enviable, bien au contraire… Car pour lui le front est une école morale, d’où l’on sort grandi : « L’officier et le soldat : même danger, même litière, même gamelle, mêmes souffrances, mêmes angoisses, mêmes espoirs. Et quelle camaraderie sublime les serre l’un près de l’autre, alors que le premier voit dans cette promiscuité grandir son prestige et le second se décupler sa confiance et son affection. » (p. 174)…

4. Autres informations

La présente édition comporte une présentation générale, un épilogue et deux introductions (carnets de route et lettres de guerre) d’Olivier Gaget, ainsi qu’une postface de Jean-Marie Guillon, rapprochant les expériences de guerre de Marcel Rostin, Jean Norton Cru et Jules Isaac.

L’ouvrage comporte également trois annexes. La première, particulièrement intéressante pour se faire une idée de l’imaginaire professionnel d’un officier de carrière avant-guerre, reproduit le texte de la conférence intitulée Le soldat français et le soldat allemand : deux mentalités, deux dressages et tenue par le lieutenant Rostin aux officiers de réserve et territoriale de l’arrondissement de Grasse, à Cannes, le 8 février 1914 (Cannes, Imprimerie F. Robaudy, 1914). La deuxième annexe présente une série d’extraits de l’ouvrage de Maurice Mistre, Des Républicains diffamés pour l’exemple, La légende noire du 15e corps d’armée (Edimaf, 2004). La troisième annexe reproduit enfin le Journal des marches et opérations de la 57e brigade d’infanterie, du 10 au 28 février 1915.

Outre une série de photographies, on trouve également, insérés dans le texte, sept encarts :

–         un tableau présentant l’encadrement du 112e régiment d’infanterie à la mobilisation ;

–         une carte matérialisant l’avancée, puis la retraite du 112e RI autour de Lunéville entre le 11 et le 26 août 1914 ;

–         un tableau présentant la reconstitution du régiment après la bataille de la Trouée des Charmes ;

–         un court texte, à la toute fin des carnets, discutant la dimension « de masse » conférée par la presse aux exécutions de septembre 1914 ;

–         une transcription du compte-rendu du capitaine Rostin sur la journée du 23 décembre 1914 ;

–         un tableau présentant la répartition des mitrailleuses à partir du 11 mai 1915 ;

–         une chronologie 1915-1916 des diverses positions occupées par la compagnie de mitrailleuses devenue 1ère compagnie de mitrailleuses ;

–         un compte-rendu du capitaine Rostin en date du 29 avril 1916 au sujet des planchettes de tir auprès des mitrailleuses.

A noter : le livre comporte enfin deux précieux index des noms de personnes et de lieux évoqués dans l’ouvrage, ainsi qu’une bibliographie et un état des sources utilisées.

Rapprochements bibliographiques (témoignages publiés sur le 112e RI) :

–        Un Haut-Provençal dans la Grande guerre : Jean Barruol, Les Alpes de Lumière, collection « Les Cahiers de Haute-Provence » n°1, 2004.

–        François Mazel, Le Journal d’un poilu, « au fil du rasoir… », Nîmes, Editions Lacour, 2005.

Julien Mary, février 2009

Autre notice « Rostin Marcel » dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 398, par Rémy Cazals.

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Barruol, Jean (1898-1984)

1.   Le témoin

Né en 1898 à Apt (Vaucluse) dans une famille dauphinoise établie au Revest-du-Bion (Alpes de Haute-Provence), sur le plateau d’Albion, depuis la fin du XVe siècle. Son père, Gabriel, est médecin, installé à Apt en 1896. En 1914, Gabriel Barruol dirige l’hôpital militaire auxiliaire créé à Apt jusqu’à son décès survenu le 19 décembre 1917, à l’âge de 47 ans.

Jean Barruol, orphelin de mère à l’âge de 11 ans, effectue ses études au collège catholique d’Aix où il passe son baccalauréat ès-lettres en 1914 et 1915. En 1916, poussé par sa famille, il effectue une année de médecine à Marseille. Sa mobilisation, la guerre, le décès de ses parents le détournent finalement de cette profession (lettre du 13 janvier 1919).

La mobilisation : classe 1918, il est affecté le 15 avril 1917 (il a 19 ans) au 112e R.I. de Toulon pour y faire son instruction ; du 1er juillet à la mi-octobre, sa compagnie est à Eygières, près de Salon (Bouches-du-Rhône) ; puis au 9e bataillon d’instruction du 112e dans la zone des armées, à Toul (Meurthe-et-Moselle) ; nommé infirmier le 31 octobre au fort du Vieux-Canton (Toul) pour y assurer le service de santé. Le 8 janvier 1918, son bataillon est transféré à Mirecourt (Vosges).

Le front : le 23 mars 1918, son unité est dissoute ; ses éléments sont affectés au 411e R.I., à Saulxures près de Nancy. Le 30 mars, première montée en ligne entre Bioncourt (Moselle) et Moncel-sur-Seille (Meurthe-et-Moselle).

Début juin 1918, en renfort en Champagne puis sur le front de la vallée de l’Oise près de Compiègne ; à partir du 10 juin, en première ligne durant deux mois ; 10 août, blessé et gazé à Vignemont ; évacué sur l’hôpital de Montmorillon (Vienne).

21 septembre, cité à l’ordre du régiment avec Croix de guerre avec étoile de bronze (p. 176).

1er septembre 1918, retour au dépôt du 411e à Jaux, près de Compiègne ; retrouve son régiment en ligne le 23 à Fonsommes près de Saint-Quentin (Aisne) ; le 4 novembre, près d’Etreux (Aisne), son régiment fait 900 prisonniers et libère Le Nouvion. Le 11, pénètre en Belgique à Robechies près de Chimay.

5 décembre 1918-25 janvier 1919, le 411e R.I. se rend en Alsace à pied. Barruol est secrétaire à l’état-major du général commandant l’infanterie divisionnaire.

Occupation de l’Allemagne de juillet 1919 jusqu’à sa démobilisation en avril 1920 à Neustadt, puis Trèves (Palatinat)

Nommé caporal le 10 octobre 1919.

« Imprégné par une éducation chrétienne très traditionnelle, dans un milieu très protégé, Jean Barruol n’était en rien militariste, tout au plus patriote comme on pouvait l’être alors (lettre du 23 janvier 1917), avec le sentiment très fort, et la fierté, d’appartenir à une vieille et solide famille rurale, qui se doit de faire son devoir et de remplir sa mission (21 nov. 1917 ; 21 juillet 1918 ; 26 sept. 1920). Dans les moments les plus difficiles, il sollicite les prières de sa famille, s’en remet à la Providence… » (Cf. présentation de Guy Barruol, p. 8)

2.   Le témoignage

D’une correspondance fort abondante, l’ouvrage (Un Haut-Provençal dans la Grande Guerre : Jean Barruol. Correspondance 1914-1920), présentation par Guy Barruol, Forcalquier, Les Alpes de lumière, coll° Les Cahiers de Haute Provence. 1., 2004, 256 pages) ne présente que des extraits soigneusement choisis par son fils, Guy Barruol. Cependant, même si l’essentiel de la correspondance concerne la période consécutive à la mobilisation, l’éditeur y a fort judicieusement adjoint quelques lettres adressées aux siens par le jeune étudiant de 1914 à 1917. Quelques reproductions de lettres.

3.   Analyse

La guerre au travers des yeux et des oreilles d’un adolescent :

Témoin de la mobilisation à Aix-en-Provence où il est alors pensionnaire au collègue catholique : « parfaite et exemplaire » (3/8/14) ; constitution d’une garde civile : « ils ont un brassard rouge, un revolver et 25 balles. Ils gardent les ponts et le viaduc nuit et jour » ; (22/8/14), « Aix est rempli de territoriaux et surtout de turcos, car il y a le dépôt de deux régiments de turcos. Ils rient, ils abordent les gens. La plupart ont des médailles de la Ste. Vierge épinglées sur la poitrine, quoique de religion musulmane. Ils disent que c’est le « marabout » qui les leur a donné, c.à.d. le prêtre… ».

La mobilisation des esprits au collège catholique d’Aix :

24-8-1914 : « M. le supérieur nous lit toujours les communiqués. De même on affiche les lettres et cartes des professeurs à l’ennemi, à la grande étude, et là nous pouvons les lire à loisir ainsi que le petit Marseillais, aussi affiché. Nous avons même dans notre étude, devinez quoi !… Un hideux béret de soldat allemand. Il est gris avec un liseré rouge, et porte sur le devant une horrible cocarde aux couleurs de la Germanie !… »

1er/11/14 : « M. le supérieur nous a demandé, il y a quelques temps, la liste de nos parents à l’armée, pour en faire une statistique : je vous ai envoyé la liste que je lui ai remise à ce sujet : elle est éloquente et nous pouvons être fiers ! […] Avez-vous vu d’ailleurs la façon dont on a fait déguerpir les Prusses, près d’Ypres ? Ça a été fort comique : on a ouvert les digues, qui ont inondé leurs taupières. Ils en ont été réduits à fuir précipitamment sous le feu de nos canons, tout en barbotant comme de parfaits canards.

Voulez-vous que je vous raconte une histoire d’Allemands ? la voici. Nous avions avant la guerre, comme professeur d’allemand, un prussien, un vrai prussien : « Herr professor Butmann » ! Bien entendu la guerre déclarée, on n’a plus entendu parler de lui à Aix : figurez-vous que ce matin, M. le Supérieur reçoit une lettre du dit Butmann, officier dans l’armée teutonne, dans laquelle il assure à M. le supérieur qu’il retournera, une fois les hostilités finies, apprendre sa belle et sublime langue aux élèves du Collège Catholique (sic). On a lu cette lettre en cours, au milieu des cris et de huées, et M. le supérieur a dit qu’il y répondrait de la belle façon… » [N.B. Cf. reproduction de la lettre p. 18: sous la signature, Jean a dessiné deux petits drapeaux français…]

29/11/14 : « […] Sur une pétition des élèves, il a été décidé qu’on lirait des articles se rapportant à la guerre au réfectoire. Ce sont les philo qui lisent. Comme on a commencé par ordre alphabétique, j’ai eu l’insigne honneur de lire le premier. »

13/12/14 : « […] Nous avons depuis qqes. jours ici un bénédictin anglais d’Oxford « brother Stiven Marhood ». On l’a applaudi frénétiquement car comme le dit M. le Supérieur « il incarne ici la glorieuse Angleterre notre alliée »…

L’état de guerre suscite une profonde pression sociale qui s’exerce sur tous les jeunes gens ayant ou approchant l’âge d’être mobilisé : pour cette raison, le fait d’être déclaré « bon pour le service » soulage le jeune homme ; cela permet notamment de couper court aux rumeurs d’embusquage systématique des fils de bourgeois (lettre du 23/1/17).

Jean est donc soldat ; pour autant, il ne rejoint pas immédiatement le front ; grâce à son niveau d’études (bachelier, première année de faculté de sciences), grâce aussi à l’entregent de son père, docteur, il réussit à devenir infirmier : (lettre du 5/8/17). Une fois cette situation acquise, toute la difficulté est ensuite de conserver une telle affectation. 13/11/17 : « […] j’espère qu’on me laissera infirmier, toutefois, tout danger n’est pas conjuré. Je suis à la merci du premier ordre venu…. » ; pour autant, Jean est parfaitement conscient du caractère enviable de sa situation. 30/11/17 : « […] Comme vous le voyez, en somme mon service est pénible et me fait faire plus de gymnastique que si j’étais dans le rang. Mais on passe ainsi de bons moments lorsque le travail est fini. On n’est pas ennuyé par les revues incessantes et la foule des gradés. On est chauffé et dans une bonne chambre. On ne fait plus de marches éreintantes. On ne porte plus le sac, on ne connaît plus le fusil. Aussi c’est le « filon ». Mais, il faut que je vous dise bien, dès que ma Comp. partira, je serai sûrement reversé dans le rang. […] Le lieut. Bonnet peut me pistonner ici, mais il ne le pourra plus quand je partirai d’ici. Voilà exactement où en est la question. Il convient d’envisager ma place d’infirmier, comme devant durer simplement tant que je serai ici. Le hasard seul pourrait la faire devenir définitive. Aussi, je crois qu’il serait sage et prévoyant de toujours s’occuper de l’aviation. Il arrive des accidents : c’est vrai… mais dans la tranchée !… »

Dans la correspondance de Jean, est perceptible la tension permanente entre les attentes de l’arrière (notamment au lendemain du décès de son père qui fait de lui, l’héritier et le nouveau chef de famille, les femmes de sa famille s’inquiètent particulièrement) et son sens du devoir à accomplir, compte tenu de sa naissance et de son rang social. 5/2/18 ; 20/2/18 : « Le renfort dont je vous ai parlé hier s’est confirmé officiellement, et je suis inscrit sur la liste des partants. […] au moins, après la guerre, les gens ne pourront pas me reprocher de ne pas avoir défendu mes propriétés ! » ; 20/3/18 : « […] C’est pour le 411e que nous sommes désignés. […] Je compte en avril, faire une demande pour les élèves aspirants ; j’ai qques chances qu’elle soit agréée à cause de mes examens (bacc. Et faculté de sciences). Si ma demande est agréée, je suis à l’abri pour quatre mois. Sinon je tâcherai de faire mon devoir comme mes devanciers l’ont fait : le mieux possible…. » ;

Jean devient combattant : 2/4/18 : « […] Depuis que je suis monté en ligne, le bataillon n’a pas eu un seul mort ni un seul blessé. […] Inutile de vous dire que je me prépare à faire tout le nécessaire pour être admis au cours d’aspirant. Je suis en train de prendre des renseignements. Blondel d’Aix, qui était au collège, mon excellent ami, est ici paraît-il, aspirant au 411. Je le cherche nuit et jour, mais je n’ai pu savoir encore où il se trouve. Si je réussis à être admis à suivre les cours de St-Cyr, ce sera un filon épatant, c’est surtout une affaire de piston… Si le général de Lestrac ou le colonel d’Izarny écrivait à mon colonel (colonel Chaillot), je serais à peu près sûr d’obtenir ma demande. Et le commandant Stephani ? J’y songe beaucoup en ce moment. C’est le seul moyen de se tirer de cet enfer. Après, quand je serais gradé, la vie de tranchées sera cent fois plus douce pour moi, je m’en rends compte en ce moment ; ce ne sera plus que le purgatoire… »

Toutefois, à mesure que Jean se rapproche du front et des tranchées, son esprit évolue nettement ; devenu combattant au printemps 1918, et tout en continuant de rassurer ses chères parentes, son patriotisme devient de plus en plus actif et assumé en conscience : « Noblesse oblige » écrit-il… En cela, Jean se distingue certainement de nombreux autres témoins. 6/4/18 : « […] je vois aussi dans le lointain nos chers pays d’origine, […] L’idée que je défends tout cela, ou tout au moins que je souffre pour la défense de tout cela, me soutient dans l’accomplissement du très rude devoir de chaque jour, et j’en éprouve, quand j’y pense, une joie infiniment douce. Oui, la souffrance est bonne, je le sens… » ; 10/4/18 : « […] Si nous allions dans l’Oise et la Somme vous ne recevrez plus rien de moi, de 8 jours, car paraît-il que là-bas, tous les courriers son arrêtés. Je ne souhaite pas d’ailleurs effectuer ce petit voyage d’agrément. D’un autre côté j’aurai beaucoup de chances d’être blessé, et vous savez, une blessure c’est le meilleur filon maintenant… » ; 29/4/18 : « […] il est certain, que d’une façon ou d’une autre, si la bataille du Nord se prolonge, nous irons y coopérer. […] Il est naturel aussi, que les divisions si éprouvées qui retournent de là-bas, soient envoyées dans un secteur calme comme le nôtre, tandis que nous, troupes fraîches nous irons les remplacer…. » ; 3/6/18 : « […] On entrera dans la bataille vers le 9 ou le 10 juin, pas avant. On va défendre Paris et livrer la seconde bataille de la Marne, qui espérons-le sera la dernière ? Je suis avec l’abbé Sarrabère. Plus que jamais courage et confiance inébranlable en nos saints protecteurs du Ciel. Je suis fier de collaborer à la plus grande bataille du monde où vont se jouer les destinées de la France !… » ; 9/7/18 : « […] Très grosse déception ! ! Notre fameuse relève n’a pas eu lieu à la date annoncée ; ce soir nous montons en ligne… c’est la guerre ! la guerre et sa répétition quotidienne de sacrifices innombrables. J’accepte de tout coeur ce gros sacrifice, pour notre victoire et ma propre conservation. Et j’espère que cette acceptation docile sera agréable au Sacré Coeur et à tous ceux qui du haut du ciel me protègent !.. ». Sa foi, profonde, procure indéniablement à Jean un soutien véritable et alimente le lien qui le relie à sa famille. Ainsi, durant les éprouvantes journées de la bataille de l’Oise, il porte « le sacré coeur sur la poitrine » (12/6/18) que ses parentes lui ont adressé (lettre du 22/2/18 : « dès que je serai en ligne j’en couvrirai ma poitrine, tels les soldats de Charette ! »); d’une façon générale, les considérations d’ordre religieux abondent dans toute la correspondance (messe, prières, dévotions, voeux, mais aussi déclarations de principe en faveur du catholicisme, etc.).

Parallèlement, Jean se montre particulièrement intéressé et préoccupé par les nouvelles en provenance de Russie ; il craint une extension du bolchévisme ; dans une lettre du 15/3/17 à son père, il établit un lien entre les événements de Russie et ceux qui secouent alors Paris : « […] voilà qu’à Petrograd, comme à Paris, des mouvements intérieurs menacent de tout gâter. Quelle chose affreuse si l’on abandonnait la partie au moment de toucher au but ! Je ne suis pas pessimiste, mais je trouve la situation grave. Tout le monde ici à Marseille est assez énervé par toutes ces nouvelles. Des discussions troubles etc. ont lieu fréquemment dans les rues. L’esprit populaire est très surexcité. Les nouvelles réglementations pour les vivres, et les incommodités des communications y sont pour beaucoup.. » ; dès lors, l’inquiétude de Jean ne va plus cesser de croître à propos des événements de la Russie (11/11/17) et de leurs répercussions en France, notamment dans l’armée ; 27/11/17 ; 29/11/17 ; 1er/12/17 : « […] devant l’anarchie russe je ne puis m’empêcher de penser ceci : sous les tsars, Broussiloff fait 400 000 prisonniers, sous le « gouvernement de la république russe » comme dit Lénine, l’armée russe se rend, et rend ses prisonniers. Que pensez-vous de tout ceci ? Qu’en dit-on là-bas ? Qu’en faut-il penser ? Ici, je ne vous dis pas ce qu’on raconte sur tout cela, car c’est terriblement démoralisant ! La troupe admire la Russie et veut la paix à tout prix ! Et je ne peux vous en dire plus… Il y aurait à en dire encore. Ah ! si on avait écouté les suggestions de paix de Benoit XV ! Elles étaient honorables pour nous, et nous donnaient l’Alsace-Lorraine… » ; 11/12/17 ; 11/12/17 (p. 85) : « […] Puissions-nous récolter la récolte de 1918 ! Car l’esprit de la Révolution souffle partout. En Europe, en France et dans tous les milieux français. Jamais les esprits n’y ont été mieux préparés. Attention ! attention ! ! Vous n’ignorez pas qu’en Russie toutes les propriétés foncières et bâties sont à tout le monde depuis 15 jours. Attention pour nous. Il vaut mieux prendre ses précautions à l’avance. L’exemple est contagieux… » ; 22/5/18 : « […] A l’heure actuelle, un patriotisme bien entendu consiste à manœuvrer diplomatiquement pour la paix et à joindre son effort à celui du Pape pour cela. Si la guerre se poursuit un an, qu’arrivera-t-il ? 1 000 000 d’hommes hors de combat en plus, cent milliards de perdus, encore. Le tout pour une paix absolument identique à celle que nous pourrions faire maintenant. Je ne crois pas que le temps travaille pour nous, car il aiguille plutôt le troupier vers l’exemple… de la Russie ! C’est triste, mais c’est frappant. Pour le moment, évidemment on ne doit avoir qu’une pensée : repousser la ruée boche dans le Nord, mais après, qu’on arrête, sinon… » ; 10/2/19, Ferrette : « […] Le très grand danger, je le répète, c’est le bolchévisme. Je vous dirai de vive voix pourquoi, je vous répète souvent cela… » ; 2/4/19, Mulhouse : « […]voilà quatre jours, le Ministre des Affaires Etrangères a déclaré formellement qu’on enverrait personne en Russie, et que notre action anti-bolchevik se bornerait à fournir des subsides, des armes, des vivres à nos alliés, les Roumains et les Polonais. Du côté de la France, on parle moins de bolchévisme.. mais je puis vous assurer que le Commandement français s’en occupe énormément, et que c’est un de ses grands soucis de l’heure présente : je suis tenu au secret professionnel, mais n’ayez crainte, je puis toujours vous dire que l’on prend d’excellentes mesures… »

La profonde solitude morale ressentie par Jean Barruol, soldat chrétien et monarchiste :

Au Camp d’Eyguières : 9/8/17 : « J’ai reçu hier et aujourd’hui les Croix [le journal] et les lettres de Can. Continuez toujours à m’écrire ainsi, dans la mesure du possible naturellement, même si vous n’avez rien de nouveau à m’apprendre, et cela me fera grand bien en chassant le « cafard » parfois trop persistant.

Je vous l’ai dit souvent : une de mes plus grandes épreuves ici est ma solitude morale complète. Sans cesse j’entends bafouer et blasphémer ce que j’ai appris à craindre, à respecter, aimer. Sans cesse on ravale l’idéal dans lequel j’ai été élevé, l’idéal que je me suis fait de la vie. Je sais bien que j’ai pour moi l’Ordre éternel et immuable et que nos idées en matière religieuse et morale finiront bien par être confirmées avec éclat. Mais il est dur néanmoins de voir le peuple dont on ne voudrait que le bonheur, déchirer lui-même les possibilités de ce bonheur. Il n’aspire qu’à l’anarchie dans tous ordres établis et ne voit pas qu’ainsi il ne fait qu’accentuer sa misère ! Dire que ce soir il m’a fallu être éloquent pour persuader un soldat aptésien que M. Petitcolas n’avait pas voulu la guerre ! Lui qui a donné un de ses fils pour la patrie ! Et ce soldat ne parlait rien moins que « de le pendre à un bec de gaz » après la guerre pour le punir… d’avoir voulu la guerre.

On en rirait, et l’on en pleurerait aussi ! Et bien figurez-vous que de tels propos sont répétés toute la journée, et assaisonnés de mots affreux ! Et pas un seul homme ne pense comme moi ! Personne à qui se confier ! L’église seule est devenu le refuge où l’on retrouve la Paix et la consolation. […] L’autre grande consolation pour le soldat chrétien ce sont les lettres qu’il reçoit de sa famille, lettres qui le retrempent un peu, dans cette atmosphère de sentiments et d’idées, dont il est constamment privé. Aussi écrivez-moi, écrivez-moi ! Envoyez-moi des tracts, des articles, des lettres comme celles de Sr. Ste. Julie tout cela me fait beaucoup de plaisir… » ; 5/9/17 ; 15/4/18 : « […] J’apprends à connaître ce que c’est la solitude morale ! Mes nouveaux camarades sont gentils pour moi, mais ne me plaisent néanmoins pas du tout. On voit que les quatre ans de guerre qu’ils ont tous faits, les ont quelque peu abrutis. Ils sont tous du nord-ouest et ne pensent qu’à boire du pinard. D’ailleurs moi-même je ne me sens, je ne sais trop comment, je suis comme ébahi, par exemple je ne trouve plus très bien mes mots pour écrire ! Il n’y a rien d’étonnant avec la vie qu’on mène, à se rapprocher ainsi de la bête !… » ; 23/4/18 : « […] Je ne me suis pas gêné, il y a qqes jours, pour engueuler dur deux misérables soldats d’une trentaine d’années qui chantaient une Carmagnole dix fois plus épouvantable que celle que vous connaissez. Comme ils étaient ivres, ils voulaient me lyncher, mais je les ai fixés avec un tel regard et je leur ai parlé de la liberté de conscience avec de telles menaces (en référer au colonel puisque je sais qu’il y a des circulaires qui la garantissent au régiment) qu’ils n’ont pas oser me toucher, car ils sont lâches au fond ces gens-là. C’étaient deux « instituteurs laïcs ». L’adjudant a été témoin (il est prêtre), et cela a cimenté notre amitié. » ; 9/5/18 : « […] Plus que jamais je crois à une intervention divine pour la cessation de cette guerre, et la rédemption de la France, mais hélas !… Aujourd’hui, anniversaire de ma Première Communion, j’ai une discussion avec toute mon escouade… Eh bien, au point de vue religieux et moral la mentalité est effroyable ! Il n’y a pas d’autres mots pour l’exprimer ! L’imagination la plus dépravée ne pourra jamais concevoir les théories et les paroles que j’ai entendu énoncer froidement ! J’en connais cependant depuis un an que je suis avec les apaches marseillais ! C’est formidable comme ignorance, bêtise, grossièreté, cynisme et méchanceté ! Sachez que les élucubrations de la Taudemps, la déléguée de la franc-maçonnerie, sont bien peu de choses auprès de ce que la majorité ose soutenir ici ! Et ce sont des Bretons, des Vendéens ! ! ! Les petits fils de La Rochejaquelein ! Je sors de cette discussion avec cette idée, qu’après la guerre les catholiques ne devront s’imposer que par la force. La force de l’organisation, la force de la science, voire la force brutale. Est-ce terrible d’en arriver là ! »

Cette solitude est à rapprocher de ce qu’écrivait Robert Herz dans une lettre adressée à sa femme, le 1er janvier 1915 : « Vois-tu, les catholiques et les socialistes seuls savent pourquoi ils se battent. Les autres ont seulement un excellent fond de patience et de bonne humeur, mais leur raison paysanne proteste contre la guerre et refuse son assentiment… » (Cf. Un ethnologue dans les tranchées. Août 1914-Avril 1915. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, présentées par Alexandre Riley et Philippe Besnard, préfaces de Jean-Jacques Becker et Christophe Prochasson, Paris, CN.R.S. éditions, 2002, p. 175.)

Discipline : au dépôt divisionnaire du 411e : 25/3/18 « […] Il y règne une discipline de fer. Deux de mes camarades de la classe 18 étant rentrés hier au soir 3 minutes après l’appel ont reçu 15 jours de prison, et ont été envoyés aussitôt en ligne, dans la Cie de discipline pour y purger leur peine… »

Prisonniers allemands : 26/5/18 : « […] Une de nos patrouilles a fait 4 boches prisonniers cette nuit, juste devant nous Savez-vous ce qu’ils faisaient ces boches là quand je les ai vus passer ? Ils dansaient tous les 4 de joie ! Ils ne pouvaient contenir leur bonheur ! C’est qu’ils en ont encore plus assez que nous, eux !… »

Alsace : 25/1/19 : Kotsingen, apprentissage du français aux enfants et aux adultes ; 2/2/19, Ferrette, expulsion des Alsaciens à sentiments germanophiles.

Occupation du Palatinat ; 28/2/20, Neustadt : « […] Ici rien de nouveau. Les boches crèvent de faim et de temps en temps ils essayent de piller quelques magasins comme cela s’est passé à Ludwigshafen récemment… »

Le 15 février 1919, Jean Barruol a rédigé le récit de sa guerre en 5 pages. On y trouve cette description d’un combat contre des porteurs de lance-flammes non relaté dans la correspondance : « Le 12 juin [1918] devant Antheuil, […] les Allemands nous attaquèrent à jets de liquides enflammés ! Ils projetaient la flamme à 40 mètres et provoquaient une fumée noire d’une épaisseur extraordinaire : notre fureur et notre acharnement se trouvèrent portés à leur comble, et tous les feux de nos fusils convergèrent vers les porteurs d’appareils à jets enflammés. J’affirme avoir vu un de ces porteurs griller tout vivant ; je le vis gesticuler tout enflammé sur la route de Villers à Vignemont et s’abîmer consumé par les flammes dans le fossé de la route ! »

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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