Laurens, Jacques (1893 – après 1982)

Vie et souvenirs d’un gavot Haut-Alpin

1. Le témoin

Jacques Laurens (1893 – après 1982) est né à la Cluse en Dévoluy (Hautes-Alpes) dans une famille de cultivateurs. Incorporé par anticipation (classe 1913) au 6e RA de Valence, il combat à la bataille des Frontières puis en Artois en octobre 1914. Réformé temporairement en avril 1915, à la suite de l’aggravation d’une blessure contractée en août 1914, il est réincorporé à la fin de 1915 et on le voit  devant Verdun en 1916. Promu maréchal des logis  en janvier 1917, il participe à l’offensive du 16 avril à Braye-en-Laonnois. Après un retrait en Alsace, il revient en Lorraine en 1918, prend part aux durs combats de juin (Reims) et juillet (Dormans et Fère-en-Tardenois) en 1918, et termine la guerre dans les Flandres. Rengagé jusqu’à 1929,  il est stationné à Cologne, est occupant à Essen lors de l’affaire de la Ruhr, puis est caserné à Landau, jusqu’à son retour à Briançon en 1927. Il quitte le service actif en 1929.

2. Le témoignage

Jacques Laurens est l’auteur de « Vie et souvenirs d’un gavot Haut-alpin », paru en 1980 et édité par « Culture provençale et méridionale », Marcel Petit, 160 pages. « Gavot » signifie habitant des montagnes des Hautes-Alpes et de l’Isère, pour l’auteur ce terme a un aspect péjoratif (arriéré, sauvage) et il l’utilise volontairement, pour montrer la fierté de son origine montagnarde, et que le gavot qu’il est « n’a jamais failli à son devoir ».

3. Analyse

Jacques Laurens se décrit comme un autodidacte, un homme curieux, qui passe le baccalauréat par correspondance à 27 ans. Il vient d’une culture paysanne de montagne, et son propos évoque d’abord la vie au village, dans son enfance. Il ne rechigne pas aux travaux de la ferme, mais il insiste surtout sur son appétit de connaissance, dans ce lieu très reculé. Ainsi, la feuille locale hebdomadaire ne lui donnait pas assez d’informations sur la France et le Monde (p. 33) « aussi je m’étais abonné au journal le « Petit Parisien », que le facteur m’apportait tous les 2 ou 3 jours. Je ne voulais pas obliger ce fonctionnaire à parcourir trois kilomètres en montagne pour un journal, lorsqu’il n’avait pas d’autre courrier pour la maison. »

En 1914, Jacques Laurens est infirmier à sa batterie, au 6e RA, et dans les premiers combats (Charme), son groupe est submergé par les gros calibres allemands. En retraite à la fin de la dure journée du 22 août, il est blessé au moment où il participait à la destruction des canons de sa batterie.  Évacué inconscient, il se réveille le lendemain à l’hôpital d’Épinal. Il réintègre son unité en septembre, et début octobre, alors que les lignes sont encore mouvantes et qu’il faisait une liaison avec une section du 159e RI (Est d’Arras) il est fait prisonnier par les Allemands. Convoyé dans l’obscurité, dernier de la file, il profite de la présence d’une meule de paille pour s’y cacher la nuit et toute la journée suivante, puis il reprend contact avec les Français et est félicité. En 1915, sa blessure d’août, mal refermée, l’envoie à Bernay pour deux mois d’hospitalisation. Il décrit ses bonnes relations avec son infirmière, la Comtesse veuve de Sémaison, dont il visite le domaine à Lisieux. Il décrit une relation qui se développe, et peut-être qu’avec l’effet de distanciation (plus de 60 ans ici pour la rédaction – il tempo è galantuomo -) le passé est-il un peu enjolivé ? (p. 67): « de même âge et d’une égale culture, certaines affinités nous rapprochaient. Par la suite, une idylle ne manquait pas de se créer. La situation et les événements ne permirent pas de lui donner une suite. Mais cette fin ne se fit pas sans un grand chagrin de part et d’autre, qui fut très long à se résorber. »  Le niveau scolaire de J. Laurens (fiche matricule) est de niveau 2 en 1913, c’est-à-dire correspond à un niveau primaire basique.

Réformé temporaire d’avril à septembre 1915, lors d’une commission de rappel des exemptés (Loi Dalbiez), il insiste pour être réincorporé. Sa santé s’est améliorée, et sa situation devient difficile au village où la pression sociale est forte (p. 68) «Les voisins, ne sachant pas le degré du mal qui m’avait fait mettre en congé de l’armée, trouvaient un peu étrange que je reste si longtemps sans rejoindre une formation militaire. Pas ou peu de gens de mon âge étaient au village. Il y avait eu plusieurs tués dans la commune.» Cette démarche de volontariat lui permet aussi de réintégrer son corps d’origine, le 6e RA. .En 1916, il évoque le dur engagement de sa batterie à Verdun, avec surtout le premier combat, du 1er au 20 mars 1916. Il mentionne le grand nombre de tués et blessés à sa batterie, et la réquisition temporaire de soldats de l’infanterie pour aider, mais évidemment, ils « n’arrivent pas à rendre les mêmes services ». Comme dans d’autres carnets de Verdun, l’auteur fait une description des combats (ici chute de Douaumont) en reprenant longuement des extraits de l’almanach du combattant (1977), ou du livre du général Rouquerol.

En 1917, promu maréchal des logis, il évoque le commandement de la section spéciale du CA qu’il doit assurer (section de « joyeux »), ce sont pour la plupart des condamnés renvoyés au front. Il fait avec eux du terrassement puis organise une unité de crapouillots. L’auteur mentionne aussi sa rencontre avec le lieutenant Édouard Daladier, jovial commandant d’une compagnie de mitrailleuses de la 77e DI, alors que celui-ci est déjà maire de Carpentras depuis 1911.

En 1918, l’auteur, après avoir raconté sa grippe espagnole (avril), évoque les durs combats de juin et juillet, où l’hypérite est omniprésente. Toujours en liaison avec un bataillon d’infanterie, cette fois le 97e RI, il raconte par exemple un épisode de panique  (19 juillet 1918, Ville-en-Tardenois, p.125) « [attaque violente allemande] « Des éléments de la compagnie, en petit nombre heureusement, pris de panique, en face de la vague d’infanterie allemande qui fonçait sur nous, quittaient la tranchée sans ordres et avaient tendance à s’enfuir. C’est alors que le capitaine me dit : « Révolver au poing avec moi ». C’est ce que je fis sans hésiter : et tous les deux, debout sur la tranchée, le capitaine cria : « Le premier qui recule est mort » ; devant cette attitude, toute la compagnie regagna son poste de combat. » De manière moins dramatique, il évoque sa perplexité devant des Anglais positionnés à leur côté. En général, les Français sont intrigués par les habitudes d’hygiène britanniques, jugées souvent excessives, voire néfastes (août 1918, Noyon, p. 127) : « Avant d’intervenir, les Tommies faisaient leur toilette. Fait très caractéristique, qui nous a toujours laissés perplexes sur la valeur de cette troupe au combat. »

Donner la mort, de manière caractérisée, au moment du combat, n’est pas chose si courante dans les récits, et on en a une mention ici, lors des violents combats qui marquent la reprise de la guerre de mouvement, en août 1918. Il s’agit, depuis une position d’observation avancée, d’interdire aux assauts allemands l’entrée du parc du château de Plessis-de-Roye. (p. 128) « (…) de mon côté, à la mitrailleuse, j’abattais les soldats ennemis, à bout portant, comme des lapins sauvages en pleine campagne… Aujourd’hui, 60 ans après, lorsque je me rappelle ces faits !!! j’en frémis d’horreur. Il me semble impossible que cela ait eu lieu. Des hommes s’entretuer de la sorte !!!, c’est horrible. Cependant, les faits sont authentiques, il fallait se défendre. C’était de la légitime défense. »

 En Flandre à partir de septembre 1918, l’auteur est aussi en liaison avec un régiment belge (octobre 1918, devant Roselaere), et il se trouve honoré par le roi de Belges, un peu par hasard, semble-t-il (p. 131) : « Me trouvant parmi les soldats belges, je fus présenté au roi (…) Après un court entretien, le Roi Albert Ier pris la croix de guerre que portait un officier belge et me l’épingla sur la poitrine en me donnant l’accolade. J’en fus ému jusqu’aux larmes, ne pouvant ouvrir la bouche pour le remercier. Dans ma vie j’ai rarement ressenti pareille émotion. » Après l’armistice, J. Laurens est à Bruxelles et Louvain, puis à côté de Cologne où son unité s’installe durablement. Il « rempile » ensuite par engagements successifs de deux ans, et passe ainsi presque huit ans en Allemagne (p. 145) « (…) Ayant six ans de service militaire accomplis auxquels s’ajoutaient des campagnes, je décidai de continuer une carrière militaire, pour parfaire quinze ans de services et avoir droit à une retraite. Les campagnes de guerre comptant double c’était appréciable. » Participant à l’occupation de la Ruhr, il est à Essen en 1923. L’historien prendra ici son témoignage avec intérêt, mais aussi avec prudence, car il décrit l’occupation durant l’année 1924 comme un séjour agréable (p. 147) : « les contacts avec la population civile, à quelques exceptions près, étaient assez bons. (…)  [il est chargé des achats d’approvisionnement] « Je n’ai jamais eu de litiges de quelque nature que ce soit. », et il continue plus loin : « Pratiquement, la résistance n’existait pas. A ma connaissance nous n’avons pas eu de sabotage à déplorer. Les incidents qui se produisaient, se réglaient toujours au mieux. Les manifestations étaient tout à fait rares. » Il reste qu’en 1924, il dit être très surpris par le bruit qui accompagne, dans la rue allemande, l’annonce du résultat de l’élection du Cartel des gauches. C’est un grand défilé bruyant à Essen, avec « Deutschland über alles » et chants patriotiques, et son logeur allemand, qui parle aussi français, lui apprend les raisons de ce déferlement patriotique : (p. 148) « Monsieur Laurens, naturellement, vous n’êtes pas au courant ! Mais avec les élections françaises, l’Allemagne a remporté une très grande victoire. Ces élections ont évidemment coûté très cher à l’Allemagne, parce qu’il a fallu les financer. » Notre auteur reprend cette rumeur et la développe comme un fait établi.

Il quitte Essen en juillet 1925, et part en garnison à Landau dans le Palatinat. En 1927, il retourne dans la région de Grenoble, puis est détaché à Briançon : il participe à la remise en état de petits forts démantelés en 1915, après que l’Italie fut entrée dans la guerre aux côtés de l’Entente. Après sa sortie du service actif en 1929, il signale avoir tenu un commerce à Avignon, mais curieusement, alors qu’il a été postier pendant de nombreuses années à partir de 1929 (receveur des postes), lui, très prolixe par ailleurs, ne signale jamais cette honorable profession. Une autre impression de passé un peu enjolivé repose sur l’ambiance décrite de 1917 à 1929, où l’on a constamment l’impression qu’il est officier subalterne, alors que sa F.M. dit qu’il ne passe adjudant-chef qu’en 1927. S’il est clair qu’il a très souvent « fait fonction », une curiosité renforce la perplexité du lecteur ; une feuille étrangère au volume, tapée à la machine en stencil, est collée page 77, avec comme titre « Errata » : « il m’est reproché de n’avoir pas, dans cet ouvrage, fait mention de mes promotions. Or il est assez délicat de parler de soi-même. Mais puisque l’on me le demande ; je ferais abstraction de ce scrupule, et je dis que ma proposition au grade de Sous-lieutenant me parvint le 28 février 1916.  (…) » C’est très ambigu, car si la proposition a pu exister, il ne devient Maréchal des Logis qu’en janvier 1917, quant à sous-lieutenant, c’est de réserve, et seulement en mars 1933, alors qu’il a quitté l’uniforme.  Cette petite faiblesse autobiographique d’un rédacteur de 87 ans ne doit toutefois pas nuire à l’essentiel : nous avons ici un récit riche et attachant, et qui montre que le conflit, comme l’institution militaire après 1918, ont pu être pour certains mobilisés de réels outils de promotion sociale.

Vincent Suard, septembre 2022

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Eyriès, Pierre (1894-1944)

Sandra Snorrasson a sauvé de la destruction les carnets de guerre 1915-1918 de ce soldat de Draguignan, ainsi que des photos (de qualité technique médiocre) et des dessins (soldats français, anglais, allemands, caricatures, femmes). Elle en a transcrit le texte. L’ensemble sera déposé aux Archives départementales du Var. La version originale des carnets avait été revue, des passages rendus illisibles, d’autres seulement barrés. Les carnets donnent des informations sur l’auteur : sergent au 7e bataillon de chasseurs alpins lorsqu’il arrive sur le front au début de 1915, il devient adjudant en juin 1916 et sous-lieutenant en octobre. Il montre une certaine culture, il cite Verlaine, il lit Barrès et des magazines anglais. Il s’intéresse aux paysages, à l’aspect des villes et à leurs richesses artistiques. Il est passionné de sport et il estime nécessaire de signaler d’innombrables parties de football lorsque son unité est au repos. Sandra Snorrasson a découvert qu’il avait exercé après la guerre le métier de journaliste sportif. Il ne s’est pas marié et n’a pas eu de descendance directe.

Les Vosges

Du printemps 1915 à juillet 1916, il se trouve dans les Vosges. Il décrit les combats de l’Hartmannswillerkopf, de l’Hilsenfirst, les ruines de Metzeral (qui lui inspirent la phrase ironique : « Ah ! C’est beau la guerre ! »), les souffrances endurées, les cadavres et leur odeur, les tranchées dans la neige, le pillage des maisons de Sondernach par les Français. Il estime qu’il participe à la « défense de l’immortelle patrie » contre la racaille boche, et il a confiance en Dieu. Un de ses hommes abat un Allemand de sang-froid. Le 25 juin, à la constatation « Nous allons nous faire tuer », un officier cynique répond « On vous remplacera ». Le 5 juillet 1915, un chasseur joue des valses à l’accordéon dans la tranchée et les Allemands apprécient : « Quelques hoch ! hoch ! approbateurs nous parviennent. » Le 29 décembre, les chasseurs donnent du pain à des prisonniers. Le 2 juillet, la relève se fait dans la « soulographie » la plus complète.

La Somme

Les habitants sont beaucoup moins sympathiques que dans les Vosges. Chaleur intense, soif. Le 4 septembre, « une invraisemblable quantité de blessés passe, français et boches pêle-mêle, tous heureux ». Le 24 septembre, on fusille un soldat qui « avait commis un sale crime ».

Bref retour dans les Vosges fin 1916. Le 1er mars 1917 : « Vouloir juger de l’état moral des troupes par leur correspondance est plutôt aléatoire. On sait bien que tout le monde en a marre mais qu’on ira jusqu’au bout quand même. »

L’Aisne

Le 16 avril 1917, il se trouve sur la rive gauche de l’Aisne entre Maizy et Muscourt. Ordres et contrordres se succèdent. Le moral n’est pas bon. Le 23 avril, circulent des bruits sinistres sur l’échec de la dernière offensive. Le 4 mai, une attaque est décommandée : « On respira. Cette attaque est une folie. C’est vouloir faire bousiller le bataillon. »

Cormicy, Mont Sapigneul, permission à Paris, Fère-en-Tardenois. Le 24 août devant Craonne « pulvérisée ». L’aviateur allemand Fantomas. Un coup de main allemand le 14 septembre. Le 24 octobre, le succès de la Malmaison est ainsi commenté : « Pour nous, nous pensons seulement à nos camarades que l’on fait massacrer dans la boue. »

En Italie

Arrivée le 5 novembre 1917. Lac de Garde, Vérone. Football. La présence des Français provoque l’augmentation des prix. Bassano. Troupes italiennes en retraite.

Le 18 décembre, « toute la haute embusque militaire de la région est venue s’abattre » à Santorso, faubourg chic de Schio. Critique des artilleurs qui se prétendent plus malheureux que les fantassins. Permission fin janvier. Retour au Monte Tomba. « Un Autrichien affamé et minable est venu se rendre » (le 12 mars, avec photo).

La fin

Le 4 avril 1918 : « J’entre dans ma quatrième année de guerre. »

Retour en France. Amiens, Pas-de-Calais (attaque boche avec gaz sur Poperinghe le 25 mai). Vitry-le-François, Main de Massiges.

Le 13 juillet, il a « l’estomac détraqué » et il est évacué le 17. Hôpital à Épinal puis Besançon.
Le 7 septembre, il obtient un mois de convalescence. Son témoignage ne va pas au-delà.

Rémy Cazals, juin 2022

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Faury, Joseph (1886-1969)

1. Le témoin
Joseph Faury, originaire d’Escoussens (Tarn), grandit dans une famille paysanne modeste. Il devient sergent (1908) au cours de son service militaire à Agde. Il fait toute la guerre, de la mobilisation à 1919, d’abord avec le 38e Régiment d’Infanterie Coloniale (Toulon) jusqu’à février 1917, puis avec le 88e RI. Il combat devant Saint-Mihiel, puis surtout en Champagne, et à Verdun fin 1917. Il est transféré au Mont Kemmel pour contrer l’offensive allemande de 1918, puis dans la Meuse ; après l’armistice, il est responsable de l’approvisionnement en vivres de camps de prisonniers allemands autour de Laon. Démobilisé le 24 avril 1919, il reprend son métier d’ouvrier forestier et sera un temps maire de sa commune.
2. Le témoignage
Les souvenirs de Joseph Faury Maudites soient les guerres (France Libris, 2017, 302 pages), portent comme sous-titre : « Mémoires de guerre du sergent Joseph Faury remises en forme par son petit-fils Paul Faury. ». A 73 ans, alité après une attaque, Joseph rédige ses mémoires de septembre 1960 à avril 1961. Il s’agit, nous dit son petit-fils dans la préface, d’un récit répété, par épisodes, des centaines de fois à l’oral, tout au long de sa vie, et il n’a pas de difficultés à rédiger d’une traite son propos. Les 163 pages doubles d’un grand cahier ont d’abord été présentées par extraits par M. Bouysset-Bordes dans la Revue du Tarn (n° 235). Le manuscrit, d’un style très oral, contient des maladresses (J. Faury n’a pas le certificat d’études) et Paul Faury, avec un principe de fidélité vis-à-vis du manuscrit original, a remis en forme l’intégralité du texte, et a tenté d’en faire « un livre facile et agréable à lire ». Il se considère comme le co-auteur de cette œuvre revendiquée comme littéraire, l’ouvrage est co-signé Joseph et Paul. Ce choix en fait d’abord un témoignage mémoriel, mais quelques sondages sur des expressions du livre (conversation téléphonique avec Paul Faury, juin 2018), ont montré qu’elles étaient identiques au manuscrit d’origine, et que les modifications sont surtout des adaptations syntactiques ou des suppressions de longueurs. Aussi, la grande proximité de la version publiée avec le manuscrit permet à l’historien d’utiliser avec profit ce témoignage.
3. Analyse
Le récit évoque d’abord l’enfance de l’auteur et la période qui va jusqu’à la mobilisation (p. 13 à p. 30). S’il a arrêté l’école à douze ans, J. Faury est un homme pratique, qui dispose d’une réelle autorité naturelle; repéré par ses supérieurs lors de son service militaire, il dit être apprécié au point qu’on souhaite le garder à l’expiration de son temps, ce qu’il refuse.
a. Le sergent
La guerre venue, l’auteur décrit la « courbe d’apprentissage » du métier de sergent, la conception qu’il a de la fonction et son refus de promotion à un grade supérieur : pour lui, il y a une responsabilité morale à mener des hommes devant l’ennemi. Il est souvent critique pour les officiers subalternes, « nous étions commandés par des instituteurs, des curés, des ambitieux, à qui les galons faisaient plaisir. (p. 131) », et si certains étaient à la hauteur de leur tâche, « beaucoup n’étaient bons qu’à faire les flambards quand nous étions hors de danger. (p. 174) ». Il détaille sa conception des responsabilités : «pour commander des hommes devant l’ennemi, il fallait un peu de savoir-faire et surtout beaucoup de jugement. Ce n’était pas du premier coup que l’on savait commander. » Il évoque ainsi un sous-lieutenant, sous-officier de cavalerie promu et versé dans l’infanterie, qui vient le voir en lui avouant qu’il n’y connaissait rien. Il prend les choses en main, met l’officier dans une sape et organise le secteur à sa place. Redescendant des tranchées, il déconseille à l’officier de faire travailler les hommes les deux premiers jours, pour leur donner un repos réel. Dans la section voisine, l’autre officier, novice également, « a voulu les faire astiquer dès le premier jour et les hommes l’ont envoyé promener. (p. 176)»
b. Le combat
L’auteur, enrôlé dans une troupe coloniale, est confronté à des combats très durs à l’automne 1914 (Saint-Mihiel, Bois-le-Prêtre) ; légèrement blessé, il refuse de se faire évacuer. Il fait ensuite partie d’une compagnie détachée de mitrailleuses, installée en Champagne, avec des pièces en arrière de la première ligne, ce qui lui permet un quotidien moins violent. Il est pris dans la grande attaque aux gaz du 31 janvier 1917 (phosgène et chlore), avec plusieurs centaines de morts français et russes uniquement du fait des gaz ; il attribue la survie de sa section au respect des consignes, point sur lequel il avait particulièrement insisté. : « Les brancardiers déposaient les morts à notre position dans la Sablière et le lendemain, quand nous sommes sortis de nos abris, nous avons découvert une centaine d’hommes morts. (p. 129)»
J. Faury est légèrement blessé et évacué lors des combats devant le Mont Kemmel dans les Flandres en 1918, mais pour lui la période la plus rude fut Verdun, dans un secteur exposé, dans le froid humide de novembre 1917. Sa compagnie n’avait que des trous d’obus glacés et boueux, et exposés, au sinistre ravin des Fosses, devant Douaumont : « chaque matin, trois ou quatre hommes avaient les pieds gelés et ne pouvaient plus marcher. Des brancardiers venaient les chercher et les emportaient sur le dos. Les Boches faisaient comme nous et, de temps en temps, on voyait des blessés ou des pieds gelés que l’on évacuait, mais nous ne leur tirions pas dessus. En fait, c’est l’artillerie qui nous décimait tous. Combien de souffrances physiques et morales avons-nous dû subir. J’ai vu des hommes qui pleuraient à chaudes larmes. (p. 193)»
c. La justice et l’honneur
L’auteur a une haute idée de sa tâche, et respecte la hiérarchie si elle est compétente, mais si on lui refuse ses droits, il est volontiers « raisonneur », et n’hésite pas à se plaindre à ses supérieurs: « si j’avais raison, je ne me laissais pas faire. (p. 55)» Il obtient en général gain de cause, car compétent et efficace, et de ce fait difficilement remplaçable, sa hiérarchie préfère céder. Dans son unité méridionale, l’honneur est aussi celui des gens du midi; il évoque l’anecdote (p. 113) d’un soldat de l’Allier, d’une unité voisine, qui vient souvent les voir, sans manquer à chaque fois d’évoquer le lâchage du 15ème Corps : « Un de mes hommes, nommé Combes, originaire du Tarn, me dit : « – Tu n’en as pas marre de ce moineau, qui tous les jours vient nous casser les oreilles avec les gens du Midi. » Lorsque l’homme revient et reprend le même discours, alors, mon Combes lui a administré un emplâtre avec ses grosses mains, à le faire presque tomber. (…) Il ne pouvait plus supporter, alors que nous avions souffert le martyre au début de la guerre, que l’on vienne dire que les gens du Midi étaient des lâcheurs. C’était plus fort que lui. » L’honneur intervient aussi dans le traitement de l’ennemi qui se rend, comme par exemple en septembre 1914 « j’ai couru vers lui pour le couvrir de mon corps car déjà, des hommes avec leur baïonnette allaient le larder. (p. 44)». A l’autre extrémité de la guerre, en septembre 1918 devant Ham, l’auteur intervient à nouveau et la victime a de la chance : « comme les hommes étaient énervés, ils l’auraient achevé. (…) Un homme blessé et désarmé, je ne pouvais pas le laisser massacrer, même si la veille au matin, pendant le combat de la passerelle, je ne m’y serais pas opposé, mais à ce moment, la haine m’avait passé. [ils ont vu distinctement un Allemand achever un isolé français désarmé]. (p. 247)» Chargé du ravitaillement d’un camp de prisonniers en 1919, il essaie de mettre de l’humanité dans ses relations avec les Allemands, qu’il ne peut nourrir suffisamment, faute de moyens : « dans le camp, ils la sautaient « à pied joint ». (p. 271) ». Lorsqu’il apprend que de nuit, des prisonniers rampent sous les barbelés pour aller piller à la gare de Laon des wagons de denrées, « il se garde bien d’en souffler mot à quiconque. (p. 291) ».
d. Les accommodements
Joseph Faury a un sens aigu de la justice, mais pour lui ce n’est pas contradictoire avec certains accommodements en matière de propriété, de règlement ou de relations avec la hiérarchie. Il décrit le pillage des caves d’un village (Bannoncourt, p. 63) par les coloniaux, et le chantage exercé sur le maire afin qu’il retire sa plainte, ou encore l’escamotage des réserves réglementaires de « gnôle » de son abri de mitrailleuses; en 1919, parmi les prisonniers qu’ils gardent, figurent des Alsaciens-Lorrains, qui comme détenus « amis » ont droit à une dotation quotidienne de vin : « La seule chose que nous nous permettions était de boire quelques bons coups de vin à la santé des Alsaciens-Lorrains en baptisant le leur. (p. 271)» Par contre il refuse d’être complice d’un vol par son capitaine de 10 kg de chocolat (p.278). Lorsqu’il estime qu’on l’envoie en patrouille dans un secteur dangereux, uniquement pour le confort des officiers (« patrouille de complaisance » p. 172), il n’hésite pas à rédiger un faux compte-rendu, avec la complicité de ses hommes, pour une mission qui n’a pas été faite.
e. Le quotidien
On boit beaucoup dans la tranchée et à l’arrière, les libations répétées sont très présentes dans le récit, et l’alcool est inséparable de la convivialité, des bons et des mauvais moments vécus ensembles; certains excès sont liés aux circonstances (p. 62, gnôle au petit poste) « je crois que si nous avions fait cela en temps de paix, nous en serions morts » ; l’auteur décrit les remontées en ligne qui débouchent sur des déclenchements de tirs nourris, désordonnés et finalement assez dangereux, « Quand nous remontions en ligne, le soir avant de partir, nous étions presque tous blindés, et je vous assure que nous n’avions pas peur. (p. 57)» La vertu principale du vin est d’entretenir le moral, d’éloigner le cafard, pour se remonter, dit l’auteur, « il fallait boire, être entre deux vins comme l’on disait. (p. 132) ». J. Faury consigne aussi toutes ses permissions, racontant les trajets et la joie des retrouvailles. Il note à plusieurs reprises l’émotion que sa présence déclenche au village, de la part de familles dont un des membres a été tué, ainsi par exemple (mai 1918) : « La mère Cathala qui était veuve, s’est mise à pleurer sitôt qu’elle m’a vu, car son fils Léopold avait été tué à la guerre et je l’ai consolée du mieux que j’ai pu. (p. 221)»
Ces souvenirs sont donc intéressants à plusieurs titres, mais l’aspect le plus précieux est que l’on dispose ici d’un récit fait par un homme du peuple, un paysan qui, avec son grade de sergent, a une position intermédiaire privilégiée, pour décrire la guerre et la société combattante à l’échelle de l’escouade et de la section. Beaucoup de poilus n’ont jamais parlé de leur guerre, au point qu’aujourd’hui (2018), ce cas de figure se transforme un peu en cliché. Il en remplace un autre, celui du « vieux» qui pouvait assommer son entourage dans les années cinquante-soixante, avec des récits archi-répétés de « Verdun », tout en captivant ses jeunes petits-enfants. « Calas-te, que la coneissen per cor la tua guerra ! » le reprenait sa femme à ces occasions (témoignage P. Faury, France Bleu Gascogne, novembre 2017, [« Tais-toi, ils la connaissent par cœur ta guerre ! »]). Joseph Faury appartenait à cette seconde catégorie, et c’est ce qui fait la qualité du livre: ce long témoignage oral, formé par des années de narration et mis d’une traite par écrit, trouve une fluidité, un rythme qui, comme le suggère avec pertinence Paul Faury, retrouve la manière des aèdes et des troubadours.
Vincent Suard, juin 2018

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Collin, Bernard (1881-1915)

Le témoin
Joseph Alfred Bernard est né le 19 mars 1881 à Selongey (Côte d’Or) dans une famille de la bourgeoisie catholique cultivée. Il fait des études de biologie à l’université de Montpellier et devient spécialiste des micro-organismes aquatiques à la station zoologique de Cette (Sète) au bord de l’étang de Thau. Il a appris l’allemand, ce qui lui sera utile pendant la guerre. Le 5 novembre 1909, il épouse Magali Cuisinier (voir notice à ce nom), petite-fille du géographe anarchiste Élisée Reclus. Leur fille Jeannie nait en 1911. Sergent au 21e RI de Langres, il arrive sur le front le 7 novembre 1914, secteur de Béthune. Son régiment combat notamment à Notre-Dame-de-Lorette. Le sergent Collin est tué près de Souchez, en Artois, le 27 septembre 1915 (voir la fiche de « mort pour la France » sur le site « Mémoire des hommes »).

Le témoignage
Sa petite-fille, Marion Geddes a conservé 619 lettres ou cartes postales échangées entre le couple, ou adressées par le soldat à sa très jeune fille. Ces dernières sont souvent illustrées de dessins de plantes, de petits animaux, du sac et des outils du combattant. Quelques vues des ruines d’Arras. Bernard a pratiqué le codage. Déposés aux Archives municipales de Sète dans le cadre de la Grande Collecte, ces documents sont la base d’une exposition à la médiathèque François Mitterrand de Sète du 2 au 16 septembre 2017. Une édition d’extraits est envisagée à cette occasion, ce qui est très souhaitable.

Contenu
Les extraits qui sont venus à ma connaissance témoignent d’une réflexion non conformiste très intéressante. La « guerre imbécile » est pour lui une rupture brutale avec ses activités de recherches. Il demande : à quand le retour dans la Patrie « physique, intellectuelle et morale » qui serait un laboratoire où il pourrait vivre avec sa femme et sa fille. Dans les tranchées, il continue à observer rotifères et orchidées. Il lit Anatole France, Tolstoï, Goethe, Romain Rolland, la revue La Paix par le Droit (voir les notices Jules Puech et Marie-Louise Puech-Milhau). Les lettres de sa femme lui sont un soutien indispensable. Une fois de plus, cette correspondance révèle l’amour conjugal au milieu de la violence de la guerre : le 13 mars 1915, un camarade est tué près de lui et il reçoit sur sa capote les débris de sa cervelle.
Bernard Collin est désolé de voir des gosses mobilisés, envoyés à l’abattoir « qu’on appelle champ d’honneur dans l’argot officiel ». Des deux côtés, les charges à la baïonnette sont stupides, « si brillantes dans les journaux, si infécondes en résultats, sauf pour celui qu’on charge ».
Très concrètement, il montre l’attente de la « bonne blessure » qui est le vœu le plus cher de ses soldats (9 décembre 1914), et de lui-même (28 mai 1915). Il montre la joie qui s’installe dans le groupe qui vient d’être relevé. Il évoque avec indignation les parades qui transforment les hommes en pantins.
A Noël, il entend les cantiques allemands. Peu après, un soldat lui apporte un lot de lettres qu’il a prises sur un cadavre allemand dans le no man’s land ; l’une signale un départ de soldats pour le front « et c’était tellement triste que tout le monde pleurait ». En février, une conversation avec les Allemands est interrompue par l’arrivée d’officiers supérieurs « qui voient toujours d’un mauvais œil ces rapprochements funestes pour le « moral des troupes » ; l’illusion de l’ennemi tomberait trop facilement si l’on pouvait s’apercevoir que l’on a en face de soi des hommes et non pas seulement des créneaux garnis de fusils à faire feu ; des hommes souffrant les mêmes choses de part et d’autre, victimes des mêmes machinations sociales et dont on entretient et cultive l’animosité réciproque, comme une fleur de serre chaude utile au luxe d’un petit nombre. » En avril 1915, il a « le plaisir de contempler plus de visages heureux et rayonnants » qu’il n’en avait vus depuis août précédent. Il s’agit de prisonniers allemands : « Certains déliraient et dansaient de joie, ils ne demandaient qu’à filer à toute bride dans le boyau conduisant vers l’arrière, peu soucieux de courir, une fois sauvés, de nouveaux risques de mort. » Un Badois, grièvement blessé par un éclat d’obus, est pris en charge par les soldats français qui lui donnent du vin, du café, tandis que le sergent lui parle pour lui remonter le moral.
Plusieurs pages évoquent la haine en mai 1915. « Où est-elle ? » demande-t-il. Elle n’est pas chez les soldats français, vraisemblablement pas chez ceux d’en face. « Mais où donc est la haine nationaliste contre l’étranger, telle que la prêchent Barrès et autres ? Je ne la vois pas sur le front ailleurs que dans les journaux qui, d’ailleurs, sont plutôt lus ici le sourire aux lèvres et traités par le troupier sceptique de simples « bourreurs de crâne » rédigés par des embusqués qui chantent bien haut, pour n’être pas venus y voir. » Sur le front, on en veut aux Allemands de n’être pas restés chez eux, ce qui oblige à les chasser, et il faut les chasser, mais c’est « mauvaise humeur bien plus que haine ». Comme l’a expliqué Jean Norton Cru, la haine est un produit de l’arrière, « une drogue grisante pour civils ».
Les soldats vont à la mort et sèment la mort « au seul profit d’une minorité qui ne risque généralement rien ». C’est à cause « de combinaisons louches émanées de hautes sphères capitalistes » que la guerre a été déclarée. Les soldats vont mourir « pour laisser une humanité un peu plus bête et méchante qu’elle ne l’était avant. C’est tout ! » Il y a « de quoi se sentir dégoûté d’être homme » : Bernard Collin retrouve ici des accents jaurésiens. De même lorsqu’il estime qu’à côté des marchands de canons, les exploités aussi sont responsables « parce qu’ils se laissent faire ».
Quelques jours avant sa mort, il écrit : « Si la France d’après la guerre est trop inhospitalière et chauvine, peu propice à la vie libre, ce que j’ai de fortes raisons de craindre, nous irons planter notre tente à Genève, à Naples ou Florence, au Brésil ou à Java, n’importe où le vent nous portera. »
Rémy Cazals, avril 2017

Le témoignage vient d’être publié : Une famille dans la Grande Guerre, Correspondance de Bernard et Magali Collin, août 1914-septembre 1915, avec les dessins de Bernard pour sa fille, présentée par Marion Geddes, 2017, 376 p., chez l’auteur Marion Geddes, 12 avenue de Limoux, 11300 La Digne d’Amont, marion.geddes@wanadoo.fr

 

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Dubernet, Jules (1875-1959)

Le témoin
Jean Jules Dubernet est né le 15 mai 1875 à Lucmau (Gironde), commune de 600 habitants de la Lande bazadaise. Issu d’une famille de cultivateurs, il est devenu sabotier. Service militaire à Antibes dans les chasseurs à pied, de 1896 à 1899. Caporal. Marié en 1903, un fils en 1908. Sabotier, il tient le registre des sabots vendus de 1904 à 1957. Sacristain, il tient le registre des enterrements et autres offices de 1906 à 1957. Il semble que le couple récoltait la gemme des pins : c’est mentionné dans sa correspondance de guerre, le transport des lourds fûts n’étant pas, écrit-il, le travail d’une femme. Il commence la guerre au 360e RIT à Nevers, fait un court séjour en Artois, revient à Nevers pour l’instruction des récupérés et des bleus. En septembre 1916, au 64e RIT, il part pour le front : Verdun, l’Argonne, Montdidier et la poursuite « du boche qui file à toute allure ». Sergent le 18 avril 1918.
De retour dans son village, il reprend ses activités du temps de paix. Il meurt le 30 août 1959.

Le témoignage
est composé de plusieurs éléments : un journal dont les notes sont très laconiques, complétées de détails su ses activités de caporal d’ordinaire ; neuf photographies de groupes ; 200 cartes postales représentant les villes et villages où il est passé. Orthographe plutôt bonne.
Il est édité par l’historien Jean-Bernard Marquette dans Les Cahiers du Bazadais, n° 192-193, mars-juin 2016, numéro double entièrement consacré à Jules Dubernet, 142 pages. Transcription complète du carnet, reproduction des photos et de plusieurs cartes postales (images et textes au dos). Croquis des secteurs. Lexique. Préface générale de Rémy Cazals sur « Les témoins de la Grande Guerre ». Introduction de J.-B. Marquette « Sur les traces de Jules Dubernet ». Postface de synthèse « A la rencontre d’un caporal de la territoriale » par J.-B. Marquette.

Contenu
Ayant quatre ans de plus que Louis Barthas, Jules Dubernet est resté dans la territoriale. Ses notes nous renseignent d’abord sur les travaux variés effectués un peu en arrière, mais parfois en première ligne. Au dépôt, il signale les vaccinations et les épidémies. Comme c’est souvent le cas, il est très sensible aux rapports avec le « pays », c’est-à-dire sa région natale. Il se réjouit de rencontrer des camarades girondins, de parler son patois, de recevoir des colis de nourriture : poulet et poularde, civet, boudin, jambon, confit… Les palombes et le vin de Bordeaux sont bienvenus. Et encore les miques, les merveilles. Cela permet d’améliorer l’ordinaire, de restaurer la convivialité, d’échapper au froid, à l’humidité, à la boue de ces contrées nordiques. Il a toujours présent à l’esprit le calendrier des fêtes et des foires de sa petite patrie. Son témoignage confirme aussi ce qui ressort de 500 Témoins de la Grande Guerre, le fait que Jules n’est pas devenu une brute, l’existence de l’amour pour son épouse et son fils, avec les conseils habituels de bien travailler à l’école.
Sacristain, Jules est évidemment un bon catholique, mais il ne parle guère de religion ou de pratique, en dehors de son intérêt pour Jeanne d’Arc. Il ne parle pas non plus de défendre la patrie. Le 11 novembre 1918, il décrit les localités traversées, et ajoute : « Le dernier coup de canon a été tiré à 11 heures. » Rien de plus.
En cherchant bien, on peut cependant trouver quelques brèves remarques éclairantes :
– 29 décembre 1914 : « Ce que nous avons à désirer, c’est que cette nouvelle année nous apporte la victoire au plutôt, à seule fin de pouvoir vivre en paix et revenir auprès de ceux qui nous sont chers. » Mais, le 31 décembre 1917 : « Demain étant le premier jour de l’année nous allons le passer encore bien éloignés l’un de l’autre. Il faut tout de même vivre dans l’espoir que cette année nous apportera la paix et que l’an prochain nous le passerons ensemble. ». Dans la première phrase, il attend la victoire ; dans la deuxième, la paix.
– 17 février 1916, à propos d’un appel à volontaires pour aller au front : « Une fois qu’ils y seront allés une fois ils ne seront plus volontaires. »
– 10 avril 1917, à propos de ceux qui vont monter : « Cela ne les fait pas bien sûr rigoler. »
– 8 octobre 1918 : « Hier je suis allé avec des poilus emmener 14 prisonniers boches que les zouaves ont pris hier à midi à Berry-au-Bac. Je t’assure qu’ils étaient contents car la guerre est finie pour eux. »
Rémy Cazals, avril 2017

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Marchand, Octave (1881-après le 1er février 1963)

Octave Marchand est né à Saint-Péravy-la-Colombe, dans le Loiret. En août 1914, il est clerc de notaire à Montlhéry (Seine-et-Oise), marié, père de trois enfants. Il apprendra la naissance de son quatrième enfant en octobre 1914.
Le 3 août, il rejoint le 131e RI à Orléans, où il est affecté comme sergent fourrier à la 25e Cie de dépôt. Il assiste à l’arrivée des réservistes, des « déserteurs », des engagés volontaires (Alsaciens-Lorrains, Russes, Polonais, Italiens) et des premiers blessés à partir du 21 août.
Le 26 août, Octave part au front. Il rejoint le 131e RI en Argonne et devient sergent fourrier au 1er bataillon. Le régiment se déplace dans la région comprise entre Bar-le-Duc et Dun-sur-Meuse, en subissant de nombreuses pertes. Vient ensuite la vie des tranchées : en forêt d’Argonne, à Vauquois, à Boureuilles, à la cote 263.
Le 23 novembre, il assiste à l’exécution de deux soldats, l’un du 131e, l’autre du 113e, et note que « beaucoup de soldats murmurent et critiquent cette exécution ».
En janvier 1915, Octave Marchand est devenu le plus ancien sous-officier de sa Cie. Cet état lui vaut d’être nommé, deux mois plus tard, au Quartier Général du 5e Corps d’armée basé à Clermont-en-Argonne, où il échappe momentanément aux dangers du front.
Le 1er juin, il reprend sa fonction de sergent fourrier au 131e RI, combattant toujours en Argonne : cotes 263 et 285, ravin des Meurissons.
Le 1er juillet, il est désigné comme fourrier adjoint au Major du cantonnement, situé au Claon, en forêt d’Argonne. Il y restera un an, jusqu’en juillet 1916, étant chargé des travaux d’aménagement et de l’inhumation des soldats décédés à l’ambulance. En juillet et août 1915, il déplore l’attitude des 300 terrassiers civils envoyés par la Bourse du Travail de Paris, qui se plaignent d’être trop près du front, mal logés, mal nourris, et préfèrent rentrer à Paris.
Le 2 août 1916, Octave est affecté à la Cie Hors Rang du 131e RI. En août, il séjourne au camp de Mailly dans l’Aube, où les 3000 soldats russes lui font une excellente impression. De mi-septembre à mi-novembre, il est dans la Somme, aux alentours de Bray-sur-Somme. Il y côtoie les soldats Anglais, dont il juge l’uniforme kaki moins visible que la tenue bleu horizon ; il rencontre des soldats malgaches employés à l’extraction de la pierre, ainsi que des soldats noirs travaillant à la réfection des routes, qui lui font peine à voir ; il croise des groupes de prisonniers allemands exténués de fatigue.
En janvier 1917, Octave Marchand rejoint sa Cie Hors Rang dans l’Aisne, aux environs de Berry-au-Bac, où il est chargé du cantonnement. L’hiver est très froid, la nourriture gèle. Il remarque les travaux de camouflage effectués sur les routes en prévision de l’attaque du 16 avril entre Reims et Soissons, et compte l’arrivée de 150 tanks. Les jours suivants, il voit passer les prisonniers allemands en piteux état. Fin mai, il apprend les actes d’indiscipline survenus, entre autres, sur le front de l’Aisne et note que des troubles ont eu lieu aux 4e, 82e, 113e et 313e RI du 5e Corps d’Armée. Le 16 juillet, il conduit six soldats appartenant à l’arrière, condamnés par les Conseils de guerre à remonter au front.
Le 19 juillet, à la suite d’une circulaire concernant les pères de quatre enfants, il quitte le 131e RI pour intégrer le 5e bataillon du 66e RIT (Régiment d’infanterie territoriale) basé au sud de Fismes. Avant son départ, il est décoré de la croix de guerre. Il devient fourrier de la 23e Cie, dont les hommes travaillent dans des carrières, sur les routes ou dans les gares.
Le 7 octobre, il visite un camp de prisonniers allemands établi à Mont-sur-Courville et constate que les Alsaciens et les Polonais y sont séparés des Prussiens, « car l’entente est loin de régner entre eux ».

Le 1er novembre, il est affecté à la TM 112 (Transport de matériel) et doit régler la circulation des voitures sur la route de Soissons à Reims. Sur cette route très fréquentée, il voit pour la première fois des autos et ambulances américaines.
Le 11 janvier 1918, il est affecté au 126e RI, près de Château-Thierry. Il y effectue des travaux de secrétariat administratif. Le 24 janvier 1919, il est démobilisé à Vincennes.

Dès la fin de la guerre, Octave Marchand commence à recopier ses carnets de guerre en y ajoutant des remarques ; il ne terminera leur copie qu’en 1952. Il recevra la médaille militaire en 1960 et la médaille de l’Argonne en 1963. La date de son décès n’est pas indiquée.
Ses cahiers ont été transmis par sa petite-fille à Geneviève Lavigne-Robin et son mari, qui en ont effectué la transcription, tandis que Nicole Fioramonti a rédigé la préface et des introductions historiques.

Octave Marchand refuse le nom de « poilus » : « Nous ne sommes pas des mousquetaires de l’ancien temps, à la recherche d’aventures et de glorification » (11-15.02.1915), et n’utilise jamais le mot « Boches ». Dès le 18 septembre 1914, il relève son insensibilité : « Ces douleurs, ces plaintes, cette horrible vision du sang qui coule à flot des blessures, n’ont plus d’effet sur moi ; mon cœur, jadis si sensible, est devenu dur comme pierre. »
Pendant les huit premiers mois de la guerre vécus sur le front, le ton de ses carnets est plus vindicatif qu’il ne le sera ensuite, à l’arrière. « Messieurs les Officiers de l’état-major auraient dû venir s’assurer de la difficulté de l’entreprise avant d’ordonner l’attaque [de Vauquois] avec de si faibles effectifs. C’est sacrifier beaucoup d’hommes inutilement, car nos pertes sont lourdes, le terrain est couvert de morts et de blessés » (09.12.1914). Et le 3 janvier 1915, il écrit : « les pauvres condamnés à mort que nous sommes ! »
Au Quartier Général de Clermont-en-Argonne, il est surpris de l’attitude des officiers : « Chaque jour, nos avions font des reconnaissances au-dessus des lignes ennemies, je remarque que les officiers de l’état-major n’ont pas l’air d’attacher grande importance aux rapports des aviateurs, qu’ils lisent, le sourire aux lèvres, en faisant parfois des réflexions désobligeantes pour les aviateurs » (11.04.1915).
En mai 1917, il attribue les mutineries à cinq causes : retard dans les tours de départ en permission, exercices et corvées inutiles pendant les périodes de repos, maintien des mêmes troupes d’attaque dans des secteurs devenus mortifères, influence des grèves, événements de Russie. Il s’indigne : « A Orléans, des femmes grévistes sont assez insensées pour crier : « Vive les Allemands » et jeter des fleurs à des prisonniers qui sont, peut-être, l’auteur de la mort d’un frère, d’un père, d’un mari, ou fiancé. »
En novembre 1917, il voit travailler des Sénégalais, des Malgaches et des Annamites sur la route de Soissons à Reims, et note : « Tous ces pauvres bougres paraissent transis de froid, dans notre climat brumeux et froid. Ils doivent, sans doute, eux aussi, regretter le beau soleil de l’Afrique et de l’Asie. Et que doivent-ils penser de la civilisation que nous leur avons inculquée ! »
Dans les dernières pages, Octave Marchand se livre à un vigoureux réquisitoire de 40 lignes dénonçant les souffrances des fantassins : « Il paraît que ce n’était rien d’avoir quitté foyer, famille, affaires, pour venir défendre son pays. […] Ce n’était rien que d’avoir risqué sa vie des jours et des nuits, d’être resté là, stoïque dans un fossé nauséabond, à la merci des balles de fusil et de mitrailleuses, des grenades, des obus de tous calibres, des gaz, des lance-flammes et de tous les engins de mort, inventés par les hommes […] », et termine en dénonçant l’injuste distribution des médailles.

L’Enfer au quotidien. Carnets de route du Sergent fourrier Marchand, Paris, Editions Osmondes, 1999, 487 pages.

Isabelle Jeger, juin 2016

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Mazeyrie, André (1876-19..)

Né le 11 juin 1876 à Tulle, fils d’un imprimeur. Etudes de médecine : docteur en 1900. Exerce dans sa ville natale.
En avril 1915, il est affecté au 21e RAC dans les Vosges ; en avril 1917, au 256e RAC.
Il a réalisé un album, sous le titre « Croquis de guerre », comprenant 164 dessins, 108 photos et des documents divers, de très rares notes, rien sur son expérience de médecin, sinon les portraits de brancardiers et de blessés (par exemple « les petits blessés de Craonne »). Les dessins sont souvent réalistes (plume, aquarelle, gouache) ou des caricatures d’Allemands. Il a représenté des paysages vosgiens, Baccarat, Reims, la cagna du colonel, une sentinelle, les ravitailleurs, les prisonniers allemands.
Une exposition de ces dessins a eu lieu à Tulle en 2014, accompagnée d’un livret au format 20 x 20 de 60 pages sous le titre André Mazeyrie, Carnet d’un médecin dans la guerre 1914/1918 (p. 31, la transcription curieuse de la légende d’un dessin représentant un éclopé : « On l’a le filon » devient « On l’a le film », ce qu’une plus grande familiarité avec les témoignages de cette guerre aurait permis d’éviter). L’exposition est reprise au Musée de la Résistance de Limoges du 1er octobre 2015 au 30 juin 2016.
Après la guerre, le docteur Mazeyrie a continuer à exercer et il a rédigé et illustré diverses chroniques sur la Corrèze. La date de son décès n’est pas donnée.

Rémy Cazals, mai 2016

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Sudres, Pierre (18..-1936)

Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Parmi ces témoins, Pierre Sudres est conseiller de préfecture à Cahors, issu d’une famille aisée de Saint-Céré. Il a témoigné sur un carnet de route, peut-être revu après la guerre, mais la précision des dates atteste de notes détaillées prises sur le moment.
Rappelé à la préfecture du Lot pendant ses vacances, il est bien placé pour connaitre les nouvelles au moment de la crise de l’été 1914. « L’assassinat de Jaurès éclate comme un coup de foudre. » Puis, lorsque la nouvelle de la mobilisation arrive, le préfet « est très pâle, très ému » ; « les cloches de la cathédrale s’ébranlent, celles des autres églises ne tardent pas à les soutenir de leurs notes lentes et lugubres » ; « les femmes pleurent et se désespèrent ». Lui-même se sent effondré, écrasé, mais il se ressaisit : « Je fais l’offrande de ma vie à mon pays. Le devoir qui va s’imposer à tous les hommes valides de France, je l’accomplirai. […] Je possède quelques biens. Ma mère ne sera pas dans le besoin. Et puis je ne peux pas permettre que nos biens soient défendus par ceux qui n’en ont pas. »
Les combats d’août 1914 commencent mal. Le « Journal de guerre » de Pierre Sudres, sergent au 207e RI, dont de nombreuses pages sont reproduites dans le livre, décrit la retraite des soldats et l’exode des civils : « Poignant spectacle, je contemple le cœur serré ces longues théories de chariots surchargés parfois d’objets inutiles, indice du désarroi et de la rapidité avec laquelle ils ont été assemblés. Je suis d’un regard compatissant ces hommes âgés, ces enfants, ces femmes, ces vieillards qui suivent les restes d’un foyer brutalement abandonné. » La retraite des troupes se fait dans le plus grand désordre après la défaite de Bertrix. On a de la peine à creuser des tranchées car les soldats se sont débarrassés de leurs outils portatifs. Puis c’est la bataille de la Marne, les troupes comprenant « confusément » dès le 6 septembre que la situation est en train de changer.
En décembre 1914, il connait son « grand premier coup de chien », l’assaut sous les balles et la prise d’une tranchée allemande dont les occupants préfèrent se rendre : « Ils ont considéré comme inutile de résister, n’ayant pas sans doute une possibilité de retraite. Ils manifestent du reste une visible satisfaction et ils ne paraissent qu’inquiets de la réaction que cette attaque va provoquer de la part des leurs. » Pierre Sudres en tire un bilan critique : « Décidément, cette attaque partielle me paraît être injustifiée. Ses faibles résultats sont trop disproportionnés avec les pertes qu’ils coûtent. »
Pierre Sudres finira la guerre comme sous-lieutenant. Atteint par les gaz, il en gardera des séquelles jusqu’à sa mort en 1936.
Rémy Cazals, avril 2016

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Graham, Stephen (1884-1975)

1) Le témoin

Journaliste, auteur de récits de voyage, essayiste et romancier, Stephen Graham a écrit deux ouvrages sur la Grande Guerre : A Private in the Guards (1919) et The Challenge of the Dead (1921).

Né à Édimbourg en 1884, il quitte l’école à l’âge de 14 ans et travaille à Londres dans l’administration. C’est en lisant Dostoïevski qu’il se prend de passion pour la Russie et décide d’apprendre la langue de l’auteur de L’Idiot. Son premier voyage en Russie date de 1906. De retour en Grande-Bretagne, il n’a plus qu’une seule envie : repartir à Moscou. En 1908, il s’installe dans la capitale russe et se marie l’année suivante. Stephen Graham vit des cours d’anglais qu’il dispense et des articles qu’il envoie aux journaux anglais. Il voyage ensuite dans le Caucase et le Nord de la Russie et publie les récits de ses expéditions, entamant ainsi une carrière d’écrivain-voyageur qui durera toute sa vie. Il se trouve dans les montagnes de l’Altaï quand la guerre éclate et envoie au Times des articles relatant les combats sur le front russe.

De retour en Grande-Bretagne, il rend compte de la guerre sur le front oriental et donne des conférences sur la spiritualité russe. En septembre 1917, il rejoint les Scots Guards et entame ses classes en tant que simple soldat au camp de Caterham. Baptisé la Petite Sparte par la troupe, ce camp se distingue par la sévérité de sa discipline. Après un bref passage à la caserne londonienne de Wellingon, à Londres, pendant lequel il monte plusieurs fois la garde devant Buckingham Palace, il part pour la France en mars 1918. D’abord affecté au secteur d’Arras, il participe à la guerre de mouvement du printemps à l’automne 1918. Après l’armistice, les Scots Guards pénètrent en Allemagne et occupent Cologne.

De retour en Grande-Bretagne, Stephen Graham se demande quel nouveau tournant prendra sa vie, les Occidentaux étant désormais indésirables en Russie. En 1921, il revient sur les champs de bataille et s’interroge sur l’avenir de l’Europe. Le sacrifice de ceux qui sont tombés au champ d’honneur n’est-il pas en passe d’être oublié ? Le compte rendu de son itinéraire dans les villes en ruines de France et de Belgique sera publié sous le titre The Challenge of the Dead, en 1921. Stephen Graham ne peut cacher sa tristesse face aux villes en ruines et à la faculté qu’a l’être humain d’oublier. Il estime qu’un jour les cimetières militaires qu’aménage la Commission Impériale des Sépultures de Guerre ne seront plus visités par personne. Si l’avenir lui donnera tort, on ne peut qu’attester l’amertume qui a saisi tous ceux qui se sont rendus sur le front occidental au lendemain de la guerre. L’ampleur des ruines ne pouvait qu’engendrer un sentiment d’abattement que la foi en l’avenir ne parvenait pas toujours à surmonter.

Par la suite, Stephen Graham continuera de mener une vie de globe-trotter, avec notamment de longs séjours aux Etats-Unis et en Yougoslavie, qui donneront lieu à des récits de voyage. Il publiera également plusieurs romans et travaillera pour la BBC pendant la guerre.

A l’instar d’un Cendrars ou d’un Kessel, Stephen Graham faisait partie de ces écrivains-voyageurs pour qui l’aventure n’était pas un simple mot et qui n’ont jamais hésité à prendre des risques pour rendre compte de l’état du monde par le biais de l’écriture, mêlant avec talent l’art du reportage à celui de la littérature romanesque.

2. Le témoignage

A Private in the Guards est publié en 1919. Le livre inclut des articles précédemment publiés dans la Saturday Westminster Gazette, le Times, le Spectator et The English Review.

3. Analyse
Les premiers chapitres consacrés à la période d’entraînement en Grande-Bretagne occupent plus d’un tiers de l’ouvrage. L’auteur tient à nous montrer tous les aspects de la formation militaire pour nous amener à réfléchir sur les notions de discipline et d’esprit de corps. Les recrues sont humiliées, verbalement ou physiquement. Les punitions ne sont pas toujours justifiées et l’atmosphère exécrable. Cette description sans concession sera jugée excessive par bon nombre de lecteurs, outrés que l’on puisse ainsi critiquer le fonctionnement de l’armée. D’autres témoignages attestent pourtant de la brutalité inutile qui régnait sur les champs de manœuvre, notamment au célèbre Bull-ring d’Étaples.
Dans les chapitres relatant les combats en France, Stephen Graham décrit la brutalité de la guerre et s’attarde notamment sur les mauvais traitements que subissent les prisonniers allemands. Selon une règle tacite, les prisonniers sont même devenus indésirables et les prétextes pour s’en débarrasser deviennent monnaie courante. Pourtant, quand les Scots Guards occupent Cologne à la fin de l’année 1918, Stephen Graham est frappé par l’absence de ressentiment entre les soldats britanniques et la population allemande. Il note toutefois que la guerre a rendu les comportements plus agressifs, avec une forte dose de violence intériorisée.
Ces commentaires acerbes pourraient laisser penser que l’auteur s’inscrit dans une démarche de dénonciation et de pacifisme. Il n’en est rien. Stephen Graham constate, pointe du doigt les abus mais ne remet pas en question le fonctionnement de l’armée. La première phrase du livre énonce clairement que plus la discipline est sévère, plus le soldat sera valable. Le regard que l’auteur porte sur son expérience combattante est fondamentalement ambigu. Et c’est en cela qu’il est intéressant. Il comprend et atteste de la nécessité d’une discipline implacable pour gagner la guerre tout en déplorant le coût humain. Ce paradoxe moral est exposé sans être véritablement tranché. Un des chapitres s’intitule « War the brutaliser », préfigurant le concept de « brutalisation » que développera l’historien George L. Mosse au début des années 1990 à propos du champ politique allemand après la guerre [mais les travaux de Benjamin Ziemann ont montré que la plupart des soldats allemands aspiraient à une vie paisible au sortir de la guerre].
Le point de vue de Stephen Graham est celui d’un journaliste engagé. Sa position de simple soldat n’appartenant pas au monde ouvrier lui permet d’être un observateur privilégié de la troupe. Ses commentaires sur le niveau culturel, les mœurs et le langage des hommes du rang ne sont guère flatteurs. Un de ses officiers lui ayant demandé d’interroger ses camarades et ses officiers pour écrire une chronique du bataillon, il s’attelle à cette tâche. Nous avons ainsi au milieu de l’ouvrage un retour en arrière pour présenter l’historique des Scots Guards depuis août 1914. Ces passages ne sont pas ceux qui présentent le plus d’intérêt. Par contre le chapitre consacré aux morts, qui puise quant à lui dans le vécu de l’auteur, constitue un véritable brûlot qui expose à la lumière la plus crue la déshumanisation qu’implique l’expérience combattante. Stephen Graham nous décrit sans ménagement le comportement de certains survivants envers les morts au bout de quatre ans de guerre. Chez de nombreux soldats, l’extraordinaire manque de respect envers les morts était devenu un comportement habituel. Il donnaient des coups de pied dans les cadavres, perçaient leurs poches du bout de leurs fusils, les déshabillaient et se moquaient de leurs expressions faciales. Les morts sont dépouillés de toutes leurs possessions, y compris les bagues et médailles religieuses. Les lettres et photos sont par contre laissées sur le champ de bataille car elles n’ont aucune valeur marchande. Stephen Graham dénonce ces comportements qui restent cependant marginaux au vu de la grande majorité des témoignages britanniques publiés, dans lesquels le respect envers les morts est amplement attesté. Soucieux du problème d’identification des corps et de l’attente douloureuse dans laquelle sont plongées les familles de disparus, il lui arrive régulièrement de récupérer ces lettres et d’écrire aux familles concernées. Le chapitre concernant les aumôniers nous propose également un tableau acerbe de la communauté cléricale, qui ne tombe cependant jamais dans la caricature. La tâche des aumôniers semble impossible et beaucoup d’entre eux laissent tomber le Sermon sur la Montagne pour prêcher une haine justifiable de l’ennemi.
Les derniers chapitres concernent la traversée de la Belgique après l’armistice et l’occupation en Allemagne. La haine qui avait animé les Britanniques pendant quatre ans n’a plus cours. Il existe même entre Britanniques et Allemands une « affinité raciale » évidente. Comme le dit un des hommes de l’unité de Graham : « J’ai passé quatre ans et demi là-bas, en France et en Belgique, et je peux te dire que ceux dont je me sens le plus proche sont les habitants de ce pays. » Là aussi, Stephen Graham n’hésite pas écrire des choses qui déplairont aux lecteurs et à exposer la dure réalité de l’homme en guerre, sans recours à aucune idéologie.
Francis Grembert, mars 2016

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Méche, Louis (1891-1964)

Né à Roquefère (Aude) le 3 septembre 1891 dans une famille d’ouvriers agricoles, il travaille avec son père au service d’un propriétaire terrien jusqu’à l’âge du service militaire en 1911. Le 7 août 1914, il décrit son départ de Narbonne avec le 80e RI, sous les acclamations, tandis que des femmes et des vieillards essaient de cacher leurs pleurs. Son baptême du feu a lieu le 13 août en Lorraine. Le lendemain, lors de l’attaque d’Igney, il voit les premiers blessés et les premiers prisonniers. Au passage de la frontière de 1871, le général prononce ces paroles : « Mes enfants, rappelez-vous que vous êtes français, et que la terre que vous allez passer a été française. Aujourd’hui, vous êtes les maîtres. Qu’il n’existe donc plus de poteau frontière entre la France et l’Allemagne. » Louis Mèche poursuit : « À ces paroles prononcées par la bouche de notre grand chef, six gaillards robustes saisirent l’arbre de fer portant la plaque avec l’aigle allemand et en un instant il fut renversé. » Mais le régiment doit battre en retraite : « À partir de ce moment, j’ai ignoré quel était le jour de la semaine que je passais, ni la date, ni l’heure. Ne dormant plus, mangeant seulement que lorsque les circonstances le permettaient, ne trouvant plus d’eau pour boire que celle que l’on trouvait dans les trous d’obus dans les champs, se cachant pendant le jour, marchant seulement la nuit et à travers les grands bois de la Lorraine, ne se souciant pas plus du mauvais temps que du beau, bravant l’orage et la tempête, confondant parfois le bruit du tonnerre à celui du canon. »
Le 29 août, le régiment repart à l’attaque. Une patrouille ramène un soldat allemand blessé : « Il était de mon âge et bavarois, je lui fis moi-même le pansement. Il me remercia. Il nous dit qu’il avait faim. Nous lui donnâmes du pain et une boîte de viande de conserve. Un puits se trouvait non loin de là ; nous allions lui chercher à boire. Je ne sais s’il fut touché de la bonne rencontre qu’il avait faite, mais il étendit son manteau, s’y coucha dessus et pleura. Je cherchais à le rassurer, croyant qu’il avait peur qu’on lui fît du mal. Il me montra le portrait d’une jeune femme, c’était sans doute sa fiancée. Il versa d’abondantes larmes sur ce portrait, je compris qu’il lui était cher. Je fus ému de pitié pour ce jeune homme, j’aurais voulu le consoler mais, ne se comprenant pas, mes paroles furent vaines. »
Les notes de Louis Mèche conservées s’arrêtent en décembre 1914. Capturé le 30 octobre 1915, il est interné au camp de Giessen où il raconte sa campagne sur des cahiers, dont les deux premiers ont été retrouvés par son petit-fils, Jean-Bernard Gau. Celui-ci ajoute que son grand-père a été fortement marqué par la guerre. Libéré, il épouse en 1919 une orpheline placée pour travailler chez sa marraine de guerre. Le couple s’installe à Roquefère, et Louis devient menuisier aux mines de Salsigne, puis artisan ébéniste dans son village natal, où il meurt le 18 décembre 1964. Des extraits de ses cahiers ont été publiés dans le recueil collectif de témoignages audois sur la Grande Guerre, Années cruelles.
Rémy Cazals

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