Arnaud, René (1893-1981)

1. Le témoin
René Jacques André Arnaud est né le 2 juillet 1893 à La Rochelle (Charente-Maritime). Il dit être entré au lycée de Rochefort en sixième à l’âge de dix ans. C’est son père qui choisit pour lui la langue anglaise : « Ce jour-là, sans s’en douter, mon père avait orienté toute ma destinée », ce qui précipitera la fin heureuse de sa guerre. Il aura certainement une scolarité brillante puisqu’il est normalien et entre en guerre en septembre 1914 à Vannes, obtenant le grade de sous-lieutenant en trois mois. Dans son témoignage, peu avant le Chemin des Dames, il se classe comme « homme de gauche ». Il meurt à Paris le 15 janvier 1981.

2. Le témoignage et analyse
René Arnaud annonce dès le titre l’angle sous lequel il va délivrer son témoignage. Son récit, écrit au début des années 60, est alors un mélange de souvenirs et de réflexions, souvent opportunes, avec pour fil conducteur la démonstration de l’absurdité de la guerre et de ceux qui la font, des militaires de carrière ou des civils sous l’uniforme, y compris réservistes. Ce biais rend son témoignage réfléchi, en forme de récit chronologique mais surtout concentré sur des grandes phases vécues dans trois régiments ; le 337e, 6e bataillon (Fontenay-le-Comte), (janvier 1915 – juin 1916), le 293e (La Roche-sur-Yon) (juin 1917 – novembre 1917) et quelques mois au 208e RI (Saint-Omer) (décembre 1917 à son changement d’affectation, en juillet 1918).
Avec son ami Guiganton, ils entrent en guerre « pleins d’ardeur et d’enthousiasme. Notre seule crainte avait été que la guerre se finît trop vite, avant même notre arrivée au front : quelle humiliation eût été la nôtre, de rester en dehors de la grande aventure de notre génération ! Et puis la flamme de la guerre attirera toujours les gars qui ont 20 ans » (p. 8). Il reviendra d’ailleurs mi-1916 avec plus de lucidité sur ces premiers sentiments : « Bien qu’une grosse marmite allemande vînt toutes les deux minutes s’écraser à droite dans les bois, j’eus quelque envie pour ces « embusqués » – qu’en même temps je méprisais -, et qui faisaient la guerre avec un minimum de risques, alors que l’enchaînement des causes et des effets avait fait de moi, petit intellectuel chétif d’avant-guerre, un lieutenant d’infanterie, c’est-à-dire pratiquement un homme condamné à mort, sauf grâce exceptionnelle. Et je ricanai en me rappelant qu’en 1914 je n’avais qu’une peur : que la guerre ne finît trop vite et que je n’eusse pas le temps d’y prendre part » (p. 88). Il reviendra page 204 sur cette expression en disant : « Un condamné à mort en sursis célèbre-t-il son anniversaire ? » Sa rencontre avec celui qu’il qualifie de « mon premier colonel » est lucide : « Si le colonel prenait son absinthe biquotidienne, si, coiffé d’un képi à manchon bleu, il évoquait les grandes manœuvres, c’est que la guerre n’était au fond pour lui qu’une continuation de la vie de garnison, à peine modifiée. Qu’il y eût cette fois de vraies balles dans les fusils et de vrais obus dans les canons, il n’en avait cure : car il ne mettait jamais les pieds en première ligne et ne dépassait guère vers l’avant son poste de commandement » (p. 13). Poursuivant ses tableaux, s’affranchissant parfois de la chronologie, en janvier 1916, assez familier avec son capitaine, qui le surnomme « Noisette », il relate comment il obtient sa première décoration : « Vous chercherez avec mon secrétaire dans le Bulletin des Armées un motif de citation à l’ordre du régiment ! C’est ainsi que je reçus la Croix de guerre et ma première étoile. Après avoir rêvé d’être décoré sur le front des troupes, quelle dérision ! J’eus du moins la pudeur, en rédigeant moi-même mon motif inspiré du Bulletin, d’éviter la grandiloquence ordinaire, les « N’a pas hésité… » ou les « N’a pas craint… » et de me référer simplement à mon baptême du feu où j’avais le sentiment d’avoir fait honnêtement mon métier » (p. 19). Baptême du feu qu’il avoue d’ailleurs avoir reçu tardivement, précisant : « Ce n’est qu’un mois et demi après mon arrivée au front, le 28 février, que je reçus en première ligne le baptême du feu ». Il n’est pas très ému de son premier mort (P. 34) mais dit plus loin (p. 36) sur son inhumation, cérémonialisée « Mais on n’enfouit pas ce corps comme celui d’un chien » : « Bien que la religion me fût devenue assez étrangère, je fus profondément remué par ce modeste effort de spiritualité au milieu des brutales réalités de la guerre ». En effet, cette mort le renvoie à la sienne : « Et j’étais si plein de vie qu’il m’était impossible de m’imaginer comme lui, couché sur un brancard, avec cet air distant qu’ont les morts. D’ailleurs n’était-il pas inscrit que j’en reviendrais ? ». (Il revient plus tard sur ce sentiment d’en sortir, alors qu’il subit un pilonnage à Verdun « Alors que la mort me frôlait à chaque minute, je sentais en moi la volonté, la certitude de vivre » (p. 117) (…) « Je vis donc emporter ce cadavre sans y voir pour moi aucun présage » mais il est bien plus ambigu quand il poursuit : « Ces images éveillaient alors en moi obscurément je ne savais quel plaisir : c’est beaucoup plus tard que je devais découvrir que ce plaisir était d’ordre sensuel et qu’il y a un lien mystérieux entre la mort et la volupté » (pp. 34-35). Il revient la page suivante à cette notion dans un tout autre domaine : « Nous couchions dans les caves, dont les murs étaient abondamment illustrés de pages découpées dans la Vie Parisienne, sarabande de petites femmes montrant leurs cuisses demi gainées de soie : nous n’avions pas attendu les Américains pour orner nos chambres de « pin-up »» (p. 36).
Sur la notion de héros, il en a une définition réaliste : « Le héros véritable à la guerre, ce n’est pas l’officier à qui il est facile d’oublier le danger qu’il a la volonté de faire son métier, ce n’est pas le technicien – mitrailleur, artilleur, signaleur – qui lui aussi peut ignorer les périls s’il se concentre sur le fonctionnement de sa technique ; le héros, c’est le simple soldat sans spécialité qui n’a qu’un fusil en main pour se distraire de l’idée de la mort ». (pp. 39 et 40).
Afin d’attester du surréalisme et du tragique de la guerre, René Arnaud multiplie les anecdotes telle celle de ces guetteurs tirant sur des oiseaux migrateurs pour s’amuser, entrainant un effet domino de fusillade, puis d’artillerie et causant finalement 7 morts dus à cette fausse alerte, ou ce lieutenant d’artillerie chauffé par l’alcool qui fait tirer au canon sans motif, entraînant lui aussi une riposte mortelle (p. 44).
Il n’est pas toutefois hermétique au bourrage de crâne, notamment sur le ramassage des blessés, n’y voyant qu’espionnage et traîtrise, tel en juin 16, ce : « Souvent, à ce que l’on nous avait dit, des combattants ennemis s’approchaient sous le couvert de la Croix-Rouge, dissimulant dans leur brancard une mitrailleuse » (p. 135). Mais il fait côtoyer ce sentiment avec l’horreur des corps en décomposition, qu’« il nous fallait pourtant regarder en face » et de conclure ; « Et nous n’avions qu’une pensée fugitive pour les proches de ces « disparus », qui fussent devenus fous à voir ce que la guerre avait fait de leur fils, de leur mari ou de leur amant » (p. 49). Il poursuit encore : « Et puis, en rentrant de la ronde, on secouait ces funèbres pensées, on se jetait sur la mangeaille avec un appétit de jeune loup comme dans ces repas de famille qui suivent les enterrements à la campagne. La vie reprenait le dessus, on bâfrait, on buvait, on savourait un verre de fine, on fumait un cigare et on ne pensait plus à nos cadavres jusqu’à ce que la prochaine ronde remît sous nos yeux ce « je ne sais quoi qui n’a de nom dans aucune langue » (pp. 49, 50).
Le 6e chapitre est un tableau de sa vision de l’armée anglaise, bien équipée, et à l’ « odeur de merisier et de tabac sucré ».
Près de cent pages sont consacrées au front de Verdun. Elles montrent, par l’ambiance et l’anecdote, l’homérique de cette phase. Sur l’abnégation du soldat qui « y tient », il dit : « On nous disait de tenir : y avait-il tant de mérite à ne pas bouger de sa tranchée où on était bloqué, et à y attendre passivement la fin du pilonnage, dans l’incapacité physique d’agir ? » (p. 117) Devant cette débauche d’obus, dont il dit : « tous les obus ne tuent pas – il y en a même fort peu qui tuent. Mais il en tombait tellement cette fois-ci que quelques-uns frappaient juste », il se révolte pourtant : « A la fin, c’en était trop. Le spectacle de ces paquets de chair fragile qui attendaient la mort sous un déluge de fer et de feu me révolta. En cette minute je ne pensai à la Providence que pour la nier ou la maudire. Morand, mon ordonnance, l’avait dit dans son simple langage : « Est-ce que le Bon Dieu devrait tolérer des choses pareilles ? I doit pu guère s’occuper de nous à c’t’heure ! ». Oui, le ciel était vide. Il n’y avait point de dogme du péché qui pût donner un sens à un pareil massacre ». Devant tant de mort et de souffrance ; « Cette longue série d’émotions excessives avait fini par tuer en moi l’émotion elle-même » (pp. 118-119). Car la mort tombe du ciel, impersonnelle, anonyme : « Je remarque tout à coup un grand corps qui marche là, vers la droite, je vise, j’ai l’intuition du tireur qui tient là son but, j’appuie sur la détente et, tandis que le recul me secoue l’épaule, le grand corps disparaît. Je me demanderai plus tard si c’est ma balle ou la balle d’un autre qui l’a atteint ou s’il s’est simplement jeté à terre devant la fusillade trop intense. C’est en tout cas le seul Allemand que je crus avoir « descendu » en trois ans et demi de campagne, et sans en être sûr » (pp. 122-123). La relève arrive : « tous les survivants eurent un sursaut de joie ; ils allaient en sortir ». Mais le capitaine envisage de laisser les morts à leur sort. Suit un tableau saisissant d’assainissement du champ de bataille (p. 140). A Verdun, revenu dans la sécurité relative de la ville, succédant à 10 jours d’enfer dans le secteur de Thiaumont, il constate qu’une trentaine d’hommes sur 130 sont redescendus ; il les décrit : « La plupart n’ont ni sac, ni ceinturon, certains n’ont même plus leur fusil. Ils s’en vont furtifs, en désordre, comme s’ils avaient fui la bataille. Leurs yeux sont encore fiévreux dans leur visage noirci par la barbe, le hâle et la crasse. Ces héros ne font guère figure de héros » (p. 143). Il en tire un bilan décalé devant le communiqué : « Y n’parlent pas d’nos pertes », grommelle un homme. Mais il est le seul à grogner. Les autres ont aux yeux une petite flemme d’orgueil : « Ça, c’est nous ! » L’être humain tire sa fierté de ses pires souffrances » (p. 144). Les pertes au 237e RI ont été si importantes qu’il est fondu avec le 293e « que nous n’aimions point » dit-il, bouleversant totalement l’unité, et de fait sa cohésion (p. 147). Après quelques jours de repos, le régiment reconstitué est renvoyé dans l’enfer avec la mission de reprendre Thiaumont. Il dit : « Chacun pensait : « On en revient une fois, pas deux ! » » (p. 148). Et Arnaud de constater la recrudescence des consultants du médecin aide-major, soldats comme officiers qui en font autant ! (p. 150). Dans ceux qui y retournent, il décrit les blessés légers filant vers l’arrière après s’être lestement déséquipés et dit : « On eût dit qu’ils avaient étudié le manuel du parfait évacué » ! (p. 156). Plus loin, il fait le calcul lucide et surréaliste « que pour faire un prisonnier on dépensait 300 000 francs (…) [79 829 927,88 € ndlr] pour un prisonnier, « cela mettait cher le gramme de Boche » ! (p. 170).
Il participe ensuite au 16 avril 1917, et est témoin des mutineries ; « nous n’en croyions pas nos oreilles » (p. 175) en avançant qu’elles n’ont pas concerné son régiment, expliquant que « par tempérament et par tradition le Vendéen est docile et respectueux de ses chefs » (p. 176). Il en impute la cause aux officiers cultivant l’inégalité et, arguant qu’il connait ses hommes, caviarde auprès de ses troupes la « littérature » ampoulée émanant du GQG, mais pas celle venant de Pétain. Il rapporte ensuite l’épisode de La Marseillaise chantée par Marie Delna le 19 juillet suivant qui tempéra un peu pour le général Des Vallières la loyauté de sa division (151e).
Au début de décembre 1917, René Arnaud, qui a été promu capitaine à 24 ans au mois d’aout précédent, se trouve affecté à un nouveau régiment suite à la dissolution, en novembre, du 293, mais sans citer celui, « de réserve du Nord » qui l’accueille. Il intègre une unité qui porte la fourragère aux couleurs verte et rouge de la Croix de guerre. Au passage, il dit ce qu’il pense de ces fourragères, notamment en les rapportant à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale ! Mais il avance : « Un régiment dissous, c’était un régiment suspect : si on nous avait supprimés, c’est sans doute que nous ne valions pas grand-chose, peut-être même que nous avions mis la crosse en l’air » (p. 182). S’il ne cite pas son nouveau et ultime régiment, c’est qu’il n’a pas digéré cette affectation. Mal reçu par ce qui apparaît être le 208e RI de Saint-Omer, il dit : « En outre, je tombais dans un régiment où l’atmosphère était assez déplaisante » et « était ce qu’on appelle vulgairement un panier de crabes » tel qu’il acquiert un manifold pour se garantir contre les mauvais coups ! (pp. 184-185). En mars ou avril suivant, ayant répondu à une demande d’officiers connaissant l’anglais, il est affecté au début de juillet 1918 à l’armée américaine comme « officier informateur ». Il en déduit : « Je fus comme ébloui par cette nouvelle. En une seconde, j’eus le sentiment que la guerre était finie pour moi, que je survivrais, et je fus d’un coup délivré de cette sourde angoisse qui pesait sur moi depuis trois ans et demi, de cette hantise de la mort qui m’avait obsédé comme elle obsède les vieillards en bouchant leur avenir ». Plus loin, il ajoute : « J’avais le sentiment d’être invulnérable » mais sans que cela gomme son impression d’abandonner ses hommes (pp. 204 à 206). Son témoignage s’arrête sur sa « profonde reconnaissance à ceux qui sont ainsi venus in extremis faire pencher en notre faveur le plateau de la balance ». (p. 208). S’ensuit un appendice final de 73 pages, inutile et comportant quelques erreurs, intitulé « petite histoire de la Grande Guerre »

Est-il un bon témoin ? Fin mai 1916, alors qu’il monte à Verdun, il se souvient avoir vu au bord de la route, entre Vaubécourt et Rembercourt-aux-Pots, « des tombes de deux soldats tués ici même le 8 septembre 1914 : Rémy Bourleux, soldat au 37e de ligne ; Constant Thomas, soldat au 79e de ligne » (p. 83). Recherches effectuées, ces deux soldats n’ont pas été identifiés et les deux régiments cités ne combattaient pas à cet endroit à la date précisée mais en Meurthe-et-Moselle. Mais il est plus précis quand il évoque la mort de l’Etreusien René Breucq BREUCQ René, 05-10-1884 – Visionneuse – Mémoire des Hommes (defense.gouv.fr), effectivement tué le 20 juillet 1918 au combat de Neuilly-Saint-Front (p. 207).

Renseignements complémentaires relevés dans l’ouvrage :
(Vap signifie « voir aussi page »)

Page 93 : L’absinthe et comment on la consomme
Vue de volontaires américains conduisant des ambulances Ford de la Croix Rouge « qui s’étaient jetés dans la guerre dès 1915 comme dans une gigantesque partie de base-ball »
19 : Comment il reçoit sa Croix de guerre en se l’attribuant lui-même.
25 : Colonel reprenant théâtralement son poste juché sur un lorry
28 : Vue d’un déserteur allemand polonais
29 : Général enfreignant la consigne de l’interdiction de porter le passe-montagne
33 : Bruit de l’obus (vap 63, 97, 104, 105 et 116)
34 : Poêles « empruntés » au village voisin
35 : Vue du château de Bécourt, près de La Boisselle
34 : Pas ému de son premier mort, mais ému plus loin (p. 36) de la spiritualité
37 : Reçois tardivement son baptême du feu, le 28 février
: Hallucination du guetteur
38 : Odeur poivrée de la poudre
44 : Coup de foudre d’amitié entre deux hommes « sans qu’aucun élément trouble vienne s’y mêler »
48 : Cigarette, seul recours contre l’odeur des cadavres
51 : Bruit du train
53 : « Le vin est pour eux chose plus sacrée que le pain »
55 : « Heureux le bœuf qui ne sait pas qu’on le même à l’abattoir »
59 : « Sentiers « canadiens » faits de petit rondins joints où couraient deux rails de bois qui fixaient le tout »
Rats et odeurs de rat crevé
Vue « pittoresque » d’un capitaine de marsouins « à l’allure d’alcoolique »
61 : Touche l’Adrian, « que nous essayâmes en nous esclaffant, comme si c’eut été une coiffure de carnaval »
66 : Propos défaitistes de Vendéens parlant de la défense de la Champagne pouilleuse : « Si tieu fi d’garce de Boches veulent garder ce fi d’putain d’pays, y a qu’à l’leur laisser : ça sera pas une perte ! Ollé pas la peine de s’faire tuer pour ça ! ». (vap 80 sur le 15ème Corps)
67 : Poêle improvisé fait d’un vieux bidon de lait et de tuyaux de gouttière
68 : Jambe momifiée par le gel
: Différence entre active et réserve : « je suis un réserviste, un soldat d’occasion ! » (vap 94)
71 : Interrogatoire comique de prisonnier allemand qui pense retourner dans sa tranchée après
73 : Sur le 17e RI, le régiment du midi crosse en l’air et la chanson révolutionnaire de Montéhus
76 : Ce qu’on trouve dans un bazar militaire
82 : 10 minutes de pause toutes les 50 mn de marche
: Mai 1916, vue de deux tombes du 8 septembre 14 mais non confirmées par les recherches
84 : Vue de la Voie Sacrée interdite aux colonnes d’infanterie, ordre contourné par coterie
85 : Rumeur des gendarmes pendus à Verdun
86 : Haine, mépris et envie contre les officiers d’état-major
: Camions ornés de la Semeuse
: Sur les Vendéens et les Midis
87 : « « Embusqué » s’écrivait désormais avec un A, l’A cousu au col des automobilistes »
90 : « Le vrai front commence au dernier gendarme »
: Vue de la citadelle de Verdun, son ambiance, son aspect d’« entrepont d’un paquebot plein d’émigrants » (vap 95 comment on en sort)
94 : Sur le drapeau et son utilisation : « le drapeau était un embusqué et la guerre était sans panache »
: Odeur de sueur et de vinasse flottant dans les casemates
96 : Sur la veulerie d’un homme qui a peur, son sentiment devant cet homme
105 : Sur la mort survenue aux feuillées, accident qu’une citation aurait heureusement transformé en mort glorieuse
111 : Allègue que « le « système D » n’est pas traduisible en allemand »
112 : Couleur des fusées françaises et allemandes
116 : Bruit des obus
122 : Stahlhelm « en forme de cloche à melon »
: Odeur alliacée (de l’ail) de la poudre
123 : Reçoit une balle dans son casque, lui ayant fait sauter le cimier
124 : Accident de grenade F1 à douille en carton (vap 129 et 136)
133 : Regarde passer les « bouteilles noires », des obus
134 : Capitaine déprimé, « l’alcool ne le soutenait plus »
135 : Grenade grésillante
136 : Sentiment d’être sourd et pense à la « fine blessure »
137 : Blessés dont il remarque « leur soumission passive au destin »
140 : Odeur fétide d’une corvée montante
145 : Officier de l’arrière, escadron divisionnaire, semblant sortir d’une première page de La Vie Parisienne
146 : Pense avoir perdu sa jeunesse à Verdun
155 : Vider sa vessie en cas de balle au ventre
173 : Pillage d’une cave de Champagne
174 : Notion du bien et du mal floutée par la guerre
: Sur le vin : « Chacun sait que le soldat français croit avoir des droits sur toute bouteille de vin qui est à sa portée »
182 : Fourragère rouge et verte (Croix de guerre), citée à l’ordre de l’Armée deux fois, Jaune (Médaille militaire) citée 4 fois, Rouge (Légion d’Honneur) citée 6 fois
189 : Vue d’une fête sportive
212 : Affiche de la mobilisation générale toujours présente sur un mur parisien en 1964.

Yann Prouillet – février 2021

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Menditte (de), Charles (1869-1931)

1. Le témoin
Charles de Menditte, originaire du Pays Basque, est sorti diplômé de Saint-Cyr en 1894. Après avoir servi en Algérie et au Tonkin, puis dans diverses unités en métropole, il commande comme capitaine en août 1914, à quarante-cinq ans, une compagnie du 144e RI de Bordeaux. Blessé en septembre et convalescent pendant une longue période, le commandant de Menditte fait ensuite partie, en 1916, de la Mission Berthelot, destinée à réarmer et entraîner l’armée roumaine. À la toute fin de la guerre, il commande le 415e RI lors du franchissement de la Meuse le 9 novembre 1918. Servant ensuite au Liban, puis en métropole, il termine sa carrière en 1926 avec le grade de colonel.
2. Le témoignage
Alain Fauveau, lui-même général retraité de l’Armée de Terre, et petit-fils de l’auteur, a publié chez Geste éditions en 2008 Le vagabond de la Grande Guerre, qui présente les «Souvenirs de guerre de Charles de Berterèche de Menditte, officier d’infanterie» (301 pages). Il s’agit de la mise en regard d’archives personnelles, d’extraits de carnets de campagne, de correspondance ou de conférences de Ch. de Menditte, avec des éléments de présentation historique, contextuelle et cartographique réalisés par A. Fauveau, bon connaisseur de la chose militaire ; l’ensemble est complété par des photographies évoquant les différentes affectations de l’officier durant le conflit.
3. Analyse
Pour l’historien certains passages proposés ici sont souvent originaux et utiles, car n’étant pas, à l’origine, destinés à la publication, ils représentent un témoignage intime et sincère des conceptions et représentations d’un officier d’active engagé dans le combat. Dans d’autres propos, tenus à l’occasion de conférences, c’est plutôt la préoccupation de la pédagogie et du style qui domine. Ch. de Menditte, s’il a une expérience riche de l’outre-mer, n’a pas une carrière fulgurante, et, bien noté, il est rarement promu. Très croyant, assez conservateur, il manque de souplesse et incarne assez bien le sobriquet «culotte de peau », utilisé par les officiers de réserve (M. Genevoix, R. Cadot), c’est-à-dire un officier d’active exigeant, rigide et distant. C’est surtout pour la période de la fin 1914 que la source est riche et originale : si les parties sur la Roumanie (1916) et sur l’opération sur la Meuse (novembre 1918) ont leur intérêt, elles composent une histoire militaire plus classique, aussi la notice insistera surtout sur août et septembre 1914.
Au moment du départ du 144e RI de la caserne de Bordeaux, au début août 1914, sous les vivats de la foule enthousiaste, les pensées de l’auteur des carnets sont moroses, il aurait préféré un départ plus discret : il a l’impression d’être seul à comprendre les enjeux funestes du moment, les deuils et les ruines futures, et constate : « le peuple semble l’avoir oublié » (p. 8). Plus tard (mi-août), le manque de résistance des hommes lors des marches harassantes l’inquiète encore plus (11 août, p. 20) : « mon sentiment est que mes hommes n’ont aucun ressort, ce sont des braillards et des vantards. Que feront-ils au feu, si la chaleur du soleil a raison de leur énergie ? » Son doute se double ensuite de mépris pour des individus qui ne s’intéressent au repos qu’à la recherche de bidons (p. 21) : « le vingue ! le vingue ! on n’entend que cela ! ». Ces formulations, difficilement imaginables dans des récits de guerre publiés dans les années vingt, traduisent une des attitudes possibles des officiers de carrière envers la réserve (20 août, p. 31) : « Je fais le soir [20 août, arrivés vers la frontière belge] une course assez mouvementée après quelques hommes de ma compagnie qui rôdent dans les cabarets. (…) Les Bordelais sont une vilaine race ; vantards et menteurs, ils n’ont même pas comme le Parisien, le courage de leurs défauts, ils ont le verbe haut et le geste plat. » Il fait « marquer» la traversée de la frontière belge en forçant les hommes de sa seule compagnie à adopter le pas cadencé ; il explique ensuite ce geste incompris à ses hommes – jetant par là-même un froid volontaire – en soulignant que cette attitude martiale est destinée à honorer d’avance « beaucoup d’entre nous qui seront tués en Belgique et qui ne reverrons jamais la Patrie. » Lui-même, décidé à affronter la situation, se fait aider par Dieu et la prière, qui lui apporte « l’apaisement, le calme et la force. (p. 36)»
Le récit des affrontements est passionnant, car très bien mis en perspective par A. Fauveau, et servi par la clarté de l’analyse sur le terrain de de Menditte ; devant les premiers échecs sanglants de son unité, celui-ci en arrive rapidement à la conclusion : « nous ne sommes pas commandés (p. 44).» Après un premier engagement piteux, mais dont il réussit à se dégager grâce à une charge à la baïonnette improvisée, c’est surtout la bataille de Guise qui le marque. Il a auparavant l’occasion de narrer un incident où il « compte » (boxe) un pillard qui refuse d’obéir (29 août, sud de Guise, p. 56) : « Je trouve dans une salle à manger une dizaine de soldats des 24e, 28e et 119e régiments, attablés autour de provisions volées. Je les somme de filer. Un grand diable, plus audacieux que ses voisins, me répond avec insolence « toujours pas avant d’avoir fini de croûter ! » Je marche vers lui, tire mon revolver et lui mettant sous le nez, je lui dis « je compte jusqu’à 10; si à 10 vous n’êtes pas parti, je vous tue comme un chien enragé », et froidement je me mets à compter. À mesure que les nombres sortaient lentement de ma bouche, je voyais les autres soldats gagner la porte. À 8 mon insolent, pâle comme la mort, recula et disparu dans la nuit. Jamais homme n’a été plus près de sa dernière heure que ce misérable. Il avait certainement lu mon irrévocable décision dans mes yeux. »
L’échec que son unité subit lors de la journée du 30 août le marque profondément ; sa compagnie, isolée et sans liaisons, bien visible sur un coteau de l’Oise, subit le bombardement allemand de deux batteries croisées dont il voit parfaitement la gueule des canons à la lunette; le mouvement de panique déclenché par le bombardement sanglant fait fuir ses hommes qu’il ne peut retenir (p. 58) « À la vue de ce sauve-qui-peut, j’éprouvai une douleur poignante. Quoi de plus cruel pour un chef que d’être abandonné par ses hommes sur le champ de bataille ! Je m’écriai « Vous allez donc me laisser seul ! » Seuls sept hommes se rallient à lui à ce moment. Ch. de Menditte réussit à faire retraite mais reste profondément éprouvé. Il laisse sur le plateau de Pleine-Selve 62 hommes, et « j’y laissais surtout l’illusion que j’avais eue jusqu’alors de pouvoir conserver ma troupe autour de moi sous n’importe quel feu, tant que je ne faiblirais pas moi-même. J’eus un chagrin profond. (p. 59)» Paradoxalement, cette situation humanise sa perception des hommes, car sans les absoudre de leur fuite sur le plan militaire, « mon cœur d’homme excuse ces pauvres enfants de n’avoir pu recevoir sans broncher l’avalanche de fer et de feu qui s’abattit sur nous. » Il conclut en disant sa certitude que c’est Dieu qui les a protégés, lui et le peu d’hommes qui ont accepté de le suivre.
Après la Marne, son unité est bloquée par les Allemands au nord de l’Aisne devant Pontavert, et il combat dans ce secteur jusqu’à sa blessure du 24 septembre ; la position à mi-pente du village de Craonne est âprement disputée, et celui-ci disparaît rapidement sous les obus de l’artillerie allemande. Les Français sont obligés d’évacuer le village mais le bombardent à leur tour et contrôlent l’avancée ennemie : « Je passe mon après-midi à tirer sur les Allemands qui garnissent peu à peu le village ; avec Guasqueton, je m’amuse (il n’y a pas d’autres expressions) à empêcher les mitrailleurs allemands de faire un abri pour leur engin de mort. Mon tir doit être bien ajusté car chaque fois que je presse sur la détente, il y a des cabrioles dans les hommes d’en face et interruption du travail pendant quelques minutes.» Le lendemain la compagnie de de Menditte est déplacée vers l’Est, à 800 mètres de la ferme du Choléra. L’auteur peut y observer l’échec sanglant de l’attaque des régiments du Nord le 17 septembre (p. 89) : « Il fait un temps atroce, un vent violent plaque sur mes vêtements une pluie glaciale. Le canon fait rage et une attaque montée par les 8e et 110e régiments se déclenche sous nos yeux. Ce que j’en vois n’est pas beau : un bataillon à peine débouché, pris sous le feu des mitrailleuses allemandes, qui se disloque, et je vois passer à travers mes hommes une compagnie débandée. Je ne puis la retenir puisque, hélas ! le capitaine était un des premiers fuyards et semblait affolé. ». Le 24 septembre, revenu dans un secteur plus à l’ouest, au sud du plateau, l’auteur des carnets est blessé par un éclat d’obus lors de l’attaque du moulin de Vauclair. Avec une mauvaise fracture et de multiples éclats dans tout le corps, il est sérieusement touché, et sa période de convalescence sera longue.
Le récit de sa participation à la Mission Berthelot en Roumanie est lui-aussi un témoignage utile, peut-être surtout par la description qu’il fait de la désintégration de certaines unités russes à partir de novembre 1917 ; son récit est ici très construit car il est rédigé pour une conférence donnée à Coblence en 1923. Sa vision des Bolcheviks est, sans surprise, très hostile et pleine de mépris, son antibolchevisme est total et il insiste sur la vénalité des révoltés, leur ivresse quasi-permanente ainsi que l’odeur forte qu’ils dégagent; la solution trouvée avec l’armée roumaine et quelques Russes « encore loyaux » est de laisser partir les soldats révoltés « vers la lointaine isba, le bâton à la main (p. 168) », mais à condition qu’ils laissent leurs armes sur place, ce qui n’est pas obtenu sans peine.
La fin du recueil évoque le passage de la Meuse (à Vrigne-Meuse, entre Charleville-Mézières et Sedan) à l’extrême fin du conflit, puis l’affectation de l’auteur au Liban et en Syrie en 1919 et 1920. Cette traversée du fleuve, par le 415e RI commandé par l’auteur, est narrée dans le détail, avec un dossier étoffé d’explications d’A. Fauveau, et cette opération apparaît comme une attaque dangereuse, assez incompréhensible puisque les pourparlers d’armistice sont alors bien engagés : il s’agit probablement de prendre des gages, comme le dit le général Marjoulet, commandant le 14e CA (p. 198) : « Il faut franchir la Meuse cette nuit : il le faut à tout prix… l’ennemi hésite à signer l’armistice. Il se croit à l’abri derrière la Meuse…Il faut frapper son moral par un acte d’audace… ». L’opération est réussie, mais avec des pertes non-négligeables. Il reste que le succès de ce franchissement est une des rares satisfactions militaires de l’auteur, pour un conflit qui n’a pas été déterminant pour sa carrière, à cause de sa blessure précoce.
En définitive, même si la période la plus fertile pour ce témoignage d’un officier de carrière est relativement courte, on a ici un document intéressant par sa clarté et sa franchise; on aurait aimé savoir dans quelle catégorie, – fiable ou non digne de confiance -, J. N. Cru l’aurait situé. Cette réflexion est évidemment un peu gratuite, dans la mesure où l’existence d’une telle publication, peu après la guerre, sans corrections ni amendements au texte, sans ce que l’on pourrait appeler le « politiquement correct d’après-guerre» apparaît comme fort peu imaginable, et c’est ce qui fait la valeur de ces textes parus en 2008.

Vincent Suard octobre 2020

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Blunden, Edmund (1896-1974)

La Grande Guerre en demi-teintes. Mémoires d’un poète anglais. Artois, Somme, Flandres (1916-1918), par Edmund Blunden
Traduit de l’anglais par Francis Grembert
Editions Maurice Nadeau
Prix public : 25€

Le livre
Undertones of war est un classique anglais de la Grande Guerre. Salué comme le meilleur récit de son genre, ce texte a été publié à Londres en 1928. Le voici enfin traduit pour la première fois en français. Le poète Edmund Blunden y relate son expérience dévastatrice de la guerre de tranchées en France et en Belgique. Il prend part aux batailles meurtrières de la Somme, Ypres et Passchendaele, où il décrit cette dernière comme “le massacre, non seulement des soldats mais aussi de leur foi et de leurs espoirs”. Dans une écriture poétique mais sans emphase, il raconte la ténacité, l’héroïsme et le désespoir des hommes de son bataillon. Ce texte est enrichi de 31 poèmes de l’auteur composés sur le front. Edmund Blunden a été sélectionné six fois pour le prix Nobel de littérature.

À propos de l’auteur
Edmund Blunden (1896-1974) est un poète, auteur et critique anglais. Il a été professeur de poésie à l’Université d’Oxford. Pendant la Première Guerre mondiale, il a été sous-lieutenant au Royal Sussex Regiment jusqu’à la fin de la guerre. Enrôlé à dix-neuf ans, il a participé à de lourdes offensives à Ypres et sur la Somme. Il a été décoré de la Military Cross.
Contact presse : Laure de Lestrange : 01 46 34 30 42 / editions.mauricenadeau@orange.fr

Extraits de critiques parues :

Aux idéologies figées de la Grande Guerre, le livre d’Edmund Blunden oppose une attention sidérante aux paysages dévastés et une empathie exemplaire pour toute forme de vie atteinte par la destruction.
(…)
Edmund Blunden ne généralise pas, n’explique rien. Le peu de vérité atteignable par sa remémoration ne semble susceptible d’apparaître qu’à travers l’exposition de singularités. Si elle comporte un enjeu référentiel direct, l’accumulation des détails concrets procure une émotion intense, déclenche la narration chez son auteur en même temps que le recueillement chez son lecteur.
(Pierre Benetti dans En Attendant Nadeau)

Il ose écrire dans la chute d’un chapitre :« Mais malgré tout, ce monde était beau » ; et cette pensée d’un survivant des combats de Beaumont-Hamel, d’un rescapé du piège de la Redoute des Souabes, d’un revenant de l’enfer de Thiepval, seul un poète pouvait oser l’écrire.
(Pierre Assouline dans La République des livres)

Ces mémoires sont d’une précision absolument démente, au taillis près, à la minute près parfois.
(Manou Farine – France-Culture – La compagnie des poètes)

Extraits de la préface (Francis Grembert) :

Inédit en français, La Grande Guerre en demi-teintes compte au rang des classiques du témoignage britannique de 14-18. Tout comme les ouvrages de Siegfried Sassoon, Robert Graves, Wilfred Owen et Vera Brittain, il n’a cessé d’être réédité depuis sa parution en 1928. Ces mémoires sont à bien des égards atypiques. La Grande Guerre en demi-teintes se démarque par son rejet du sensationnalisme et une démarche qui refuse tout didactisme. Dans cette chronique douce-amère, l’auteur a délibérément choisi l’euphémisme pour retracer son parcours de combattant. Qualifié de « long poème en prose » à sa sortie, l’ouvrage surprend par ses partis-pris, sur la forme comme sur le fond. La Grande Guerre en demi-teintes procède par la juxtaposition d’éléments disparates, reflets fidèles de la réalité. L’ironie qui s’en dégage n’est jamais complaisante. La première phrase du livre – « Je n’étais pas impatient d’y aller. » – résume bien le ton choisi pour évoquer la guerre.
La dénonciation de la guerre n’est pas son propos, du moins n’est-elle pas explicite. L’auteur préfère nous faire entrer sans commentaires superflus dans la routine de la vie des tranchées, avec ses codes, ses bizarreries et son quota de morts dans les duels d’artillerie quotidiens. Observateur scrupuleux des paysages, il s’imprègne des vergers, des marais et des maisons de Festubert et de Richebourg, des vallées dévastées de la Somme et du bourbier de Passchendaele pour les restituer avec une surprenante profusion de détails. L’art subtil d’Edmund Blunden consiste à allier les descriptions précises de villages et d’aménagements militaires à un détachement ironique permanent. Un des grands mérites de l’ouvrage est de nous montrer que le théâtre des opérations militaires n’est pas un vaste ensemble uniforme. Le combattant vit dans un secteur et non un autre. Il évolue dans des configurations de tranchées, de boyaux et d’abris à chaque fois différentes. Ce paysage temporaire est la référence unique du combattant, dont la survie dépend de sa capacité à s’adapter à un environnement hostile.
La Grande Guerre en demi-teintes est aussi, et peut-être avant tout, un livre d’une écriture dont la richesse n’est que rarement attestée dans les mémoires de combattants. On y goûte une langue généreuse, inventive, à la syntaxe méandreuse et hardie, qui n’hésite pas à puiser sans vergogne dans le riche passé des lettres britanniques. Shakespeare, Byron, Tennyson, Keats sont convoqués parmi d’autres. La réponse à la guerre est la littérature, semble nous dire Edmund Blunden. En recourant à un style complexe, nourri d’échos anciens, il affirme la persistance d’un héritage littéraire que la barbarie des tranchées n’a pas réussi à balayer.
(…) Cette volonté quasi obsessionnelle du mot juste pour dire l’indicible est ce qui fait l’originalité de ces mémoires, mélange subtil de topographie militaire, d’instants de camaraderie, de combats sauvages, d’absurdités administratives et d’érudition. L’objectif est clairement de rendre compte de la complexité de la réalité combattante et de dire la résilience des troupes. On se perd parfois dans ses longues phrases, agrémentées de chausse-trappes, de bizarreries et de ruptures en tous genres, mais cet égarement est porteur de sens : la guerre est multiple et tentaculaire, elle glisse entre les mains, mais il faut tenter de la dire.
La Grande Guerre en demi-teintes regorge de noms de camarades, qui associés aux lieux, personnalisent le récit. Les Doogan, Penruddock, Kapp, Cassels et autres Clifford ponctuent le récit et donnent lieu, au détour d’une phrase, à de petites notations qui en disent autant qu’un long portrait. Quand l’un d’eux meurt, Blunden ne s’attarde pas, par pudeur, par volonté aussi de ne pas tomber dans un pathos facile. Les « excellents compagnons » et les « parfaits amis » suffisent amplement à dire la force du lien, et le cas échéant la douleur de la perte. (…)
Tout au long de sa vie, Edmund Blunden, reviendra régulièrement sur la guerre, dans ses poèmes comme dans ses essais. Il sera nommé au poste de conseiller littéraire auprès de la Commission des Sépultures de Guerre et publiera des « poètes de tranchées » tels que Wilfred Owen et Ivor Gurney. Siegfried Sassoon affirmait que de tous les écrivains-combattants, il était sans conteste celui que son expérience combattante avait le plus obsédé. Il n’a jamais caché que la guerre le hantait et que le passage du temps n’y faisait rien. Peut-être n’a-t-il jamais vraiment compris pourquoi il avait survécu. Son jeune âge explique aussi la force de l’impact qu’a exercé la guerre sur lui. Il a tout juste 19 ans quand il arrive en France. Surnommé Le Lapin par ses camarades, en raison de sa vivacité, il possède une force intérieure que ne laisse pas supposer ce sobriquet. La Médaille Militaire obtenue pour bravoure dans la Somme sera d’ailleurs passée sous silence dans La guerre en demi-teintes. Blunden n’est jamais sorti de la guerre. Les fantômes du passé l’ont accompagné jusqu’à sa mort. La culpabilité de s’en être sorti tandis que bon nombre de ses camarades avaient laissé leur vie dans la boue continentale est une constante dans sa vie et son œuvre.
Auteur typiquement britannique, grand amateur de soirées au pub et de matchs de cricket, Edmund Blunden a bâti une œuvre de premier plan, essentiellement axée sur la poésie, la critique littéraire et les biographies. Professeur à l’université de Tokyo pendant les années 20 et à Hong Kong pendant les années 50, chroniqueur au Times Literary Supplement, ce Britannique si attaché à la culture de son pays a toujours fait preuve d’un grand souci d’universalité. Quand en 1958, il publie une anthologie de poètes de la Grande Guerre, ce n’est pas pour exploiter un filon mais bien pour dire que quarante ans après l’Armistice, avec une autre guerre mondiale venue s’intercaler au passage, ce qui s’est passé entre 1914 et 1918 reste la matrice, mystérieuse et incontournable, à partir de laquelle s’est construite sa vie d’homme et d’écrivain.

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Bouve, Anatole (1887-1914)

1. Le témoin
Anatole Bouve est né en 1887 à Wormhout (Nord). Lieutenant de réserve, il est instituteur à Coudekerque-Branche (Nord) au moment de la mobilisation, et est marié à une institutrice. Affecté au 33e RI d’Arras, on le trouve quittant Dunkerque en bateau pour Honfleur le 29 août 1914. Au Havre, il prend en main un détachement qu’il amène vers le front par le train, pour renforcer les régiments de Dunkerque. Il effectue ensuite la poursuite après la Marne avec le 33e et combat devant Reims. Il est muté au 110e RI le 24 septembre, puis participe, à partir du 12 octobre, à l’attaque de la 2e DI sur Ville-aux-Bois – Ferme du Choléra (secteur de Pontavert). Il est tué le 17 octobre 1914.
2. Le témoignage
Des amis d’Anatole Bouve ont réalisé une copie de son carnet, et cet exemplaire est tombé entre les mains d’Hervé Bouve (pas de lien direct de parenté), qui l’a exposé lors d’une biennale de généalogie. L’original « de la copie » a été aussi en possession de Gilles Suze, son petit-neveu, qui l’a transmis au site Chtimiste en 2006. G. Suze a également documenté le site du Mémorial virtuel du Chemin des Dames en 2007 et 2008. Avec son décès en 2010, on perd la trace du document d’origine. Heureusement, il reste consultable sur Chtimiste (n°66). La période couverte par le carnet court de fin septembre au 15 octobre 1914 et la retranscription occupe environ 5 pages A4.
3. Analyse
Les quelques pages qui composent le carnet d’Anatole Bouve sont composées de mentions rapides, marquées par l’instant, elles traduisent l’expression de l’émotion d’un homme qui découvre la violence des combats. Après des appréciations enthousiastes, lors de la poursuite qui suit la bataille de la Marne (12 septembre), « Quelle belle manœuvre – quels canons – nous n’avons plus rien à faire – Les 75 déblaient le terrain, nous n’avons qu’à avancer », l’auteur fait avec ses hommes une entrée triomphale dans Reims (« que nous sommes contents !), et il éprouve un réel bonheur à constater que les Allemands ont reculé de plus de 100 km. L’ennemi a choisi avec soin ses positions de résistance, et il s’est installé sur des hauteurs et des forts derrière Reims sur lesquels les troupes de poursuite françaises viennent se briser dans des assauts infructueux à partir du 14 septembre. Les courtes notations d’Anatole Bouve prennent un rythme haletant :
14/09 (…) «C’est terrible ! Pluie d’obus toute la journée. Quelle horreur ! Indescriptible.»
17/09 « Terrible depuis quatre jours . Bétheny que nous devons tenir. Adieu – je pars à l’assaut – Soigne bien mon petit Roger (….)
18/09 (…) « Bétheny sera mon tombeau – Il faudra avec toute la famille, Parents, et beaux Parents, venir visiter le champ de bataille qui sera mon tombeau. Encore une fois, adieu à tous, et toi ma Jeanne et mon Roger, mes dernières pensées. »
Le 33e RI est relevé le 19, et le ton des notes s’apaise, avec un transfert en réserve et un repos relatif. Le 24 septembre, l’auteur passe au 110e RI. Il est en ligne devant la ferme du Choléra, et estime que « c’est un peu mieux qu’à Bétheny mais à peu près aussi terrible ». Le moral remonte et la fin du mois est marquée par des journées plus calmes. Le ton se tend à nouveau le 12 octobre : « Mauvais tabac : nous devons nous porter à l’attaque du Choléra ». L’attaque se passe plutôt bien ( 5h15 [de l’après –midi] – Nous attaquons. En avant. Encore un baiser à tous. A ma Jeanne et mon Roger, les meilleurs. Au revoir. ») Il passe la nuit avec ses hommes dans une position intermédiaire aménagée, et le moral est très bon au petit matin du 13. Il évoque l’activité intense de l’artillerie française, qui pilonne la position ennemie devant lui, avec au moins 500 obus sur un carré de 200 mètres de long sur 100 mètre de large, estime-t-il, et il en vient à plaindre les Allemands (13 octobre, midi) : « Depuis 5 h épouvantable, indescriptible. Que d’obus sont tombés sur les positions allemandes. Pauvres êtres. » Il signale le 14 qu’il est toujours en vie et que tout va bien. Le 15 octobre, il mentionne à midi un ordre d’avancer, mais qu’à 2 h ½ [14h30] ils n’ont pas encore fait un pas. Les trois dernières lignes du carnet évoquent le danger de la fusillade: « Toujours dans la tranchée sans pouvoir pousser la tête ou bien clic, clac, zi, clac, zi. Les balles sifflent. Caulier, un camionneur de chez Savergne que Mr Chavatte connaît, a reçu une balle à la tête. Ils tirent bien. »
L’auteur est tué le 17 octobre au bois de la Miette.
Donc un carnet assez court, mais dont le ton tendu, à la fois nerveux et intime, restitue de manière saisissante l’ambiance des violents combats de reprise de contact avec les Allemands après la poursuite qui suit la Marne.
Vincent Suard, octobre 2018

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Martin, Roger (1892-1958)

Roger Marie Joseph Martin est né à Cahors (Lot) le 28 avril 1892 dans une famille de notables catholiques. Son père était avocat. Pendant la guerre, Roger va à la messe et communie ; il joue de l’harmonium à l’église. Etudes de droit. Mariage en 1931.
Sa fille a conservé huit carnets de guerre, tenus d’avril 1915 à juillet 1918, et les a retranscrits. Quelques photos.
Caporal au 207e RI, il fait un passage à Saint-Cyr de mai à septembre 1916 et devient sous-lieutenant, puis lieutenant. Il joue au bridge avec les officiers.
Ses carnets disent l’importance du courrier reçu de la famille et les sentiments d’affection pour celle-ci, ainsi que la solidarité avec les camarades venant de la même région.
Il décrit la nourriture, les cantonnements, avec un véritable souci de s’installer le moins inconfortablement possible. Ainsi le 6 août 1915, dans une ferme abandonnée : « Le coin que j’ai aménagé est très bien. Bizac, Monteil, Arnaudie et moi, nous nous y installons. Un nid d’hirondelles accroché au mur est plein de petites hirondelles que la mère vient alimenter de temps en temps. Une pompe tout près est très commode pour se laver. J’écris sur un bureau et je suis sur une chaise, c’est un moment de luxe. » Même ironie lorsqu’il baptise sa cagna « Villa Mon Rêve ».
Il décrit aussi, longuement, la pluie en Artois en 1915, les pieds abîmés par la marche et le froid ; évocation de quelques attaques.
Le témoignage de Roger Martin est utilisé par Nathalie Dehévora dans son mémoire de maîtrise Quatre combattants de 14-18, Université de Toulouse Le Mirail, 2005. Peut-on savoir si les documents originaux ont été apportés dans un dépôt d’archives publiques du département du Lot ? Une réponse éventuelle sera ajoutée à cette trop brève notice.
Rémy Cazals, septembre 2017

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Germain, René (1895-1985)

1 Le témoin
René Germain est originaire d’une famille de la petite bourgeoisie de Thonon (Haute-Savoie). Classe 15, il est affecté au 5e régiment d’infanterie coloniale et monte en ligne en Argonne en juillet 1915. Nommé caporal, il prend part à l’offensive de Champagne du 25 septembre à Souain ; passé sergent, il est en secteur dans l’Oise jusque mai 1916 ; blessé par un éclat, il est hospitalisé jusqu’en juillet. En convalescence, il se porte candidat pour un peloton d’élèves-aspirants et est formé à Joinville-le-Pont jusqu’à février 1917. Après un temps où il est lui-même instructeur, il est muté au régiment d’infanterie coloniale du Maroc (RICM) en juin 1917 au Chemin des Dames. Il participe comme sous-lieutenant chef de section à l’attaque de la Malmaison en octobre 1917 et il combat en mars et avril 1918 lors de l’offensive allemande ; évacué pour grippe, il revient au front le 18 août 1918. Arrivé en Alsace, il va ensuite occuper Mayence. Radié des cadres en septembre 1919, sa carrière civile transforme ensuite, nous dit son petit-fils, le « jeune fonctionnaire provincial en un inspecteur des impôts parisien particulièrement redouté».
2 Le témoignage
L’édition des carnets (René Germain, Il revint immortel de la Grande Bataille, Editions Italiques, 2007, 311 pages) emprunte son titre à la traduction de la devise du RICM, « Recedit Immortalis Certamine Magno ». Pascal Besnier, petit-fils de l’auteur, a retranscrit un manuscrit d’origine de 500 pages, rédigé dans les années 20 ou 30, et assuré la préface ; il y présente les carnets comme relevant à la fois du récit (emploi du passé simple) et du journal, avec un grand souci d’exactitude pour les dates et les lieux. Des fac-similés de pages du manuscrit accompagnent chaque tête de chapitre, et des cartes, photographies ou croquis complètent l’édition.
3 Analyse
Pascal Besnier craint que les écrits de son grand-père ne soient qualifiés de « récits militaristes », alors que d’après lui René Germain a « certainement autant aimé l’armée qu’il a détesté la guerre ». En effet la teneur du récit est celle de la volonté, de l’enthousiasme parfois, et souvent de l’insouciance lorsqu’il revient au repos. L’auteur aime « l’aventure » et la vie militaire et on peut penser que l’émotion qu’il évoque en refermant une dernière fois sa cantine d’officier en 1919 n’est pas qu’une reconstruction nostalgique liée au temps qui a passé. Si R. Germain éprouve une réelle motivation patriotique, il faut souligner aussi le caractère spécifique de la « coloniale », et plus particulièrement de son régiment d’infanterie coloniale du Maroc, dans lequel la culture d’active reste très forte malgré l’usure des cadres : c’est une unité d’élite employée pour les coups durs, et dans laquelle l’entraînement est à la pointe (accompagnement de chars, canon de 37 d’infanterie pour réduire les mitrailleuses…). L’auteur évoque certains soldats difficiles, au casier judiciaire chargé, quelques sous-officiers d’active alcooliques mais semble-t-il efficaces, et des chefs de bataillon dont le pragmatisme dans l’action le séduit. Pour autant R. Germain ne cache rien de la dureté de la guerre, de l’angoisse sous le bombardement, du doute qui naît de la peur, et de la lassitude des années 1918 et 1919. Son récit est à la fois factuel et réaliste (la préface le qualifie de « naturaliste »), et sa narration de l’action au niveau de sa section est extrêmement prenante : dans l’assaut de l’offensive de Champagne ou celui de la Malmaison en octobre 1917, on pense à J. Tézenas du Moncel ou à C. Delvert, avec une pincée de B. Cendrars pour l’évocation de certains combattants, mi-titi, mi-apaches.
Après une convalescence liée à une blessure, sa formation d’aspirant et son emploi comme instructeur, il y a presque un an qu’il a quitté le front lorsqu’il arrive, « tout joyeux à l’idée de ces nouvelles aventures » (p. 124), au Chemin des Dames en juin 1917, dans un secteur encore très actif ; il évoque la guerre de « coups de mains », et effleure la question des événements de mai-juin, mais sans y faire allusion directement. Les désertions au RICM ou la mutinerie au bataillon de Somalis (juillet) de la division ne sont pas évoquées (voir Denis Rolland, la base de données du CRID 14-18, ou le récit d’Henri Brandela dans la Lettre du Chemin des Dames, 2014) ; l’auteur évoque une ambiance très tendue lorsque sa compagnie n’est pas relevée comme promis (20 juin 1917, p. 143) : « Je renonce à décrire l’état de mes poilus : des fauves en cage, hurlant des imprécations : Ah les salauds, Ah les vaches ! V’là deux mois qu’y sont au repos, et faut qu’on reste là ? Moi j’fous le camp tout seul ! » L’auteur évoque ensuite « ces régiments, peu nombreux il est vrai, qui oublièrent leur devoir au point qu’il fallut les ramener à l’arrière et les reformer entièrement ! » et il conclut « Et je me dis que peut-être, ce jour-là, nous n’étions pas passé loin du pire… » De plus, en août, il va faire du maintien de l’ordre parmi les permissionnaires à la gare régulatrice de Survilliers, « on avait décidé de faire donner la police par des poilus du front, les gendarmes n’ayant plus aucune autorité » (p. 149), et il évoque les issues gardées militairement et les mitrailleuses braquées sur les différentes sorties de la gare (p. 150). Par ailleurs, en octobre 1917, son bataillon est désigné pour assister à une exécution capitale, et il conclut son récit (p. 173) : « le condamné était certainement un misérable, mais cette exécution était hideuse et restera pour moi un des plus mauvais souvenirs de la guerre. »
C’est ce même mois que le RICM participe à l’offensive sur le Fort de la Malmaison. L’auteur décrit une attaque limitée mais très soigneusement préparée, il juge que ce fut une bataille de matériel (artillerie sur péniche et sur rail, chars, lance-flamme…) et une bataille mathématique « où chaque homme connaissait son rôle et le chemin qu’il devait parcourir à deux mètres près » (p. 169). L’évocation de l’opération (p. 174 à p. 190) forme un récit remarquable : elle est décrite au ras du sol, évoquant le ressenti intérieur de l’auteur, de la peur avec tremblement convulsif à l’énergie galvanisante. Le lecteur est saisi par l’évocation du pilonnage allemand des hommes massés dans un parallèle de départ, la description de l’assaut et l’évocation de la réduction d’Allemands refusant de se rendre et réfugiés dans des abris bétonnés (p. 185) : « J’y envoie un de mes lance-flammes qui, d’un jet de feu, massacre tous les occupants » ou (autre chambre souterraine) « Je me penche au-dessus de l’orifice mais un coup de feu venu d’en bas me salue en me frôlant la joue. Tant pis pour eux ! Je fais venir un lance-flamme et un jet de feu s’engouffre dans le puits. Des hurlements affreux sortent de là-dessous » : on sort hébété d’un tel déferlement de violence.
En mai 1918, c’est avec la grippe espagnole que son unité doit contenir la poussée allemande sur Compiègne : « Les infirmiers passaient leur temps à faire des ventouses en 1ère ligne, et c’était vraiment un curieux spectacle de voir les mitrailleurs faire le guet à côté de leur terribles engins, le visage cireux et des verres à ventouse sur le dos ! » (p. 233). Il est lui-même évacué vers l’intérieur et hospitalisé à Agen : il s’y sent mal à l’aise, « J’étais parmi les embusqués », et a de fréquentes altercations dans les rues et les cafés d’Agen avec ces « messieurs » (p. 240) : « Je faisais des allusions blessantes d’une douce voix qu’on aurait entendue à 2 kilomètres, et les civils prenaient mon parti. » Evacué sur Toulouse, R. Germain y rencontre une jeune femme avec qui il se lie et il semble dès lors beaucoup moins enthousiaste à l’idée de réintégrer son unité d’élite (p. 242) : « avant mon départ, je posais ma candidature pour une affectation dans l’artillerie, à la demande de celle que je considérais déjà comme ma fiancée, mais cette demande fut rejetée en raison de la pénurie de cadres dans l’infanterie coloniale. » La fin des combats est très meurtrière, les Allemands ayant fortifié les défilés d’Argonne, et R. Germain l’évoque avec une attaque de « la fin » au RICM (20 octobre 1918, p. 264) : « on distribua des vivres légers aux hommes soudain crispés, dont l’angoisse visible était augmentée par la certitude que la fin de la guerre approchait, et par la pensée qu’il serait vraiment stupide de se faire tuer pour ce bois fangeux après 4 ans de souffrances. » Logé ensuite à Mayence, l’auteur participe à l’occupation de la Rhénanie en 1919 ; il évoque des civils terrorisés au départ car – lui dit un interlocuteur – « toute la ville redoute votre arrivée, car on dit que le RICM est un régiment de coloniaux féroces qui vont piller et brûler les maisons » (p. 278). Si l’auteur est critique par rapport à son hôte « Monsieur Baumgarten avait le type du Boche pure race : tête carrée, cheveux rasés courts, il me déplut tout de suite » et insiste sur la revanche que les Français ont à prendre « nous nous étions donnés le mot de ne pas nous gêner », il finit par avoir pitié de ses hôtes affamés et par les aider « on a beau être chez les Boches, on possède encore un cœur » (p. 279). Il est toutefois critique envers les femmes : « A mes yeux, et à part quelques exceptions, les femmes allemandes n’avaient aucune séduction : lourdes et sans aucun chic, elles étaient d’ailleurs très sensibles aux cadeaux de nature gastronomique ! Les soldats le savaient bien et « Schokolade » était le mot de passe qui ouvrait bien des cœurs » (p. 280). Il évoque aussi des violences : « Je crois même qu’il fut question de quelques viols au sujet desquels les victimes eurent la « sagesse » de ne pas insister » (p. 286). Une visite à Mannheim, ville non-occupée par les Français, et imprudemment faite en uniforme, manque de se terminer mal pour lui p. 291 : « j’étais en liaison constante avec le maire de Mannheim (…) quand nous voulûmes repartir, il fut impossible de faire démarrer l’auto, dont le moteur avait été saboté. Nous dûmes rentrer à pied, et les habitants m’injuriaient à mon passage (…) nous accélérâmes l’allure, suivis par une foule grossissante qui m’envoyait des noms d’oiseaux. »
La tension est remontée brutalement en juin 1919, lorsque les délégués allemands renâclent à signer le traité de Versailles « l’activité du secteur était incroyable, et toutes les unités se mettaient en place pour la reprise de l’offensive, on ne voyait partout que canons et munitions en mouvement (…) Si l’Allemagne ne signait pas la paix à l’heure dite, la guerre reprendrait et nous serions à Francfort 2 heures plus tard : les soldats ne cachaient pas leur joie et leurs yeux brillaient de convoitise. Je crois que les hostilités auraient repris, les Boches en auraient vu de dures ! » L’annonce de la signature transforme l’état d’alerte en retraite aux flambeaux. (p. 287).
Le manuscrit de René Germain, long de 500 pages écrites d’une belle écriture ronde sans aucune rature, est probablement le fruit d’un travail de réélaboration et de mise au propre d’un premier ensemble sur lequel nous ne savons rien. Nous reste donc ici un récit de type « guerrier », un témoignage énergique qui n’exclut pas la nuance et qui peut témoigner, sans perdre de vue la spécificité de son unité coloniale, d’une expérience originale de la Grande Guerre.
Vincent Suard mai 2017

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Letac, André (1890-1957)

André Letac est né le 12 décembre 1890, deux ans après son frère, Jules (1888-1981). Leurs parents tiennent une boucherie aux Authieux-sur-Calonne, un village normand situé près de Pont-l’Évêque (Calvados) ; leur père, qui est aussi éleveur de bétail, fait partie des notables locaux. Les deux frères sont scolarisés au collège de Pont-l’Évêque. Jules se marie en 1912 et s’installe comme boucher à Honfleur. André se marie en février 1914 et reprend la boucherie de son père aux Authieux ; il est aussi commissaire en bestiaux, chargé de vendre les animaux de ses clients à La Villette (Paris).
En août 1914, les deux frères sont mobilisés : André comme sergent au 5e RI et Jules au 119e RI. Ces deux régiments normands forment la 12e brigade de la 6e division d’infanterie ; ils sont engagés en Belgique et combattent près de Charleroi. Le 29 août, André Letac est blessé à Guise, pendant la retraite, puis évacué. En novembre, il rejoint son régiment dans l’Aisne, au nord de Reims, où il restera jusqu’en avril 1915. À cette date, André Letac est nommé adjudant de bataillon. De mai 1915 à février 1916, le 5e RI combat en Artois (secteur de Neuville-Saint-Vaast) et dans la Somme. En mars 1916, André Letac est promu sous-lieutenant. En avril 1916, le 5e RI est engagé à Verdun, notamment à Douaumont, où André Letac est fait prisonnier le 1er juin. Il est interné à Mayence jusqu’en décembre 1917, puis à Strassburg en Prusse orientale. Le 16 décembre 1918, il est rapatrié à Dunkerque.

En mars 1919, André Letac reprend ses carnets de guerre et rédige ses souvenirs sous forme de récit continu. Ses cahiers seront découverts après sa mort, en 1957, par son épouse, qui les confie à Jules Letac. C’est la petite-fille de Jules, Marie-Josèphe Bonnet, qui les publie en 2010.

Pendant la nuit de Noël 1914, le sergent André Letac donne l’ordre de tirer : « Nous avions remarqué les Allemands construisant, dans la journée, un autel dans leur tranchée. Nous signalons ce fait au commandant, mais nous recevons comme réponse l’ordre de les laisser tranquilles… sans doute ses convictions religieuses l’empêchent-elles de faire tuer des ennemis ce jour-là, c’est dommage, car la cible est excellente. […] Bientôt, nous voyons se dérouler une procession. […] Malgré l’ordre, je fais tirer immédiatement ; la procession s’évanouit » (p. 65 et p. 68). Il ajoute : « Cette musique et ces chants par cette belle nuit étoilée, dans une trêve coupée de rares coups de feu, empoigne littéralement. On oublie que notre mission est de tuer, on ne songe qu’à goûter quelques minutes agréables sans se soucier du lendemain » (p. 68).
Les 16 et 17 février 1915, il participe à l’attaque du bois du Luxembourg (au nord de Reims), qui se solde par la mort de 1471 hommes et qu’André Letac qualifie de « carnage sans nom ». Il note : « Je considère cette attaque comme l’attaque type au début de la guerre de tranchée, attaque qui ne trouve sa raison d’être que dans quelques lignes supplémentaires au communiqué officiel » (p. 81).
En février 1916, il relate un bombardement français, qui a dévasté un petit bois occupé par des Allemands au sud de Lihons (Somme), ce qui provoque l’indignation de la relève : « Le 26, vers 4 heures, nous sommes relevés par le 308e RI rentrant de Crèvecoeur. Les soldats sont outrés de la façon dont nous avons agité leur secteur. Ils appellent la 6e division d’infanterie division rouge. Fini le secteur calme. Envolées les relèves tranquilles où un accord tacite faisait le danger presque nul » (p. 131).

Si André Letac s’exprime en patriote : « la sublime défense de la Patrie » (p. 104), « nos brillantes offensives de septembre 1915 » (p. 134), cela ne l’empêche pas de dénoncer les fautes du commandement militaire (p. 43-45, 74, 76, 81, 92, 95, 115-117, 123-126, 132, 136, 159-160), ni de relever les souffrances  : « qui pourra dire jamais les souffrances endurées par ces pauvres êtres imprégnés d’eau et de boue à qui était confiée la défense de notre belle France ! » (p. 91-92 ; voir aussi p. 22, 114, 132).
Il décrit avec sensibilité la vie dans les tranchées et le piteux accoutrement des combattants (p. 69-72), les soirs de bataille peuplés de blessés et de morts (p. 40, 77, 102-105), les cantonnements de repos infects (p. 123-126), une relève de nuit près de Verdun (p. 137-141), les périls encourus par les pourvoyeurs d’artillerie à Verdun (p. 144-145), les troupes entassées dans le tunnel de Tavannes (p. 152-153).
A Mayence, ils sont environ 400 officiers français, anglais, belges et russes prisonniers dans la forteresse. André Letac détaille les aspects quotidiens de la captivité : discipline, promiscuité, nourriture, activités, etc., et souligne l’importance des lettres et des colis reçus : « Les lettres empêchent la folie de beaucoup de prisonniers, mais c’est grâce aux colis qu’ils sont sauvés de l’inanition » (p. 183). Il mentionne un lieu de représailles établi dans une gare bombardée par les Alliés : « Une quarantaine de nos camarades dirigés sur Arnage Pencourt [cette localité est-elle bien orthographiée ?] y endurèrent un véritable martyre et rentrèrent dans un état de dépression épouvantable. La cause avouée de cette conduite inhumaine était d’obliger la France à évacuer les prisonniers allemands dans une zone située à au moins 30 kilomètres de la ligne de feu » (p. 201). Il arrive ensuite au camp de Strassburg, situé au-delà de la Vistule. La discipline y est stricte car les conditions de détention visent à faire pression sur la France, pour qu’elle accepte l’échange des prisonniers et l’internement en Suisse des prisonniers les plus anciens.

Le texte contient diverses inexactitudes : localités mal orthographiées (comme « Senchez » mis pour « Souchez », p. 87) ; dates erronées (comme « 22 mai » mis pour « 22 septembre » [1915], p. 100) ; confusions (comme « la pauvre 5e » mis pour « le pauvre 5e » [RI], p. 59 ; « La bataille de Verdun » mis en titre p. 127 avec la date du 21 février 1916, alors qu’André Letac n’arrive à Verdun que le 6 avril p. 135).

André Letac, Souvenirs de guerre 1914-1918, Présentation et notes de Marie-Josèphe Bonnet, Editions Charles Corlet, Condé-sur-Noireau, 2010, 237 pages.

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Allemane, Auguste (1870-1955)

1) Le témoin
Né à Bordeaux, Auguste Allemane est à la mobilisation chef de cabinet à la mairie de Bordeaux. Capitaine de réserve en 1911, il commande une compagnie du 140e Régiment d’infanterie territoriale en août 1914, et il organise des étapes à Dunkerque de novembre 1914 à avril 1915. Il tient ensuite une position de tranchée en Flandre au nord d’Ypres jusqu’à juin 1916. Versé au 73e RIT, il séjourne dans l’Oise et dans l’Aisne jusqu’en juillet 1917. Nommé chef de bataillon, il commande un bataillon du 74e RIT jusqu’à février 1918. Il est ensuite chef du 26e bataillon de mitrailleuse jusqu’à décembre 1918, date de sa démobilisation.
2) Le témoignage
Le Journal d’un mobilisé (Editions Sud Ouest, 2014, 303 pages) d’Auguste Allemane est la remise en forme, au début des années 20, d’écrits personnels rédigés pendant le conflit, avec un avertissement de 1924 ; ce journal a été retrouvé et retranscrit par deux de ses petits-enfants en 2013. Le remaniement des documents par l’auteur ne permet pas de séparer ce qui est notes ou lettres, ni de signaler des réécritures, mais la tonalité générale, souvent critique, marquée par une lassitude ironique non exempte de drôlerie, paraît assez fidèle au sentiment immédiat.
3) Analyse
Les écrits présentent une grande qualité de précision de la part d’un administrateur territorial habitué à la synthèse, et nous montrent le point de vue d’un officier de réserve qui a des responsabilités importantes. L’auteur, dont le bataillon doit organiser en 1914 une partie du camp retranché de Dunkerque, insiste d’abord sur les difficultés matérielles de sa fonction, au moment de la fin de la Course à la mer : Bergues, décembre 1914 p. 31 « Pas d’autre sortie qu’une cour boueuse ; pas d’eau potable ; et la typhoïde nous encercle ; pas de poêle dans les chambrées où l’humidité suinte. On me prescrit, on m’ordonne, d’installer là un millier de malades, d’éclopés, de suspects dont l’état nécessite des soins et auxquels je dois fournir tout le confort désirable. Comment faire quelque chose avec rien ? On fera pour le mieux ! » Le récit varié fournit des remarques intéressantes : (8 mars 1915 p. 39) « Les journaux de Paris emploient à tout propos le mot « boche ». Pour mon compte, je ne l’entends prononcer que d’une manière exceptionnelle et nous nous en servons bien rarement. Peut-être cela dépend-il des Corps d’Armée ? Ce mot est probablement usité surtout à Paris où il a pris naissance dans l’argot populaire. » Allemane aime évoquer les différents groupes, étrangers ou régionaux, qu’il est amené à côtoyer ; il est difficile de faire la part des clichés et des jugements personnels de l’auteur, mais ces évocations nous font revivre des perceptions oubliées ou occultées par la suite ; ainsi des officiers belges en France : (Téteghem, avril 1915 p. 40) « Exigeants et insolents, ils vivaient comme en pays conquis et laissent d’amers souvenirs. » En première ligne à Elverdinghe (front d’Ypres), il fréquente des Canadiens « du début » : mai 1915 p. 48 « les Canadiens, nos voisins, sont composés d’éléments bien divers. Plus des neuf dixièmes sont de véritables mercenaires de situation sociale inférieure qui n’ont vu dans leur engagement qu’un moyen de vie aventureuse. Ils reçoivent un dollar par jour d’indemnité (…) Nous sommes loin du sou par jour de nos bonshommes. » La vision de tirailleurs tunisiens, dans la campagne humide et boueuse de la Flandre, le transporte au milieu d’un paysage d’Afrique, d’un douar en déplacement (p.52). « Les cuisiniers s’accroupissent devant le feu, le coiffeur à genoux rase le crâne du camarade assis les jambes croisées ; plus loin, un mauvais sujet, qui avait bu plus que de raison malgré les ordre du Prophète, en a été puni par des coups de matraque et reste attaché à la roue d’une charrette, gardé par une sentinelle. » La réputation des Marocains semble être de tirer sans raison, en toute circonstance ; l’auteur les évoque après les avoir relevés (juin 1916 p. 128) : « L’ennemi a dû comprendre ou voir que les Marocains, voisins désagréables, ont été remplacés par des gens de mœurs moins agitées, et qui n’ont pas, comme leurs prédécesseurs, l’habitude indéracinable de faire parler la poudre à tout moment, pour rien, pour le plaisir, pour faire du bruit. » Il évoque ailleurs des tirailleurs de l’A.E.F. et, à l’heure des procès contemporains contre Tintin au Congo (1931), sa mention est intéressante: 25 juillet 1916 p. 135 « Croisé en route un groupe de nègres du plus beau noir ; ils viennent du Cameroun et le jeune sergent qui dirige leur corvée d’ordinaire leur déclare très clairement : « toi y en a porter café, toi y en a porter patates. »
Allemane décrit une première ligne (Zuydschoote au nord d’Ypres, août 1915) extrêmement déprimante car les morts sont partout : p. 71 «les parapets de la tranchée, que nous consolidons et modifions, sont en grande partie constitués de cadavres. La pioche doit être maniée avec précaution si on ne veut pas déchiqueter ces misérables restes. (…) Le petit champ voisin, où l’on ne peut aller car il est dominé par l’ennemi, est parsemé de petits monticules ; autant de corps abandonnés. (…) Maintenant, nous voici face à face, en éveil, à portée d’un jet de pierre et ceux qui sont tombés il y a trois mois restent encore les témoins morts et grimaçants de l’acharnement des deux partis. » De plus, l’eau qui affleure partout empêche de creuser, rend les protections peu profondes aléatoires et oblige à se tenir courbé en permanence même derrière les protections. Le passage dans un autre secteur du front en 1916 est vécu comme une bénédiction : p.127 « pour nous, habitués à la terre des Flandres, morne et plate, c’est un émerveillement que de parcourir ce secteur de l’Oise en belle-saison. (…) après avoir eu le fragile et illusoire rempart de rares madriers, nous bénéficions ici d’abris profonds enfoncés de 4, 6, 8 mètres sous terre. »
L’auteur recherche volontiers la compagnie de ses compatriotes de Gironde et lorsque son bataillon du 140e RIT est dissous et redéployé dans le 73e RIT de Guingamp, il n’apprécie pas cette perspective :  « Nous serons bretons dorénavant et cela nous plaît fort peu. Les races ne sympathisent pas ; les caractères, le degré de civilisation sont différents » (2 juin 1916, p. 123). Il nuance ensuite sa perception première (p. 134) : «Les Bretons, braves soldats, sont malheureusement souvent ivrognes et leurs grandes qualités sont trop souvent effacées par ce vice. » Il décrit un incident grave en première ligne où trois de ses hommes se sont fortement enivrés avec des envois de leur famille : « L’un de ces malheureux s’est enfui dans les lignes (…). Il passera en conseil de guerre. Mais quelle peine pour moi d’en arriver là ! Il le faut, cependant, sous peine de détruire toute discipline ; quelle pitié quand on songe que ces malheureux ont femme, enfants et qu’ils vivent en campagne depuis deux ans comme des sortes de bêtes fauves ! » Le 18 juillet, un ajout montre que l’affaire s’est très mal terminée : « Dégrisé et placé en face de sa faute dont il s’exagérait peut-être les conséquences, l’homme s’est pendu dans la prison provisoire où il avait été mis. Et tout cela parce que sa femme lui a envoyé un flacon d’eau-de-vie, pensant lui être agréable ! »
En 1916 la fatigue augmente et les jours pèsent de plus en plus lourd : p. 140 « Combien de nos soldats faut-il maintenant maintenir par l’amitié, les attentions, les réconforts de la sympathie. Pour certains, une usure profonde se manifeste, le moral devient moins solide (…) Celui-ci boit, celui-là s’absorbe, solitaire, et se laisse ronger par les soucis. Un de mes soldats des environs de Lens est, depuis deux ans, sans nouvelles de sa femme et de ses trois enfants. » Il se projette parfois dans le futur et fait des rêves de vengeance : 1916 p. 123 « Nous serons un peu comme les grognards de l’Empire, les demi-soldes de l’Empire. Peut-être serons-nous méchants et les peines accumulées nous donneront-elles le désir de nous venger, sans scrupule, des requins et des naufrageurs. » Plus tard il évoquera des suicides dans son unité : Fismes 6 février 1918 « Il y a trois jours, un soldat de mon bataillon, neurasthénique, sans ressort, s’est suicidé. C’est le deuxième en moins d’un mois : froid, fatigue, préoccupations de famille. »
Le thème des embusqués est récurrent : Allemane, qui fait les quatre ans au front, les évoque souvent de manière amère (des exemples p. 75, 231, 268 ou 291), ici en mai 1915 p. 68 : « Nos permissionnaires rapportent avec un peu d’énervement avoir constaté qu’il y avait pas mal de jeunes embusqués, fringants et pommadés, élégamment vêtus. Certains de nos vieux-sous-officiers étaient horriblement vexés d’avoir salué les premiers quelques raffinés qu’ils prenaient pour des officiers et qui étaient simplement des soldats de 2e classe en vareuse grand tailleur. »
La dénonciation récurrente des mercantis va de pair avec l’évocation des embusqués ; Allemane est très critique avec l’économie de l’arrière du front : janvier 1917 p. 166 « Nous goûtons l’ironie amère des belles phrases des journaux qui dépeignent, en terme touchants, l’héroïsme de ces populations séculairement attachées à la terre et à la maison et qui préfèrent courir les pires risques plutôt que d’abandonner le pays où elles sont nées, où les vieux parents reposent de leur dernier sommeil, etc. Tout le boniment. (…) D’une façon générale, il ne subsiste, dans les villes ou villages en bordure de la zone d’opérations, que ceux qui y trouvent un gros avantage d’argent ; je l’ai toujours constaté. »
L’auteur, humain et paternel à d’autres égards, n’a aucune compréhension pour les protestations ouvrières qui se déroulent en 1917. Il y a pour lui opposition de nature entre le « luxe » d’une grève en usine et la situation du front : 26 mai 1917 p. 203 « Il est abominable d’agir ainsi, sans songer aux conséquences désastreuses qui peuvent en résulter. Une femme qui ne gagne pas 10 francs par jour hurle qu’on l’exploite et, pendant ce temps, combien se font tuer pour quelques sous par jour pour la défense de ces têtes folles ? » Autre évocation un peu plus tard : (1er juin 1917 p. 204) « De vilains renseignements nous parviennent de Paris où sont signalés d’inquiétants mouvements populaires. Désir de gagner beaucoup pour s’amuser davantage – terreur des plus légères privations – obéissance étourdie aux plus abominables excitations, voilà, sans doute les mobiles des habitants de la capitale. Nous somme écœurés à la pensée que des troupes doivent être retirées du front pour veiller à l’intérieur et interdire une seconde Commune. » Allemane ne comprend pas « l’intérieur » mais il fait cette remarque : « Les hommes qui reviennent [de permission], de fâcheuse humeur, paraissent rendre les officiers responsables de la continuation de la guerre comme s’ils n’en étaient pas victimes au même titre qu’eux. » Il conclut, par allusion au « pourvu qu’ils tiennent! » (p. 203) : « le civil ne tient pas ! »
En août 1918, il est juge au Conseil de Guerre de l’armée Degoutte, et le tribunal est présidé par un colonel de gendarmerie : (14 août 1918) « À la séance d’hier, altercation avec le président. J’en ai assez de juger tous ces gens, pour des faits à leurs yeux sans importance mais que le Code militaire énonce avec cette conclusion : « Mort ». Si bien que suivi par la majorité, j’ai fait déclarer non coupable des faits reprochés et d’ailleurs avoués, de pauvres bougres qui n’y comprenaient rien et auraient été fusillés pour abandon de poste en présence de l’ennemi, sans savoir pourquoi. Le colonel me voit d’un mauvais œil parce que j’ai osé lui dire que j’étais juge au même titre que lui et que ma voix valait la sienne. »
La fin de la guerre est assombrie par un drame familial, le 27 octobre 1918, son fils Maurice décède à la suite de ses blessures de guerre : 1er novembre 1918 p. 238 « Je reprends ce journal, le cœur serré de douleur, après avoir gravi le plus pénible, le plus sanglant des calvaires, au cœur de ces quelques journées de deuil. »

Vincent Suard, novembre 1916

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Tissot, Henri (1888-1950)

Agé de 27 ans au moment de la déclaration de guerre, Henri Tissot, juriste de formation, est d’abord mobilisé au 18e dragons de Dole avec le grade de brigadier puis passe au 11e dragons en janvier 1915. Après deux ans de pérégrination sur le front (Artois, Marne, Meuse et Meurthe-et-Moselle) et plusieurs engagements sérieux, Henri Tissot devient sous-lieutenant d’infanterie affecté au 14e RI de Toulouse à partir d’août 1916. Il participe encore aux combats d’avril-mai 1917 à l’est du Chemin des Dames autour du massif de Moronvilliers, ainsi qu’à la deuxième bataille de la Somme en 1918. Son récit montre combien cette période renoue avec la guerre de mouvement (p. 217 et 220 : « tout est provisoire »), la violence des combats et l’importance du volume des pertes. Il faut attendre le mois de juin pour voir chez notre témoin « le moral » se raffermir. Il est gazé en août de cette même année et évacué. Il revient à son poste dans les Vosges quelques jours avant l’armistice, attendu avec impatience. Le 11 novembre, devant l’affiche annonçant la fin des combats : « Pas de cris, par de manifestation, une joie calme et contenue. » Puis à 11h, et aux bruits des cloches : « (…) de toutes les poitrines s’élève un hurrah triomphal, où passent en tempête, la joie, la souffrance, les rancœurs. » (p. 267-268). Henri Tissot entre en Alsace quelques jours plus tard avec son régiment.

De cette longue expérience de guerre, Henri Tissot a laissé un récit de plus de 500 pages et conservé environ 150 photographies bien légendées. L’ensemble a été retrouvé par la famille bien après la mort de l’auteur, sans que l’on sache à quelle date exacte Henri Tissot a mis au propre les notes qu’il a prises au front (comme en témoigne plusieurs passages de son carnet cf. p. 100). Une partie seulement de l’ensemble de ce témoignage a été publié sous le titre La guerre est déclarée. Journal du sous-lieutenant Henri Tissot pendant la Grande Guerre par Sophie Arnaud en 2014 (304 p.). Un ensemble d’annexes (biographie, synthèse du parcours du combattant, index des personnages cités) permet de prendre connaissance de l’identité de l’auteur et facilite la lecture du texte.

Henri Tissot s’inscrit dans cette classe moyenne des tranchées, soucieuse de conserver la mémoire de son expérience, marquée par la guerre et sa mise à l’épreuve dans le cadre de l’impôt du sang. Il justifie d’emblée son souci de mettre au propre ses souvenirs : «  En les mettant au net, je n’ai eu d’autre but que de revivre les heures les plus passionnantes et les plus remplies de mon existence. Peut-être les liens et quelques amis trouveront-ils plus tard quelque intérêt à parcourir ces pages. »  (p. 9) L’expérience de la guerre n’a pas été pour lui que violence et deuil, mais a été aussi marquée par des « heures douces » et surtout la camaraderie, qui l’a fortifié à plusieurs reprises dans son patriotisme. Ainsi, la guerre est perçue aussi comme une expérience sociale débouchant sur le rêve d’une société nouvelle : « Ce contact forcé de la guerre dans la vie des tranchées aura permis aux uns et aux autres de se deviner, de se savoir mutuellement. Je le souhaite. (…) Espérons qu’à la paix, la camaraderie de la tranchée ou du trou d’obus ne disparaîtra pas avec le geste de dépouiller l’uniforme. » (9 mai 1917).

Henri Tissot mêle à ses réflexions sociales, marquées parfois du sceau d’un certain paternalisme de « classe », un rapport personnel fort à la religion. Fervent croyant, il participe dès qu’il le peut aux offices religieux et remet à plusieurs reprises son destin entre les mains de Dieu (p. 212). Sa foi l’oblige d’ailleurs parfois à soutenir de violentes polémiques sur les sujets religieux avec certains de ses camarades (p. 72).

Juriste de formation, le sous-lieutenant Tissot est confronté directement comme acteur de la justice militaire. Le 18 octobre 1916, il assiste le président du conseil de guerre de sa division. A cette occasion, il fournit une description minutieuse des lieux et des acteurs, dont celle de l’accusé, un territorial qui, ivre, a injurié et frappé son chef de bataillon. Le jugement peut aboutir à la peine de mort : « Enfin ! Un soupir de soulagement, ce n’est pas une condamnation à mort. » (p. 87)

Pour Tissot, le passage de l’état de soldat à celui d’officier nécessite une adaptation progressive. Le rapport aux autres soldats change, leurs regards aussi. Mais il prend à cœur cette nouvelle charge : « La troupe marche comme on l’entraîne. Etre un chef, c’est savoir être devant partout et en tout. » (p. 92). Les combattants deviennent alors « la troupe », « les hommes », « les piou-pious », tout à la fois désincarnés et magnifiés par Tissot dans leur abnégation quotidienne. Il adapte également son rapport à la guerre, se perfectionne dans le métier (usage de plusieurs expressions en rapport avec le monde du travail) par l’expérience, se professionnalise et s’aguerrit. Comme le montrent les photographies publiées, le cercle centrale de la camaraderie devient celui des officiers subalternes qu’il côtoit dans le cadre du service, au repos, à la popote.

Henri Tissot n’a pas de mots assez durs pour qualifier les alliés britanniques, qu’ils se trouvent sur le front (de piètres combattants) ou qu’ils paradent à l’arrière : « Ils tiennent le trottoir avec des allures de conquérants », écrit-il avec colère lors d’une permission à Rouen en mai 1918. Les seuls vainqueurs des Boches, envers lesquels les sentiments de Tissot varient beaucoup en fonction des circonstances, sont le soldat français et le commandement (notamment Foch).

Ces quelques éléments développés dans les parties publiées du témoignage n’épuisent pas les nombreuses autres indications utiles à la compréhension de l’expérience combattante et de son épaisseur : les loisirs (chasse, pêche), les rumeurs, les rivalités entre officiers, les liens de camaraderie, la complexité des rapports hiérarchiques (comment blâmer des soldats en « maraude » qui rapportent du vin à l’ensemble de la troupe ? (p. 245-246), mais aussi la description d’un épisodes de trêve tacite (octobre 1917 – p. 189).

La qualité de l’écriture et la probité du témoin auraient sans doute fait entrer le récit d’Henri Tissot parmi les bons témoignages retenus par Jean Norton Cru.

Alexandre Lafon, mai 2015.

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Paquet, René (1875-1961)

Né le 20 juin 1875 à Douai (Nord) où son père est brasseur, sa mère appartenant à une famille de négociants. Il s’engage pour quatre ans au 39e RI en 1893 et devient sergent. Courtier aux assurances mutuelles du Mans, il est envoyé en poste à Pau. Comme hobby, il a la passion de la photographie. En 1914, il demande à rejoindre le 12e RI et il arrive sur le front à la fin de septembre 14 au pied du Chemin des Dames. Il photographie les tranchées de Vassogne et du plateau de Paissy, les creutes de Merval, le Bois-Foulon, les ruines de l’église de Craonnelle ; mais aussi des groupes de soldats jouant à la manille dans la tranchée ou à la pelote basque au cantonnement lorsqu’un mur assez haut reste debout. Il est nommé sous-lieutenant le 14 février 1915. A l’été, le régiment est déplacé vers Reims où il fait des clichés des maisons détruites et des sacs à terre protégeant la façade de la cathédrale. Dans son album, on trouve encore quelques images d’attaques mises en scène pour ressembler à des photos de guerre, la représentation de crapouillots et divers canons, de cagoules pour se protéger des gaz, de périscopes de tranchée, de prisonniers, d’un avion allemand abattu. Il est blessé en octobre 15. Il passe presque toute l’année 1916 comme instructeur au camp de Mailly (photos de Russes, d’ambulance, de champ d’aviation). Les dernières années de la guerre, il remplit diverses fonctions au dépôt du 18e RI ; il est nommé lieutenant en juillet 1918. Après la guerre, il retrouve son métier à Pau après son mariage à Paris en octobre 1919.
Il n’a pas laissé de témoignage écrit, mais son petit-fils, Bernard Bacelon, a reconstitué sa carrière et, surtout, a sauvegardé ses 350 photos (en deux albums). Le CD a été envoyé à la Mission du Chemin des Dames, Conseil général de l’Aisne. Bernard Bacelon a le projet d’éditer un livre.

Photo dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 363.
Rémy Cazals

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