Droit, Jean (1884-1961)

Témoin d’Outre-Guerre

1. Le témoin

Jean Droit (1884 – 1961) passe son adolescence en Belgique. À la mobilisation, il rejoint comme caporal le 226e RI de Nancy. Trois fois blessé, il combat au Grand Couronné, en Artois, à Verdun, au Chemin des Dames et termine la guerre lieutenant, en Belgique. Il est illustrateur et peintre de profession : durant la guerre, il a réalisé des dessins inspirés par le front, certains étant publiés dans « l’Illustration », et utilisés pour des affiches d’emprunts de guerre.

2. Le témoignage

C’est son fils Michel Droit (l’académicien) qui a pris l’initiative de publier les notes de guerre de son père, aux éditions du Rocher en 1991 (Témoin d’outre-guerre, 183 pages). Il mentionne en préface qu’il a découvert le matériau qui compose ce livre plusieurs années après la mort de son père, et on ne sait rien sur l’élaboration du livre, qui a une forme de journal de guerre (avec notes préliminaires ? avec recomposition tardive ?). L’ensemble est plus approfondi sur les deux premières années de la guerre, plus rapide ensuite.

3. Analyse

La rédaction, et le ton général, surtout dans la première moitié de l’ouvrage, donnent une impression de travail soigné, fini, et l’on soupçonne volontiers une intention de publication. L’ensemble est rédigé dans un style qui est celui des articles ou des récits barrésiens, des évocations marquées par un ton patriotique, et rédigées pendant la guerre ou très peu après celle-ci. La sensibilité Action Française de l’auteur après-guerre peut aussi expliquer un style raciste caractéristique, dans lequel les Allemands sont toujours présentés avec les tares qui caractérisent les défauts de leur race. Pas de description d’un prisonnier sans allusion à cette apparence déplaisante, par exemple p. 81 : «un colosse au cou gras, au crâne tondu. Une paire de lunettes à verres ronds n’arrive pas à rehausser le peu d’éclat de ses deux yeux trop petits, séparés par un nez trop gros et tout luisant. ». Pas d’officier allemand (Somme 1916) qui ne soit hautain, arrogant, n’évoque, avec son torse aristocratique, le hobereau… « Il a de la race et surtout du mépris ». Il dit à un autre moment, dans une description de prisonniers qui défilent (p. 146), « si affirmés dans leur nationalité et leur caractère ethnique que jamais je n’oserais les dessiner sinon pour une charge mordante. »

Dans une progression chronologique à partir d’août 1914, il évoque, avec un récit vivant, la violence du premier choc (Courbesseaux, Bataille du Grand Couronné), avec une attaque massive de l’infanterie, sur des positions allemandes préparées ; l’auteur évoque l’état d’esprit du groupe lors du premier assaut (p.30) « Quel honneur, quel bonheur ! Nous grimpons, ivres de joie, la pente qui monte au plateau. » Juste avant le choc, il évoque son impression en se retournant : « A perte de vue la division se rue à l’attaque. Un mur compact et mouvant s’avance vers les bois sombre et muets. » Ce premier contact est un échec sanglant, sur seize caporaux, ils reviennent à trois. Il évoque à plusieurs reprises des blessés français achevés par des Allemands. (p. 37) : « Nos ennemis se partagent pour eux en deux catégories : la première achève, la seconde donne à boire.» A un autre moment, il signale des Allemands corrects : parce qu’un village a enterré avec les même égards deux Français et deux Allemands, le chef allemand fait écrire sur les portes des maisons du village « Gute Leute » [braves gens] (p. 52) : «le colonel, qui a eu cette clémence doit, à l’heure actuelle, passer auprès de ses collègues pour un détraqué notoire. ». Plus loin, il évoque les trophées saisis par les fantassins français (p. 48), « sur presque tous nos havresacs, un casque allemand solidement arrimé attend le retour au foyer. » ; sachant que ces entorses au règlement n’ont dû être tolérées qu’un temps, et que les soldats n’ont revu leur foyer qu’à l’été 1915, se pose la question du devenir de ces pièces. L’auteur signale qu’un grand nombre ont été échangées avec des civils lors de passage dans les gares (p. 59), et l’échelle de valeur des conversions peut surprendre : « Le moindre casque à pointe, voire de simples chargeurs munis de leurs cartouches, sont vite échangés contre une quantité de chocolat, de boîtes de pâté, de cigarettes, d’une autre valeur pour nous que ces trophées encombrants. »  

Le récit se borne volontairement à n’évoquer qu’une description au ras du sol, dans ce que le fantassin peut percevoir, mais le caractère bienvenu de ce choix est annulé par le refus de réfléchir (p. 81) : « Un simple sergent de demi-section n’a pas à juger les batailles. Le poids d’un sac de troupe fait ployer à la fois ses épaules et sa pensée. L’or grossier de ses galons poussiéreux ne l’autorise qu’à noter des faits strictement personnels. » Aussi les évocations font ici souvent penser aux articles de la grande presse et aux récits édifiants ou héroïques publiés dans les années de guerre, avec par exemple une attaque qui échoue à Carency sur un réseau intact (p. 81, 18 déc. 1914): « invraisemblable et joyeuse débauche de mitraille allemande (…) nos hommes ont un grand courage et une infinie confiance (…) les ordres étaient précis, l’exécution louable. Ce sont les réalités qui sont fautives. Simplement. » Certaines évocations, par exemple des portraits de soldats, sont plus réussies. L’évocation de Verdun, assez rapide, est intéressante dans sa description du bombardement continu, mais le refus d’aborder la psychologie individuelle des hommes reste constant : «30 mars 1916 Une avalanche ininterrompue, d’une fréquence inouïe. Rien ne s’apaise dans le torrent d’obus qui fond sur nous de tous côtés. Les hommes ont acquis un mépris absolu de l’existence. »  Lorsque le poilu de Verdun est décrit, on reste dans les approches traditionnelles, bien que se voulant un peu plus élaborées : « Le soldat ne dit pas emphatiquement, entre deux rafales : « Ils ne passeront pas. Nous sommes là ! ». Il craindrait d’emprunter les propos de gazettes. » L’auteur, passé sous-lieutenant au moment de la Somme, y décrit ses hommes ayant un excellent moral (Frise, mi-septembre 1916), notamment à cause du déploiement de forces et de l’afflux de moyens, « Quand je croise les yeux de mes hommes, je sens une confiance en soi, un surplus d’énergie, une gaîté qui m’assurent de leur concours illimité. » C’est un point de vue intéressant, la poussée française a donné des résultats, mais on peut aussi être aussi dubitatif, l’offensive étant déjà enlisée à ce moment et certains témoins de septembre 1916 (1ère DI par exemple) évoquent parfois une Somme pire que Verdun. Le récit s’accélère ensuite pour les deux dernières années de la guerre, et l’auteur, devenu officier d’État-major, avec sa vie loin de la troupe, avoue avoir abandonné ses carnets ; il se contente de rapides évocations, de petits chapitres sous forme de contes, et la phrase et l’emphase remplacent de plus en plus souvent les faits, avec par exemple cette évocation  (p. 161) « Ô soldat de 1916, vieux « papa », fils imberbe, tu es le seul qui, lorsque tout sera fini de quelque manière que cela finisse, tu es le seul en France qui n’aura rien à se reprocher. Tu pourras dresser ta tête qu’enfonce à présent, entre tes épaules meurtries par le sac, le souffle brutal de ton destin, tu pourras la dresser, auréolée de tous tes héroïsmes, de tes sacrifices, de tes amères souffrances. » Plus loin un essai sur les animaux dans la guerre, lié au souvenir de Louis Pergaud, ou une évocation des chants effectués avec des enfants dans l’Alsace libérée, sont plus intéressants.

Il est difficile en définitive de se prononcer sur ce témoignage de Jean Droit : soit il a été rédigé très tôt, et il est conforme à la majorité de la production de l’époque, avec une vision du conflit qui reste marquée par le style héroïque, soit, chez cet homme marqué politiquement à droite, il est plus tardif, et cette même tonalité lui donne alors, à sa parution en 1991, un caractère un peu « archaïque »; en effet, dans ces années quatre-vingt-dix, les nouveaux témoignages qui paraissent ont souvent abandonné ce style et présentent des auteurs qui ont en général plus de distance réflexive par rapport à leur expérience.

Vincent Suard décembre 2021

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Tardy, Georges (1894-1968)

1. Le témoin

Né en 1894 à Valence (Drôme), diplômé de l’Ecole de Tissage de Lyon, Georges Tardy est mobilisé en septembre 1914 par anticipation avec sa classe (classe 1914) au 159e Régiment d’Infanterie caserné à Briançon. Après quelques semaines d’instruction, il arrive au front à la fin novembre de la même année et intègre le 4e Génie en janvier 1915. Il reviendra ensuite dans l’infanterie au 226e RI notamment comme fusilier-mitrailleur et instructeur de cette arme pour une unité de la territoriale après avoir été surpris en train de prendre des photographies sur le front. L’armistice ne marque pas pour la lui la fin de son service militaire, puisqu’il ne sera démobilisé qu’en septembre 1919 après un passage par le Train et un retour au Génie en particulier comme électricien.

Au front, il stationne d’abord en Artois une longue période (Arras, Souchez, Le Cabaret Rouge), puis passe comme une grande partie des unités de l’armée française par Verdun (mars 1916), par la Somme, les Vosges et l’Alsace en 1918, avant de terminer son périple en Belgique. Evacué début 1917, il échappe à l’offensive Nivelle d’avril. Son parcours n’a rien d’original, mais son témoignage, celui d’un ouvrier, technicien issu du monde du petit commerce et dont l’identité n’est pas gommée par le port de l’uniforme, vient enrichir un corpus de témoignage encore bien pauvre pour cette catégorie de combattants.

 

2. Le témoignage

Il se présente sous deux formes : une abondante correspondance adressée essentiellement à ses parents et à sa sœur, ainsi qu’un corpus non moins important de photographies réalisées par Georges Tardy. Ce dernier nous donne ainsi à lire son expérience de guerre par les lettres transmises à sa famille, mais aussi à voir la guerre à travers l’objectif de son appareil photographique. Double intérêt donc ici, d’autant que ce témoignage multiforme, à rapprocher de ceux de Léopold Retailleau ou de Gaston Mourlot, s’étale sur une grande partie de la guerre (sans les premiers mois du conflit, du reste largement présent dans d’autres témoignages). Georges Tardy nous fait entrer dans l’univers des soldats du Génie mais aussi dans le quotidien d’un fantassin. Il est ainsi possible d’appréhender les deux univers et de les comparer.

Soulignons le travail d’édition très sérieux et d’une très grande qualité de Bruno Tardy, fils de Georges, qui a retranscrit les lettres en insérant à côté du texte les clichés correspondants aux périodes ou à ceux cités dans la correspondance. Il complète l’ensemble par des notes explicatives et une présentation de la situation générale de l’unité de Georges pour chaque grande période.

Un poilu dans la Grande Guerre. Lettres et photos de Georges Tardy, par Bruno Tardy, Fontaines-sur-Saône, B. Tardy, 2009. Exemplaire à commander directement à l’auteur.

Quelques clichés : http://www.association14-18.org/documents/tardyg_cont.htm

 

3. Analyse.

Si Georges Tardy évoque comme dans de nombreux témoignages l’environnement immédiat des combattants, il note également avec constance ses rapports aux autres. Copains, camarades, place du groupe « primaire », évocation des amis que l’on retrouve sur les photographies et avec qui on continue à correspondre après les changements d’affectation, rôle des officiers, autant d’indices qui permettent de d’éclairer un élément essentiel de la vie des soldats : la « société » du front, en tout cas d’une partie de celle-ci, et des mécanismes qui président à sa structuration. La densité des informations contenues dans les lettres passées au crible de la critique (rôle de l’autocensure et de la «  mise en scène de soi ») mérite une lecture attentive de ce corpus : liens avec l’arrière et description de la vie à Valence, alimentation, conditions de vie, rapports avec l’ennemi et avec les troupes alliées (notamment les Américains), évolution technique et tactique de la guerre…

A elles seules, les photographies conservées apportent des données intéressantes sur le quotidien de Georges Tardy : paysages du champ de bataille et tourisme à proximité des cantonnements, portraits de ses camarades et des groupes dans lesquels il s’inscrit, armes, scènes de la vie militaire et guerrière (vie dans les tranchées prises sur le vif, circulation des troupes). Nous ne sommes pas dans une « vision » stéréotypée de la guerre comme pour les vues de la Section Photographique de l’Armée, mais bien face à une production privée proposant un « regard » exempt de toute falsification. Ainsi, quelques clichés apparaissent comme quasiment inédits, à l’image de ces photographies de soldats allemands marchant à découvert entre les deux lignes, regardant les soldats français eux-mêmes sortis des tranchées : « 4 janvier 1916 – (…) Nous avons fait une tranchée à 40 mètres des Boches en plein jour, et tout le monde se pavanait sur le terrain, c’est à n’y pas croire » (pp. 146-147).

Alexandre Lafon

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