Rozet et Relachon

1. Les témoins
Les trois témoins de ce recueil sont Mathilde Rozet (1896 -1972), son frère Auguste (1897-1918), maraîchers à Irigny (Rhône) et Jean-Marie Relachon (1897-1993), jardinier à Pierre-Bénite (Rhône). A. Rozet et J.–M. Relachon, classe 1917, sont deux camarades incorporés en 1916 au 4ème régiment du Génie (Eybens-Grenoble), avec des camarades de leur région (« la fine équipe »). Ils sont affectés à divers travaux (région de Toul) en 1917 et Auguste passe au 3ème Génie (Cie 2/57); Jean-Marie s’éprend de Mathilde lors d’une permission, puis Auguste est tué en juillet 1918, lors d’une attaque où sa compagnie de sapeurs prêtait main-forte à l’infanterie. Jean-Marie Relachon épouse Mathilde Rozet, enceinte de 4 mois, en juillet 1919, et est démobilisé en septembre 1919.
2. Le témoignage
Marie-Noëlle Gougeon a écrit et publié Et nous, nous ne l’embrasserons plus, Trois jeunes Lyonnais dans la tourmente de la Grande Guerre en 2014 (à compte d’auteur, ISBN 978-10-976001-0-5, 196 pages). L’auteure, petite -fille de deux des protagonistes du livre, a retrouvé dans la maison familiale une grande quantité de lettres, essentiellement celles des trois acteurs du récit, mais aussi d’autres provenant des parents et de cousins. Avec des extraits, elle a construit une présentation de la guerre vécue par ces jeunes gens, ainsi qu’une chronique de la vie d’Irigny, un bourg maraîcher proche de l’agglomération lyonnaise pendant la Grande Guerre.
3. Analyse
En quantité éditoriale, Marie-Noëlle Gougeon produit un contenu dans lequel la proportion de citations de lettres et celle de commentaires et d’explications est équivalente. Le récit est construit suivant une logique chronologique, et en même temps une organisation thématique: le village, l’activité maraîchère, la description du front ou de l’arrière front, l’annonce des premiers tués, la relation amoureuse, le deuil d’Auguste, les nouvelles arrivant depuis l’Allemagne occupée… Avec la position centrale qui est la sienne, c’est Mathilde Rozet (sœur/fiancée) qui est la véritable « héroïne » de cette évocation, et si les cartes et les lettres sont souvent concises et ponctuelles, c’est la mise en récit de l’ensemble qui donne son intérêt à la démarche et nous rend proche les protagonistes. C’est peut-être la jeunesse dans la guerre qui est le thème qui émerge le plus de l’ensemble, avec des protagonistes qui ont entre dix-huit et vingt-deux ans, et des écrits qui parlent des préoccupations de leur âge. Il y a finalement peu de descriptions des combats, à l’exception de l’été 1918 où Auguste est tué, alors que l’année 1916 est occupée par l’apprentissage, et parce qu’en 1917, ces soldats du génie sont souvent occupés en arrière de la première ligne. Ce qui domine pour ces jeunes gens, c’est l’échange de nouvelles sur les camarades au bourg, sur la bonne ambiance au sein du « groupe primaire »: on parle souvent des nombreuses « bombes » faites ensemble. Mathilde évoque les travaux maraîchers, les récoltes, les prix de vente au marché. Le corpus dégage par contre peu de préoccupations politiques, de remarques sur la conduite de la guerre ou d’opinions sur l’ennemi.
Le thème de la relation amoureuse et du mariage est central dans le livre, dans une situation de guerre marquée par la séparation et l’inquiétude. Les liens se nouent ici entre Mathilde Rozet et Jean-Marie Relachon, le camarade de son frère, dont les parents habitent le bourg voisin. Les deux jeunes gens ont d’abord un ton très réservé (les parents de Mathilde lisent son courrier), puis ils s’enhardissent, et les liens se tissent. Mathilde insère dans ses lettres des extraits de poésies ou des citations littéraires, (Lamartine, mais aussi La Rochefoucauld, Henri Bordeaux ou Théodore Botrel), elle conseille à Jean-Marie des livres (romans populaires), sur lesquels ils échangent ensuite leurs impressions (p. 96). On voit au passage que c’est une jeune maraîchère qui a su profiter de l’école et qui a une fort bonne maîtrise de l’écrit. Au printemps 1917, Jean-Marie est reçu chez Mathilde et écrit à son ami Auguste, (mai 1917, p. 84): « Bien cher beau-frère, excuse-moi si je prends ce titre pour te causer, c’est manière de rigoler et puis tu n’es pas ignorant des relations que j’ai avec ta sœur et les affaires marchent à merveille.» Mais la guerre qui dure influe aussi directement sur la relation des jeunes gens : Jean-Marie est hospitalisé en psychiatrie (« Mélancolie ») une grande partie de 1918, et il n’écrit presque plus, ce qui inquiète fort Mathilde. De plus le deuil pèse lourdement à Irigny, car Auguste est tué en juillet 1918.
Une anecdote de 1919, montre bien ce que peut produire la guerre et ses contraintes sur les relations entre les promis. Jean-Marie, remis de ses troubles psychiques, et occupant une ville allemande au début de 1919, taquine Mathilde en évoquant les bonnes fortunes possibles avec les Allemandes (p. 156) : « J’ai un café attitré. Mes yeux emportent des succès fous, parfois j’en suis embarrassé. Français : jolis yeux. « Français : ger got, très bon. » Il y a une serveuse qui a le béguin pour moi. Et maintenant je bois à l’œil et je fais laver mon linge et si je voulais je pourrais coucher toutes les nuits mais tu me connais je ne veux pas endommager ma santé pour le restant de ma vie bien souvent. » Malgré les précautions prises avec la factrice de la poste, les parents de Mathilde ont lu cette lettre et l’ambiance est catastrophique à Irigny, « tu ne saurais croire ce que j’ai souffert. J’ai vu nos liens d’affection se briser en un instant (…) je te demande plus de tact (…) Et pour mes parents, envoie leur une lettre où tu leur donneras quelque raison. » Le registre « caserne » est peu compatible avec Lamartine, et Jean-Marie est effondré lorsqu’il se rend compte des conséquences de ses hâbleries, qu’il pensait amusantes. M.-N. Gougeon note justement que l’incident, « vécu douloureusement par les deux jeunes gens, montre à quel point ils vivent leur amour dans deux univers très différents. La guerre perturbe les relations amoureuses, troublant les capacités de discernement. » Mathilde est enceinte au printemps 1919 après une permission de Jean-Marie et regrette amèrement cette situation (p. 170) : « Nous avons cru nous aimer de tout cœur et nous nous sommes aimés mal. Que serais-je aux yeux du monde dorénavant ? Que suis-je aux yeux de Dieu, c’est bien pire. » On est au centre de cette problématique de guerre, avec des permissions rares et des jeunes gens impatients : « Oh si j’avais su, si je t’avais dit non, ton bon cœur n’aurait pas jugé mon acte trop sévère mais il eut pu davantage estimer mon caractère et non pas ma faiblesse ! » Jean-Marie assume ses devoirs et le mariage a lieu lors d’une permission en juillet 1919 : l’ambiance, malgré la compréhension bienvenue des parents, reste lourde, avec pour Mathilde la culpabilité (elle est croyante et pratiquante) et le deuil de son frère qui continue de la ronger ; elle écrit à Jean-Marie quelques jours avant leur mariage (p. 178) : « J’ai le regret d’avoir aussi mal agi pour ma famille. Ma jeunesse fuit à grands pas. J’ai déjà foulé le sentier des douleurs. » L’apaisement vient avec la démobilisation et la réunion des époux en septembre 1919.
On voit donc ce que ce groupe de lettres peut apporter d’utile à l’histoire de l’intime, dans les conditions particulières liées au conflit, mais il faut signaler aussi deux dangers présents dans ce type d’ouvrage, lorsqu’on s’interroge sur la portée historique du témoignage; le premier écueil réside dans la forme (mélange citations/présentation et commentaires), qui consiste à dialoguer avec des extraits de lettre, à risquer la surinterprétation de courriers souvent brefs, avec un risque de paraphrase, de déterminisme, voire d’intervention de la fiction, par une mise en scène « romanesque » des citations ; la subjectivité bien compréhensible liée à la démarche mémorielle, peut venir encore ajouter à la confusion. Ici le risque est frôlé mais maîtrisé, et la qualité de l’ensemble fait qu’on a un réel témoignage d’histoire.
Le deuxième danger réside dans l’analyse finale (portée du témoignage) et ici, elle ne convainc pas toujours. Dans le dernier chapitre, l’auteure ramasse les impressions majeures que lui donne son travail en quatre formules : « ils appartenaient à une communauté, ils étaient modernes, ils ne se sont pas dérobés, ils se sont tus »; les deux premières remarques sont pertinentes, on a parlé plus haut du bon niveau d’écriture, qui permet ces échanges, et la modernité est aussi due à la proximité d’Irigny et de Pierre-Bénite avec la grande ville de Lyon: on n’est pas ici dans une « campagne profonde ». La formule « ils ne se sont pas dérobés » paraît par contre un peu vaine : était-ce une possibilité et un enjeu pour des jeunes de la classe 17 ? Si on regarde plus finement les itinéraires, on constate que Jean-Marie Rozet a été hospitalisé huit mois en hôpital psychiatrique en 1918 pour « mélancolie » : il a été déclaré guéri (il aura son certificat de bonne conduite à la démobilisation), mais cette affection, qui lui permet, nolens volens, de rester à l’arrière alors que son futur beau-frère est tué lors des combats de l’été 1918, rend insatisfaisante cette formule « ils ne se sont pas dérobés ». La quatrième remarque « Ils se sont tus » est immédiatement suivie de : « Ces jeunes gens ont dû faire face à une violence inouïe, tant dans l’atrocité des combats que dans les conditions dans lesquelles on les a fait vivre » ; on sent bien ici l’influence d’une bibliographie « hyperbolique », mais ce n’est tout simplement pas le sentiment que donnent les extraits des sources qui nous sont présentées. Ces réserves émises, ce livre est une réussite en ce qu’il nous rend très présents ces jeunes témoins, et on adhérera volontiers aux deux dernières lignes (p. 191) « Alors par ce livre, en racontant l’histoire de quelques-uns, j’ai souhaité non pas les figer comme des morts mais les regarder et essayer d’en parler comme des vivants ».

Vincent Suard octobre 2020

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Ribollet, Pierre (1889-1918)

Né le 7 août 1889 à Caluire-et-Cuire, près de Lyon, dans une famille bourgeoise. Il a un an lorsque son père meurt, laissant sa mère veuve avec quatre enfants. Un de ses oncles, dreyfusard, est actif militant de la Paix par le Droit, puis de l’association française pour la SDN. Pierre étudie à l’institution des Chartreux, aux Beaux-Arts de Lyon et de Paris afin de devenir architecte. Il effectue le service militaire au 4e Génie. En août 1914, caporal, il est mobilisé au 28e Génie et devient sergent en mai 1915. Il est principalement engagé dans les Vosges (Le Violu) et en 1916 dans la Somme. Le jour de l’offensive Nivelle, il arrive à l’EOR de Versailles, en sort sous-lieutenant et rejoint le 3e Génie. Son témoignage est formé de lettres écrites du 19 août 1914 au 22 juillet 1918, veille de sa mort au cours d’une contre-attaque allemande. Certaines lettres sont adressées à son cousin André Piaton ; d’autres à sa mère, mais de celles-ci il ne reste que des extraits, ce qui explique parfois de longs espaces de temps entre deux courriers. Le caractère partiel rend difficile de faire la part de l’autocensure, mais celle-ci apparaît clairement le 22 septembre 1915, lorsqu’il décrit à son cousin les préparatifs de l’offensive et ajoute : « Ne dis pas un mot de tout cela à Maman ! ». La publication des lettres est accompagnée de photos et de belles aquarelles de Pierre.
Le 28 décembre 1914, il écrit : « Jamais notre devoir de Français chrétien ne fut tracé avec plus de précision qu’en de telles circonstances. Avec force et énergie, accomplissons-le vaillamment et sans murmurer. » Le devoir des hommes du Génie, c’est de creuser des tranchées, des abris ; d’établir le relevé du réseau ; mais aussi de précéder les vagues d’assaut en apportant les explosifs nécessaires à faire sauter les systèmes de protection des ennemis (c’est lors d’une telle opération qu’il est tué). C’est aussi la guerre des mines et camouflets, et on reçoit fréquemment grenades et marmites. Dans les Vosges, cote 994, le 12 juillet 1915, il décrit la première ligne : « C’est un véritable fouillis de sacs à terre, de vieilles gamelles, de chevaux de frise, de tourbillons de fils de fer barbelés, d’où émergent des troncs hachés, déchiquetés, pulvérisés. Les sapins sont tombés sur la tranchée, la recouvrant complètement et faisant ainsi un passage à l’ombre, dont nous n’avons pas lieu de nous plaindre. » Il arrive qu’on échange autre chose que des grenades avec ceux d’en face : des journaux, des cigarettes… Comme les autres combattants, il a le cafard et souhaite la bonne blessure. Il critique la distribution aberrante des croix de guerre. À une lettre de sa mère qui lui rappelait un voyage en Italie, il répond qu’il souhaite voir « un paysage quelconque exempt de toute explosion ! » Et au repos, il note le charme tout particulier de « simples promenades en terrain découvert, et non dans d’éternels boyaux ».
À son cousin, dès le 12 juillet 1915, il pose la question qui l’obsède : « Que dit-on à Lyon, autour de toi ? Compte-t-on sur une crise financière, économique, une révolution, un coup de théâtre qui permettrait d’envisager la fin de la guerre avant l’hiver ? » Puis c’est le message récurrent à partir du 24 août : « Je voudrais que ceux qui parlent avec tant d’enthousiasme et de phrases ronflantes de la guerre dans les journaux, fassent ici une simple tournée dans les tranchées de 1ère ligne. Ce serait une expérience intéressante qui modifierait peut-être leurs impressions ! » Barrès est nommément attaqué (5-3-16), et Pierre ajoute un mot des « convictions patriotiques, qu’il est décidément beaucoup plus facile d’avoir à Lyon qu’ici » (27-5-16).
Pierre décrit à son cousin la « boucherie sans nom » de la bataille de la Somme (25-8-16) ; des prisonniers allemands heureux que la guerre soit finie pour eux, « avec un petit sourire qui a l’air de nous plaindre » ; ses camarades dont le cafard tourne au désespoir (18-9-16). Le 3 décembre 1916, bien avant l’offensive Nivelle, il admet qu’on puisse être terrifié des réflexions des poilus. Mais il se trouve à Versailles au plus fort des mutineries et ne peut en parler. En septembre, il attribue à la défection de « ces maudits Russes » la prolongation de la guerre, et en février 1918, il stigmatise « la honteuse capitulation des maximalistes ».
Rémy Cazals
*Pierre Ribollet, Quatre années de guerre (août 1914 – juillet 1918), Lettres et dessins, Lyon, éditions BGA Permezel, 2006, 175 p. + illustrations.

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Tardy, Georges (1894-1968)

1. Le témoin

Né en 1894 à Valence (Drôme), diplômé de l’Ecole de Tissage de Lyon, Georges Tardy est mobilisé en septembre 1914 par anticipation avec sa classe (classe 1914) au 159e Régiment d’Infanterie caserné à Briançon. Après quelques semaines d’instruction, il arrive au front à la fin novembre de la même année et intègre le 4e Génie en janvier 1915. Il reviendra ensuite dans l’infanterie au 226e RI notamment comme fusilier-mitrailleur et instructeur de cette arme pour une unité de la territoriale après avoir été surpris en train de prendre des photographies sur le front. L’armistice ne marque pas pour la lui la fin de son service militaire, puisqu’il ne sera démobilisé qu’en septembre 1919 après un passage par le Train et un retour au Génie en particulier comme électricien.

Au front, il stationne d’abord en Artois une longue période (Arras, Souchez, Le Cabaret Rouge), puis passe comme une grande partie des unités de l’armée française par Verdun (mars 1916), par la Somme, les Vosges et l’Alsace en 1918, avant de terminer son périple en Belgique. Evacué début 1917, il échappe à l’offensive Nivelle d’avril. Son parcours n’a rien d’original, mais son témoignage, celui d’un ouvrier, technicien issu du monde du petit commerce et dont l’identité n’est pas gommée par le port de l’uniforme, vient enrichir un corpus de témoignage encore bien pauvre pour cette catégorie de combattants.

 

2. Le témoignage

Il se présente sous deux formes : une abondante correspondance adressée essentiellement à ses parents et à sa sœur, ainsi qu’un corpus non moins important de photographies réalisées par Georges Tardy. Ce dernier nous donne ainsi à lire son expérience de guerre par les lettres transmises à sa famille, mais aussi à voir la guerre à travers l’objectif de son appareil photographique. Double intérêt donc ici, d’autant que ce témoignage multiforme, à rapprocher de ceux de Léopold Retailleau ou de Gaston Mourlot, s’étale sur une grande partie de la guerre (sans les premiers mois du conflit, du reste largement présent dans d’autres témoignages). Georges Tardy nous fait entrer dans l’univers des soldats du Génie mais aussi dans le quotidien d’un fantassin. Il est ainsi possible d’appréhender les deux univers et de les comparer.

Soulignons le travail d’édition très sérieux et d’une très grande qualité de Bruno Tardy, fils de Georges, qui a retranscrit les lettres en insérant à côté du texte les clichés correspondants aux périodes ou à ceux cités dans la correspondance. Il complète l’ensemble par des notes explicatives et une présentation de la situation générale de l’unité de Georges pour chaque grande période.

Un poilu dans la Grande Guerre. Lettres et photos de Georges Tardy, par Bruno Tardy, Fontaines-sur-Saône, B. Tardy, 2009. Exemplaire à commander directement à l’auteur.

Quelques clichés : http://www.association14-18.org/documents/tardyg_cont.htm

 

3. Analyse.

Si Georges Tardy évoque comme dans de nombreux témoignages l’environnement immédiat des combattants, il note également avec constance ses rapports aux autres. Copains, camarades, place du groupe « primaire », évocation des amis que l’on retrouve sur les photographies et avec qui on continue à correspondre après les changements d’affectation, rôle des officiers, autant d’indices qui permettent de d’éclairer un élément essentiel de la vie des soldats : la « société » du front, en tout cas d’une partie de celle-ci, et des mécanismes qui président à sa structuration. La densité des informations contenues dans les lettres passées au crible de la critique (rôle de l’autocensure et de la «  mise en scène de soi ») mérite une lecture attentive de ce corpus : liens avec l’arrière et description de la vie à Valence, alimentation, conditions de vie, rapports avec l’ennemi et avec les troupes alliées (notamment les Américains), évolution technique et tactique de la guerre…

A elles seules, les photographies conservées apportent des données intéressantes sur le quotidien de Georges Tardy : paysages du champ de bataille et tourisme à proximité des cantonnements, portraits de ses camarades et des groupes dans lesquels il s’inscrit, armes, scènes de la vie militaire et guerrière (vie dans les tranchées prises sur le vif, circulation des troupes). Nous ne sommes pas dans une « vision » stéréotypée de la guerre comme pour les vues de la Section Photographique de l’Armée, mais bien face à une production privée proposant un « regard » exempt de toute falsification. Ainsi, quelques clichés apparaissent comme quasiment inédits, à l’image de ces photographies de soldats allemands marchant à découvert entre les deux lignes, regardant les soldats français eux-mêmes sortis des tranchées : « 4 janvier 1916 – (…) Nous avons fait une tranchée à 40 mètres des Boches en plein jour, et tout le monde se pavanait sur le terrain, c’est à n’y pas croire » (pp. 146-147).

Alexandre Lafon

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Vilhet, Albin (1896-1981)

1. Le témoin

Né le 11 octobre 1896 à Nyons dans une famille de cultivateurs catholiques. Il obtient le certificat d’études primaires. Il restera cultivateur. Mobilisé au 4e Génie de Grenoble en août 1916. Il part pour le front en juillet 1917. Survivant, il abandonne ses idées religieuses, choqué par le thème de la guerre comme moyen de régénérer l’humanité développé par certaines autorités catholiques. Il milite à l’ARAC et au parti communiste. Il est mort à Nyons en 1981, dans la ferme où il était né.

2. Le témoignage

Albin Vilhet a laissé à sa fille des « Mémoires » sur cahiers d’écoliers et les 356 lettres qu’il avait écrites à ses parents pendant la guerre. Des extraits de celles-ci sont publiés dans Je suis mouton comme les autres. Lettres, carnets et mémoires de poilus drômois et de leurs familles, présentés par Jean-Pierre Bernard et al., Valence, Editions Peuple Libre et Notre Temps, 2002, p. 329-340.

3. Analyse

Arrivant à la caserne en période des gros travaux agricoles, il s’enquiert de ce que font ses parents ; il les informe que les copains « du pays » se rencontrent au café de Nyons. La formation au Génie est plus longue que dans l’infanterie car il y a des techniques à apprendre, par exemple la construction d’un pont sur l’Isère.

En février, puis en avril 1917, il signale le tapage et les violences de ceux qui doivent partir pour le front ou pour Salonique sans avoir obtenu de permission. En juin, il décrit les grèves, en particulier celle des tourneuses d’obus qui passent dans la rue avec un drapeau rouge.

Aux armées à partir de juillet 1917, il évoque surtout les bombardements, en particulier les effets des gaz. En 1918, la guerre de mouvement reprend. On se déplace beaucoup et on vit sur le pays : « Lorsqu’on a été installé, on a été faire un tour dans le village pour voir si rien ne traînait et nous avons trouvé de tout. On charriait les tonneaux de pinard à pleines charrettes. Pour ma part, j’ai pris 4 poules et 4 lapins qu’on va manger ce soir à l’escouade, et une petite chèvre que je vais traire et garder pour boire le lait tous les matins » (15 juillet 1918). Cette chèvre bien utile, il refuse de la vendre 25 francs, puis il la cède pour 20 francs à « une pauvre femme qui en a besoin » avec ses six enfants.

Après l’armistice, « ce n’est pas le travail qui manque à présent, car les ponts sont tous sautés et il faut les refaire en vitesse ». La démobilisation n’est pas pour tout de suite, mais « enfin, à présent que les obus ne tombent plus, tout ça n’est rien ».

Rémy Cazals, juillet 2008

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