Ligonnès, Bernard de (1865-1936)

1.   Le témoin

Bernard de Ligonnès est né à Mende (Lozère) le 15 novembre 1865. Son père, Édouard, né à Aurillac en 1838, descend d’une famille noble du Vivarais venue s’établir en Gévaudan, les Dupont de Ligonnès. Famille de militaire ; un cousin évêque de Rodez. Édouard entre dans l’administration comme percepteur 2ème classe après une carrière militaire de laquelle il sort à l’âge de 25 ans. Il décède le 1er juin 1889 à Tergnier (Aisne).

Le 9 juin 1885, à 20 ans, Bernard de Ligonnès souscrit un engagement au 87e régiment d’infanterie. Commence alors une longue carrière militaire. Élève officier à Saint-Maixent le 23 avril 1890. 1er avril 1891 : sous-lieutenant au 78e R.I. Son jeune frère, Pierre, choisit également la carrière des armes et par la voie de Saint-Cyr, il devient officier de cavalerie (il décède prématurément suite à une mauvaise chute de cheval en 1906).

Alors qu’il est en garnison en Avignon, Bernard de Ligonnès, catholique et quelque peu réactionnaire, connaît quelques démêlés avec les francs-maçons locaux, en pleine affaire Dreyfus. Ce n’est que le 24 décembre 1904 qu’il est nommé capitaine au 75e R.I. stationné à Romans (Isère). Profondément traditionnel et conservateur, Bernard de Ligonnès éprouve de plus en plus de mal à supporter le « républicanisme » qui gagne le corps des officiers. Le 26 mai 1912, prétextant devoir s’occuper de ses deux propriétés, il demande un congé de trois ans sans solde. Il est libre le 17 juin.

Fin juillet 1914, il est rappelé ; il a 49 ans. Le 2 août, il rejoint le 275e R.I. en cours de formation à Romans. Du 9 au 19 août, entraînement des réservistes. À partir du 22 août, front de Lorraine. Le 20 décembre 1915, de Ligonnès passe au 157e où durant quatre mois, il parfait l’instruction d’un bataillon composé de jeunes gens de la classe 16 ; le 12 mai 1916, il rejoint le 227e R.I. dans lequel il devient chef de bataillon le 4 avril. Du 25 mai au 28 novembre, secteur des Vosges. Cette unité est transformée en unité alpine et part pour l’Orient ; combats autour de Monastir.

Après trois ans de guerre, le commandant est épuisé ; il a alors 52 ans, et, le 14 octobre 1917, général Sarrail le remet à la disposition du ministère de la guerre. Pour Bernard de Ligonnès la guerre est terminée ; il referme ses carnets sur la date du 13 août 1917.

Fin 1919, de Ligonnès devient conseiller municipal de Chanac (élu maire en 1925) et conseiller d’arrondissement. Le préfet le qualifie « d’homme fort distingué, mais réactionnaire militant » (cité par Y. Pourcher, p. 60.). Le 25 janvier 1936, meurt le commandant marquis de Ligonnès.

2. Le témoignage

Le témoignage a été mis au jour et présenté par Yves Pourcher  et publié sous le titre : Un commandant bleu horizon. Souvenirs de guerre de Bernard de Ligonnès, 1914-1917, Paris, Les Editions de Paris, 1998 ; il se compose de trois carnets pour trois années de guerre. Bernard de Ligonnès a composé ces carnets après la guerre à partir des notes prises durant la guerre. Comme l’indique Yves Pourcher, ces souvenirs sont le produit d’une réécriture, « l’écriture est mise en scène ». Ils sont découpés en trois parties : Mes souvenirs du 8 août 1914-février 1915 et de février 1915 au 1er janvier 1917 ; Campagne d’Orient du 1er janvier au 13 novembre 1917.

On peut noter la belle et riche présentation d’Yves Pourcher qui écrit : « Jour après jour, Bernard de Ligonnès reconstitue sa guerre. Dans son beau texte, il décrit les lieux et les événements, mais il ne dit rien sur les mutilations volontaires, rien sur les pieds gelés, sur l’horreur des blessures et sur la souffrance des hommes, comme il ne dira rien d’ailleurs, en 1917, sur les mutineries… » (p. 36)

Photographies de la collection personnelle du commandant.

3.   L’analyse

Ces cahiers qui sont des souvenirs reconstitués sont ceux d’un officier d’active et d’un chef ; ils ont la précision d’un rapport d’officier et permettent de suivre les pérégrinations de l’auteur ; rares sont les notations s’écartant de la relation de la mission et de son exécution ; peu d’état d’âme ; peu de descriptions, sauf peut-être, pendant la campagne d’Orient ; fort peu de commentaires ; assurément, ces cahiers témoignent d’un autre point de vue que les carnets d’un Barthas ou du texte d’un Barbusse ; dans ce document, on ne trouve ni déclamations patriotiques, ni dénonciations ; mais de la réserve, de la retenue ; un patriotisme, et une foi aussi qui s’expriment avec simplicité, non dans les mots mais dans la recension des actes et des engagements. Au total, ces cahiers ne nous renseignent pas seulement – un peu – sur la condition d’un officier en campagne. Ils témoignent de la mentalité singulière d’un officier d’active…

1er cahier : Lorraine

22 août 1914 : mise en défense d’une position de repli devant le château de Sandroviller (au loin Dombasle et Rosières-aux-Salines brûlent…).

26 août, bataille de la Mortagne. Attaque en direction du village de Xermaménil.

29 août, traversée de Nancy. Enthousiasme de la population civile (p. 74) ;

8 septembre, bataille du Grand Couronné.

26 septembre, attaque du village de Lahayville ;

Expression du sentiment religieux : 9 septembre 1914 : fait bénir l’ensemble de sa compagnie par un aumônier du 20e corps (p. 76) ; 24 décembre 1914, organisation d’une messe de Noël (p. 86)

Le chef à la manœuvre : en chef avisé, il organise un repli en bon ordre, en plein jour (29 septembre 1914, p. 80) ; 14 décembre, attaque en avant de Flirey. Echec. 18-22 décembre 1914, tranchées dans un charnier (p. 84). La vie dans les tranchées (p. 87-88)

Privilèges de l’officier : les serviteurs (sa « maison ») : le cuisinier, l’ordonnance, et Morette chargé de son cheval  (p. 88)

2e cahier : 1915-1916

Février 1915, de nouveau à Flirey ; description de l’église en ruine et saccagée (p. 91) : « la grande croix du cimetière dont le Christ, coupé en deux, à hauteur de la taille, par un obus, pend lamentablement, accroché encore à la croix par le seul bras qui lui reste… » (p. 91-92)

Relations avec l’ennemi : échanges de mots et de cigarettes, de vin, de tranchée à tranchée (p. 92 et p. 94)

« Un sergent parlant allemand cherche à persuader le Boche qu’il sera très bien chez nous, il ne peut le convaincre. Ce n’est pas l’envie qui lui en manque, mais c’est la peur d’être vu par un de ses supérieurs et la certitude qu’il a qu’il sera fusillé. On le leur dit » (p. 94)

Un prisonnier allemand qui demande grâce, expédié à l’arrière avec un camarade blessé à la jambe (p. 94)

Mars : Toujours le service de tranchée à Flirey en alternance avec le cantonnement à Noviant.

Avril 1915 : bataille de Flirey ; 29 avril-17 juillet 1915 : occupation de tranchées au nord de Seicheprey (bois de Remières) ; annonce aux Allemands, à l’aide d’une planche, de l’entrée en guerre de l’Italie (p. 96-97) ; 17 juillet-19 septembre : congé de repos et de convalescence.

Champagne : Octobre 1915 : secteur de Souain ; des territoriaux, les « pépères » nettoient le champ de bataille (p. 99) ; 10-14 octobre : 2ème bataille de Champagne ; « 400 mètres sud de la Ferme Navarin » ;

Messe dans les ruines de Souain, (p. 101)

30 octobre, relève ; départ pour Toul et Sanzey

Privilèges de l’officier :

24 novembre-4 décembre 1915 : sa femme peut le rejoindre dans un hôtel de Nancy (p. 102).

8 décembre 1915-10 avril 1916 : séjour de 4 mois à Maxey, entre Domrémy et Vaucouleurs (fait défiler son bataillon devant la statue et la maison de Jeanne d’Arc) au cours duquel il parfait l’instruction d’un bataillon du 157e R.I. ; sa femme peut le rejoindre durant cette période (p. 103).

Vosges : 25 mai-28 novembre 1916. Positions à la cote 607, près de Lesseux, rive gauche de la Fave (p. 104-108) ; Une femme de Wissembach, décorée de la Croix de guerre pour son attitude au début de la guerre (p. 107-108)

3e cahier : campagne d’Orient

1er janvier 1917-13 novembre 1917. Voyage en train : Modane, Turin, Gênes, Pise, Rome, jusqu’à Tarente ; et Salonique en bateau ; la croisière (p. 112-113) ; Salonique (p. 114-117): camp de Zeïtenlick (Cf. dans ce dictionnaire la notice de Constantin-Weyer)

24 janvier 1917 : départ pour Koritza (Albanie) ; traversée de la Macédoine, à pieds en compagnie de mulets ; quelques remarques sur la population locale et notamment sur les femmes musulmanes (p. 120) ; nombreuses ruines des guerres balkaniques.

14 février : attaque des hauteurs de Loumlas, du tékké (monastère) de Melkan occupé par les Autrichiens (p. 123); retrait autrichien ; 16 mars 1917 : attaque du « Petit Couronné », secteur de Leskovec, tenu par des forces austro-bulgares ; maintien sur la position conquise jusqu’au 25 mars ; nouvel engagement le 1er avril (p. 133) ; l’extrait suivant permet de se rendre compte de la nature de la description des combats menés : « Ce que je craignais s’est produit. Vers cinq heures, les turcs attaquent très vigoureusement ma compagnie déjà très éprouvée à l’attaque du Couronné. Je la fais renforcer par ma compagnie de réserve. Malgré cela, elle cède un peu de terrain et se replie. Je me porte de ce côté pour examiner la situation et je constate que les turcs occupent quelques éléments de mes tranchées. Après des dispositions prises, je fais contre-attaquer et vers quatorze heures, les Turcs étaient délogés et renvoyés chez eux ou restés sur le terrain ! Leurs pertes furent fortes et surtout dans leur repli… De mon côté, j’ai eu un officier tué, deux blessés et cinquante hommes hors de combat. Le butin laissé par les turcs sur le terrain était nombreux ».

Information par des déserteurs turcs : « C’est cette attaque à laquelle ils ne désiraient pas prendre part qu’ils donnent comme motif de leur désertion. Nous restons alertés pendant une semaine et prêts à recevoir cette attaque. Ces déserteurs se plaignent des mauvais traitements dont ils sont l’objet de la part des cadres boches qui les encadrent. Le moral ne paraît pas bon en face parmi les Turco-Austro-Bulgares et l’entente entre eux non plus… » (p. 134)

Hommages aux morts, avant d’être relevés par des Russes (2-3 août) : messe pour les morts des combats de mars-avril du bataillon ; scellement d’une plaque de cuivre commémorative ; érection d’une croix au cimetière du régiment (p. 135)

Comité de soldats chez les Russes : note 46 (p. 136) : « La relève devait, paraît-il se faire la veille, mais, sur l’avis du comité des soldats, qui existe dans les régiments russes depuis la Révolution, cette relève a été retardée d’un jour. »

Frédéric Rousseau, juillet 2008.

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