Cadot, Roger (1885-1953)

1. Le témoin
Roger Cadot est un journaliste spécialisé dans le domaine boursier. Il commence sa carrière à la Cote Vidal puis est, entre les deux guerres, rédacteur en chef du Journal de la Bourse; il collabore aussi sur le tard au journal Le Monde. Marié en 1908, il est mobilisé en août 1914 comme sergent au 360 RI, régiment dans lequel il fait toute la guerre, étant démobilisé en 1919 avec le grade de capitaine. Mobilisé en 1940, il est fait prisonnier, puis est libéré de l’Oflag XII en 1941. De sympathie dreyfusarde, et en cela en opposition avec son frère plutôt royaliste, sa fréquentation des milieux boursiers fait de lui un libéral sur le plan économique, et c’est à la fois un humaniste et un conservateur sur le plan social. Son fils Michel aimait à évoquer le fait que ses articles avaient participé au dévoilement de l’affaire Stavisky.
2. Le témoignage
Les Souvenirs d’un combattant de Roger Cadot (671 pages) ont paru en 2010 chez Publibook. L’auteur signale en avant-propos que l’essentiel du volume a été rédigé entre 1940 et 1945, grâce à ses carnets, à sa correspondance, à des documents militaires et à «son excellente mémoire». En 1915, on lui avait confié la rédaction du journal de marche du bataillon et en 1918, c’est son colonel qui lui avait imposé d’écrire une partie du l’historique du 360 RI (p. 547) : «J’eus toutes les peines du monde pour rassembler la documentation voulue, personne ne s’intéressant à ce travail. Aussi étais-je obligé de rédiger « de chic », et ce bousillage me faisait horreur. » Ces travaux, dit-il, lui furent bien utiles pour la rédaction de ces souvenirs. L’auteur a aussi réalisé un grand nombre de dessins de guerre, ici absents du volume, mais sa petite-fille Elisabeth Cadot en a organisé une exposition à Hambourg puis à Bonn en 2018/2019. Au début de cette édition, réalisée par son fils Michel Cadot à partir de 2005, l’auteur dit aussi que ces souvenirs n’ont pas pour but d’être rendus publics (p. 11), « je n’ai eu à garder dans mes jugements, aucun des ménagements qui gênent les auteurs de mémoires et de souvenirs, tenus ou désireux de les faire connaître rapidement. » Cette franchise, originale, alliée à la qualité de l’écriture – l’auteur est aussi poète – donne un caractère incisif au propos.
3. Analyse
Sergent resté au dépôt, R. Cadot arrive à Notre-Dame de Lorette le 2 novembre 1914 avec le 360 RI. Il dit écrire aussi objectivement qu’il le peut, et lorsqu’il reconstitue des conversations, il explique essayer de « restituer l’atmosphère aussi fidèlement que possible. » Ce parti pris donne une prose naturaliste dont l’impact est renforcé par les noms véritables des protagonistes, comme par exemple p. 98, la description des mauvais éléments d’une escouade: « Seul faisait tache un groupe de la 15e, auquel donnaient le ton deux basses fripouilles, Malvaux et le coiffeur Orville, dont certains propos m’avaient déjà édifié sur leur compte. Leurs habitudes d’ivrognerie avaient séduit leur camarade Legouin, clerc de notaire aboulique et crasseux, qui ne les quittait pas. Un quatrième acolyte, le petit Cailly, rabougri, fielleux, avec un regard en dessous complétait ce peu sympathique ensemble. » Ce sont aussi de belles évocations des délices de l’arrière dans la famille Demailly à Petit-Servins, ou de la nuit en première ligne et de l’introspection qu’elle permet, lorsque le front est calme: dans ses réflexions et ses interrogations muettes, il témoigne du «profond désir de beauté et de pureté » qu’il sent en lui. On pense à Vigny quand il dit que pour lui, le seul moyen dont il dispose pour satisfaire ce désir «me semblait être de me guinder dans la volonté d’accomplir une tâche militaire avec tout le dévouement dont j’étais capable, et qui pourrait aller jusqu’au sacrifice de la vie. Je peux dire sans vantardise qu’aucun soldat n’a été animé à un plus profond degré que moi de la volonté de « servir » dans toute l’acception du terme. Il y avait, dans la notion du devoir militaire, une simplicité qui séduisait mon esprit épris de clarté, en même temps qu’un appel au sens de la grandeur, ou plus simplement à l’amour-propre, auquel je n’étais pas insensible (p. 133).»
Il décrit la dureté des combats de la fin de l’automne 1914, avec des assauts sur des réseaux de barbelés intacts (p. 107) : « je me souviens d’une de ces attaques, exécutées par une compagnie de chasseurs dans des conditions atroces. (…) ». Il évoque, dans sa description de l’offensive du 9 mai 1915, son commandant de bataillon qui le jour de l’attaque leur recommande de ne pas faire de prisonniers (p. 173), mais à qui ils désobéissent (p. 177). La description des combats de l’Artois se termine par celle du chemin d’Angres (6 juillet 1915, p. 229) « Cinq cents tués ou blessés [au 360 RI] pour avancer notre ligne de 150 mètres sur un front d’un demi-kilomètre à peine ! Tel était le bilan de ces attaques partielles en quoi se résolvait la grande attaque du 9 mai. La prise du chemin creux d’Angres à Souchez fut la dernière de ces attaques absurdes. » . Il est en permission au début des trêves de décembre 1915, provoquées par la pluie envahissant les tranchées et les boyaux, et il décrit précisément ce qu’il voit en arrivant de l’arrière (p. 332): « j’eus la stupéfaction, à un ressaut du terrain, d’apercevoir devant moi, se détachant sur la grisaille du ciel, délavées et floues comme celles d’une photo voilée, des silhouette humaines debout à quelques mètres les unes des autres, formant une longue ligne qui se perdait dans le brouillard. C’était notre première ligne. Un peu plus loin, par devant, on devinait une ligne parallèle qui était celle des autres. » L’auteur évoque une lettre (p. 333) saisie par la censure et renvoyée au colonel, dans laquelle un soldat racontait ses conversations avec les Allemands, et disait qu’ensemble ils avaient maudit la guerre. R. Cadot a une analyse très différente de celle de L. Barthas, car, hostile aux socialistes (p. 157), il ajoute que ces témoignages «montraient la nécessité de lutter contre certains ferments de dissolution. »
L’auteur passe adjudant après l’attaque du 9 mai et souligne les avantages de cet avancement, qui le dispense de recourir aux subsides de sa famille. Nommé sous-lieutenant le 25 juin suivant, il se réjouit pour sa femme «dont les charges seront allégées.» (p.214). Il évoque aussi l’impression de malaise que provoque chez lui le passage au grade d’officier, car l’idée de ne plus partager la misère de ses compagnons lui est pénible. A partir de 1916, dirigeant une section de génie hors-rang, il est souvent à l’EM du régiment ou aux PC de bataillons et il décrit les officiers d’active, montrant les qualités de certains et l’insuffisance de beaucoup. Il évoque leur ignorance des réalités politiques et diplomatiques de la guerre, qui favorisait « une paresse d’esprit à laquelle la vie de caserne ne les avait que trop inclinés, et entretenait leur goût marqué pour les occupations futiles, cartes, apéritifs, femmes, bavardages stériles, etc. Généralement dévoués à leur métier, consciencieux dans l’exécution des ordres (…) ils retrouvaient dans cette guerre immobile les mauvaises habitudes des villes de garnison. (p. 272) » Il reconstitue les conversations, et livre par exemple le récit tout à fait prenant – il a pris des notes aussitôt après -, fait par un capitaine de la Coloniale, de la dramatique mission Voulet-Chanoine en Afrique en 1900 (p. 432 – 437).
L’auteur raconte des permissions, et par exemple expose en détail une visite qu’il fait au journal de bourse pour lequel il écrivait à la mobilisation. Plein de sympathie pour les patrons juifs qui l’emploient, il en fait une description affectueuse, bien que reproduisant des stéréotypes physiques de l’époque. Apprécié de son colonel, il bénéficie de fréquentes escapades à l’arrière, mais en ressent une gêne, car le tour des permissions régulières des hommes était constamment en retard. Il montre aussi que ses supérieurs n’ont pas saisi l’importance de ces repos pour la troupe (p. 487): «beaucoup de chefs de corps en étaient restés à la notion de permission faveur, alors que la permission avait été promise comme un droit. »
En 1917, R. Cadot considère que ses hommes, sauf les Alsaciens-Lorrains et quelques Parisiens, n’ont pas la haine des Allemands et se résignent mal « aux côtés cruels de la guerre ». Pour lui, les soldats de sa section sont de braves gens, mais travaillés par un intense travail de propagande pacifiste auquel se livre la « tourbe politicienne » (p. 487). Déniant à ses hommes une opinion autonome, il les décrit comme circonvenus dans les gares, autour du zinc «où on leur glissait des paroles empoisonnées, on leur remettait des tracts (p. 489)». Lors de l’offensive du 16 avril, il décrit la mutinerie de sa section équipée (p.490) qui refuse de partir : « qu’on nous donne nos permissions, nous marcherons après ! » R. Cadot reproduit le discours qu’il leur adresse, jouant sur l’affectivité, en indiquant que les « gradés et quelques hommes iront se faire tuer seuls, à leur place ». Cet incident se clôt par le départ de la section («un se lève, les autres suivent.») et l’auteur signale que ses supérieurs ne surent jamais rien de l’événement. L’auteur a une vision paternaliste de ses subordonnés, soulignant les rapports confiants, souvent même affectueux, qui unissent les officiers de compagnie avec les hommes. En même temps il les comprend mal, et refuse le doute pour lui-même (p. 420, « la mélancolie n’est pas une attitude militaire. »). Sa réception du Feu de Barbusse témoigne bien de cet état d’esprit (été 1917, p. 511), ce livre lui a été recommandé par le commandant Crimail, et on a noté plus haut que R. Cadot n’était pas antisémite : « Je lus ce livre amer et sombre, où des pages criantes de vérité alternaient avec des tirades déclamatoires (…) où un réalisme désolé n’a pour correctif qu’un âpre aspect de révolte contre l’injustice du monde et la hiérarchie sociale qui le perpétue. (…) Quel que fût son mérite littéraire, un tel livre, paraissant en pleine bataille, ne pouvait être considéré par les officiers du front que comme une drogue pernicieuse pour l’esprit des troupes. Mais les rêveries anarchistes font toujours résonner des cordes profondes dans les âmes judaïques et l’ingénieur Crimail était juif… Heureusement que les poilus ne lisaient guère. »
En 1918, il évoque sa rencontre avec le jeune Henri de Montherlant, et l’impression déplaisante laissée (paresse et morgue, p. 587). Montherlant est blessé sur un pré d’exercice de l’arrière, pour la seule fois du séjour où « trois ou quatre obus vinrent exploser ». En 1919, il fait signer à R. Cadot démobilisé un certificat de blessure en « service volontaire», et se sert de ce papier pour obtenir la croix de guerre. L’auteur est choqué du procédé car, devenu secrétaire du Comité de l’ossuaire de Douaumont, Montherlant parlera des héros de la grande guerre comme à des pairs. « Si je l’avais su, j’aurais refusé de signer, par respect pour la mémoire de tant de combattants authentiques qui sont morts sans jamais avoir obtenu la moindre récompense. » Il s’agit d’une indignation des années vingt, car plus tard il change d’avis pour des raisons littéraires (p. 589) : « Aujourd’hui, après bien des années, je me dis que, tout bien considéré, c’eût été dommage, car nous n’aurions probablement pas le « chant funèbre pour les morts de Verdun », qui contient peut-être les plus belles pages qu’on ait écrites sur la guerre. »
Ecrit à mi-chemin entre la sensibilité d’un Maurice Genevoix et le ton tranchant du journal des frères Goncourt, qui dira, de plus, la part de la réflexion de l’homme mûr dans ce récit rédigé 25 ans après les faits ? En tout cas un témoignage de prix, en même temps qu’une œuvre véritable.
Vincent Suard, mars 2019

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Chrétien, Alexandre (1885-1970)

1. Le témoin
Alexandre Chrétien est un cultivateur originaire de la Chapelle-Vicomtesse dans le Loir-et-Cher. Caporal à la mobilisation, il participe avec le 331e RI (Orléans) à la bataille des frontières puis au combat de stabilisation du front autour d’Avocourt. Il est à Vauquois à l’automne 1914 et reste en Argonne pendant l’année 1915. Il passe au 36e RI en avril 1916, combat à Verdun, au Chemin des Dames en 1917 puis en Flandre en 1918. Il est blessé sur l’Ailette (Aisne) en octobre 1918 et finit la guerre à l’hôpital. Diminué physiquement, il cherche d’abord une charge de facteur, puis se résout à revenir à la terre: il cultive jusqu’à sa retraite sa petite exploitation de 5 hectares.
2. Le témoignage
Un paysan dans la Grande Guerre, Mémoires d’Alexandre Chrétien 1914 – 1919, a paru aux éditions Sutton (2017, 316 pages), avec une préface de Jean-Marc Largeaud, Maître de Conférences en Histoire Contemporaine à l’Université de Tours. Il s’agit de la publication d’un manuscrit, lui-même reprise de carnets rédigés au jour le jour et aujourd’hui disparus. Alexandre Chrétien prend des notes dès son service militaire (1907), et trois cahiers, achevés en 1958, subsistent aujourd’hui. L’auteur n’a pas le certificat d’études, mais la préface nous apprend qu’il a le goût de l’écrit, et qu’il a suivi les cours pour adultes donnés dans son école communale jusqu’à ses 18 ans. A l’occasion d’une exposition, J. M. Largeaud a découvert le texte et a convaincu la famille de l’intérêt d’une publication.
3. Analyse
Le récit d’Alexandre Chrétien est assez dense, il en élague de lui-même les longueurs à partir de la fin de 1914 « j’ai cessé d’écrire jour par jour et n’ai marqué que les journées intéressantes. » (p. 60). Il reste caporal presque toute la guerre, ne passant sergent qu’en juillet 1918 ; bien noté, il attribue sa stagnation à une inaptitude à la marche révélée dès l’époque de son service militaire. Enfin promu sergent, il souligne l’intérêt financier que cela représente pour lui.
Le combat
Le combat le plus dur est sans conteste Verdun (« jours de souffrance »), ce sont des pages impressionnantes. Il participe, avec le 36e RI, à l’attaque de Mangin sur Douaumont (mai 1916) : il décrit « au ras du sol », à l’échelle de l’escouade, un assaut inséré dans une action globale qu’on ne comprend pas : les hommes, hachés par les violents barrages d’artillerie et les mitrailleuses, s’immobilisent dans des ébauches de tranchées. Il raconte une corvée sous les rafales, et après une odyssée pour trouver de l’eau et revenir, on leur dit, dans un poste de secours avancé, que « ce n’est plus la peine de nous tourmenter pour rejoindre nos camarades que nous avions laissé à la barricade, qu’ils étaient tous tués ou blessés. » (p. 94). Le lendemain, alors qu’ils sont couchés dans un semblant de boyau, le bombardement reprend avec violence ; un obus tombe sur leur groupe de six, deux sont tués, deux blessés à demi ensevelis et deux indemnes. Ils promettent alors au caporal Paul, qui est conscient et a les deux jambes brisées, de faire venir les brancardiers. (p. 100). Arrivé dans un gourbi un peu en arrière, « J’ai raconté à ceux qui étaient là ce qui venait de nous arriver. Je ne pus m’empêcher de pleurer en parlant de mon pauvre camarade qui était resté là-bas blessé, et en me racontant cela je ne pouvais m’empêcher de maudire ceux qui avaient déchaîné cette terrible et cruelle guerre. » A cause de l’intensité du bombardement, il échoue à convaincre des hommes d’aller rechercher son ami. La nuit arrivée, il ressort seul, mais avec l’obscurité et les boyaux démolis, il ne peut rien retrouver : «C’est le cœur bien gros qu’il me fallut revenir à mon gourbi sans avoir rien pu faire pour mon camarade. » (p. 102). Il évoque rarement les Allemands dans son récit, c’est un ennemi un peu désincarné. A proximité des Eparges, en septembre 1916, on note une ébauche de trêve, elle a lieu depuis un petit poste, et on s’envoie des messages froissés autour de pierres, mais les deux partis hésitent à monter sur le parapet. « Des officiers sont venus à notre poste voir ce qui se passait. D’aucuns en riaient, d’autres ne trouvaient pas cela bien prudent; » (p. 173). Cela dure toute une journée puis l’auteur, ayant compris que son sergent prépare une fusillade sur des Allemands à découvert, décide de mettre fin aux communications en tirant sur leur parapet, mais cela aussi pour des motifs pratiques : « Notre petit poste risquait de se faire retourner par les torpilles ce qui nous ferait sûrement plus de mal que nous en aurions fait à nos voisins d’en face. » (p. 174).
A l’arrière
L’auteur est hospitalisé deux fois, d’abord pendant le dur hiver 1914 à Vauquois : terrassé par de fortes fièvres et évacué, il est pris de délire, fait l’objet de moqueries répétées de la part des malades et des infirmiers, il les traite de bandits ; il retrouve la raison lorsqu’il peut rencontrer un aumônier qui le confesse. Il raconte plus tard, en détail, ses longues phases d’hospitalisation en 1918 et 1919, à la suite de sa blessure à la tête. Après sa première hospitalisation, il reste près d’un an au dépôt d’Orléans pour faire de l’instruction avec les jeunes recrues (mai 1915 – avril 1916). Il n’en consigne rien, estimant « que son histoire n’est pas une histoire d’embusqué. » (p. 74).
Alexandre Chrétien évoque en détail son emploi du temps lors de ses permissions, et l’on voit que celles-ci sont essentiellement faites de visites à la famille proche et plus éloignée, avec sa femme et ses deux petites filles, ce qui n’empêche pas d’aider aux travaux des champs (moisson chez ses beaux-parents, par exemple). Il est en permission lors des manifestations du 36e RI (31 mai 1917), il signale qu’on les lui a racontées en détail mais il ne nous en dit rien. L’ambiance en octobre 1917 en arrière des lignes est particulière : « Nous traversons Fismes l’arme sur l’épaule et au pas cadencé. Les habitants nous regardent défiler d’un air triste comme s’ils se disaient : « Pauvres gars ! Vous allez vous faire tuer. » Cependant on ne voit plus de gens pleurer comme on en voyait au début. Tout le monde a l’air de finir par s’endurcir à la misère. » (p. 206). En 1918, l’auteur, transféré en Flandre pour contrer l’offensive d’avril, est séduit par les paysages et les habitants : « l’intérieur des maisons est d’une propreté remarquable. Et sur eux-mêmes, les habitants sont aussi très propres. Il y a toute différence d’avec ceux de la Meuse qui malgré cela sont aussi de braves gens qui vivent à leur façon.» (p. 241). Il dit plus loin : « Quelle différence avec l’Aisne ! » (p. 242). Il note aussi que ces habitants de la région du Nord semblent contents de les voir car « depuis trois ans ils ne voyaient que des soldats anglais. »
Les valeurs morales
Dans le fracas de Verdun, au moment de l’attaque de Douaumont, les premières lignes sont souvent discontinues et il est très facile de se retrouver dans les positions allemandes : « on aurait pu passer sans le vouloir, car cela était loin d’être mon idée [sic]. Je ne me suis jamais arrêté à la pensée d’être déserteur et de déshonorer ma famille. » (p. 93). L’auteur, catholique et pratiquant régulier, décrit les vêpres dans une petite église campagnarde, mais avec des chanteurs parisiens : « Pour un village, les offices étaient donc jolis. » (p. 56); hospitalisé, il chante des cantiques avec les sœurs ; il évoque ailleurs ses prières après avoir échappé à la mort à Verdun, et à un autre moment sa désapprobation devant le peu d’enthousiasme religieux des civils de l’Aisne : « à ces offices il y avait surtout des soldats, car les gens de Fresnes n’ont pas l’air bien religieux. Il y en a sûrement qui iraient bien à l’Eglise, mais ils ont peur que leurs voisins se moquent d’eux. » (p. 218). Ce caractère pieux n’exclut toutefois pas la malice: « il avait été convenu [c’est un pari] que si toute la 6e escouade voulait se rendre au complet à la Grand Messe du 15 août à l’église d’Orvillers, je payerais un litre de vin et trois litres payés par 2 camarades. (…) [cela se réalise] On a pu ainsi trinquer à la fraternité de la 6e escouade. » (p. 199). Logé à l’arrière du front chez des particuliers, il ne voit pas d’un œil défavorable le fait que la jeune fille de la ferme prépare des plats plus soignés à un de ses jeunes camarades (« c’est de leur âge »), mais il est choqué, lorsque dans un autre gîte, un adjudant retire son alliance pour « faire entendre mariage » (p. 224) à une jeune femme. Une partie de sa respectabilité tient pour lui à sa position de père de famille (il a deux petites filles) et à son âge «mûr» (33 ans). A ce titre, lorsqu’un jeune lieutenant le reprend sur un salut non effectué, il en est profondément humilié: « C’est vraiment honteux et dégoûtant pour un homme de mon âge, trente-trois ans, de se voir parlé et traité de la sorte par un blanc-bec pareil, par un embusqué de l’état-major, par un morveux qui n’avait peut-être pas vingt-cinq ans….[cela continue sur deux pages] », (p. 236), on sent ici dans l’écriture de 1958 renaître avec force le sentiment intact de l’humiliation et de la colère.
Dans les combats de juillet 1918, il est furieux, car au moment de faire prisonnier quelques Allemands terrés dans un abri, dans le feu de l’action, un jeune soldat de la classe 16 tue à bout portant un des hommes aux mains levées. « – Ne tirez pas puisqu’ils se rendent ! » « Ceux qui restaient vivants criaient comme des désespérés pensant qu’on allait leur en faire autant. J’en ai pris un par l’épaule pour l’aider à sortir du trou (…) En me quittant il m’a serré fortement la main comme s’il avait voulu me remercier de lui avoir sauvé la vie, et ce geste m’a vraiment touché. Il avait beau être un Boche mais il était quand-même comme moi un être humain. (…) Quand à mon poilu qui a tué l’autre, je ne lui ai pas fait de compliments. » (p. 263)
A la fin de ses mémoire, l’auteur compare la poignée d’hommes qui déclenchent les guerres à de jeunes bergers, qui pour régler un différend, ou par plaisir, « font battre leurs chiens. » (…). Quand le sang a assez coulé les bergers arrêtent le combat et aussitôt c’est l’armistice. En 1919 a été institué la Société des Nations. Comme on nous avait promis que notre guerre serait la dernière nous étions tous contents, espérant qu’avec la Société des Nations les bergers ne pourraient plus faire battre leurs chiens. Mais la S.D.N. n’a pas duré longtemps. Des ambitieux ont passé outre et des guerres ont recommencé. Comme à mon âge l’écriture me fatigue j’arrête ici mon récit. avril 1958.
Au début de l’ouvrage, J.-M. Largeaud conclut son introduction en nous disant que le texte d’Alexandre Chrétien devra dorénavant compter « au nombre des meilleurs témoignages de poilu d’origine paysanne »; en y associant P. Faury, une autre bonne surprise « rurale » de 2017, nous ne pouvons qu’adhérer à cet enthousiasme.
Vincent Suard, octobre 2018

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