Perrin, Léon (1895 – 1988)

Avec la piétaille

1. Le témoin           

Léon Perrin (1895 – 1988) est né à Bourg-en-Bresse dans une famille ouvrière. Titulaire du certificat d’études primaires, il est appelé en décembre 1914 (classe 15) et combat au 407e RI jusqu’en septembre 1915. Blessé et passé au 53e RI de Perpignan, il est muté au 147e RI de 1916 jusqu’à la fin de la guerre. Blessé plusieurs fois, il est en convalescence lors de l’armistice. Il est démobilisé en septembre 1919.

2. Le témoignage

Léon Perrin a fait paraître « Avec la piétaille 1914 – 1918, Mémoires d’un poilu bressan » à compte d’auteur en 1982. L’ouvrage de 139 pages présente quatre reproductions photographiques. L’auteur explique avoir composé ses « mémoires militaires » à l’aide d’un simple carnet, retrouvé dans un tiroir, et mentionnant des noms de villages, et quelques dates.

3. Analyse

L’auteur, âgé de 87 ans au moment de la parution de ses mémoires, signale qu’il évoque uniquement ce qu’il a vu et vécu, et il présente son ouvrage comme neutre, exempt de pensée politique, mais il précise que son but est quand même de convaincre « de faire en sorte qu’il n’y ait plus de guerre. »

A. Débuts avec la classe 15

L’auteur, appelé en décembre 1914, est instruit au Camp des Pareuses (Pontarlier) avec des conditions rudes (froid et neige), mais il semble ne pas en souffrir, disant (p. 16) « être habitué à faire du travail manuel de force. » Il évoque une manœuvre avec balles à blanc, avec une chapelle comme objectif d’attaque: il y a des caméras qui filment, et chacun a son rôle ; il faut souvent recommencer, avec des « engueulades », quand c’est « loupé » : ces films (p. 17) sont destinés aux civils, ainsi « bernés car croyant que c’est filmé sous de vrais bombardements : il n’y a que la foi qui sauve ! ». L’auteur est engagé avec le 407e RI dans l’offensive d’Artois de septembre 1915 (secteur Neuville-Saint-Vaast). Il participe à une contre-attaque locale, et – le fait est à noter tant la mention en est rare – , évoque une botte d’escrime à la baïonnette (il a des connaissances en combat à la canne et au bâton, p. 40) : « Je réussis à sauter dans une proche tranchée (…), pour me trouver face à un Allemand qui, surpris, tire deux ou trois balles et me manque : je lui bondis dessus en lui faisant faire une vrille à son fusil pour l’en déposseder. Tout hébété, il lève les bras en l’air (…) les copains qui me suivent lui disent « raoust » prisonnier. » Il décrit les durs moments de l’attaque du 25 septembre, avec quatre attaques meurtrières sur deux jours (p. 44), « Dans la matinée [du 26], nouvelle attaque, même méthode, même carnage même résultat : retour dans les tranchées de départ, nouveau recommencement des tirs de notre artillerie, nouvelle accalmie ; il y a des cadavres plein la tranchée et sur le sol. ». Ils finissent par atteindre leur objectif, et il est blessé le 28 septembre par un éclatement au seuil de son abri. C’est un très bon témoignage sur ces combats meurtriers.

B. Quatre blessures

Léon Perrin, engagé sur de rudes théâtres d’opérations (Artois, Somme, Chemin des Dames, bataille de la Marne de 1918), est régulièrement blessé, et le témoignage est intéressant à cet égard ; la gravité est à chaque fois légère ou moyenne, et les hospitalisations sont suivies de convalescence et de changement de régiments, avec au total de plus d’un an à l’écart du front, étant arrivé en ligne en avril 1915 ;

blessure 1.      septembre 1915, crête de Vimy, dans son sommeil, dans un abri, rafale de shrapnell, trois voisins d’abri tués ; multiples éclats, hospitalisation et convalescence, retour en ligne en février 1916. Il lui reste des séquelles légères : il mentionne que pendant trois ans, sa femme lui a enlevé des reliquats à la pince à épiler. Cinq mois à l’arrière.

blessure 2.      Février 1916, devant Massiges: en ligne, dans l’eau glaciale jusqu’aux cuisses, il obtient (pieds gelés) l’autorisation de se traîner vers l’arrière, avec un fusil comme béquille, salué à son départ d’un « bonne évacuation, françouse ! » venu d’en face (p. 56). Sa convalescence dure 18 jours, mais elle est « interrompue » par son imprudence, il y a des musiciens dans sa salle des 40 « pieds gelés », et l’état du groupe s’améliorant rapidement, ils improvisent des chants et surtout des danses précisément au moment où les majors passent pour la visite… (p. 58) : « Quelle tuile ! j’ai pensé, mais trop tard, que j’aurais pu tirer dix jours de plus. » Il ne revient en ligne qu’en mai 1916. Trois mois à l’arrière.

blessure 3.      À Avocourt en janvier 1918, il enterré dans une sape par un éclatement, des voisins sont tués ; il est dégagé après une demi-heure avec une cheville touchée « j’ai le pied de travers ». Guéri, il remonte en ligne en avril 1918. Trois mois à l’arrière.

blessure 4.      Pendant les combats en rase campagne de juillet 1918, il a la cheville traversée par une balle de mitrailleuse à Chézy. Il raconte son retrait difficile vers l’arrière, une odyssée de 36 heures avant de pouvoir être secouru. Alors qu’il s’est assoupi dans l’auto ambulance qui l’a enfin pris en charge, il se réveille avec le sourire  (p. 123) : « je suis encore une fois bien vivant, sans être trop handicapé, et avec l’espoir que cette guerre sera terminée avant que je sois apte à y retourner. » 3 ½ mois à l’arrière, ne regagne pas son unité avant le 11 novembre.

C. Troubles dans son unité

Abrités dans des baraques Adrian à Wancourt dans la Somme, une violente fusillade de nuit les réveille et quelques balles traversent les parois de leur abri ; (p. 69, août 1916) « Au matin, en sortant, à environ 100 mètres, on aperçoit des cadavres étendus sur le sol. Ce sont des tirailleurs noirs africains de tribus différentes, ennemis chez eux, cantonnés trop près les uns les autres, qui se sont massacrés à coup de fusil et de coupe-coupe. Triste vision ! ». Il évoque aussi l’agitation de juin 1917 sur deux pages (91 et 92), et la rébellion du régiment, « nous refusons les ordres quels qu’ils soient. » Des gradés respectés pour leur engagement au feu essaient de les convaincre, et ce sont deux jours de pleine liberté qui finissent par décider les hommes à reprendre le fonctionnement normal ; ils reprennent la route le 7 juin vers Troissy, mais « nous sommes assaillis par des rafales de balles de fusils mitrailleurs. Il y a quelques blessés sans trop de gravité (…) C’est un régiment qui se mutinait et tirait sur ceux qui ne voulaient pas se révolter. » Il est net que c’est ici le grand repos à la fin juin qui permet au moral de remonter.

D. Mentions diverses

L. Perrin mentionne des difficultés récurrentes pour comprendre des compatriotes,  des Bretons de Quimper lors d’une convalescence,  les Catalans de son unité de Perpignan, ou encore les Sedanais du 147e RI, son unité en 1916 : (p.60) : « Comme les catalans, ils ont leur patois, souvent à ne pas les comprendre. ». Il signale ailleurs que dans son unité, les regroupements amicaux se font par affinité de situation familiale, les pères de jeunes enfants aiment à se regrouper, pour parler entre eux de leur famille. L’auteur, dans le domaine des permissions, pratique la classique fraude au tamponnage, poussée le plus loin possible avant la déclaration officielle de désertion (deux jours de gagnés à l’aller et deux jours au retour). En première ligne, et isolé sous un feu violent, son caporal est tué devant lui : il envoie ses papiers à la famille et celle-ci l’invite à leur rendre visite à Bézier après-guerre, mais (p. 99) : «après cette guerre, les voyages sont rares, et l’après-guerre de 39-45 a fait oublier beaucoup de choses, même de n’avoir jamais fait connaissance. » En avril 1919, l’auteur débarque à la gare de Lille avec des chevaux que l’armée rétrocède aux cultivateurs de la région. Il participe à cette distribution dans les régions dévastées, « avec souvent pas un arbre pour attacher les bourrins. » (p. 127)

La conclusion d’Avec la piétaille, un document équilibré qui présente un témoignage utile,  est désabusée, car Léon Perrin avait pensé ne plus revoir ces « horreurs » (p. 129): « Illusions ! Je n’aurais jamais pensé que l’homme serait assez bête pour remettre cela en 1939 ! » Il dit aussi avoir revu, avec la Résistance, « des horreurs souvent plus cruelles qu’en 14 – 18 », signalant avoir perdu un frère et un neveu morts pour la France dans le maquis de l’Ain.

Vincent Suard, février 2023

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Pourcelot, Paul (1896- ?)

Le livre publié : Léandre POURCELOT, La Grande Guerre à 18 ans, Le témoignage de Paul, Éditions Blinkline Books, 221 pages, 2021, 24 euros.

Paul Pourcelot est né le 29 mai 1896 dans une famille de cultivateurs du Doubs. Il a rejoint les tranchées en avril 1916 (donc plutôt à 20 ans qu’à 18) avec le 44e RI et il est passé au 122e RI de Rodez en août de la même année. Il a terminé la guerre comme sergent. Il a alors mis au propre des notes succinctes sur la vie des fantassins. On peut retenir une mauvaise appréciation des hommes du Midi (p. 39), l’assistance à la messe (p. 53), le cafard (p. 57), le froid qui gèle boisson et nourriture (p. 75), les effets des gaz (p. 113), la description d’une patrouille (p. 163), la blessure à l’œil et les soins (p. 167). Fraternisations et mutineries sont signalées de manière timide : les mines sautent à heure « conventionnelle » (p. 71) ; un camarade s’oppose à ce qu’il tire sur un Allemand à découvert (p. 73) ; une fraternisation (p. 79) ; le refus de monter du 143e RI (p. 99) ; les territoriaux protestant contre ceux qui viennent « agacer » leur secteur tranquille (p. 161). Le 1er novembre 1918, il écrit : « Tout me fait croire à une attaque, et pourtant à la porte de l’armistice ce ne serait pas beau de se faire buter ». J’ai cité d’autres exemples de ce sentiment dans le livre La fin du cauchemar, paru en 2018 aux éditions Privat. Au CRID 14-18, nous sommes bien conscients que tout témoignage est utile, mais celui-ci a une portée limitée.

Après la guerre Paul reprit son métier de cultivateur. Il se maria en 1930 et le couple eut dix enfants parmi lesquels Léandre.

En fait, ce livre contient un deuxième témoignage. C’est celui de Léandre, médecin de renommée internationale comme l’indique longuement la 4 de couverture. Le livre est un exemple typique de piété familiale. Découvert par hasard, le carnet de Paul est reproduit intégralement en facsimilé sur les pages paires, ce qui est une excellente initiative et permet de corriger les erreurs de la transcription donnée sur les pages impaires : « circonscription » pour « conscription » (p. 19) ; « souillés de sueur » pour « mouillés de sueur » (p. 33) ; « grêler la neige » pour « cribler la neige » (p. 73), etc. On trouve aussi (p. 55) les « taules » pour les « Taubes », erreur fréquente chez les historiens amateurs. Mais il y a plus grave. Le fils a tenu à accompagner le témoignage de son père de commentaires souvent approximatifs, parfois aberrants. Parmi les trop nombreux exemples : l’assassinat de l’archiduc « déclencha la colère du père de la victime, l’empereur austro-hongrois » (p. 13) ; les Allemands auraient déclaré la guerre à la France après l’offensive française du 7 août 1914 (p. 37) ; « Chappée » au lieu de Chappe pour l’invention du télégraphe optique (p. 50), etc. Et que dire de ce passage commentant l’entrée en guerre des Américains en 1917 : « Dans la Méditerranée, ce seront les Français et les Japonais qui lutteront du côté des Américains » (p. 107) ?

Rémy Cazals, novembre 2022

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Laurens, Jacques (1893 – après 1982)

Vie et souvenirs d’un gavot Haut-Alpin

1. Le témoin

Jacques Laurens (1893 – après 1982) est né à la Cluse en Dévoluy (Hautes-Alpes) dans une famille de cultivateurs. Incorporé par anticipation (classe 1913) au 6e RA de Valence, il combat à la bataille des Frontières puis en Artois en octobre 1914. Réformé temporairement en avril 1915, à la suite de l’aggravation d’une blessure contractée en août 1914, il est réincorporé à la fin de 1915 et on le voit  devant Verdun en 1916. Promu maréchal des logis  en janvier 1917, il participe à l’offensive du 16 avril à Braye-en-Laonnois. Après un retrait en Alsace, il revient en Lorraine en 1918, prend part aux durs combats de juin (Reims) et juillet (Dormans et Fère-en-Tardenois) en 1918, et termine la guerre dans les Flandres. Rengagé jusqu’à 1929,  il est stationné à Cologne, est occupant à Essen lors de l’affaire de la Ruhr, puis est caserné à Landau, jusqu’à son retour à Briançon en 1927. Il quitte le service actif en 1929.

2. Le témoignage

Jacques Laurens est l’auteur de « Vie et souvenirs d’un gavot Haut-alpin », paru en 1980 et édité par « Culture provençale et méridionale », Marcel Petit, 160 pages. « Gavot » signifie habitant des montagnes des Hautes-Alpes et de l’Isère, pour l’auteur ce terme a un aspect péjoratif (arriéré, sauvage) et il l’utilise volontairement, pour montrer la fierté de son origine montagnarde, et que le gavot qu’il est « n’a jamais failli à son devoir ».

3. Analyse

Jacques Laurens se décrit comme un autodidacte, un homme curieux, qui passe le baccalauréat par correspondance à 27 ans. Il vient d’une culture paysanne de montagne, et son propos évoque d’abord la vie au village, dans son enfance. Il ne rechigne pas aux travaux de la ferme, mais il insiste surtout sur son appétit de connaissance, dans ce lieu très reculé. Ainsi, la feuille locale hebdomadaire ne lui donnait pas assez d’informations sur la France et le Monde (p. 33) « aussi je m’étais abonné au journal le « Petit Parisien », que le facteur m’apportait tous les 2 ou 3 jours. Je ne voulais pas obliger ce fonctionnaire à parcourir trois kilomètres en montagne pour un journal, lorsqu’il n’avait pas d’autre courrier pour la maison. »

En 1914, Jacques Laurens est infirmier à sa batterie, au 6e RA, et dans les premiers combats (Charme), son groupe est submergé par les gros calibres allemands. En retraite à la fin de la dure journée du 22 août, il est blessé au moment où il participait à la destruction des canons de sa batterie.  Évacué inconscient, il se réveille le lendemain à l’hôpital d’Épinal. Il réintègre son unité en septembre, et début octobre, alors que les lignes sont encore mouvantes et qu’il faisait une liaison avec une section du 159e RI (Est d’Arras) il est fait prisonnier par les Allemands. Convoyé dans l’obscurité, dernier de la file, il profite de la présence d’une meule de paille pour s’y cacher la nuit et toute la journée suivante, puis il reprend contact avec les Français et est félicité. En 1915, sa blessure d’août, mal refermée, l’envoie à Bernay pour deux mois d’hospitalisation. Il décrit ses bonnes relations avec son infirmière, la Comtesse veuve de Sémaison, dont il visite le domaine à Lisieux. Il décrit une relation qui se développe, et peut-être qu’avec l’effet de distanciation (plus de 60 ans ici pour la rédaction – il tempo è galantuomo -) le passé est-il un peu enjolivé ? (p. 67): « de même âge et d’une égale culture, certaines affinités nous rapprochaient. Par la suite, une idylle ne manquait pas de se créer. La situation et les événements ne permirent pas de lui donner une suite. Mais cette fin ne se fit pas sans un grand chagrin de part et d’autre, qui fut très long à se résorber. »  Le niveau scolaire de J. Laurens (fiche matricule) est de niveau 2 en 1913, c’est-à-dire correspond à un niveau primaire basique.

Réformé temporaire d’avril à septembre 1915, lors d’une commission de rappel des exemptés (Loi Dalbiez), il insiste pour être réincorporé. Sa santé s’est améliorée, et sa situation devient difficile au village où la pression sociale est forte (p. 68) «Les voisins, ne sachant pas le degré du mal qui m’avait fait mettre en congé de l’armée, trouvaient un peu étrange que je reste si longtemps sans rejoindre une formation militaire. Pas ou peu de gens de mon âge étaient au village. Il y avait eu plusieurs tués dans la commune.» Cette démarche de volontariat lui permet aussi de réintégrer son corps d’origine, le 6e RA. .En 1916, il évoque le dur engagement de sa batterie à Verdun, avec surtout le premier combat, du 1er au 20 mars 1916. Il mentionne le grand nombre de tués et blessés à sa batterie, et la réquisition temporaire de soldats de l’infanterie pour aider, mais évidemment, ils « n’arrivent pas à rendre les mêmes services ». Comme dans d’autres carnets de Verdun, l’auteur fait une description des combats (ici chute de Douaumont) en reprenant longuement des extraits de l’almanach du combattant (1977), ou du livre du général Rouquerol.

En 1917, promu maréchal des logis, il évoque le commandement de la section spéciale du CA qu’il doit assurer (section de « joyeux »), ce sont pour la plupart des condamnés renvoyés au front. Il fait avec eux du terrassement puis organise une unité de crapouillots. L’auteur mentionne aussi sa rencontre avec le lieutenant Édouard Daladier, jovial commandant d’une compagnie de mitrailleuses de la 77e DI, alors que celui-ci est déjà maire de Carpentras depuis 1911.

En 1918, l’auteur, après avoir raconté sa grippe espagnole (avril), évoque les durs combats de juin et juillet, où l’hypérite est omniprésente. Toujours en liaison avec un bataillon d’infanterie, cette fois le 97e RI, il raconte par exemple un épisode de panique  (19 juillet 1918, Ville-en-Tardenois, p.125) « [attaque violente allemande] « Des éléments de la compagnie, en petit nombre heureusement, pris de panique, en face de la vague d’infanterie allemande qui fonçait sur nous, quittaient la tranchée sans ordres et avaient tendance à s’enfuir. C’est alors que le capitaine me dit : « Révolver au poing avec moi ». C’est ce que je fis sans hésiter : et tous les deux, debout sur la tranchée, le capitaine cria : « Le premier qui recule est mort » ; devant cette attitude, toute la compagnie regagna son poste de combat. » De manière moins dramatique, il évoque sa perplexité devant des Anglais positionnés à leur côté. En général, les Français sont intrigués par les habitudes d’hygiène britanniques, jugées souvent excessives, voire néfastes (août 1918, Noyon, p. 127) : « Avant d’intervenir, les Tommies faisaient leur toilette. Fait très caractéristique, qui nous a toujours laissés perplexes sur la valeur de cette troupe au combat. »

Donner la mort, de manière caractérisée, au moment du combat, n’est pas chose si courante dans les récits, et on en a une mention ici, lors des violents combats qui marquent la reprise de la guerre de mouvement, en août 1918. Il s’agit, depuis une position d’observation avancée, d’interdire aux assauts allemands l’entrée du parc du château de Plessis-de-Roye. (p. 128) « (…) de mon côté, à la mitrailleuse, j’abattais les soldats ennemis, à bout portant, comme des lapins sauvages en pleine campagne… Aujourd’hui, 60 ans après, lorsque je me rappelle ces faits !!! j’en frémis d’horreur. Il me semble impossible que cela ait eu lieu. Des hommes s’entretuer de la sorte !!!, c’est horrible. Cependant, les faits sont authentiques, il fallait se défendre. C’était de la légitime défense. »

 En Flandre à partir de septembre 1918, l’auteur est aussi en liaison avec un régiment belge (octobre 1918, devant Roselaere), et il se trouve honoré par le roi de Belges, un peu par hasard, semble-t-il (p. 131) : « Me trouvant parmi les soldats belges, je fus présenté au roi (…) Après un court entretien, le Roi Albert Ier pris la croix de guerre que portait un officier belge et me l’épingla sur la poitrine en me donnant l’accolade. J’en fus ému jusqu’aux larmes, ne pouvant ouvrir la bouche pour le remercier. Dans ma vie j’ai rarement ressenti pareille émotion. » Après l’armistice, J. Laurens est à Bruxelles et Louvain, puis à côté de Cologne où son unité s’installe durablement. Il « rempile » ensuite par engagements successifs de deux ans, et passe ainsi presque huit ans en Allemagne (p. 145) « (…) Ayant six ans de service militaire accomplis auxquels s’ajoutaient des campagnes, je décidai de continuer une carrière militaire, pour parfaire quinze ans de services et avoir droit à une retraite. Les campagnes de guerre comptant double c’était appréciable. » Participant à l’occupation de la Ruhr, il est à Essen en 1923. L’historien prendra ici son témoignage avec intérêt, mais aussi avec prudence, car il décrit l’occupation durant l’année 1924 comme un séjour agréable (p. 147) : « les contacts avec la population civile, à quelques exceptions près, étaient assez bons. (…)  [il est chargé des achats d’approvisionnement] « Je n’ai jamais eu de litiges de quelque nature que ce soit. », et il continue plus loin : « Pratiquement, la résistance n’existait pas. A ma connaissance nous n’avons pas eu de sabotage à déplorer. Les incidents qui se produisaient, se réglaient toujours au mieux. Les manifestations étaient tout à fait rares. » Il reste qu’en 1924, il dit être très surpris par le bruit qui accompagne, dans la rue allemande, l’annonce du résultat de l’élection du Cartel des gauches. C’est un grand défilé bruyant à Essen, avec « Deutschland über alles » et chants patriotiques, et son logeur allemand, qui parle aussi français, lui apprend les raisons de ce déferlement patriotique : (p. 148) « Monsieur Laurens, naturellement, vous n’êtes pas au courant ! Mais avec les élections françaises, l’Allemagne a remporté une très grande victoire. Ces élections ont évidemment coûté très cher à l’Allemagne, parce qu’il a fallu les financer. » Notre auteur reprend cette rumeur et la développe comme un fait établi.

Il quitte Essen en juillet 1925, et part en garnison à Landau dans le Palatinat. En 1927, il retourne dans la région de Grenoble, puis est détaché à Briançon : il participe à la remise en état de petits forts démantelés en 1915, après que l’Italie fut entrée dans la guerre aux côtés de l’Entente. Après sa sortie du service actif en 1929, il signale avoir tenu un commerce à Avignon, mais curieusement, alors qu’il a été postier pendant de nombreuses années à partir de 1929 (receveur des postes), lui, très prolixe par ailleurs, ne signale jamais cette honorable profession. Une autre impression de passé un peu enjolivé repose sur l’ambiance décrite de 1917 à 1929, où l’on a constamment l’impression qu’il est officier subalterne, alors que sa F.M. dit qu’il ne passe adjudant-chef qu’en 1927. S’il est clair qu’il a très souvent « fait fonction », une curiosité renforce la perplexité du lecteur ; une feuille étrangère au volume, tapée à la machine en stencil, est collée page 77, avec comme titre « Errata » : « il m’est reproché de n’avoir pas, dans cet ouvrage, fait mention de mes promotions. Or il est assez délicat de parler de soi-même. Mais puisque l’on me le demande ; je ferais abstraction de ce scrupule, et je dis que ma proposition au grade de Sous-lieutenant me parvint le 28 février 1916.  (…) » C’est très ambigu, car si la proposition a pu exister, il ne devient Maréchal des Logis qu’en janvier 1917, quant à sous-lieutenant, c’est de réserve, et seulement en mars 1933, alors qu’il a quitté l’uniforme.  Cette petite faiblesse autobiographique d’un rédacteur de 87 ans ne doit toutefois pas nuire à l’essentiel : nous avons ici un récit riche et attachant, et qui montre que le conflit, comme l’institution militaire après 1918, ont pu être pour certains mobilisés de réels outils de promotion sociale.

Vincent Suard, septembre 2022

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Portes, Jules (1890-1914)

Il y a quelque temps, la revue en ligne « Patrimoines du Sud » de la région Occitanie m’a demandé un article sur le livre d’or des tués 1914-1918 de la paroisse Notre-Dame de Mazamet (Tarn). Il a paru dans le n° 14, de 2021. Un soldat de la liste s’appelait Louis Portes. Ce garçon de 22 ans, du 81e RI, est mort de ses blessures à Toul, le 1er octobre 1914. Et voici qu’un de mes amis, collectionneur passionné de livres, me confie un exemplaire d’un ouvrage qui permet de classer Jules Portes, frère de Louis, parmi nos témoins.

Le témoin

Jules Portes est né le 20 février 1890 à Payrin, près de Mazamet, où la famille vient bientôt s’installer. Le père est employé de l’entreprise textile Boudou. Après le primaire, Jules suit pendant deux ans les cours de l’École pratique de commerce et d’industrie. À l’âge de 15 ans, il entre à son tour comme employé de bureau dans la même entreprise que son père. Des amis protestants lui font partager leurs activités au sein de l’Union chrétienne de jeunes gens et le persuadent de se convertir, décision courageuse « dans une petite ville provinciale où les partis confessionnels sont si tranchés et les abjurations si rares » (Gaston Tournier).

Il effectue son service militaire au 81e RI de Montpellier de 1911 à 1913 et devient sergent. Il se marie en décembre 1913. Devenu chef de la section des éclaireurs unionistes (scouts protestants), il prononce, le 25 janvier 1914, lors de la remise d’un drapeau à sa troupe, un discours dans lequel je retiens ce passage qui établit une distinction entre deux patriotismes : « Le premier se compose de tous les préjugés, de toutes les haines, de toutes les antipathies qu’un peuple, quelquefois par ignorance, nourrit contre un autre peuple. « Je déteste bien, je hais bien le peuple qui se trouve au-delà des frontières et qui est mon rival. Donc je suis patriote. » Voilà le patriotisme de beaucoup. Ce patriotisme-là ne coûte pas cher ; il ne doit pas être le tien. Il en est un autre qu’il n’est pas aussi facile de réaliser mais qui est plus digne de toi ; il est fait de toutes les vérités, de tous les droits qui sont communs à tous les peuples ; il veut que tout en aimant passionnément ton pays, tu laisses déborder ta sympathie au-delà des races, des langues et des frontières. » C’est un patriotisme « fait d’amour et non de haine ». Jules Portes rejoint son 81e en août 1914. Il affronte de durs combats en Lorraine. Le 24 septembre, il aide son frère blessé à rejoindre un poste de secours, en se faisant des illusions sur une rapide guérison. Lui-même est tué le 5 octobre ; il est enterré au bord de la route de Toul à Bernécourt. Le 12 octobre, son fils nait à Mazamet. Le livre laisse imaginer ces journées d’octobre pour la famille.

Le témoignage

Gaston Tournier, d’une autre famille active dans l’industrie de la laine, protestant militant, a publié à ses frais le livre : Jules Portes, Souvenirs et Correspondance de Guerre, Comité national des éclaireurs-unionistes de France, Paris, 1915, 184 pages, avec un portrait de Jules. Une phrase précise : « Cet ouvrage, tiré à un nombre restreint d’exemplaires, est vendu au profit des soldats français blessés. » Il comprend quatre parties : I. Souvenirs (sur Jules Portes, par Gaston Tournier) ; II. Correspondance de guerre (60 lettres de Jules principalement adressées à sa femme ; le 31 août, il écrit qu’il vient de perdre son carnet de notes) ; les parties III et IV apportent quelques compléments et appendices.

Les lettres témoignent d’abord de l’amour conjugal. Jules demande à sa femme enceinte de ne pas s’épuiser au travail. Il dit à quel point les lettres de celle-ci sont un réconfort. Le 23 août, il lui avoue qu’il ne pourra pas lui dire tout, et il est vrai que ses évocations de « l’horreur » existent mais ne sont pas chargées de précisions. Par contre, les lettres fourmillent d’observations concrètes sur la vie du soldat, qui sont intéressantes pour nous. Il signale aussi diverses rumeurs, mais beaucoup moins systématiquement que le sergent Arnaud Pomiro (voir ce nom dans notre dictionnaire). Et son rapport à Dieu est une dimension qui mérite examen.

Le départ

Le trajet de Mazamet vers Montpellier s’est fait dans un mélange d’enthousiasme patriotique, de tristesse et de « joie intérieure faite d’espoir ». « Il faisait très chaud et, vers la fin du trajet, de nombreux camarades ayant profité largement des distributions gratuites de vin que les habitants des villes faisaient dans les gares, il y avait un supplément d’enthousiasme. » La ville de garnison du 81e RI et d’autres régiments est remplie de soldats : « on ne voit qu’uniformes dans les rues. » Arrivé le 7 août près de Chalon-sur-Saône, il note : « Pas plus que vous qui êtes dans le Midi, nous ne sommes au courant de ce qui se passe devant nous ; il parait que les nouvelles sont bonnes et que le drapeau français flotte à Strasbourg. » En passant à Mirecourt : « Sur la place se trouve une statue de Jeanne d’Arc ; le bataillon a présenté les armes ; cela a fait plaisir à tout le monde. »

« Se revoir ainsi loin du pays »

Jules emploie cette expression le 24 août en signalant qu’il a rencontré des camarades de Mazamet. Il demande l’envoi des journaux locaux, Le Réveil du Tarn, La Dépêche. Les lettres qu’il reçoit sont comme « un peu du « pays » qui me vient jusqu’ici ». Il réagit favorablement lorsque sa femme lui apprend l’arrivée à Mazamet de 60 petits Parisiens réfugiés (peut-être acheminés par l’œuvre de la Sauvegarde dont s’occupe une protestante apparentée à Gaston Tournier, Marie-Louise Puech-Milhau – voir ce nom dans notre dictionnaire des témoins). Ces enfants sont hébergés dans les locaux de l’Union chrétienne. Mazamet a aussi reçu des soldats blessés ou malades : « On a eu la bonne idée d’installer les blessés chez les Allemands », note Jules Portes qui fait allusion au domicile de familles allemandes venues à Mazamet dans le cadre du commerce international des laines.

Nouvelles formes de guerre

Dès le 29 août, il signale le rôle principal joué dans la guerre par l’artillerie. Le 6 septembre, il décrit le creusement des tranchées qui permet d’éviter de sacrifier des hommes, et il revient là-dessus le 14 : « Nous avons perdu beaucoup de monde en attaquant à découvert ; nous les attendrons sans doute dans des retranchements pour ne pas perdre trop de monde. » L’entrainement des éclaireurs protestants rend supportable la vie à la dure (3 septembre). Le 22 septembre, après une marche sous la pluie : « Heureusement nous avons été cantonnés convenablement ; moi j’ai couché entre deux vaches qui m’ont tenu chaud la nuit et fourni du lait au réveil. » Il serait cependant utile de recevoir un colis contenant un passe-montagne, de fortes chaussettes et du chocolat (28 septembre). Comme beaucoup, il craint de plus fortes souffrances dans une campagne d’hiver (voir une entrée dans l’index des thèmes du livre 500 témoins de la Grande Guerre). Pour un sergent fourrier, il est émouvant de recevoir des lettres destinées à des camarades disparus (3 septembre). Et encore, le 30 septembre : « Beaucoup de paquets qui arrivent n’ont plus hélas leur destinataire ; il est disparu. Que faire de ces paquets de chocolat, de tabac et de chaussettes ? Je ne les renvoie pas, ça ne vaut pas la peine et serait d’ailleurs volé en route. Je les distribue à ceux de la compagnie qui en sont dépourvus. » En même temps, les rumeurs les plus folles se répandent : gros succès russes ; Kronprinz assassiné ; révolution en Allemagne ; Berlin bombardé.

L’ennemi

Le 26 août, passant dans un village de Lorraine qui a été brièvement occupé par les Allemands, Jules Portes note : « Ils ont fait là du bel ouvrage ; ils n’ont pas eu le temps de mettre le feu, mais c’est tout ; ils ont pillé, volé, violé, tout ce qui leur est habituel. Vraiment il n’est pas croyable que Dieu soit avec des gens qui comprennent ainsi la guerre. » De son côté, la France se bat « pour la défense du droit et de la civilisation (3 septembre). Ce même jour, il ajoute : « Non certes que le peuple allemand soit plus mauvais que celui d’un autre pays ; les prisonniers que nous faisons nous disent bien ce qu’ils en pensent et combien chez eux cette guerre est pénible, mais il est certain que le parti militaire allemand est au-dessous de tout ce que l’on peut penser. » Le 14 septembre, encore une position nuancée : « Nous avons eu plusieurs fois l’occasion de nous rendre compte que les Allemands, contrairement à ce qui a été dit, soignent bien les blessés français. Cela ne les empêche pas de se conduire en parfaites brutes envers les populations qu’ils ont sous leurs mains. Ils ont pour principe d’inspirer la terreur par des incendies et des fusillades. »

La lettre du 24 septembre contient un passage remarquable : « Jusqu’ici j’ai eu le privilège non seulement de ne pas être touché, mais, ce que j’apprécie, j’ai pu, tout en faisant mon devoir d’agent de liaison, ne pas faire une victime. J’ai tellement horreur de ce carnage qui se trouve tellement coupable, que je serais privilégié et béni de Dieu s’il en était ainsi jusqu’à la fin de la guerre. Tant de fois déjà j’ai pu me rendre compte que ce sentiment-là est partagé par la plus grande partie de mes camarades et de combien d’Allemands aussi. Je veux te raconter un fait caractéristique : avant-hier soir, un homme de ma compagnie se trouvant face à face avec un Allemand, celui-ci le renversa à bras-le-corps, le désarma et lui tendit la main. »

Et Dieu, là-dedans ?

Comme pour Gaston Tournier, Dieu compte beaucoup pour Jules Portes. Au témoignage du premier, le second aurait dit juste avant la guerre : « Dieu ne permettra pas un tel fléau, ce serait trop affreux ! » Mais la guerre est là. Le 6 septembre, Jules cherche à comprendre : « Chaque jour je me demande pourquoi l’homme, après avoir connu pendant vingt siècles le commandement d’amour du Christ : « Aimez-vous les uns les autres » est encore si mauvais pour son semblable. » (Je me permets de citer ici deux phrases du dernier article de Jaurès paru le 30 juillet 1914 dans le journal toulousain La Dépêche : « Quoi ! C’est à cela qu’aboutit le mouvement humain ? C’est à cette barbarie que se retournent dix-huit siècles de christianisme, le magnifique idéalisme du droit révolutionnaire, cent années de démocratie ! ») La réponse de Jules Portes n’est évidemment pas celle de Jaurès : « J’ai la certitude que nous avions trop offensé Dieu et ses enseignements ; il fallait sans doute cette épreuve. »

Notre témoin est parti en guerre en emportant un exemplaire de la Bible : « Dans la compagnie je suis seul à avoir pris ma Bible ; j’ai trouvé plusieurs protestants qui ont été heureux de lire quelques passages dans la mienne. Elle passe même de mains en mains et quelquefois je lis à haute voix quelques chapitres. Plusieurs élèves ecclésiastiques catholiques prennent part à nos causeries et c’est je crois de façon bénie que nous nous groupons autour du Livre et devant notre Père commun. » Le 9 septembre, dans un engagement, Jules Portes a eu la certitude que le bras de Dieu le protégeait. En fait, il a reçu une blessure insignifiante (« une égratignure ») et il a regretté qu’elle ne soit pas plus grave car il aurait pu être soigné dans « une salle d’hôpital avec des lits bien blancs, entouré de visages amis ».

Il dit qu’il s’habitue aux horreurs de la guerre, mais elles restent des horreurs. Le 25 septembre, il écrit : « Ce sont des moments bien affreux, je vous assure, et il faut avoir bien confiance en Dieu pour ne pas être abattu tout à fait. » Son frère a été blessé : « Certes, les voies de Dieu nous sont cachées, mais j’ai la ferme assurance que nous reviendrons tous deux. » Et encore, dans la longue lettre du même jour : « Si Dieu voulait que ce fût un des derniers efforts que l’on nous demande, ce serait une grande bénédiction, et pour tant que les hommes soient mauvais, je ne pense pas que Dieu veuille prolonger cette horrible épreuve. »

Le 28 septembre, le doute se précise : « Que Dieu ait enfin pitié de nous tous et fasse finir bientôt cette horrible guerre ! Je suis toujours confiant et j’espère que ce n’est pas en vain, mais à certains moments je suis écœuré. » Enfin, dans sa dernière lettre, celle du 4 octobre : « C’est à la volonté de Dieu, je ne souhaite plus rien. Lui sait mieux que nous quels sont nos besoins. » Jules Portes est tué le lendemain et il est impossible de savoir si sa pensée aurait évolué comme ses dernières évocations de la volonté divine pourraient le laisser envisager.

Rémy Cazals, janvier 2022

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Cabos, Victor (1873-1946)

Né à Bassoues (Gers) le 2 novembre 1873, fils de Jean-Jacques, cultivateur. Cultivateur lui-même. Sa campagne contre l’Allemagne va du 14 août 1914 au 9 janvier 1919, d’abord au 88e RI. Il passe au 90e Territorial en octobre 1917. On a de lui 14 lettres adressées à son cousin Fris Cabos (voir ce nom) entre le 26 juillet 1917 et le 18 janvier 1919.
– Le 26 juillet1917, Victor se trouve à 15 km de Verdun. Son unité territoriale construit des routes pour l’artillerie, « un travail de pépères bien supportable ». Il décrit la campagne, bois, jardins, récoltes : « Cela ne sent pas la mort et la dévastation comme à Verdun. » Il ajoute : « Je comprends très bien, à ce que tu me dis sur ta dernière, que nos avis sur le métier militaire sont en parfait accord. C’est toujours la même caste, tant dans le métier civil que militaire, qui tient à nous asservir sous son esprit de domination. Ce n’est pas que nous ne gardions pas toujours un espoir d’affranchissement, mais nos légions ouvrières ou agricoles vivent tellement dans un cadre d’ignorance et de confusion qu’une revanche piquante ne sera jamais notre lot. Il y a chez nous trop de jalousie, trop de rivalité pour en arriver à obtenir un résultat sinon complet au moins sensible. »
– La lettre du 7 septembre 1917 fait des allusions peu claires à une autre de Fris Cabos qui pourrait avoir été subversive puisque la seule mention explicite est : « Mais, comme tu dis, la misérable censure a tout engouffré dans son silence. »
– Le 12 octobre, la lettre au crayon est difficile à lire : « Tu me dis que tu as retrouvé ton cafard en arrivant [de permission]. Je puis t’en dire de même. Mais quoique je l’aie retrouvé je n’en suis pas plus chargé pour cela car je l’ai échangé contre mon patriotisme. Tu ne me verras plus faire emplette de prisonniers comme à [illisible]. J’ai reconnu que c’était brutal de [illisible] de force celui qui ne m’a rien fait. Qu’en dis-tu ? Je suis tout heureux de te dire que toi, le premier, tu marchais sur la bonne route. Ton humeur pacifique est aujourd’hui de mon goût. Je te félicite de ta sagesse. » Victor regrette le temps de sa permission et les chasses aux cailles, perdreaux et lièvres. « J’ai failli tuer un gros sanglier qui venait à mon maïs. Mais il m’a flairé, l’animal. » L’hiver arrive ; la prochaine permission est lointaine. « En attendant, il faudra taper de la semelle et souffler sur les ongles. »
– Le 24 novembre, Victor dit avoir une planque et il ne s’en plaint pas. Une permission viendra bientôt : « Cela sera encore mieux. Revenir encore une fois de plus mordre dans la cuisse d’un perdreau ou tremper un bout de pain dans la sauce d’un lièvre. »
– 8 janvier 1918, après une permission : « Et me voilà revenu à mon ancienne vie d’esclavage. À quand la fin ? »
– 19 janvier, Victor évoque ses cheveux gris et son appartenance à la Territoriale. Il lui rappelle sa lettre dans laquelle Fris écrit que ça ne peut plus durer : « Je vois bien un peu comme toi que tous les nerfs de la nation sont trop tendus pour qu’ils ne puissent résister plus longtemps à cette pression sans se rompre. L’arrière comme l’avant se trouve au même point sinon pire. Alors que peut-on en conclure ? La fin, comme tu dis. À cet effet, je vois déjà la teinte rose de notre ancienne vie civile avec tous ses charmes. Plus de costume bleu horizon. Adieu les mitrailleuses et les crapouillots. Plus de sifflements lugubres. Plus d’oiseaux de triste augure. Loin derrière nous la guerre et tous les engins de mort ! Quel soupir de soulagement ! Oh ! que ce jour sera le bienvenu. Sans tenir compte de mes cheveux blanchis et de notre vie endommagée, à nous la liberté. Cela va venir… Ça vient. » En attendant, « il y aura peut-être encore un terrible coup de chien ». « Pour l’instant, ta place n’est pas des meilleures. Ah ! ce Mort-Homme. Je le vois encore de la côte du Talon, de Champ-Neuville, de Samoigneux, de la cote 344. De tous les points j’apercevais cette croupe comme un gibet entouré d’ossements, s’appuyant de la gauche sur sa sœur ainée, la cote 304. J’en ai [un mot illisible] comme d’une place criminelle que la mort a noircie et dont le souvenir te fait passer un frisson d’effroi dans toutes les veines. Puisses-tu à mes souhaits quitter ce secteur tout en espérant mieux. Moi je ne suis pas trop mal pour l’instant. Quoique n’étant qu’à 4 kilomètres des Boches, en face Brimont, le secteur est assez tranquille. On n’entend pas grand-chose comme canonnade. Contre avions seulement et c’est presque tout. »
– 30 mars, Victor remercie Fris pour ses lettres qui lui remontent le moral.
– Le 28 juin 1918, Victor raconte comment il a été blessé lors de l’attaque allemande du 28 mai entre Brimont et Reims. Attaque surprise, le capitaine « prend la tangente ». Les hommes de la compagnie sont tués ou prisonniers. Un formidable coup sur son sac. C’est une balle qui l’a traversé et s’est logée dans son épaule. Il doit abandonner sac et musettes et se cacher dans un bois. Il saute sur un caisson d’artillerie en retraite et arrive à un poste de secours où on lui fait un premier pansement. Puis sur un chariot jusqu’à Epernay, puis à Troyes et enfin expédié vers le Midi, à Béziers où « le secteur est plus tranquille ». Il faut se serrer la ceinture mais il y a du pinard à volonté. Après la convalescence, il faudra remonter. « Toutefois, en raison de la gravité de la blessure, je vais faire une demande pour changer d’arme. Je ne sais pas si je réussirai. J’en ai assez de l’As de Carreau. »
– Le 27 juillet, Victor se demande s’il a fait le bon choix. Il aurait pu se laisser capturer et diriger sur Berlin. « C’eut été la fin de la guerre pour moi tandis que dans quelques jours me voilà prêt à recommencer. » Mais le risque était de « faire ceinture ». En permission, il travaille aux foins et à la moisson et fait la chasse aux lapins.
– 13 septembre, Victor a le cafard : « Les jours passent, les jours sombres se succèdent, les années viennent s’enchevêtrer les unes sur les autres. Les cheveux blanchissent et on est toujours là. Quelle calamité tout de même de voir durer cette guerre de la sorte sans que rien n’en fasse prévoir la fin. Triste vie tout de même à laquelle on ne peut rien changer. »
– 24 septembre : « Je crois qu’on la tient, comme tu dis, ton avis est le mien. » Il souhaite avoir une permission en même temps que Fris pour des parties de chasse.
– 18 janvier 1919 : « Enfin me voilà rendu à la vie civile… Liberté, liberté chérie comme dit la romance. À quel prix ne l’avons-nous pas retrouvée ! Je ris parfois comme un homme ivre en voyant derrière moi l’abîme sans fond à moitié comblé de cadavres et dont je ne suis sorti que par miracle ! Si je n’étais pas trop vieux pour oser croire au bonheur, quelle perspective m’offrirait l’avenir ! Mais déjà meurtri par les souffrances de cette longue guerre je ne puis plus compter couler des jours heureux ou bien ils seront plutôt rares. » Il constate que les prisonniers sont revenus : « Ils n’y ont pas engraissé. »
Victor Cabos est mort à Auch le 11 mai 1946.
Rémy Cazals, août 2020

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Astruc, Rosa, épouse Roumiguières (1889-1972)

Trois livres
Des extraits du très important corpus de lettres échangées entre Rosa et Alfred Roumiguières pendant la guerre de 1914-1918 ont déjà été publiés dans le livre de Gérard Baconnier, André Minet et Louis Soler, La Plume au fusil, les poilus du Midi à travers leur correspondance, Toulouse, Privat, 1985. En 2013, la Société culturelle du pays castrais éditait un important volume, toujours au niveau des extraits (Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918 ; voir la notice Roumiguières dans le présent dictionnaire). Le même éditeur et le même présentateur (François Pioche) apportent un nouveau regard en donnant principalement la parole à l’épouse, à l’arrière, même si le livre reprend des passages du mari, mobilisé : Cinquante-cinq mois d’attente, une épouse de soldat pendant la Grande Guerre, 2018. La couverture est illustrée d’une photo de Rosa avec ses deux enfants, prise en décembre 1914 et envoyée vers le front, vers celui qui ne les verra pas grandir. Ainsi Alfred écrit-il, le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »
Rosa Astruc est née le 23 mars 1889 à Burlats, près de Castres (Tarn) dans une famille de petits cultivateurs. École normale d’Albi, mariage en 1910, deux enfants nés en 1911 et 1913. Lors de la déclaration de guerre, Alfred et Rosa sont en poste à l’école publique de Sorèze (Tarn). (Note : un colloque sur le thème Enseigner la Grande Guerre a eu lieu à Sorèze en octobre 2017 et a été publié en 2018, sous la direction de Rémy Cazals et Caroline Barrera.)
Le poilu
Même si ce n’est pas le plus important, le nouveau livre fournit des précisions ou des rappels sur la biographie et les sentiments du sergent, puis adjudant Roumiguières. Par amour de la vérité et de la justice, il est devenu socialiste et s’est abonné à L’Humanité ; il remarque que les socialistes font leur devoir mieux que les bourgeois. Il éprouve une grande antipathie pour les bourgeois rétrogrades. Il regrette d’avoir reçu une instruction insuffisante dans le domaine des « humanités » et il voudrait lire L’Iliade et L’Odyssée (14/8/1917). En janvier 1917, il fait part d’un « grand événement » dans sa vie, son passage à Paris ; lors d’une nouvelle visite en août, il tient à voir le mur des Fédérés. Son frère est tué sur le front ; sa sœur meurt de la grippe espagnole. Il écrit qu’il a tué un Allemand (11/11/1914). Il est blessé en octobre 1915 et constate qu’à l’hôpital on ne trouve à lire que des livres catholiques. Blessé à nouveau en juillet 1918. Ses lettres autour du 11 novembre 1918 sont citées dans Rémy Cazals, La fin du cauchemar, 11 novembre 1918 (Toulouse, Privat, 2018).
Comme tous les poilus, il n’aime pas les embusqués patriotes et leur conseille de s’engager (27/10/1914). Il donne des détails concrets : il pèse 68 kg, mais 93 kg en tenue de campagne ; il reçoit deux lettres par jour en moyenne, de sa femme et de correspondants divers ; il explique comment, dans l’armée, on en vient à devenir fumeur. Il note (30/3/1915) que beaucoup d’hommes réclament la paix ; que les soldats aiment rendre service aux paysans, ils ont plaisir à manier la faux : il leur semble qu’ils sont chez eux (5/6/1915). Il pense que les permissions ont été instituées en songeant à la classe 35 (7/7/1915). Sur la nourriture et « la façon de manger », il rejoint les griefs de Jules Puech : « Tu me vois assis par terre mangeant quelques pommes de terre ou quelques haricots brûlés que nous fournit l’ordinaire. Sans doute, je mange à ma faim. La plupart du temps, j’en ai même de reste, mais c’est la façon de manger qui n’est pas toujours ce qu’il y a de plus agréable. »
Rosa
Les lettres de Rosa contiennent rarement des expressions comme « ces maudits allemands », « ce maudit Guillaume ». Le 4 juillet 1918, elle écrit : « Il me semble qu’on ne peut pas éprouver de haine contre ces malheureux. Les soldats allemands doivent bien être comme nous. Beaucoup aimeraient mieux être chez eux qu’à la guerre, sans doute. » Elle est fière des décorations de son mari, elle estime qu’il doit faire son devoir, mais pas de zèle. Elle lui demande conseil pour placer de l’argent et regrette qu’il ne soit pas là pour lui apprendre à monter à bicyclette. Comme dit plus haut, elle lui décrit la vie de ses enfants.
Rosa expose des analyses intéressantes sur la guerre, la diplomatie, la politique. Elle critique les réactionnaires locaux, en particulier le maire de Sorèze et les cléricaux qui veulent profiter des difficultés pour retrouver leur puissance (3/10/1914). Le maire favorise l’école catholique et néglige l’entretien de l’école publique (27/1/1915). « On parle d’une union sacrée (24/2/1915), mais je crois que les réactionnaires ne la veulent qu’à une condition, c’est qu’eux auront le droit de tout dire. » On peut citer encore ce passage de sa lettre du 17 octobre 1917 : « Moi aussi, je suis de ton avis. Je trouve que la République n’a pas démérité depuis la guerre. Mais par exemple, si j’étais quelque chose, je t’assure que Daudet aurait perdu ou perdrait la fantaisie de parler à tort et à travers et que son Action française n’actionnerait pas longtemps quelque chose. Je l’ai toujours pensé et dit. La formule Union sacrée a servi qui ? Toujours les mêmes ces réactionnaires. Ils veulent donner des leçons de patriotisme aux autres et ils amèneraient un roi dans les fourgons de l’étranger comme autrefois. Quelle aberration ! » Et encore, sachant que Daudet fut un des principaux ennemis de Caillaux : « Moi, je ne suis pas comme toi. Je m’intéresse à l’affaire Caillaux. Je reconnais qu’il n’est pas des nôtres, qu’il a connu toutes les grandeurs comme tu dis. Mais peu importe. Il est homme et Français. Comme tel, il a droit à la justice. Et je n’admets pas que n’importe qui puisse accuser n’importe qui sans raison. Je souhaite donc et j’attends impatiemment que toute la lumière se fasse. »
Les lettres de Rosa donnent de multiples informations sur la vie à l’arrière. Ses grandes élèves tricotent pour les soldats. Elles participent aux « journées », par exemple en faveur des orphelins de guerre, mais (27/6/1915) : « Comme les insignes représentaient une nudité, les archevêques avaient publié des lettres pastorales dans lesquelles ils disaient que toute personne chrétienne ne devait pas porter ces insignes qui étaient une offense à la pudeur. » Et cela se poursuit au niveau individuel. Marguerite, sa fille (4 ans en 1915) confie à Rosa : « Maman, il te faut aller à la messe pour aller au ciel, Françounelle me l’a dit, il faut faire la prière. Au ciel, on est bien : tu veux des gâteaux, tu en as. »
Rosa signale le passage et les méfaits d’un chien enragé (16/10/1915) ; l’instauration des cartes de sucre (26/2/1917) ; la difficulté et la longueur des voyages…
Une certaine lassitude
Comme l’ont bien montré les notices publiées dans 500 témoins de la Grande Guerre, la séparation a ravivé les sentiments d’amour conjugal. Le 8 mai 1915, Rosa écrit à Alfred : « Je t’aimais bien quand nous nous sommes mariés, mais ce sentiment-là n’est pas comparable à celui que j’éprouve maintenant. Les sentiments comme les âmes sont grandis et mûris par les épreuves. » Toutefois, la longueur de la guerre provoque quelques tensions et quelques incompréhensions, à partir de novembre 1916. Revenu en permission, Alfred parait distant parce qu’il est obnubilé par la nécessité de repartir (14/12/1916). Le 2 juillet suivant, il écrit : « Tu ne me fâches pas en me disant que je suis devenu abruti. C’est d’ailleurs la vérité. Comprends un peu ma situation et tu ne t’en étonneras pas. D’abord un abandon complet de toute idée personnelle. Je ne fais que ce qu’on me dit de faire, que je trouve bien ou idiot, je le fais de mon mieux par discipline. » Le 4 janvier 1918, il estime que Le Feu de Barbusse a une couleur « poilue », mais que ce livre donne le cafard car il ne décrit que les mauvais moments.
Pour terminer
Rosa (28/1/1917) a critiqué la réaction tardive du président américain Wilson : « Son message au Sénat, il aurait dû l’adresser au mois de juillet 1914. C’est alors qu’il aurait dû se poser en arbitre. » Le 8 juillet suivant, elle écrit : « Je crois que la guerre finira par une révolution en Allemagne. Ce serait d’ailleurs ce qu’ils auraient de mieux à faire dans leur intérêt. Balancer leur kaiser qui, somme toute, n’est qu’une personne. » Le 5 juillet 1918 : « Se peut-il qu’au 20e siècle, il y ait eu un homme, des hommes assez fous pour déclencher cette tuerie ? Se peut-il que des millions d’autres hommes n’aient pas résisté à l’un d’eux, ni plus fort, ni plus intelligent, seulement parce qu’il se nommait empereur ? Et on vante l’intelligence et la raison humaines ! »
Même si le livre est avant tout celui de Rosa, je terminerai avec une phrase d’Alfred, du 4 novembre 1918 : « A la réflexion, c’est tout de même un temps merveilleux que nous vivons. Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. Après la république russe, voilà que nous allons avoir la république bulgare et la république autrichienne (tchèque, hongroise ou yougoslave ou peut-être même les trois). Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe ! Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. Quel bouleversement tout de même ! »
Rémy Cazals, décembre 2018

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Chrétien, Alexandre (1885-1970)

1. Le témoin
Alexandre Chrétien est un cultivateur originaire de la Chapelle-Vicomtesse dans le Loir-et-Cher. Caporal à la mobilisation, il participe avec le 331e RI (Orléans) à la bataille des frontières puis au combat de stabilisation du front autour d’Avocourt. Il est à Vauquois à l’automne 1914 et reste en Argonne pendant l’année 1915. Il passe au 36e RI en avril 1916, combat à Verdun, au Chemin des Dames en 1917 puis en Flandre en 1918. Il est blessé sur l’Ailette (Aisne) en octobre 1918 et finit la guerre à l’hôpital. Diminué physiquement, il cherche d’abord une charge de facteur, puis se résout à revenir à la terre: il cultive jusqu’à sa retraite sa petite exploitation de 5 hectares.
2. Le témoignage
Un paysan dans la Grande Guerre, Mémoires d’Alexandre Chrétien 1914 – 1919, a paru aux éditions Sutton (2017, 316 pages), avec une préface de Jean-Marc Largeaud, Maître de Conférences en Histoire Contemporaine à l’Université de Tours. Il s’agit de la publication d’un manuscrit, lui-même reprise de carnets rédigés au jour le jour et aujourd’hui disparus. Alexandre Chrétien prend des notes dès son service militaire (1907), et trois cahiers, achevés en 1958, subsistent aujourd’hui. L’auteur n’a pas le certificat d’études, mais la préface nous apprend qu’il a le goût de l’écrit, et qu’il a suivi les cours pour adultes donnés dans son école communale jusqu’à ses 18 ans. A l’occasion d’une exposition, J. M. Largeaud a découvert le texte et a convaincu la famille de l’intérêt d’une publication.
3. Analyse
Le récit d’Alexandre Chrétien est assez dense, il en élague de lui-même les longueurs à partir de la fin de 1914 « j’ai cessé d’écrire jour par jour et n’ai marqué que les journées intéressantes. » (p. 60). Il reste caporal presque toute la guerre, ne passant sergent qu’en juillet 1918 ; bien noté, il attribue sa stagnation à une inaptitude à la marche révélée dès l’époque de son service militaire. Enfin promu sergent, il souligne l’intérêt financier que cela représente pour lui.
Le combat
Le combat le plus dur est sans conteste Verdun (« jours de souffrance »), ce sont des pages impressionnantes. Il participe, avec le 36e RI, à l’attaque de Mangin sur Douaumont (mai 1916) : il décrit « au ras du sol », à l’échelle de l’escouade, un assaut inséré dans une action globale qu’on ne comprend pas : les hommes, hachés par les violents barrages d’artillerie et les mitrailleuses, s’immobilisent dans des ébauches de tranchées. Il raconte une corvée sous les rafales, et après une odyssée pour trouver de l’eau et revenir, on leur dit, dans un poste de secours avancé, que « ce n’est plus la peine de nous tourmenter pour rejoindre nos camarades que nous avions laissé à la barricade, qu’ils étaient tous tués ou blessés. » (p. 94). Le lendemain, alors qu’ils sont couchés dans un semblant de boyau, le bombardement reprend avec violence ; un obus tombe sur leur groupe de six, deux sont tués, deux blessés à demi ensevelis et deux indemnes. Ils promettent alors au caporal Paul, qui est conscient et a les deux jambes brisées, de faire venir les brancardiers. (p. 100). Arrivé dans un gourbi un peu en arrière, « J’ai raconté à ceux qui étaient là ce qui venait de nous arriver. Je ne pus m’empêcher de pleurer en parlant de mon pauvre camarade qui était resté là-bas blessé, et en me racontant cela je ne pouvais m’empêcher de maudire ceux qui avaient déchaîné cette terrible et cruelle guerre. » A cause de l’intensité du bombardement, il échoue à convaincre des hommes d’aller rechercher son ami. La nuit arrivée, il ressort seul, mais avec l’obscurité et les boyaux démolis, il ne peut rien retrouver : «C’est le cœur bien gros qu’il me fallut revenir à mon gourbi sans avoir rien pu faire pour mon camarade. » (p. 102). Il évoque rarement les Allemands dans son récit, c’est un ennemi un peu désincarné. A proximité des Eparges, en septembre 1916, on note une ébauche de trêve, elle a lieu depuis un petit poste, et on s’envoie des messages froissés autour de pierres, mais les deux partis hésitent à monter sur le parapet. « Des officiers sont venus à notre poste voir ce qui se passait. D’aucuns en riaient, d’autres ne trouvaient pas cela bien prudent; » (p. 173). Cela dure toute une journée puis l’auteur, ayant compris que son sergent prépare une fusillade sur des Allemands à découvert, décide de mettre fin aux communications en tirant sur leur parapet, mais cela aussi pour des motifs pratiques : « Notre petit poste risquait de se faire retourner par les torpilles ce qui nous ferait sûrement plus de mal que nous en aurions fait à nos voisins d’en face. » (p. 174).
A l’arrière
L’auteur est hospitalisé deux fois, d’abord pendant le dur hiver 1914 à Vauquois : terrassé par de fortes fièvres et évacué, il est pris de délire, fait l’objet de moqueries répétées de la part des malades et des infirmiers, il les traite de bandits ; il retrouve la raison lorsqu’il peut rencontrer un aumônier qui le confesse. Il raconte plus tard, en détail, ses longues phases d’hospitalisation en 1918 et 1919, à la suite de sa blessure à la tête. Après sa première hospitalisation, il reste près d’un an au dépôt d’Orléans pour faire de l’instruction avec les jeunes recrues (mai 1915 – avril 1916). Il n’en consigne rien, estimant « que son histoire n’est pas une histoire d’embusqué. » (p. 74).
Alexandre Chrétien évoque en détail son emploi du temps lors de ses permissions, et l’on voit que celles-ci sont essentiellement faites de visites à la famille proche et plus éloignée, avec sa femme et ses deux petites filles, ce qui n’empêche pas d’aider aux travaux des champs (moisson chez ses beaux-parents, par exemple). Il est en permission lors des manifestations du 36e RI (31 mai 1917), il signale qu’on les lui a racontées en détail mais il ne nous en dit rien. L’ambiance en octobre 1917 en arrière des lignes est particulière : « Nous traversons Fismes l’arme sur l’épaule et au pas cadencé. Les habitants nous regardent défiler d’un air triste comme s’ils se disaient : « Pauvres gars ! Vous allez vous faire tuer. » Cependant on ne voit plus de gens pleurer comme on en voyait au début. Tout le monde a l’air de finir par s’endurcir à la misère. » (p. 206). En 1918, l’auteur, transféré en Flandre pour contrer l’offensive d’avril, est séduit par les paysages et les habitants : « l’intérieur des maisons est d’une propreté remarquable. Et sur eux-mêmes, les habitants sont aussi très propres. Il y a toute différence d’avec ceux de la Meuse qui malgré cela sont aussi de braves gens qui vivent à leur façon.» (p. 241). Il dit plus loin : « Quelle différence avec l’Aisne ! » (p. 242). Il note aussi que ces habitants de la région du Nord semblent contents de les voir car « depuis trois ans ils ne voyaient que des soldats anglais. »
Les valeurs morales
Dans le fracas de Verdun, au moment de l’attaque de Douaumont, les premières lignes sont souvent discontinues et il est très facile de se retrouver dans les positions allemandes : « on aurait pu passer sans le vouloir, car cela était loin d’être mon idée [sic]. Je ne me suis jamais arrêté à la pensée d’être déserteur et de déshonorer ma famille. » (p. 93). L’auteur, catholique et pratiquant régulier, décrit les vêpres dans une petite église campagnarde, mais avec des chanteurs parisiens : « Pour un village, les offices étaient donc jolis. » (p. 56); hospitalisé, il chante des cantiques avec les sœurs ; il évoque ailleurs ses prières après avoir échappé à la mort à Verdun, et à un autre moment sa désapprobation devant le peu d’enthousiasme religieux des civils de l’Aisne : « à ces offices il y avait surtout des soldats, car les gens de Fresnes n’ont pas l’air bien religieux. Il y en a sûrement qui iraient bien à l’Eglise, mais ils ont peur que leurs voisins se moquent d’eux. » (p. 218). Ce caractère pieux n’exclut toutefois pas la malice: « il avait été convenu [c’est un pari] que si toute la 6e escouade voulait se rendre au complet à la Grand Messe du 15 août à l’église d’Orvillers, je payerais un litre de vin et trois litres payés par 2 camarades. (…) [cela se réalise] On a pu ainsi trinquer à la fraternité de la 6e escouade. » (p. 199). Logé à l’arrière du front chez des particuliers, il ne voit pas d’un œil défavorable le fait que la jeune fille de la ferme prépare des plats plus soignés à un de ses jeunes camarades (« c’est de leur âge »), mais il est choqué, lorsque dans un autre gîte, un adjudant retire son alliance pour « faire entendre mariage » (p. 224) à une jeune femme. Une partie de sa respectabilité tient pour lui à sa position de père de famille (il a deux petites filles) et à son âge «mûr» (33 ans). A ce titre, lorsqu’un jeune lieutenant le reprend sur un salut non effectué, il en est profondément humilié: « C’est vraiment honteux et dégoûtant pour un homme de mon âge, trente-trois ans, de se voir parlé et traité de la sorte par un blanc-bec pareil, par un embusqué de l’état-major, par un morveux qui n’avait peut-être pas vingt-cinq ans….[cela continue sur deux pages] », (p. 236), on sent ici dans l’écriture de 1958 renaître avec force le sentiment intact de l’humiliation et de la colère.
Dans les combats de juillet 1918, il est furieux, car au moment de faire prisonnier quelques Allemands terrés dans un abri, dans le feu de l’action, un jeune soldat de la classe 16 tue à bout portant un des hommes aux mains levées. « – Ne tirez pas puisqu’ils se rendent ! » « Ceux qui restaient vivants criaient comme des désespérés pensant qu’on allait leur en faire autant. J’en ai pris un par l’épaule pour l’aider à sortir du trou (…) En me quittant il m’a serré fortement la main comme s’il avait voulu me remercier de lui avoir sauvé la vie, et ce geste m’a vraiment touché. Il avait beau être un Boche mais il était quand-même comme moi un être humain. (…) Quand à mon poilu qui a tué l’autre, je ne lui ai pas fait de compliments. » (p. 263)
A la fin de ses mémoire, l’auteur compare la poignée d’hommes qui déclenchent les guerres à de jeunes bergers, qui pour régler un différend, ou par plaisir, « font battre leurs chiens. » (…). Quand le sang a assez coulé les bergers arrêtent le combat et aussitôt c’est l’armistice. En 1919 a été institué la Société des Nations. Comme on nous avait promis que notre guerre serait la dernière nous étions tous contents, espérant qu’avec la Société des Nations les bergers ne pourraient plus faire battre leurs chiens. Mais la S.D.N. n’a pas duré longtemps. Des ambitieux ont passé outre et des guerres ont recommencé. Comme à mon âge l’écriture me fatigue j’arrête ici mon récit. avril 1958.
Au début de l’ouvrage, J.-M. Largeaud conclut son introduction en nous disant que le texte d’Alexandre Chrétien devra dorénavant compter « au nombre des meilleurs témoignages de poilu d’origine paysanne »; en y associant P. Faury, une autre bonne surprise « rurale » de 2017, nous ne pouvons qu’adhérer à cet enthousiasme.
Vincent Suard, octobre 2018

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Tort, Alphonse (1889-1974)

Né à Vinassan (Aude) le 19 mars 1889, fils d’instituteur. Lui-même entre à l’école normale de Carcassonne. Service militaire au 122e RI de Rodez de 1910 à 1912. Sergent. Instituteur à Bizanet de 1912 à la guerre. Blessé le 22 août 1914 aux environs de Lunéville (voir la notice Edouard Ferroul dans ce même dictionnaire). Alphonse est soigné dans cette ville. Lors de l’arrivée des Allemands, il est capturé et envoyé au camp d’Ohrdruf. Sa mère meurt pendant sa captivité. Après la guerre, il reprend un poste d’instituteur dans l’Aude, à Coursan, où il termine sa carrière comme directeur d’école, de 1937 à 1946. Il passe ensuite une retraite active dans son village natal.
Le livre que lui a consacré sa fille constitue aussi un témoignage sur la personnalité de celle-ci, sur la méthode mise en œuvre. Elle a utilisé des lettres originales d’Alphonse, des souvenirs de ses paroles et récits, le JMO de son régiment, diverses lettres de parents ou de camarades l’ayant vu blessé. Elle y a ajouté des poèmes de son cru, produits de cette démarche de piété familiale.
Les témoignages principaux portent sur le départ en 14, sur le séjour à l’hôpital, et surtout sur l’attente de nouvelles de sa famille qui craignait sa mort. Ce sont des éléments à prendre en compte dans l’attention que portent les historiens aux souffrances des hommes et des femmes.
* Simone Tort-Dubois, Rouge Garance, 2018, 174 pages, nombreuses illustrations. On peut se procurer le livre chez l’auteur : Simone Tort-Dubois, BP 15, 29 rue de la République, 11130 Sigean.

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Laffitte, Jules

Originaire d’Aigues-Vives (Ariège, canton de Mirepoix). Son père, Sévérien, est un propriétaire aisé, maire de la commune. Jules a un bon niveau scolaire. Interné en Suisse de 1915 à 1917, il entreprend des études de droit.
En août 1914, Jules faisait son service militaire au 80e RI ; il obtient le grade de sergent. Les documents conservés par la famille sont principalement des lettres de Jules, de Sévérien, et de diverses personnes, notamment des lettres de condoléances aux parents dans la période où on le croit mort. Comme la plupart des combattants, Jules accorde une grande importance au courrier qui maintient les relations avec la famille. Les colis sont également les bienvenus.

Au front
Le 2 août 1914 : « Hier j’étais de garde à la Brigade et j’ai su un des premiers que la mobilisation était décrétée ; vous pouvez penser que cette nouvelle ne m’a pas rendu joyeux, bien au contraire ; enfin, que voulez-vous, il faut avoir du courage et si on doit partir il faut avoir l’espoir de revenir ; n’ayez pas de chagrin car tout le monde ne reste pas sur les champs de bataille. » Lors de la marche en avant après la Marne, il est plein de sentiments de vengeance contre les Allemands qui ont pillé les villages ; il songe aussi à venger son oncle tué en 1870. Il répercute la rumeur selon laquelle, avant 1914, les Allemands avaient acheté des creutes de l’Aisne, et les avaient fortifiées en vue de la guerre (18 octobre 1914).
Il demande l’envoi d’une « paire de pantalons bleus, comme ceux des charpentiers, pour mettre sur les rouges » (moins pour éviter d’être visible que parce que les rouges sont en loques, 25 novembre 1914). Il se plaint de « toujours marcher et dormir peu » et du froid de fin novembre.

La blessure
Le 3 décembre 1914, il est gravement blessé près d’Ypres et laissé pour mort sur le terrain. Une balle lui a traversé la bouche d’une joue à l’autre et a atteint le système auditif. Il est ramassé par les Allemands qui avancent, et soigné à Tourcoing, puis à Lille. Un de ses camarades écrit qu’il l’a vu tomber, et la famille le croit mort. Elle reçoit des lettres de condoléances patriotiques : « Votre fils a eu la plus belle mort qu’un soldat puisse rêver : il est tombé mortellement frappé par une balle au front en combattant pour son pays. Puisse cette pensée adoucir votre peine. » Une autre, cependant, remarque que l’annonce n’est pas officielle : « Du courage, il n’est peut-être pas mort. »
En effet, après plusieurs semaines, un avis de la Croix Rouge arrive, puis c’est une lettre de Jules lui-même. Il est prisonnier au camp de Göttingen jusqu’en mai 1915. Il écrit à ses parents que le colis de ravitaillement qu’ils lui ont envoyé l’a sauvé.

En Suisse
Dans le cadre d’accords franco-allemands (voir la notice Gueugnier), il est évacué d’Allemagne et interné en Suisse, près de Montreux, jusqu’en juillet 1917. Là, « les pics recouverts de neige » lui rappellent « la pittoresque silhouette des Pyrénées » ; il croit voir  les montagnes du Saint-Barthélémy. Il pleut, il fait froid, mais : « Quand on a un bon gîte, sans fissures aux parois, une nourriture confortable assurée, on ne doit pas redouter les intempéries qui peuvent s’abattre sur le pays » (30 septembre 1916).
Venant de l’étranger, la correspondance de Jules avec ses parents est étroitement surveillée, comme le montrent, dans le fonds familial, les enveloppes ouvertes par la censure. Mais il peut lire la presse de son « pays » (13 janvier 1917) : « Dans une demi-heure, je descendrai au Foyer des Internés où je vais prendre, de temps en temps, des nouvelles du pays, La Dépêche, édition de l’Ariège, y étant expédiée directement de Toulouse. »
Ses parents, aisés, peuvent se payer le voyage de Suisse, et ils viennent le voir une fois. Cependant, la séparation pèse. Jules évoque avec nostalgie les fêtes de Noël en famille et la foire de Saint-Maurice (7 octobre 1916).

Retour en France
Il peut revenir en France en juillet 1917. Il est toujours militaire et il doit accomplir certaines tâches à l’arrière, dans l’auxiliaire. Il n’apprécie pas et souhaite être purement et simplement réformé : « Il valait bien mieux que je reste en Suisse » (4 octobre 1917). Il doit garder des prisonniers allemands : « Les Boches sont très humbles, ils n’ont pas l’air dominateur que possédaient mes anciens gardiens ; je trouve un peu drôle de les commander après avoir vécu sous leur joug » (18 décembre 1917).
Pour se faire réformer, il cherche un piston : « Que papa parle sérieusement à Pédoya pour qu’il arrive à un résultat le plus tôt possible. Il faut le remuer car lui ne s’est pas gêné pour pousser papa à lui donner le maximum de voix, par conséquent il doit se montrer un peu reconnaissant » (16 décembre 1917).
Rémy Cazals, septembre 2017
Notes :
Gustave Pédoya (1838-1938), général de division, député radical de l’Ariège de 1909 à 1919.
Lorsque Nathalie Dehévora a consulté le fonds Laffitte pour son mémoire de maîtrise Quatre combattants de 14-18 (Université de Toulouse Le Mirail, 2005), il était conservé par la famille. A-t-il été déposé aux Archives de l’Ariège dans le cadre de la Grande Collecte ? Si une réponse est donnée à cette question, elle sera ajoutée à cette notice ; on aimerait aussi connaître les dates de naissance et de décès de Jules Laffitte, ainsi que sa profession.

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Lefort, Edouard (1896-1963)

1 – Le témoin
Né à Paris, Édouard Lefort est l’aîné de quatre enfants. Son père tient une confiserie-chocolaterie, rue Notre-Dame-de-Lorette. Après son certificat d’études, le jeune Édouard travaille dans le magasin de son père comme ouvrier chocolatier-confiseur.
Pendant la guerre, son parcours va connaître diverses étapes : la sécurité hors des champs de bataille (avril 1915 – janvier 1917), l’armée d’Orient (janvier – avril 1917), et trois années d’hospitalisation en tant que « gueule cassée » (avril 1917 – mars 1920).
Mobilisé en avril 1915, Édouard Lefort commence son instruction militaire dans la Nièvre, au 79e RI. À partir de décembre 1915, il continue sa formation d’élève caporal dans un bataillon du 113e RI cantonné dans la Meuse, à trente kilomètres de la ligne du front, et regrette d’être désigné grenadier. Il creuse des tranchées dans le secteur de Vauquois en avril 1916, et dans le secteur de Verdun en juin-juillet.
Fin juillet 1916, il intègre le 311e RI et s’apprête à monter au Mort-Homme (région de Verdun) en étant grenadier, mais un écoulement à l’oreille lui permet d’être évacué le 5 août et d’être hospitalisé jusqu’en octobre. Après un temps de caserne dans le sud-est de la France et un bref passage au 35e RI, il est versé au 3e régiment de zouaves en janvier 1917.
Cinq jours plus tard, il devient zouave au 2e RMA (régiment de marche d’Afrique), un régiment disciplinaire et régiment d’attaque qui rejoint l’armée d’Orient. Les troupes débarquent à Salonique fin janvier, vont en Albanie sur le front qui fait face aux Bulgares, reviennent en Grèce, partent en Serbie sur le front situé près de Monastir face aux Allemands. Pendant l’attaque du 19 avril, Édouard Lefort est grièvement blessé aux mâchoires.
D’abord soigné en Grèce, puis sur un navire-hôpital faisant partie d’un convoi qui ramène 4000 blessés en France, il est hospitalisé à l’Hôtel-Dieu de Marseille pendant un peu moins de deux ans et au Val-de-Grâce à Paris pendant une année.
À sa sortie d’hôpital en mars 1920, il a retrouvé un visage presque normal après treize opérations et grâce au port de la barbe. L’armée le déclare réformé et l’État lui accorde une pension. Il reprend sa place à la confiserie et se marie. Plus tard, lorsque la confiserie doit fermer, il devient encaisseur de primes d’assurance à Paris, pour la compagnie « l’Urbaine Vie ». Devenu veuf en 1937, il se remarie l’année suivante. Il décédera en 1963 lors d’un accident de voiture.

2 – Le témoignage
C’est à la demande de sa famille qu’Édouard Lefort a rédigé ses Souvenirs de guerre entre 1930 et 1931. Vingt ans plus tard, il a ajouté des remarques sur son état de santé. L’ensemble est édité par son petit-fils, Benoît Lefort, auteur de la préface, tandis que Pierre Lefort, le fils d’Édouard, fournit en fin de volume de brèves informations sur la vie de son père.
L’édition se veut fidèle au cahier manuscrit en reproduisant les photographies, les cartes postales, les plans géographiques, trois lettres d’amis ayant lu ce témoignage en 1932 et 1933, des extraits de journaux recopiés dans le cahier, ainsi que le tableau établi par Édouard Lefort pour récapituler ses cantonnements militaires, ses séjours en hôpitaux et ses treize opérations. Deux pages du cahier sont visibles.

3 – Analyse
L’intérêt de ce témoignage, c’est bien sûr celui d’une « gueule cassée », mais aussi celui d’un soldat quittant l’infanterie pour rejoindre l’armée d’Orient avec les « joyeux » ou les « têtes brûlées » (p. 98), que sont les zouaves.
En 1915, Édouard Lefort part à l’armée plein d’enthousiasme, désirant être un soldat modèle. Évoquant ses premiers mois, il écrit : « Je fus heureux le jour où j’ai tenu pour la première fois un fusil. Mais ma joie ne fut complète que lorsque je tirai ma première balle véritable » (p. 32).
En février 1916, Édouard Lefort regrette la spécialité qui lui est attribuée : « Me voilà promu pour être grenadier. Ce n’est pas précisément un filon. On parle de couteau de tranchée, vrai couteau de boucher, fixé dans une gaine, à la ceinture du grenadier ; pour se battre au corps à corps, quand les grenades font défaut » (p. 47). Il ajoute plus tard : « Nanti de ces engins [un petit obusier lance-grenade, une cuirasse abdominale], je suis pris d’un véritable cafard, le travail du grenadier est vraiment du sale boulot, pourtant je n’ai rien de ce que l’on appelle un < nettoyeur de tranchées ! > » (p. 78).
En juillet 1916, après son passage dans la région de Verdun, où il a vu au matin l’arrivée des corps des soldats tués pendant la nuit, il écrit : « Il me semble que je sors d’un cauchemar, et pourtant qu’ai-je vu ? Ayant à peine frôlé cette terrible région de Verdun » (p. 67).
En janvier 1917, Édouard Lefort découvre le 2e RMA : « J’arrivai dans un régiment de… forçats ! Tous mes nouveaux camarades étaient passés en conseil de guerre. Mon caporal avait dix ans de travaux forcés, un autre cinq ans, un autre dix, etc. » (p. 150). Un camarade lui explique : « Pas en Albanie, mais sur d’autres secteurs, les zouaves sont toujours en avant pour attaquer, résultat : de grosses pertes. La guerre se prolongeant, il n’y a plus assez de ces vieux zouaves de métier pour alimenter le régiment. Obligation de puiser dans l’infanterie, nous avons été pris au hasard dans un groupe de 400 pour compléter le 2e RMA » (p. 150-151). Mêlé aux anciens de Biribi (établissements pénitentiaires d’Afrique du Nord), il note : « Le soir, au cantonnement, j’ai eu maintes fois l’occasion d’entendre les récits de la vie des bagnards. La vie que nous menions en Orient était pénible, ce n’était rien paraît-il avec Biribi, tous les condamnés demandaient à partir au front » (p. 152-153).
Le 19 avril 1917, après la blessure qui vient de le défigurer, Édouard Lefort marche vers le poste de secours et croise d’autres soldats : « Oh, avec quels yeux ils me regardent ! des yeux d’épouvante, faut-il que je sois si affreux ? Et de fait, je sens qu’à chaque pas mon menton balance, des lambeaux de chair sanguinolente pendent lamentablement. Ma capote est rouge de sang jusqu’en bas » (p. 179). Il a perdu 19 dents, presque tout le maxillaire inférieur, ne peut plus parler, ni manger. Il est nourri au biberon avec du « lait de poule » (voir l’explication p. 204) et ses nuits sont hantées de cauchemars. Il écrit : « Je trouve absolument monstrueux les gens qui osent prétendre la guerre… nécessaire pour punir les peuples trop ambitieux. […] La guerre est un terrible fléau, il faut y passer pour s’en rendre compte » (p. 184).
À bord du navire-hôpital qui le ramène en France, il apprend ce qu’il advient des blessés décédés pendant le voyage : « L’enterrement ou plutôt  l’emmerment  est, paraît-il, vite fait : à la nuit, on les jette par-dessus bord pour le grand régal des poissons. Quelques jours de plus de voyage et c’était le sort qui m’était réservé… » (p. 215).
Relatant son débarquement à Marseille, il note : « Je ne suis plus qu’une loque humaine » (p. 220). Cependant, quatre mois après sa blessure, une greffe de chair lui permet de fermer la bouche, de retenir sa salive et de parler, mais son alimentation restera principalement liquide. Édouard Lefort décrit les traitements reçus et parle de ses compagnons de chambre, tous mutilés de la face. Il mentionne Auguste, qui n’a plus de visage et sera interné dans un asile d’aliénés (p. 241-244). En mars 1919, Édouard Lefort est transféré au Val-de-Grâce, à Paris. Cet hôpital infecté de rats est surnommé « Le Val-de-Crasse » par tous les malades.

Édouard Lefort se souvient également des femmes rencontrées : la première à exercer le métier de barbier en avril 1916 (p. 58), les premières conductrices des tramways de Besançon en janvier 1917 (p. 96), des Grecques entièrement voilées (p. 131), des Albanaises miséreuses cassant des pierres au bord des routes (p. 134) ; puis, ce sont les infirmières, celle qui le soigne en Grèce et qu’il appelle « ma petite maman d’Orient » (p. 189 et s.), et la jeunesse joyeuse du personnel féminin de Marseille (p. 229).
À la fin de son cahier, Édouard Lefort a inséré une photo du colonel Picot, le président des « Gueules cassées », et quelques cartes du château de Moussy-le-Vieux en Seine-et-Marne, devenu le domaine des « Gueules cassées ». En 1951, il écrit : « J’appartiens à l’Association des mutilés de la face n° 135. De la guerre 14-18, nous étions 7000. À l’heure actuelle, il en manque déjà la moitié, tous fauchés vers la cinquantaine… » (p. 302).

Édouard Lefort, Souvenirs de guerre d’un gueule cassée, 1915-1920, Préface de Benoît Lefort, Éditions Société des Écrivains, Saint-Denis, 2015, 308 pages.

Isabelle Jeger, septembre 2017

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