Benéteau, François Hippolyte (1882 – 1915)

1. Le témoin
Né le 1er février 1882 à Taugon (Charente inférieure) dans une famille de cultivateurs propriétaires. François Hippolyte Benéteau réside en 1914 dans ce même village charentais où il reprend l’activité d’agriculteur. Il effectue ses classes au 18e RI en tant que tambour en novembre 1903, puis mis à la disponibilité du 123e RI de La Rochelle où il effectue deux périodes d’exercices en 1909 et 1913. Il entame une correspondance avec sa famille très fournie dès les premiers jours de la mobilisation générale en août 1914. Agé de 32 ans, 4 enfants, il incorpore le 138e RIT de La Rochelle avant d’être désigné quelques mois plus tard pour rejoindre le 167e RI. Ce témoignage permet de suivre son parcours de territorial puis dans l’active. Parcours qui le conduira jusqu’au front dans le secteur du Bois Le Prêtre.

2. Le témoignage
La correspondance entre François Hippolyte Benéteau et sa famille est regroupée dans livre ce épistolaire de 152 pages paru aux éditions Edhisto en avril 2022. Les 90 lettres du poilu couvrent la période d’août 1914 à avril 1915 et s’articule autour de 5 axes : l’attente, le casernement, les premières tranchées, les derniers jours, les recherches post mortem.

3. Analyse
Le 16 août 1914, les trois bataillons du 138e Régiment d’Infanterie Territoriale) quittent La Rochelle. Le régiment cantonne du 17 août au 13 septembre à Marigny-les-Usages, dans le Loiret, pour sécuriser les villes, porter assistance aux blessés, surveiller les gares. François Hippolyte Benéteau est spectateur indirect de la première bataille de la Marne quand il rend compte à sa femme de ce qu’il voit, ce qu’il entend. En effet, devant l’avancée allemande, la population parisienne, traumatisée par le siège de 1870, fuit la capitale par centaines de milliers. « Il y avait des femmes, des enfants de tous âges qui ne marchaient pas encore. Seuls, ils ont couché dehors et le matin ils tremblaient. Aucun endroit pour les loger, il faut le voir pour le croire » (p. 18).
Le 13 septembre, son bataillon quitte le cantonnement Loirétain pour rejoindre la caserne Excelmans de Bar-le-Duc (Meuse), garnison du 94ème RI mais qui participe à la première bataille de la Marne. François Hippolyte Benéteau exprime sa confiance en l’avenir ; il pense que la guerre sera courte et que la victoire sera proche. Il est affecté le plus souvent à la surveillance de la gare, des hôpitaux et parfois à l’assainissement du champ de bataille sur les communes de Laimont et de Villers-aux-Vents. Tenant à être mis au courant de l’avancée des travaux de la ferme, il questionne régulièrement son épouse à ce sujet. Il souhaite également être averti des blessés, des morts qui sont annoncés dans le village de Taugon. La vie de cantonnement se prolonge, occasionnant parfois un sentiment de lassitude ; il va régulièrement à la messe, dont celle que Mgr Charles Ginisty organise le 19 novembre 1914 à l’église Notre-Dame à Bar-le-Duc.
Le 21 novembre 1914, le bataillon de François Hippolyte Benéteau fournit un contingent de trois cents hommes au dépôt du 167e régiment d’infanterie. Il part le jour même pour Toul et y intègre la 5ème compagnie, 2ème bataillon. Sa confiance s’amenuise et n’imagine pas rentrer pour la naissance de son cinquième enfant fin décembre ; « il faut s’attendre que ce soit très long. Et au moment où tu me parles, c’est presque sûr que je ne serai pas présent » (p. 58). Son entrainement a repris, plus intense avec des manœuvres, des exercices. Il continu a jouer son rôle de territorial dans les gares, décharger les péniches qui arrivent par le canal et qui transportent les cailloux de consolidation des voies de chemin de fer pour le front. Plus proche de la zone de combats, il entend le canon, voit affluer plus de blessés, de malades. Fin décembre, il pense être protégé par la naissance de son cinquième enfant, et ne pense pas être désigné pour partir dans les tranchées. Il y échappe une première fois mais le 12 février 1915, il est informé de son départ imminent : « J’étais parti à mon ouvrage comme d’habitude ce matin. Mais l’on est venu me chercher en disant que je partais avec ceux qui étaient désignés. » (p. 92).
Le 15 février 1915, après avoir reçu son écusson du 167e RI d’active et habillé de neuf, il rejoint Jezainville au sein de sa section à trois kilomètres de la zone de combats du Bois Le Prêtre. Il exprime dans ses lettres la peur de mourir mais aussi l’espoir de revenir. « Chère femme, si par malheur Dieu voulait nous séparer pour toujours, souviens-toi de moi » (p. 93). Le courrier à des difficultés à parvenir ce qui ajoute à ses craintes. Il prie, se donne force et courage pour affronter ce qui lui semble inéluctable. Du 8 au 17 mars 1915, le bataillon de François Hippolyte Benéteau quitte Jezainville pour relever le 5ème bataillon du 346e au Bois Le Prêtre. Ce sera pour lui sa première expérience de tranchées. Il décrit les scènes de combats, avec la neige, le froid, qui surprennent les soldats. A chaque attaque, il entend les coups de fusils, les obus qui passent sur sa tête, la terre qui vole partout, les blessés à côté de lui. Il raconte notamment la journée du 15 mars : « A huit heures du matin, les Allemands ont fait sauter plusieurs tranchées et aussitôt la fusillade a commencé. Toute la journée sans desserrer ; il y avait du danger partout en première ligne comme en deuxième ou en troisième. C’était tout pareil. Les balles, les obus, les grenades et les torpilles pleuvaient. Les arbres sont d’une bonne épaisseur dans ce bois là et bien souvent les obus Allemands tombaient en plein dedans. D’une grosseur d’une brassée, ça les coupait en deux ». De retour en cantonnement le 18 mars 1915, il continu a écrire, rendant compte a son épouse des combats. Il rend grâce à Dieu, participe aux messes et se rend sur la tombe de ses compagnons. La peur de mourir est là. Dans sa dernière lettre datée du 30 mars 1915, François Hippolyte Benéteau est de nouveau dans le Bois-le-Prêtre aux abords de la tranchée de Fey. Il sera mortellement blessé au combat du 30 mars ou du 1er avril. Identifié par les soins de l’officier gestionnaire de l’ambulance 3/64 (ambulance 64 du 13e corps rattaché provisoirement à Avrainville). Il est inhumé fosse numéro sept au Gros-Chêne le 20 avril 1915 et le 20 novembre 1920, son corps sera transféré à la nécropole nationale du Pétant près de Montauville.

William Benéteau – Yann Prouillet

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Riondet, Pierre (1866 – 1942)

De l’Artois aux Flandres 1914 Souvenirs d’un officier du 158e

1. Le témoin

Pierre Riondet (1866 – 1942) est un officier de carrière venu du rang, passé par l’école de Saint-Maixent, il a servi dans la Gendarmerie. Capitaine dans la Garde Républicaine quand arrive la guerre, il assure d’abord des missions de protocole, puis de service d’ordre et de place à Paris. Il prend ensuite un commandement au 158e RI, en Artois (octobre 1914) et en Flandres (novembre 1914) ; blessé, et par ailleurs de santé fragile, le commandant Riondet revient au front pour l’offensive de mai 1915, mais il est ré-évacué en juillet 1915 et dès lors il exercera des missions diverses à Paris jusqu’à l’Armistice. Passé hors-cadre, et jusqu’à 1936, il a été adjoint au commandant militaire du Sénat, offrant aux sénateurs ses talents de polyglotte, pour des traductions variées.

2. Le témoignage

« De l’Artois aux Flandres 1914 », Souvenirs d’un officier du 158e, de Pierre Riondet, a paru aux éditions Bernard Giovanangeli en 2012, (138 pages). Claude Vigoureux, auteur par ailleurs d’ouvrages historiques, connaissait depuis longtemps l’existence de ce manuscrit, écrit par un cousin de son grand-père maternel. Il l’a retranscrit, annoté et présenté, avec un dossier biographique et deux photographies. Il indique qu’il est vraisemblable que P. Riondet destinait ces pages à la publication, car il avait déjà donné des articles à différentes revues (avec autorisation de C. Vigoureux pour les citations).

3. Analyse

La période couverte par les souvenirs du commandant Riondet représente environ quatre mois, de la fin juillet 1914 à la fin de novembre. C’est d’abord un capitaine de la Garde Républicaine de 48 ans qui assure à la mobilisation des tâches diverses, comme la surveillance de l’embarquement des mobilisés, le signalement et l’enquête sur des individus suspects (espionnage), ou le transfert des prisonniers de la prison de Fresnes lorsque les Allemands approchent de Paris… Un des deux principaux intérêts de l’ouvrage (l’autre étant la description de la bataille d’Ypres) réside dans la relation de l’embarquement des soldats à la gare de « Saint-Germain-Ceinture »  (Saint-Germain-en-Laye-Grande-Ceinture) à l’ouest de Paris, il supervise le départ des trains pendant la première quinzaine d’août 1914; sa relation du départ fait état d’un grand calme de la foule, de bonne volonté sans effusions extrêmes : le récit est-il rédigé ici pour lui-même ? Pour un projet de publication ? (p. 31) « À l’heure des trains, je passais au milieu de cette foule pour prévenir ; adieux silencieux, pas un cri, pas une larme ; pas d’exaltation non plus : chacun s’en allait, suivant docilement les indications (…). Ceux qui restaient, mères, jeunes femmes, grands-parents survivants de 70, restaient sans protester en dehors de la gare, s’approchaient des barrières et regardaient sans mot dire, agitant leur mouchoir dans un dernier adieu au moment du départ du train, et s’en allaient la tête haute, quand il avait disparu, quelques-unes essuyant furtivement une larme dont elles avaient souvent l’air d’être honteuses… » L’auteur évoque aussi le passage des trains de réfugiés italiens, qui voyagent parfois dans de dures conditions (wagons à découvert) ; début septembre, c’est le spectacle des trains de réfugiés et leur « défilé lamentable » dans Paris, ou le choc de la vision des premiers trains de blessés ; il est d’ailleurs chargé d’empêcher les blessés légers d’entrer dans Paris, où « d’aucuns, paraît-il, s’étaient perdus » (p.43).

Volontaire pour le front, il prend le commandement d’un bataillon du 158e RI en Artois en octobre 1914 (il est promu commandant à cette occasion) ; il décrit une unité très éprouvée par les combats qui ont précédé sa venue, et son évocation de Mazingarbe et Vermelles est courte mais précise, décrivant les lignes qui passent devant les habitations de mineurs (p. 59) : « Tous ces corons avaient été occupés un moment par les Allemands, puis repris par nous. Tout y était dans un désordre inexprimable ; les murs avaient été percés et l’on passait de l’un à l’autre, à l’abri des rues et, relativement, des coups. »

Le second intérêt de l’ouvrage réside dans la description de la Première Bataille d’Ypres à laquelle l’auteur a participé, lors de la poussée allemande de fin octobre-novembre 1914. L’auteur décrit au ras du sol les violents affrontements, sans répit et avec des effectifs fondants, entre combats en rase-campagne et début de la guerre de position. Ses fonctions à la tête d’un bataillon lui permettent d’avoir une bonne vue des opérations, et de les restituer clairement pour le lecteur. Le récit est tendu, haletant. Ainsi dans un passage, l’auteur, épuisé, doit prendre un moment de sommeil ; il est réveillé par un lieutenant qui lui apprend que le colonel Houssement, commandant le régiment, (4 novembre, p. 95) : « venait d’être tué au bord d’une tranchée de première ligne, et que je prenais dès lors le commandement du régiment. Je ne compris pas tout d’abord, mais peu à peu, la réalité se présenta à moi. J’étais atterré et navré… Il n’y avait pas quinze jours que j’étais au front et je me voyais chef, responsable de tout un régiment, en plein combat, sur une position importante qu’il fallait conserver à tout prix. Je ne pense pas que jamais officier ne se soit trouvé en situation plus tragique. » Bien que de « culture gendarmerie», c’est-à-dire peu entraîné à la direction du combat d’infanterie, il semble s’en sortir à peu près bien.

L’auteur décrit à un autre moment une tranchée pilonnée, dont les effectifs fondent, et que les occupants rescapés demandent à évacuer : il refuse et trouve péniblement deux sections de renfort qu’il envoie, (p. 100) « L’une de ces sections perdit 15 hommes pour faire 100 mètres environ, en rampant, tellement la crête était balayée par les balles. » En effet, si ténues soient les altitudes, vers Wijtschate ou Messine, la Flandre n’est pas plate et chacun cherche à surplomber l’ennemi. Le régiment qui tient sa gauche cède, « Les Allemands se lancèrent à la baïonnette sur cette partie de la position et, au moment où ils arrivaient à la tranchée, les occupants jetèrent leurs armes et se rendirent. Un capitaine de la barricade tua d’un coup de feu l’officier qui se rendait avec ses hommes… Les Allemands commencèrent à se rabattre sur nous. » La situation finit par être rétablie au terme d’un dur combat.

La nuit venant, il reçoit en soutien une compagnie de territoriaux : «Elle était commandée par un ancien officier démissionnaire qui me parut étrange ; il devint fou, en effet, le lendemain. Je lui expliquai ce que j’attendais mais je ne parvins pas à me faire comprendre. » Le lendemain, dans le brouillard, sur une ligne à peu près rétablie, il reçoit, avec des renforts, un ordre d’attaque du C.A., ses hommes épuisés « devant se mettre en marche vers l’avant dès qu’ils seraient atteints par les éléments de troupe d’attaque, pour servir de guide. » Sceptique, à cause l’état d’usure de ses hommes, il prévoit l’échec inéluctable qui ne manque pas de se produire. (p. 105) «Cet ordre me parut singulier, mais je n’eus pas le temps de réfléchir longtemps (…) Le même ordre, du reste, contenait autre chose : il prévenait que l’artillerie avait reçu l’ordre de tirer et la cavalerie de charger sur les hommes que l’on verrait quitter les lignes de combat pour se porter en arrière. C’était probablement la capitulation des Méridionaux, la veille, qui avait inspiré le chef qui avait donné de tels ordres ; (…) Le chef, du reste, qui avait donné cet ordre, et celui qui l’avait rédigé, furent relevés de leur commandement quelques jours plus tard. »

À la mi-novembre, il est à Saint-Éloi, au sud-ouest d’Ypres, et il évoque la totalité du front septentrional dont il perçoit la réalité : (p.113) « Pendant que nous dinions et bavardions, les propriétaires de la maison faisaient en commun et à haute voix la prière du soir dans une pièce voisine. Une prière en flamand, longue et recueillie : grands-parents et petits-enfants, maîtres et domestiques. (…) Je passai une partie de la nuit dehors, à écouter cette canonnade, à regarder les éclairs à l’horizon, à écouter le ronflement et le fracas des très gros obus que les Allemands envoyaient sur Ypres, du nord-ouest et du sud-est. Toute la nuit, depuis l’extrémité de l’horizon du côté de la mer, jusque vers le sud, vers La Bassée et Lens, je sentais le sol trembler sous moi sans arrêt, comme en un mouvement sismique continu. Jusque-là, je n’avais jamais entendu que les canons proches de moi ; à la distance où je me trouvais, j’entendais ceux de toute la ligne : c’était grandiose et terrifiant… » Dans des combats ultérieurs de novembre, faisant toujours fonction de commandant du 158e, il tente, en courant, de rallier des hommes qui gagnent l’arrière sans ordres, tombe dans un fossé à cause de « la nuit épaisse » et se démet gravement l’épaule. Il finit par devoir être évacué et c’est à ce moment que s’interrompent ces carnets, ponctuels, mais documentés et évocateurs.

Vincent Suard juin 2021

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