Benéteau, François Hippolyte (1882 – 1915)

1. Le témoin
Né le 1er février 1882 à Taugon (Charente inférieure) dans une famille de cultivateurs propriétaires. François Hippolyte Benéteau réside en 1914 dans ce même village charentais où il reprend l’activité d’agriculteur. Il effectue ses classes au 18ème RI en tant que tambour en novembre 1903, puis mis à la disponibilité du 123ème RI de La Rochelle où il effectue deux périodes d’exercices en 1909 et 1913. Il entame une correspondance avec sa famille très fournie dès les premiers jours de la mobilisation générale en août 1914. Agé de 32 ans, 4 enfants, il incorpore le 138ème RIT de La Rochelle avant d’être désigné quelques mois plus tard pour rejoindre le 167ème RI. Ce témoignage permet de suivre son parcours de territorial puis dans l’active. Parcours qui le conduira jusqu’au front dans le secteur du Bois Le Prêtre.

2. Le témoignage
La correspondance entre François Hippolyte Benéteau et sa famille est regroupée dans livre ce épistolaire de 152 pages paru aux éditions Edhisto en avril 2022. Les 90 lettres du poilu couvrent la période d’août 1914 à avril 1915 et s’articule autour de 5 axes : l’attente, le casernement, les premières tranchées, les derniers jours, les recherches post mortem.

3. Analyse
Le 16 août 1914, les trois bataillons du 138e Régiment d’Infanterie Territoriale) quittent La Rochelle. Le régiment cantonne du 17 août au 13 septembre à Marigny-les-Usages, dans le Loiret, pour sécuriser les villes, porter assistance aux blessés, surveiller les gares. François Hippolyte Benéteau est spectateur indirect de la première bataille de la Marne quand il rend compte à sa femme de ce qu’il voit, ce qu’il entend. En effet, devant l’avancée allemande, la population parisienne, traumatisée par le siège de 1870, fuit la capitale par centaines de milliers. « Il y avait des femmes, des enfants de tous âges qui ne marchaient pas encore. Seuls, ils ont couché dehors et le matin ils tremblaient. Aucun endroit pour les loger, il faut le voir pour le croire » (p. 18).
Le 13 septembre, son bataillon quitte le cantonnement Loirétain pour rejoindre la caserne Excelmans de Bar-le-Duc (Meuse), garnison du 94ème RI mais qui participe à la première bataille de la Marne. François Hippolyte Benéteau exprime sa confiance en l’avenir ; il pense que la guerre sera courte et que la victoire sera proche. Il est affecté le plus souvent à la surveillance de la gare, des hôpitaux et parfois à l’assainissement du champ de bataille sur les communes de Laimont et de Villers-aux-Vents. Tenant à être mis au courant de l’avancée des travaux de la ferme, il questionne régulièrement son épouse à ce sujet. Il souhaite également être averti des blessés, des morts qui sont annoncés dans le village de Taugon. La vie de cantonnement se prolonge, occasionnant parfois un sentiment de lassitude ; il va régulièrement à la messe, dont celle que Mgr Charles Ginisty organise le 19 novembre 1914 à l’église Notre-Dame à Bar-le-Duc.
Le 21 novembre 1914, le bataillon de François Hippolyte Benéteau fournit un contingent de trois cents hommes au dépôt du 167ème Régiment d’infanterie. Il part le jour même pour Toul et y intègre la 5ème compagnie, 2ème bataillon. Sa confiance s’amenuise et n’imagine pas rentrer pour la naissance de son cinquième enfant fin décembre ; « il faut s’attendre que ce soit très long. Et au moment où tu me parles, c’est presque sûr que je ne serai pas présent » (p. 58). Son entrainement a repris, plus intense avec des manœuvres, des exercices. Il continu a jouer son rôle de territorial dans les gares, décharger les péniches qui arrivent par le canal et qui transportent les cailloux de consolidation des voies de chemin de fer pour le front. Plus proche de la zone de combats, il entend le canon, voit affluer plus de blessés, de malades. Fin décembre, il pense être protégé par la naissance de son cinquième enfant, et ne pense pas être désigné pour partir dans les tranchées. Il y échappe une première fois mais le 12 février 1915, il est informé de son départ imminent : « J’étais parti à mon ouvrage comme d’habitude ce matin. Mais l’on est venu me chercher en disant que je partais avec ceux qui étaient désignés. » (p. 92).
Le 15 février 1915, après avoir reçu son écusson du 167ème R.I. d’active et habillé de neuf, il rejoint Jezainville au sein de sa section à trois kilomètres de la zone de combats du Bois Le Prêtre. Il exprime dans ses lettres la peur de mourir mais aussi l’espoir de revenir. « Chère femme, si par malheur Dieu voulait nous séparer pour toujours, souviens-toi de moi » (p. 93). Le courrier à des difficultés à parvenir ce qui ajoute à ses craintes. Il prie, se donne force et courage pour affronter ce qui lui semble inéluctable. Du 8 au 17 mars 1915, le bataillon de François Hippolyte Benéteau quitte Jezainville pour relever le 5ème bataillon du 346ème au Bois Le Prêtre. Ce sera pour lui sa première expérience de tranchées. Il décrit les scènes de combats, avec la neige, le froid, qui surprennent les soldats. A chaque attaque, il entend les coups de fusils, les obus qui passent sur sa tête, la terre qui vole partout, les blessés à côté de lui. Il raconte notamment la journée du 15 mars : « A huit heures du matin, les Allemands ont fait sauter plusieurs tranchées et aussitôt la fusillade a commencé. Toute la journée sans desserrer ; il y avait du danger partout en première ligne comme en deuxième ou en troisième. C’était tout pareil. Les balles, les obus, les grenades et les torpilles pleuvaient. Les arbres sont d’une bonne épaisseur dans ce bois là et bien souvent les obus Allemands tombaient en plein dedans. D’une grosseur d’une brassée, ça les coupait en deux ». De retour en cantonnement le 18 mars 1915, il continu a écrire, rendant compte a son épouse des combats. Il rend grâce à Dieu, participe aux messes et se rend sur la tombe de ses compagnons. La peur de mourir est là. Dans sa dernière lettre datée du 30 mars 1915, François Hippolyte Benéteau est de nouveau dans le Bois-le-Prêtre aux abords de la tranchée de Fey. Il sera mortellement blessé au combat du 30 mars ou du 1er avril. Identifié par les soins de l’officier gestionnaire de l’ambulance 3/64 (ambulance 64 du 13ème corps rattaché provisoirement à Avrainville). Il est inhumé fosse numéro sept au Gros-Chêne le 20 avril 1915 et le 20 novembre 1920, son corps sera transféré à la nécropole nationale du Pétant près de Montauville.

William Benéteau – Yann Prouillet

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Lemoine Maurice, Déplanque Octave, Chappey Marcel

Trois Nordistes sur le front d’Orient (1915 – 1916)

1. Les témoins

Maurice Lemoine (1887-1962) appartient à une famille aisée d’agriculteurs de l’Avesnois (Etrœungt, Nord). Il part combattre en Macédoine avec le 284e RI à partir d’octobre 1915, est rapatrié malade en mars 1917 et ne rejoindra plus ensuite le service armé.

Octave Déplanque (1887-1915), né à Éterpigny dans le Pas-de-Calais, est garçon boucher à Guise (Aisne) au moment de la mobilisation. Engagé dans les combats du 284e RI depuis le début de la guerre, il est transporté en Macédoine en octobre 1915 pour participer à la fin de la campagne de Serbie. Il y est tué en décembre 1915.

Marcel Chappey (1890 – 1971), né dans une famille de commerçants d’Avesnes, a réussi le concours d’entrée à Normale Supérieure en 1914. Sous-lieutenant à la mobilisation, il participe aux combats du 284e RI, puis est transféré en Macédoine en octobre 1915. Passé au 260e RI en 1916, il sert pendant toute la guerre en Orient. Homme de cabinet entre deux-guerres, il fut maire de Garches de 1947 à 1971.

2. Le témoignage

Trois Nordistes sur le front d’Orient (1915 – 1916) a été publié sous la direction d’Agnès Guillaume, Thierry Hardier, Jean-François Jagielski et Raymond Verhaeghe (2021, 140 pages). La publication a été assurée conjointement par Edhisto, le FSE du Collège Éluard de Noyon et le CRID 14 – 18. Le volume est constitué de la reproduction du carnet de route de Maurice Lemoine, des cartes postales d’Octave Déplanque et d’extraits de lettres de Marcel Chappey. Ce petit volume dense se partage entre ces trois témoignages, avec un appareil scientifique développé et une riche iconographie (40 illustrations).

3. Analyse

La publication de ces témoignages a été accompagnée, dans sa phase d’élaboration, par un travail réalisé par des collégiens, aidés de leurs enseignants d’histoire et de français. Ces jeunes ont travaillé sur la retranscription des carnets, l’élaboration de statistiques et la recherche des noms des combattants du 284e RI : « ce n’est pas rien », pour eux, d’avoir désormais leurs noms mentionnés (p. 3) dans un ouvrage respectant les critères scientifiques du haut niveau. Un autre intérêt du volume est de montrer la complémentarité que peuvent présenter, pour une même unité et un même théâtre d’opération, trois types de sources différents. Enfin, ces récits apportent un éclairage sur les opérations vécues en Orient, en Macédoine et en Grèce, théâtre d’opérations assez délaissé par les publications de témoignage.

Témoignage de Maurice Lemoine : un carnet de route

Le carnet de route de Maurice Lemoine est ramassé dans le temps (octobre 1915 – janvier 1916) et surtout factuel, avec en général quelques lignes par date, certaines descriptions étant parfois développées. Il décrit la traversée sur le « Lorraine », l’arrivée à Salonique, les combats en Macédoine contre les Bulgares, avec comme élément central du récit la lente retraite en bon ordre, le long du Vardar, jusqu’à la frontière grecque. Il arrive aussi que les mentions soient plus longues, et on a alors des éléments utiles sur la perception, par un poilu d’Orient, du combat de moyenne montagne, de la combativité de l’ennemi ou des habitants de la Macédoine qu’ils côtoient. Les Grecs ne sont pas perçus comme très fiables, et c’est bien pire pour les Macédoniens (novembre 1915 p. 31) : « Cette Macédoine est un véritable pays de bohémiens rempli de Comitadjis. La moitié de la population est d’origine turque. ». Les carnets mentionnent les combats, les destructions opérées (chemin de fer ou ponts), et l’auteur, combattant au ras du sol, a une bonne clairvoyance d’ensemble (fin novembre 1915, p. 34) « notre recul provient d’une obligation dictée par la faiblesse des Serbes à notre gauche et que nous n’avons pu les rejoindre à Vélès ». Ayant repassé la frontière grecque, il signale l’arrêt de la poursuite par les Bulgares (la Grèce est neutre) et le reste du carnet décrit alors l’élaboration du camp retranché au nord de Salonique et de ses avant-postes, et le changement de condition du soldat (p. 43) « jamais on ne s’est trouvé aussi bien depuis le début de la campagne d’Orient ! Aussi bien ravitaillé et bonne cuisine ! Nous voilà passés travailleurs ! Tous les jours au chantier de 8 heures à 11 heures et de 1 heure à 4 heures. » Le carnet s’arrête en janvier 1916, il est alors durement touché par le paludisme : rapatrié en France en 1917, mais non guéri, il ne rejoindra plus le front avant l’armistice.

Témoignage d’Octave Déplanque : des cartes postales pour faire signe de vie

Le livre présente ensuite une dizaine de cartes postale écrites avec seulement quelques lignes, mais ce lien, si ténu soit-il, marque une volonté de donner des signes de vie et constitue aussi une forme de témoignage. O. Déplanque est tué dès le début de décembre 1915, et l’équipe de rédaction produit un intéressant petit dossier sur le passage du deuil à celui de la mémoire, avec des objets qui accompagnent les générations ; une carte au 200 000ème appartenant à la veuve est reproduite, carte avec un petit cercle rajouté à l’encre, où serait hypothétiquement la tombe d’Octave Déplanque, mais la sépulture ne sera jamais retrouvée. On signale que la fille se voit offrir par sa mère, avec l’argent des indemnités de veuve de guerre, une chambre à coucher (lit, armoire) et un crucifix, avec au dos une étiquette : « 31 mai 1925. En souvenir de mon père mort pour la France. ». La petite-fille, à travers sa mémoire insatisfaite, est évoquée dans un article de la presse locale (La Voix du Nord, 12 novembre 2014, p.56) : « Chantal Homola a « les oreilles fatiguées » comme elle dit. Depuis plusieurs jours, pour évoquer la Grande Guerre, « on ne parle que de la Somme ou de Verdun » explique l’Aulnésienne quelque peu dépitée. « La guerre est mondiale et de nombreux Avesnois sont morts durant la guerre d’Orient » tient à préciser celle qui a perdu son grand-père Octave Déplanque, le 7 décembre 1915 en Serbie. Il avait 27 ans. « Ça me dérange qu’on les oublie. Ils ont combattu comme les autres et on n’en parle pas. » C’est ici, en relation avec un « Front oublié », une « mémoire oubliée »…

Témoignage de Marcel Chappey : des lettres qui évoquent les opérations

Ces lettres de Marcel Chappey sont adressées à son frère, alors qu’il occupe des positions dans la Meuse et dans l’Aisne (p. 69), puis sur le front d’Orient (p. 78). Ce témoignage vivant est écrit sur un mode énergique, et on peut y glaner, par exemple, un intéressant mode d’emploi, exprimé sur le mode plaisant, sur la manière d’opérer une fraternisation (Noël 1914, p. 69) : on amorce en chantant « die Wacht am Rhein », s’ils reprennent le refrain, « il y a du bon ! » ; il faut être très progressif  « Comme on ne sait jamais si on affaire à de sales types ou à de bons types, toute une gradation est nécessaire. » Fin mars 1915, il décrit à son frère, sur le front de Champagne, une attaque allemande de nuit, à l’échelle d’une compagnie ; leur feu nourri d’infanterie est efficace (p. 72) « Alors, manœuvre insensée, les Boches se déploient sous notre feu. La plupart tombent, les autres se terrent dans les trous d’obus, certains continuent cependant. Ils sont tués à quelques mètres de la tranchée. » (…) « Au jour, nous pouvons constater le résultat de notre tir. Une trentaine de Boches gisent tués sur le terrain. Quelques blessés râlent.» Comme lecteur régulier de diaristes français, familier de descriptions de dizaines d’attaques françaises de détails, on éprouve ici un curieux sentiment de familiarité, mais en miroir : habitué de ces attaques de détail qui se terminent par de sanglants échecs, on a ici une très bonne idée de ce que peuvent éprouver ces Allemands en montant sur le parapet. Au moment du départ en Orient, l’auteur témoigne à son frère de son enthousiasme. Au sud de la Serbie, il apprécie sa vie « très dure mais combien saine », et il décrit une retraite en bon ordre (p. 79), avec comme seul regret de laisser « les petits cimetières au creux des vallons, que notre main pieuse ne pourra plus entretenir, je ne conserverais de cette première expédition qu’un souvenir réconfortant.» Il décrit ensuite une reconnaissance offensive en mars 1916 (p.87), ou évoque les habitants d’un petit village de Macédoine (mai 1916, p. 94) « J’ai accompagné dernièrement le médecin chargé de visiter les indigènes du petit village voisin. On y trouve quelques Grecs et beaucoup de Turcs. Quelques beaux types rappellent encore l’ancienne splendeur des races, mais la plupart des habitants sont affligés de quelques tares. Les enfants seraient jolis dans leurs haillons éclatants, s’ils n’avaient presque tous le ventre gonflé par la tuberculose et le paludisme. Les femmes se flétrissent et se dessèchent vite. Sous leurs pauvres poitrines maigres et jaunes ronflent sourdement les bronchites chroniques. »

Les cartes postales photos de Marius Labruyère, le quatrième homme

La partie « Marcel Chappey » est illustrée de nombreuses cartes postales photos, envoyées de Macédoine et de Grèce, par Marius Labruyère (235e RI, ill. 21 à 38, collection T. Hardier). Il s’agit de photographies de bonne qualité montrant M. Labruyère et son unité au campement, dans ses activités quotidiennes, avec les paysages qu’il voit… Ces photos transformées en cartes postales et envoyées à la famille, avec des textes concis, un peu comme chez O. Déplanque, sont très précieuses car le 235e RI opère dans des lieux et des conditions similaires au 284e, et cette iconographie incarne des visages, des attitudes et des paysages qui fournissent une heureuse illustration aux trois autres témoignages.

L’ouvrage se termine avec un tableau de synthèse très parlant sur l’évolution au 284e RI du nombre de tués et de morts de maladie, pendant la durée de la guerre, ainsi qu’avec une liste de 642 noms, fruit d’un comptage méticuleux, de tous les soldats morts au 284e RI, avec le lieu d’origine et la cause du décès.

Vincent Suard, décembre 2022

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Pourcelot, Paul (1896- ?)

Le livre publié : Léandre POURCELOT, La Grande Guerre à 18 ans, Le témoignage de Paul, Éditions Blinkline Books, 221 pages, 2021, 24 euros.

Paul Pourcelot est né le 29 mai 1896 dans une famille de cultivateurs du Doubs. Il a rejoint les tranchées en avril 1916 (donc plutôt à 20 ans qu’à 18) avec le 44e RI et il est passé au 122e RI de Rodez en août de la même année. Il a terminé la guerre comme sergent. Il a alors mis au propre des notes succinctes sur la vie des fantassins. On peut retenir une mauvaise appréciation des hommes du Midi (p. 39), l’assistance à la messe (p. 53), le cafard (p. 57), le froid qui gèle boisson et nourriture (p. 75), les effets des gaz (p. 113), la description d’une patrouille (p. 163), la blessure à l’œil et les soins (p. 167). Fraternisations et mutineries sont signalées de manière timide : les mines sautent à heure « conventionnelle » (p. 71) ; un camarade s’oppose à ce qu’il tire sur un Allemand à découvert (p. 73) ; une fraternisation (p. 79) ; le refus de monter du 143e RI (p. 99) ; les territoriaux protestant contre ceux qui viennent « agacer » leur secteur tranquille (p. 161). Le 1er novembre 1918, il écrit : « Tout me fait croire à une attaque, et pourtant à la porte de l’armistice ce ne serait pas beau de se faire buter ». J’ai cité d’autres exemples de ce sentiment dans le livre La fin du cauchemar, paru en 2018 aux éditions Privat. Au CRID 14-18, nous sommes bien conscients que tout témoignage est utile, mais celui-ci a une portée limitée.

Après la guerre Paul reprit son métier de cultivateur. Il se maria en 1930 et le couple eut dix enfants parmi lesquels Léandre.

En fait, ce livre contient un deuxième témoignage. C’est celui de Léandre, médecin de renommée internationale comme l’indique longuement la 4 de couverture. Le livre est un exemple typique de piété familiale. Découvert par hasard, le carnet de Paul est reproduit intégralement en facsimilé sur les pages paires, ce qui est une excellente initiative et permet de corriger les erreurs de la transcription donnée sur les pages impaires : « circonscription » pour « conscription » (p. 19) ; « souillés de sueur » pour « mouillés de sueur » (p. 33) ; « grêler la neige » pour « cribler la neige » (p. 73), etc. On trouve aussi (p. 55) les « taules » pour les « Taubes », erreur fréquente chez les historiens amateurs. Mais il y a plus grave. Le fils a tenu à accompagner le témoignage de son père de commentaires souvent approximatifs, parfois aberrants. Parmi les trop nombreux exemples : l’assassinat de l’archiduc « déclencha la colère du père de la victime, l’empereur austro-hongrois » (p. 13) ; les Allemands auraient déclaré la guerre à la France après l’offensive française du 7 août 1914 (p. 37) ; « Chappée » au lieu de Chappe pour l’invention du télégraphe optique (p. 50), etc. Et que dire de ce passage commentant l’entrée en guerre des Américains en 1917 : « Dans la Méditerranée, ce seront les Français et les Japonais qui lutteront du côté des Américains » (p. 107) ?

Rémy Cazals, novembre 2022

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Genty, Edmond (1883 – 1917)

Trois ans de guerre. Lettres et carnet de route du capitaine Edmond Genty connut une première édition posthume en janvier 1918 chez Chapelot (Paris). L’ouvrage de quelques 80 pages dont on ignore la genèse (choix des lettres ?) a été lu par le critique ancien combattant Jean Norton Cru. Dans Témoins, Cru le place au rang des témoignages médiocres essentiellement en raison du caractère « abrégé » des passages publiés. Les éditions de la Fenestrelle propose en 2022 une nouvelle édition augmentée d’une introduction importante et de notes rédigées par François Pugnière. Elle permette de mieux appréhender lettres et carnets de l’officier d’artillerie de campagne Genty « mort pour la France » le 23 mars 1917 au nord-ouest de Verdun : contexte familial, études, participation aux combats. Elle contient également quelques clichés collectés par Edmond (mars-avril 1917). Ils sont complétés par l’album photographique du maréchal des logis-chef Émile Renaud appartenant à la même unité que Genty dont il fut une partie de la guerre sous les ordres. L’ensemble offre des clés très utiles de compréhension de l’expérience de guerre racontée dans les lettres et carnets de l’artilleur.

Trois ans de guerre s’inscrit dans les témoignages d’autres intellectuels, officiers de réserve comme Maurice Genevoix, Charles Delvert ou André Pézard. La famille du soldat décédé, liée au monde de l’édition (Paul, le frère d’Edmond, travaille au Figaro), profite de l’engouement du public pour les récits de guerre et fait publier une mince partie de la correspondance adressée par Edmond à sa mère, à sa fiancée ou à sa sœur, ainsi qu’une partie de ses carnets. Ce qui n’a pas été publié est aujourd’hui disparu. Une préface est confiée à un ami journaliste Paul Brulat. Elle témoigne d’une volonté de la famille de produire une œuvre panégyrique, mêlant la mémoire du disparu à la description de « l’âme du soldat français », à celle de la « France réconcilié dans la conscience de ce qu’elle doit à ses enfants martyrs. » On retiendra de cette préface le souhait exprimé que l’hécatombe ne soit pas été vaine. Le recueil de texte devient ainsi présenté un monument de papier à la mémoire mythifiée du héros combattant.

Les lettres de Genty à sa famille ont vocation avant tout à rassurer lorsqu’elles sont adressées à sa mère (« je vais bien, je mange bien, je dors bien » (3 octobre), « nous ne sommes guère à plaindre » (6 février 1915). La violence des premiers engagements est minimisée lorsqu’ils sont évoqués sur le moment. Cependant, lorsque Genty rappelle les combats de Dieuze (offensive de Lorraine – août 1914) afin de réhabiliter les troupes du 15e corps accusées de couardises, il souligne les pertes effroyables, la décimation. Lié au monde du journalisme parisien, il tente d’ailleurs de « faire défendre dans Excelsior le 15e corps calomnié » (27 octobre 1914, carnet de route). Rapidement, la lutte contre les éléments (froid, pluie) s’impose : « Quand sortirons-nous de la tempête, de la pluie, de la boue ? Mille fois pires que les obus allemands ! » (20 septembre 1914). Qui tuent pourtant.

A partir d’octobre 1914, la guerre de position s’installe l’artilleur Genty et ses camarades dans une vie de campagne alternant violence et une « vie de garnison », à la merci de la promiscuité et des intempéries. Genty connait plusieurs affectations depuis les premières lignes jusqu’à quelques kilomètres du front, formation de servant de canon de 80 de montagne ou de 75 contre avions. Le temps du combattant est haché. Ennui et routine d’un côté, écrasement et morts nombreuses de l’autre notamment à l’été 1915 sur le front de l’Argonne à l’Ouest de Verdun.

Edmond Genty développe rapidement sentiment d’une guerre longue avec son frère mobilisé dans le Train : « Elle est trop coûteuse et trop engagée pour pouvoir se terminer en queue de poisson » (27 novembre 1914). Il s’agira de détruire les usines en Allemagne sans toucher « les monuments d’art et les villages ». Genty mentionne dans son carnet une exécution d’un soldat français pour « abandon de poste en présence de l’ennemi auquel il assiste le 11 novembre 1914 : « cérémonie peu attrayante ». La « cafard » s’impose et commande de penser à un ailleurs plus actif : « J’envie les troupes et les camarades qui vont aller débarquer en Turquie. » (7 mars 1915). A travers le vocabulaire employé à dessein comme « cafard » ou « cagnas », Edmond Genty témoigne de son adaptation à la guerre, à son environnement matériel comme humain (vocabulaire de l’argot militaire). Les semaines passant, il limite les pensées profondes pour adopter une posture quasi professionnelle, en multipliant les comptes rendus d’opération, les bombardements, etc. Il insiste également sur les paysages lunaires du champ de bataille, de la Marne ou de Verdun. Il visite les ruines des villages, fasciné comme d’autres soldats sur les capacités de destruction de cette guerre où il faut tenir. Le feu, la mort des hommes, des « amis », des camarades, transforme aussi le soldat : « Il y a bien des gens, voire bien des milieux que la guerre n’aura pas dérangés, et certains assurément ne souhaitent qu’une chose : c’est qu’elle dure le plus longtemps possible » (3 juin 1916). Embusqués, profiteurs, dirigeants laissent seuls les soldats (fantassins ou artilleurs) face à la dure condition des tranchées et de la vie au front. Cet état d’esprit sourdre de nombreuses lettres malgré tout derrière l’autocensure manifeste de l’auteur. Jean Norton Cru a souligné l’intérêt de ces paroles lucides de la part d’un officier et d’un intellectuel qui laisse, malgré sa brièveté, un témoignage d’une belle clarté.

Alexandre Lafon, juin 2022

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Valentin, Germaine (1895- ?)

Le témoignage de cette jeune fille figure dans les volumes 15 et 16 de la collection « Vécus » (dirigée par Philippe Nivet) des éditions Encrage d’Amiens publiés en 2019 et 2020 : Les exils d’une jeune Compiégnoise (1918-1920) et Une jeune Compiégnoise en guerre (1916-1918). Le premier est la transcription de cahiers trouvés au marché aux puces de la Porte de Vanves par Laurent Roussel. Le collectionneur Frédéric Swider a fourni ensuite d’autres cahiers qui, édités l’année suivante, sont venus compléter le témoignage. Un album de plus de 300 photos datées de 1892 à 1908 a été également acheté aux puces ; il met en scène la réussite sociale de la famille Valentin dans les vins et spiritueux à Compiègne ; il est présenté dans le livre de 2020 avec onze clichés sélectionnés.

Dans un des textes de présentation, Xavier Boniface note que « chaque journal reflète la condition de son auteur, sa situation sociale, générationnelle et culturelle ». Germaine apparaît comme une jeune fille catholique très pratiquante (église, chorale, catéchisme, pèlerinage à Lourdes) invoquant très souvent Notre-Dame, Sainte-Germaine, Saint-Roch pendant l’épidémie de grippe espagnole, et surtout le Sacré-Cœur de Jésus. Celui-ci protège ou limite les dégâts lors des bombardements. Le 11 novembre 1918, Germaine note : « Je crois que le Sacré-Cœur a eu enfin pitié de nous et qu’il a mis un terme à nos souffrances en nous accordant la victoire tant promise. » C’est la religion du « donnant-donnant » : d’un côté, nous offrons nos sacrifices et nos souffrances, de l’autre nous devons recevoir des faveurs (2019, p. 67, p. 112, etc.). Les allusions politiques complètent le tableau. Déroulède est admiré et Caillaux détesté. Germaine serait heureuse si se confirmait la rumeur d’après laquelle Clemenceau et Combes se seraient convertis (2019, p. 54). On peut terminer cette rubrique en posant deux questions. Pourquoi les femmes de cette famille catholique ne se sont-elles pas mises au service des blessés comme tant d’autres ? Et pourquoi les parents font-ils une opposition aussi terrible et « orageuse » lorsque leur fille Yvonne annonce qu’elle veut entrer au couvent ?

Une bonne partie du journal ressemble à un défoulement. Il n’est pas possible de rapporter ici toutes les médisances « de sacristie », mais aussi sur les voisins et connaissances, sur la famille même. Orléans où les Valentin se réfugient est jugée une ville inhospitalière (2019, p. 50) : « Il y a deux France, celle qui souffre et celle qui jouit, qui profite, qui exploite la misère des autres. » On ne peut pas se fier aux soldats anglais ; ils reculent et il faut leur venir en aide. Les membres d’une mission italienne ont « une sale tête » (2020, p. 105). Les Allemands, évidemment, sont détestés ; ils commettent des crimes, détruisent comme des Vandales ; ils pillent et volent les pendules (2019, p. 122). Nos troupes victorieuses devraient « aller chez les boches et leur faire sentir les horreurs de l’invasion » (2019, p. 117).

D’autres éléments appartiennent à la description de l’expérience de guerre. En 1916, on mène à Compiègne une vie monotone au son du canon. Les raids aériens obligent à se mettre à l’abri dans les caves. L’habitude permet de distinguer les types de détonation (2020, p. 46). Le 18 mars 1917, on va recueillir comme souvenirs des morceaux du zeppelin abattu. La famille s’estime privilégiée de n’avoir pas de proches dans les combats. Mais son drame est d’avoir été contrainte à trois exils successifs : en septembre 1914 lors de l’occupation de Compiègne par les Allemands ; en mars et en mai 1918 lors des offensives Ludendorff. Et c’est « un déchirement » d’abandonner sa ville et sa maison, puis de les retrouver en partie détruites.

Rémy Cazals, avril 2022

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Reverzy, Abel (1884-1915)

Un rapport existant entre le prêtre Léon Cristiani et la famille Reverzy, le témoignage d’Abel est publié à la suite de celui de l’ecclésiastique : Un prêtre dans la Grande Guerre, Journal de Léon Cristiani, infirmier militaire, suivi du Journal du capitaine Abel Reverzy, édition établie par Michel Casta, Amiens, Encrage éditions, 2022.

Abel Reverzy est né le 14 janvier 1884 à Aurouër (Allier) dans un milieu modeste. Il a commencé sa carrière militaire comme simple soldat, a pu monter en grade et intégrer l’école d’officiers de Saint-Maixent en 1907. Marié en 1911, il avait deux enfants en 1914. Capitaine au 3e régiment de marche de zouaves, il fut tué lors des attaques du 25 septembre 1915 près de Saint-Hilaire-le-Grand. Son journal est tenu du 30 septembre 1914 au 16 août 1915.

Ce témoignage critique à plusieurs reprises la République anticléricale, un « bourbier politique » responsable de l’impréparation à la guerre. Les fautes strictement militaires commises par des généraux sont quand même imputables au « malheureux régime » qui a causé « la perte du sens moral » (1er décembre 1914). Il ajoute : « Le troupier conscient, la discipline intelligente et voulue, l’officier politicien, voilà les alliés qui ont rendu au Kaiser plus de services que le 420 ou que ses amis d’Autriche. » La mort au combat du capitaine Luca ne répare pas le mal qu’il a fait par ses idées pacifistes. Une note du 14 janvier 1915 sur les réservistes qui « valent largement nos hommes de l’active » dans le cadre de « la nation armée » semble donner raison à Jaurès (sans le citer évidemment). Mais plus tard (5 juillet) Reverzy juge que les régiments de réserve ne paraissent pas « capables de mener à bien une véritable action offensive ».

Ce journal d’un authentique combattant apporte des notations ponctuelles intéressantes :

– Dès qu’un terrain est dangereux, la présence des gendarmes n’est plus à craindre ; soldats et officiers peuvent se livrer au braconnage et à la chasse. Par exemple, le 17 février 1915 : un lapin, douze faisans, deux chevreuils.

– Le 1er octobre 1914, il fait enlever ses galons « pour diminuer la visibilité des officiers ».

– Le lendemain, il note que ses soldats ont compris l’intérêt de creuser des tranchées et que ceux qui ont jeté leurs outils le regrettent.

– Le 20 octobre, il livre une remarque très fine à propos d’une sentinelle qui a tiré sur un camarade retour de patrouille et l’a tué : « Il a tiré comme ils font tous stupidement, sans savoir pourquoi, pour se rassurer en entendant un coup de fusil dans cette obscurité silencieuse. »

– Ses notes montrent la différence de confort entre l’abri de l’officier et la situation précaire des soldats (22 et 23 octobre). Sa femme vient passer quatre jours avec lui à Compiègne.

– Le 12 novembre, il décrit l’échec d’une attaque causé par le 75 qui tire trop court. Et il critique les artilleurs qui n’ont pas assez de contacts avec l’infanterie.

– Le 1er juin 1915, il affirme qu’au moins 50 hommes de son régiment ont déserté. Sur ces musulmans, la propagande turque n’a pas d’influence, mais ils sont mal commandés par les gradés subalternes.

Enfin, la question des relations avec les ennemis est abordée à trois reprises :

– Le 8 octobre : « Il fait trop beau pour s’entretuer. Nos hommes dont les tranchées avancées sont peu éloignées des tranchées allemandes semblent partager cette façon de voir. Le soir la relève des avant-postes a lieu des deux côtés à la même heure. Les groupes adverses, au lieu d’échanger des coups de fusil, se font avec la main des signaux d’adieu. »

– Le 8 novembre : « Nous entendons comme chaque dimanche les Allemands chanter des cantiques dans leurs tranchées. »

– Le 26 décembre, un bombardement français met fin à une tentative de trêve de Noël : des conversations entre sentinelles, « chacun des deux partis était informé du menu de l’autre ».

Rémy Cazals, avril 2022

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Cristiani, Léon (1879-1971)

Léon Cristiani est né le 4 janvier 1879 à Escurolles (Allier) dans un « milieu catholique intransigeant » comme l’écrit le présentateur de son journal. Son père, ancien gendarme, est devenu ermite. Léon a fait des études de théologie, a soutenu une thèse de philosophie sur l’évolution de la pensée de Luther. En 1914, il était professeur à la faculté de théologie de Lille. Il parlait l’allemand.

Son journal de route est à la fois personnel et celui d’un train sanitaire. Il contient aussi des poèmes, chansons, sermons composés par lui, et des copies de dépêches officielles. Il n’avait aucune formation médicale et s’occupait de tâches administratives. Le 15 août 1914, les prêtres représentaient 40 % de l’effectif du train sanitaire. Le parcours à travers la France permet des visites touristiques, Bordeaux, Dôle… Le carnet est interrompu du 22 avril au 25 septembre 1915 et arrêté le 11 octobre de la même année, peut-être parce que la vie « se traîne languissante et sans gloire comme sans intérêt ». Le document final est une copie personnelle réalisée après la guerre. Il est publié dans le livre : Un prêtre dans la Grande Guerre, Journal de Léon Cristiani, infirmier militaire, suivi du Journal du capitaine Abel Reverzy, édition établie par Michel Casta, Amiens, Encrage éditions, 2022. [Léon Cristiani n’était par vraiment infirmier ; voir la notice Reverzy Abel dans ce même dictionnaire des témoins.] La suite de la guerre est évoquée dans ses mémoires : il a toujours occupé des fonctions loin du feu.

Tandis que certains témoins ecclésiastiques ont réfléchi personnellement, Léon Cristiani émet tous les poncifs de la propagande, peut-être parfaitement intériorisés, peut-être par volonté délibérée. Il critique les soldats du Midi (p. 53). Il exprime sa confiance totale dans la hiérarchie et dans l’organisation (la mobilisation se passe dans un ordre parfait, les uniformes sont flambants neufs, la nourriture est « alléchante et nutritive »). Il fait l’éloge de Barrès, de Paul Bourget et de l’historien Hanotaux, et il critique le général Sarrail, marqué à gauche. L’exactitude des communiqués du GQG « demeure incontestée » (p. 105). Le « flot moscovite » est irrésistible. « Un peuple n’est grand que par l’idéal qu’il porte au cœur, et malgré les affreux ravages qu’elle exerce, la guerre a cela de bon qu’elle provoque les plus sublimes élans d’héroïsme, de dévouement et d’honneur. » (p. 22) Pendant la messe du 22 novembre 1914 à Aillevillers, son sermon développe le thème : « Motifs de gratitude envers la Providence que nous offre tout spécialement la guerre actuelle. » Et, le 22 avril 1915 : « On s’aperçoit en France qu’une nation ne peut pas vivre, surtout quand elle est assaillie par l’épreuve, avec les seuls éléments qu’on croyait pouvoir substituer à la religion : l’esprit scientifique, l’ardeur de vivre, la passion de jouir, l’amour de l’argent ! »

Rémy Cazals, avril 2022

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Lalumière, Jean Gaston (1894-1966)

Le témoin

Jean Gaston Lalumière est né le 13 août 1894 à Eyzines (Gironde), près de Bordeaux, dans une famille de maraichers et vignerons. Famille aisée : le soldat reçoit de nombreux colis de nourriture et des billets de dix francs ; les parents restés sur l’exploitation ne touchent pas d’allocation pendant la guerre. Son père a été dreyfusard. JGL fréquente l’école primaire mais ne semble pas avoir obtenu le certif.

Mobilisé en septembre 1914, il ne reçoit cependant le baptême du feu qu’en mars 1916 au 23e RIC où il reste pendant toute la guerre. Il participe à la bataille de la Somme en 1916, il est blessé en décembre, il est engagé dans les combats sur le Chemin des Dames en avril 1917. Le 3 mai de cette année, il obtient une place de téléphoniste au PC du capitaine. En 1918, le régiment défend Reims. De février à avril 1919, occupation en Allemagne.

Le témoignage et son éclairage

La famille a conservé 1467 lettres et cartes, principalement adressées par JGL à ses parents. Une correspondance est échangée avec son frère ainé Maurice, également combattant. Moins nombreuses sont les lettres de personnes diverses. Les présentateurs, notamment la petite-fille du témoin qui est anthropologue, ont opéré un choix et ont modernisé orthographe et ponctuation pour réaliser le livre : Jean Gaston Lalumière, Où est passée l’humanité ? Lettres et carnets de guerre (1914-1919), édition établie et présentée par Marie-Claire Latry et Guy Latry, Presses universitaires de Bordeaux, 2021, 682 pages, 30 euros. Pour éclairer le texte principal constitué par la correspondance, les présentateurs ont utilisé les notes brèves de carnets tenus par le soldat, des cartes et des photos. Ils ont puisé dans 500 témoins de la Grande Guerre et le site du CRID 14-18 ; ils connaissent Jean Norton Cru. JGL ayant choisi le mensonge systématique rassurant pour ses parents, ses lettres constituent surtout un témoignage sur la construction de ce mensonge. Le titre choisi correspond à la réalité vécue par le soldat. Les expressions comme « tranquille », « je me laisse vivre », « s’en mettre plein la lampe », sont plus représentatives du contenu des lettres.

La construction du mensonge rassurant

Quelques phrases du carnet de JGL et d’un texte personnel écrit après la guerre montrent qu’il a connu les tranchées, les bombardements, les attaques, le carnage, la « bouillie humaine ». Mais il a décidé de le cacher et il l’écrit à plusieurs reprises à son frère. Dès le 25 mars 1916 : « À la maison, je ne leur parle de rien de tout ça. Ils le sauront toujours assez tôt. » Le 26 juin : « À la maison, je leur arrange ça à ma fantaisie. » Le 21 juillet : « En même temps qu’à toi, j’écris à la maison, mais je ne leur cause de rien. » Cela dure jusqu’à la fin de la guerre, le 24 octobre 1918, par exemple, à son frère qui a été atteint par les gaz : « J’ai quitté la famille en bonne santé, mais un peu inquiète sur ton sort : aussi, fais ton possible pour les rassurer. Et à moi, n’oublie pas de me dire exactement ce qui en est. Quel genre de gaz et de quelle manière tu les as pris : par obus, vague ou comment ? »

Il est toutefois difficile de tenir aussi longtemps, et JGL se laisse quelquefois aller à prononcer des phrases comme (7 juillet 1916) : « Pour l’armement, c’est [pour] tous le même pour une attaque : fusil, baïonnette, revolver, poignard, grenades. L’on dirait des bêtes sauvages. Je me demande depuis quelque temps où est passée l’humanité. Enfin ! C’est la guerre… » Ou le 28 juillet 1918 : « Depuis que je suis à la guerre, je n’ai jamais vu un si effroyable carnage ! Dans 48 heures, nous avons eu 70 % de pertes. Mais rassurez-vous, pour cette fois encore, j’en suis sorti. »

Il est clair que c’est un autre univers qui l’intéresse et qu’il entend superposer à la réalité : la copie de la vie en temps de paix. C’est la récolte des patates, le mûrissement des raisins, le recrutement des journaliers. « Continuez donc à me donner comme ça des détails car cela me fait bien plaisir d’apprendre ce qui se passe dans son pays natal » (15 avril 1916). Plusieurs fois, il regrette de perdre son temps alors qu’il y a tant de travail à Eyzines. Le 1er janvier 1918, par exemple, il évoque : « Ce jour où je pourrai enfin prendre votre place au travail, où je serai libre et tout à vous, vous goûterez la paix, le bonheur, le repos. Repos bien gagné par tant d’années de labeur, de misère. Tout cela s’effacera et, comme par le passé, nous reprendrons nos belles soirées de chant, de gaieté, mais appréciant plus que jamais le bonheur, dans la tranquillité, qu’offre la douce vie familiale. »

Quelques notes, cependant, sur la vie et les sentiments du soldat

– 10 avril 1916 : prendre des lièvres au lacet, chasser les perdrix, ramasser le pissenlit.

– 28 avril : supériorité de la gourde en peau de bouc sur le bidon règlementaire.

– 12 juin : épisode humoristique de chasse aux totos.

– 24 juin : les photos du front parues dans la presse sont du « chiqué », elles sont prises à l’arrière par des embusqués.

– 23 juillet : au repos, la joie de pouvoir « se promener à son aise sur terrain plat ».

– 20 mars 1917 (repli des Allemands sur la ligne Hindenburg) : désir de vengeance contre « ces vaches » qui coupent les arbres fruitiers et incendient les villages.

– 15 juin 1917 en Alsace : « Le plus embêtant, c’est que les habitants ont un jargonnage que l’on ne peut comprendre, vu que ce sont des boches ou à peu près. »

– Et encore le 20 juin : « L’accueil est bien froid. C’est tout des boches. Aussi, je ne vois pas que l’on se fasse tuer pour des types qui ne demandent qu’à rester ce qui sont. »

– 26 décembre 1917 : critique du gouvernement qui a refusé l’allocation de guerre à ses parents qui ont pourtant deux fils « à nous faire casser la gueule ».

– Janvier 1918 : se prémunir contre les pénuries, contester les réquisitions.

– 24 février : contre la présence des Annamites qui sont là pour « la repopulation ».

– 6 novembre : la « croûte » est « bien moche ». « Un goret n’en voudrait pas. »

Après la guerre

Le danger passé, le contenu des lettres d’après le 11 novembre 1918 est plus proche de la vérité. En Lorraine et en Alsace, on rencontre des soldats, des blessés « en uniforme boche ». En occupation en Allemagne, la peur rend les gens gentils. Mais c’est vraiment trop long. Cafard et nostalgie du pays natal sont évoqués plusieurs fois. Les poilus ne supportent pas la vie de caserne et les officiers arrogants et brutaux. « Vivement la fuite », conclut-il le 8 mars 1919. Il rentre chez lui fin avril.

Conformément à son quasi silence sur les horreurs de la guerre dans ses lettres, JGL ne parlait pas de son vécu, ni de sa correspondance : « l’objet devenu tabou est remisé, retiré de tout circuit d’échanges entre vivants, en même temps que JGL se mure dans le silence sur sa guerre » (introduction, p. 59).

Il écrit cependant (en 1962 ?) un court texte récapitulatif intitulé « Mémoire du passé » dans lequel il rappelle sa véritable expérience de guerre. De cette « bouillie humaine », il dit être sorti « terriblement marqué » : « Ces années de servitude, d’abrutissement, n’ont abouti qu’à faire de moi un révolté. » Heureusement, il rencontre « un ange » et se marie en avril 1925. Il reprend et modernise l’exploitation familiale jusqu’au moment de sa retraite, fin décembre 1961. Entre temps, il faut signaler qu’il a accueilli en 1939 deux familles de « rouges » espagnols chassés par le franquisme, et leur a permis de s’intégrer en France avec succès.

Le fonds Lalumière est conservé aux Archives départementales de la Gironde.

Rémy Cazals, janvier 2022

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