Morse, Katharine Duncan (1888-1975)

Résumé de l’ouvrage :
Les villages aux toits rouges. Bourmont et ses environs vus par des Américains (1917-1919). Les lettres non censurées d’une cantinière. J.-M.G.H. Pierre, 2021, 175 p.

Katharine Morse est cantinière, attachée à la compagnie A du 23e RIUS du corps expéditionnaire américain basé à Saint-Thiébault, près de Bourmont (Haute-Marne) à la fin de 1917. Elle débute, à son arrivée dans le village, le 24 novembre, une auto-correspondance qui raconte son action pour la distraction et le bien-être, dont alimentaire, des Doughboys. Mais elle évoque aussi le lien, parfois surréaliste, avec la population et le quotidien de la présence américaine, en nombre, dans le secteur, ce jusqu’au 10 mars 1918, date du départ du régiment pour le front, en Meuse.

Eléments biographiques :
Selon la biographie reconstituée par J.-M.G.H. Pierre, le présentateur de l’ouvrage, Katharine Duncan Morse est née le 19 juin 1888 à Amherst, dans le Massachusetts (Etats-Unis), dans une famille aisée et cultivée de 7 enfants. Son père, Anson Daniel Morse est un historien et universitaire de renom qui eut parmi ses étudiants le 30e Président des Etats-Unis, Calvin Coolidge. Il meurt en 1916. L’une de ses sœurs, Margaret Morse Nice deviendra une ornithologue réputée. A 16 ans, Katharine voyage en Europe et à 18 ans, elle entre aux prestigieux Smith College, la plus grande université pour femme des Etats-Unis. Elle ne termine toutefois pas son cursus dans cet établissement. Lettrée, elle publie régulièrement des poèmes dans le magazine de l’université. Elle reprend pourtant ses études à l’Université de Californie (l’UCLA) en 1912-1913. La guerre déclarée, elle se met au service de la Y.M.C.A. et part pour la France fin octobre 1917. Elle est basée à Bourmont, (depuis 2018 Bourmont-entre-Meuse-et-Mouzon) du 23 novembre 1917 au 8 février 1918 puis à Goncourt, la commune voisine, du 9 février au 11 mars 1918. Son parcours est ensuite meusien, avec des séjours de durées variables, à Dieue-sur-Meuse, Gondrecourt, Abainville ou Mauvages mais elle relate également des déplacements à Paris, ou en permission à Etretat, Aix-les-Bains, Saint-Malo ou Cauterets. Le 10 janvier 1919, alors qu’elle a déjà dépassé son contrat d’engagement de 8 mois, elle quitte Mauvages, pense repartir au pays puis se ravise et arrive à Paris le 7 février, pensant qu’elle peut être encore utile. Elle dit : « Si je repartais au pays maintenant, j’aurais l’impression d’être une dégonflée et je ne pourrais plus me regarder en face pendant tout le reste de ma vie ». Elle poursuit donc son travail de cantinière pour l’armée dans l’Est (Bar-le-Duc, Verdun, Conflans-Jarny) et le 15 mai 1919 ; elle quitte la France sur le paquebot Imperator. En août 1920, elle publie the Uncensored letters of a canteen girl (consultable en ligne) puis elle publiera divers autres ouvrages de poésie, des pièces de théâtre ou des livres pour enfants. La Deuxième Guerre mondiale la retrouve volontaire au Seamen’s Church Institute à New-York où elle retrouve, comme dans la guerre précédente, un monde d’hommes, soldats et marins. Elle continue à publier des poèmes, parfois nourris de son expérience aux services des militaires, puis s’établit sur Staten Island dans les années 1950, se consacrant au jardinage et à l’observation des oiseaux. Entrée en maison de retraite au début des années 1970, K.D. Morse s’éteint le 12 juillet 1975. Elle repose aujourd’hui à côté de son frère, Harold, qui s’est noyé accidentellement à l’âge de 11 ans, en 1896, au Wildwood Cemetery de Amherst.

Commentaires sur l’ouvrage :
Publié aux Etats-Unis en 1920, les lettres non censurées d’une cantinière sont présentées par Jean-Marie G.-H. Pierre, qui expose, dans une préface introductive, ses recherches sur les Américains dans leur concours à la France à partir de 1917. C’est à la suite de la découverte de la version américaine de cet ouvrage qu’il décide d’en effectuer une traduction. En effet, natif de Bourmont, il lit dans ces pages une véritable « appropriation » de son village par Katharine Morse. Ayant découvert des descendants de ce témoin, il en reconstitue le parcours et publie les pages consacrées à sa présence à Bourmont et Goncourt. Le présentateur explique également le pourquoi d’un titre si énigmatique, évoquant des « lettres non censurées ». En fait, « non censurées » car « non envoyées » « il s’agit [en fait de lettres], d’avantage d’une sorte de « journal de bord » tenu presque quotidiennement du 24 novembre 1917 au 21 avril 1919 avec pour point de départ des notes jetées sur « des bouts de papier, lors de rares moments de répit, à la cantine, ou la nuit, à la lueur d’une bougie dans (son) cantonnement ou le matin devant l’âtre de Madame, les pieds sur une chaufferette » (page 11). Dès lors, cette initiative de traduction et de réintroduction dans l’histoire locale de ce petit village de l’est haut-marnais, aux portes des Vosges, permet en filigrane une excellente illustration anthropologique du lien entre les soldats américains et la population rurale bourmontaise. Elle qui révèle également la différence des mondes entre France et Etats-Unis du début du vingtième siècle, ce qui fait d’ailleurs dire aux soldats : « Ce pays a mille ans de retard ! » (pages 43 et 107). L’autre apport appréciable est que Katharine Morse nous connecte également à de nombreuses reprises à l’état d’esprit des Doughboys. Un très bon témoignage d’une jeune femme à hauteur d’homme. L’ouvrage est bien présenté, sauf l’appareil de notes, rejeté en fin d’ouvrage, et un peu compliqué à retrouver.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 01 ; Cantonne dans la famille Chaput
3 : Description de l’intérieur, M. Chaput couche dans un lit à alcôve
5 : Leçon de lessive « à la française »
: Ambiance d’après pécule
7 : Phrases des anciens combattants pour « remettre les jeunots à leur place »
8 : Sur l’argent, les billets et leur durée de conservation par les américains, surnom
9 : Sur les pièces de monnaie, surnoms, tromperie d’argent mexicain sans valeur
10 : Sur les 8 langues utilisées dans une escouade
13 : Nègre
15 : Problème de langue entre français et américains
19 : Sombre intérieur des maisons
20 : « On se sentira bien seules quand les Américains partiront »
21 : Espionnite (vap 61 sur une empoisonneuse, et p. 68)
25 : Tabac gratuit envoyé par le Fonds du Tabac Sun
26 : Coutume de la buche de Noël
28 : Sur le gui
31 : Vue d’un enterrement d’un soldat US
38 : Froid, encre qui gèle
: Sur le vol de couverture, considéré au rang de crime
42 : Chop suey, plat chinois
: Ennui à Bourmont ; les hommes demandent à monter au front
43 : « Frénésie » de l’apparition de la moustache chez les soldats US qui se font prendre en photo avec pour l’envoyer à leur petite amie (vap 106)
: Fusil (Springfield US M17 ?) surnommé « Betsy, l’embroche-crapauds », Betsy était le surnom du fusil de Davy Crocket
: Patriotisme émoussé à la confrontation de la guerre et du séjour en France
: « Depuis mon arrivée, j’ai vu le soleil deux fois » « et encore on aurait dit qu’il était un peu moisi »
45 : Cour martiale
49 : Mangeurs de grenouilles
: Puni pour avoir utilisé son casque comme bouilloire, condamné à une amende de 20 dollars
50 : Hospitalisée à Paris pour rougeole
64 : « Depuis l’arrivée des Américains, toutes les femmes ont quitté l’usine pour laver les vêtements des américains »
69 : Vue de l’hôpital de Goncourt (16 malades)
71 : Bataillon MILK car il est composé des compagnies I, K, L et M
: Vitex, ersatz de verre
72 : Maisons consignées à cause de l’alcool (vap 74) et rumeur d’utilisation « particulière » pour les officiers ? Elle dit : « … les officiers veulent avoir le champ libre avec les demoiselles du village »
76 : Problèmes d’indiscipline et de violence, raison : « Prenez un échantillon moyen de deux mille cinq cents garçons, soustrayez les à toute bonne influence capable de les restreindre, faites les marcher toute la journée dans la boue et sous la pluie jusqu’à ce qu’ils tombent d’épuisement au bord de la route, ramenez les le soir vers des greniers ou des granges sombres, endroits froids, humides, crasseux et infestés de vermines, ajoutez à cela la tension provoquée par la perspective de monter au front pour la première fois, fermez leur toutes portes sauf celles du café et donnez leur de l’argent – et dites moi quel résultat on peut attendre de tout ceci ? »
78 : Auto-blessure de la main pour échapper au front
80 : Martin surnom français d’une mule, Maud chez les américains
: Batiste, toile noire
83 : Prix de la cantine et ce qu’on y trouve
: Visite de Pershing
85 : Etonnée de la grossièreté des hommes : « Avant, j’ignorais combien le Corps Expéditionnaire Américain pouvait être aussi régulièrement et continuellement grossier une fois livré à lui-même. Ce qui est étonnant – car ceci semble être leur manière normale de s’exprimer – c’est comment ils arrivent à se débarrasser de toute grossièreté quand on les entend parler de manière un peu affectée dans les cantines. »
86 : Ordre de raser les crânes avant de monter au front
: Conseil à K.D. Morse : « Restez à l’écart de tout ceci. C’est pas pour les fillettes ce qui se passe là-bas » et « Vous envoyer au front sans vous avoir fait subir les exercices avec des masques n’est rien d’autre qu’un meurtre de sang-froid »
107 : Sur les tas de fumier
116 : Leave Areas, zones de permission

Yann Prouillet, 21 avril 2025

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Chatot, Eugène (1880-1973)

Résumé de l’ouvrage :

Eugène Chatot (1880 – 1973), affecté au 8e Génie, est interprète auprès de la 35e division de l’armée américaine. La partie éditée de son carnet de guerre couvre la période du 31 juillet au 30 décembre 1918 et débute dans les Vosges, près de l’ambulance alpine du camp Larchey, sur les pentes sud du Klinzkopf, dans les Hautes Vosges. Début septembre, il part pour l’Argonne avant d’être légèrement blessé par un obus et gazé à la fin du mois. Evacué et hospitalisé, il vit l’Armistice en convalescence, revient au front et termine son journal dans la Meuse à la toute fin de décembre 1918.

Eléments biographiques :

Eugène Chatot naît à Gizia (Jura) le 3 septembre 1880 de Claude Antoine Chatot, instituteur, qui décède dès l’année suivante, et de Marie Adelina Garnier, qui deviendra en 1887 receveuse des Postes dans le Doubs. En 1893, Eugène Chatot étudie au collège de Baume-les-Dames puis il devient ami avec Louis Pergaud. De formation intellectuelle, il publie dans différentes revues sous le pseudonyme de Max Garnier (le nom de jeune fille de sa mère) des poésies et une notice biographique. Il travaille sa connaissance de l’anglais au Val College de Ramsgate (Angleterre) de 1902 à 1904. Le 24 août 1907, il se marie à Belfort avec Louise Gressebucher ; tous deux travaillent aux PTT, avant qu’Eugène soit nommé à la bibliothèque du Ministère à Paris. Louis toutefois est cardiaque, mal dont souffrira également sa fille. Marie-Louise, sa fille, y nait le 7 janvier 1914. Le 2 juin 1917, Eugène est affecté au 8e régiment du Génie. Maitrisant l’anglais, il est traducteur pour l’Armée américaine, traduisant également des documents. Il dit être nommé brigadier le 11 août 1918, fait mineur pour lui qui précise : « L’évènement n’a rien de sensationnel. Il aura cependant pour résultat une légère augmentation de ma solde, et en cas de malheur, de la pension servie à ma veuve ». Il est démobilisé le 30 janvier 1919 et remis dès le lendemain à la disposition de son employeur, les PTT, où il fera toute sa carrière. Le 28 juin suivant, à l’occasion du Traité de Versailles, il est chargé du bureau de poste temporaire, installé pour la signature. Le couple à la douleur de perdre Marie-Louise, à l’âge de 12 ans, le 24 août 1926 et Louise décède elle-même le 22 avril 1934 à l’âge de 51 ans. Le 1er septembre 1935, il est l’un des animateurs de la Société Littéraire des PTT qui vient d’être crée. Le 6 juin 1936, Eugène épouse en seconde noce Delphine Duboz, veuve de Louis Pergaud, à Paris, où ils s’installent. Cette dernière décède le 16 juillet 1963 et le 19 janvier 1965 est créée l’Association des Amis de Louis Pergaud sous l’instigation d’Eugène Chatot qui décède le 5 juillet 1973 à l’âge de 92 ans. Il est enterré auprès de son unique fille Marie-Louise à Bonnay dans le Doubs.

Commentaires sur l’ouvrage :

L’ouvrage débute par un double rappel opportun pour la compréhension périphérique du carnet de guerre d’Eugène Chatot :

– La 35e division américaine en France, origine (Kansas et Missouri), formation (dans l’Oklahoma en septembre 1917), composition (69e brigade d’infanterie composée des 137e et 138e régiments, du 129e bataillon de mitrailleuses et de la 70e brigade d’infanterie composée des 139e et 140e régiments et du 130e bataillon de mitrailleuses. A ces formations s’ajoutent la 60e brigade d’artillerie de campagne, le 128e bataillon de mitrailleuses, des unités du Génie, des signaleurs, le train de combat, les formations sanitaires et la Police Militaire.

– L’ambulance alpine du Camp Larchey. Eugène Chatot se trouve dans ce camp lorsque débute son carnet, le 31 juillet 1918. L’ambulance alpine 1/65 est une formation sanitaire partie d’Orange le 6 août 1914 pour arriver dans les Vosges dès le 23. Elle s’installe au camp Larchey, cote 1210, sur les pentes sud du Klinzkopf. Les installations se composent d’un abri blindé pour 20 hommes, d’un baraquement pou 20 hommes et des abris en tôle. Le 19 janvier 1917 est installé un poste de réconfort dans le réfectoire et une infirmerie ainsi que la construction d’un abri pour automobiles. Le 1er février suivant, l’ambulance change de nom pour s’appeler l’ambulance alpine 302. Elle est alimentée en électricité fin mars 1918 puis est réduite en un poste de recueil, de secours et d’évacuation, dont le matériel médical est « réduit au strict nécessaire » le 10 avril suivant. A l’arrivée des troupes américaines dans ce secteur le 29 juin 1918, elles installent une infirmerie dès le 4 juillet, jusqu’au 12 octobre.

Eugène Chatot relate, avec un certain style journalistique, parfois s’envolant stylistiquement, le fil de ses six mois de campagne répartis du 31 juillet au 30 décembre 1918 dans les Vosges et en Argonne. Il y décrit les lieux, les hommes, les mœurs et les activités tant dans les Vosges que lors de ses différents déplacements à la suite des opérations militaires de l’armée américaine à l’automne 1918 en Lorraine. L’ouvrage bénéficie d’une excellente présentation par Eric Mansuy et Brice Leibundbut, président des Amis de Louis Pergaud, qui ouvre l’ouvrage sur un avant-propos. Ainsi sont architecturés une biographie, un rappel sur la 35e division américaine, l’ambulance alpine du camp Larchey, le carnet de guerre, un glossaire militaire, une notule biographique de 44 personnages cités dans le livre, un index des patronymes et des toponymes et un opportun cahier photographique. De nombreux détails de la vie quotidienne peuvent être puisés dans cet ouvrage bien édité.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Page 25 : Sur après la mort, enterrement à part d’un allemand pour éviter aux soldats « de dormir à côté de lui leur dernier sommeil ». Vue du cimetière d’Oberlauchen. Inscriptions injurieuses sur une croix ennemie

28 : Bruit de l’obus

29 : Orage impressionnant, crépitement d’un paratonnerre, couleur des éclairs

30 : Pas de lettre, place du courrier

38 : Enterrement d’un capitaine et modification du sentiment sur la mort, vue de la tombe, différence entre les soldats

42 : Auberge de Talsperre

     : « Et le tabac, n’est-il pas l’indispensable narcotique du soldat ? »

     : Faucheux (araignée) appelée granddadies long legs que Chatot écrabouille

43 : Propagande allemande avec des petits ballons rouges, envoi de journaux « La guerre qui vient » de Delaisi et la Gazette des Ardennes. Envoi qui sert également pour « vérification pratique de la direction et de la vitesse du vent », possiblement préliminaire à un bombardement par obus à gaz.

Sur l’Amérique, dry and wet states, dry and wet towns, précision sur les alcools

45 : Souci postal, non-respect américain du courrier (Vap 65)

46 : Explication de la bochification de Kruth, de la lutte contre par les français et du « régime privilégié », notamment sur le tabac et les denrées alimentaires, l’allocation aux femmes de mobilisés allemands !

47 : Brins d’herbe et fleurs du front conservés et encadrés par les civils

48 : Respect des arbres, ornements dans les cimetières, gestion de la forêt vosgienne, « où tous les arbres [sont] numérotés, étrillés et soignés comme des purs-sangs »

49 : Baraques de bûcherons comme les lumbermen du Maine ou du Michigan

     : Idiosyncrasie des constructions (ambulance, artillerie, chasseurs alpins, etc.)

54 : Sur le réemploi des invalides par la rééducation professionnelle

57 : Volonté de pèlerinage après-guerre

     : Obus à croix verte = toxique

58 : Menu des 3 repas de la journée

     : Cuisine américaine exécrable, ce qu’on mange et comment

60 : Cuscutine (médicament)

     : Prix d’une lessive ! Estampage des américains, abus sur les prix y compris pour les soldats

     : Bureaucratie américaine, red-tapisme

65 : Réputation américaine et sociologie des soldats

66 : Pétanque

67 : Indiens scalpeurs

     : Chiffres de pertes

     : Problème surréaliste de langue entre alliés en Orient : « …les Français et les Serbes pour se comprendre de parler allemand, et les Turcs ou les Bulgares de parler français »

69 : Suicide d’« un homme né d’un père allemand et d’une mère américaine suspecté et raillé par ses camarades »

71 : Sur la réalité de la guerre dans les Vosges : « J’ai conscience de n’avoir pas vu le vrai front, l’enfer innommable que l’imagination d’un Dante n’aurait pu concevoir »

       Son sentiment sur sa mort, pourquoi il écrit et pour qui

       Tourne dans un film cinématographique et raconte ses « trucages »

75 : Espionnite américaine et le pourquoi

76 : Sur les mœurs faciles des meurthe-et-mosellanes : « Il semble que dans ce pays-ci, les femmes ont la cuisse plus facile qu’ailleurs » et le pourquoi

     : Médiocrité des majors de cantonnement

77 : Village lorrain nettoyé par les Américains

     : Différence de mentalité ente français et américains par rapport à la propriété

78 : « Il fait un temps affreux. Les routes sont boueuses et la pluie tombe à gros torrent. C’est vraiment un temps rêver pour aller à l’abattoir »

82 : Vue d’italiens sales

     : Problème de l’eau non potable, récupérée sur les toits

87 : Enfants mascotte abandonnés

88 : Bully beef, équivalent américain du Singe

89 : Vue de la partie allemande de Vauquois le 2 octobre 1918

90 : Odeur de l’ennemi

92 : Note 100 sur le Renseignement français, portant au col une tête de sphynx

93 : Sur la rumeur de femme combattante dans l’armée allemande : « On a dit qu’il y avait des femmes parmi les servants des positions de mitrailleurs. Cela me parait invraisemblable, mais j’ai vu un prisonnier qui avait bien l’air d’être une femme : face imberbe, efféminée, fessier tout féminin… à moins que ce soit un inverti »

94 : Vue horrible de champ de bataille

96 : A l’hôpital, ne donne pas son adresse dans l’espoir d’en partir plus vite

     : Il fustige l’inaction à l’hôpital

98 : Peur de perdre son journal. Frais d’hôpital non remboursés (Vap 101 et 122)

99 : Tient également un cahier d’impression (Vap 100 et note 124)

102 : Mari disparu rentré à la maison après l’Armistice (rappelle Le Fou d’Abel Moreau)

       : Description du cimetière de Saint-Dizier

104 : Regrette de ne pas avoir été interprète d’allemand pour « vivre des heures inoubliables d’émotion et d’enthousiasme » avec « la joie virile de fouler en vainqueur le sol de l’ennemi orgueilleux et cruel »

       : Vue du « camp Nègre » de Koeur

106 : Vue de Chauvoncourt le 17 novembre 1918

107 : « Les Américains de ce régiment ont le génie de la destruction » et description des dégâts gratuits causés par les américains

111 : Mort dans une rixe anglo-américaine

       : Insatiabilité sexuelle d’une femme qui « ne se conterait pas d’un « sifflet d’un sou » mais il lui faut un outil viril et consistant » (vap 114)

       : Belles lignes sur la boue

113 : Prostitution familiale à Commercy d’« une femme mère de trois filles, dont l’ainée a dix-huit ans et la plus jeune douze, était signalée aux autorités américaines comme attirant chez elle des soldats et donnant chaque nuit à quatre d’entre eux une hospitalité totale (une pour la mère et trois pour les filles) »

115 : Roosevelt surnommé l’Idole

       : Assassinat d’un officier

116 : Sur l’âme et l’orgueil américains, insupportable (fin 117)

121 : Cuisse facile des filles de Boncourt, description et le pourquoi

122 : Lieutenant « poivré », « avarié » par une femme malade

Yann Prouillet, 1 avril 2025

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Quentin, Émile (1888-1961) et Amélie (1892-1981)

Lorsque la guerre éclate, Émile (né le 14 septembre 1888) et Amélie (née Chaudion, le 29 mars 1892) forment un couple de jeunes mariés creusois. Lui est issu d’une famille de « cultivateurs » à Semnadisse, commune de Rimondeix Creuse. Ils savent tous deux lire et écrire, mais il ne semble pas avoir atteint le niveau du certificat d’études (sur la fiche militaire d’Émile, est indiqué pour l’instruction le chiffe 3, qui indique un niveau scolaire très acceptable). Il est sabotier. Amélie est couturière. Sa mère tient un petit café à Crépon tout près de Boussac. Ils ont convolé le 25 mars 1913 et leur premier enfant, Émilienne, naît le 6 août 1914, quelques jours à peine après la mobilisation d’Émile. Le père ne pourra voir sa fille qu’à la toute fin de l’année, bénéficiant d’une permission après une première blessure. Le couple, juste avant que la guerre n’éclate, a loué un atelier, boutique et logement à Parsac.

Émile est incorporé au 78e régiment d’infanterie. Il est nommé sergent en septembre 1914. Première blessure, légère, à Rouvroy-en-Santerre, le 5 décembre de la même année. Le 19 octobre 1915, il est muté au 201e RI (le doublon réserviste du 1er RI, régiment de Paris replié sur Limoges). Le 16 avril 1917, il est très grièvement blessé sur le Plateau de Californie et restera handicapé d’une jambe. Ses longs séjours d’hôpitaux se poursuivent jusqu’en 1919.

Amélie élève sa fille auprès de ses parents, non sans avoir des difficultés relationnelles importantes avec sa mère, jusqu’à ce qu’elle décide, en 1916, de partir avec sa petite fille occuper seule le logement de Parsac, et d’y ouvrir et faire par elle-même fonctionner la boutique de sabots et chaussures. Elle réalise aussi, sur commande, des couvertures en piqué.

Après la guerre et la naissance d’une seconde fille, Odette, le couple s’installe à Gouzon et y ouvre une boutique de sabots et chaussures. Ils passeront toute leur vie dans cette localité. Il reçoit la croix de guerre en 1921 et la légion d’honneur en 1946. (Décès d’Emile le 19 novembre 1961, d’une infection relative à son ancienne blessure de guerre, et d’Amélie, le 18 mai 1981.)

Le témoignage est constitué par la correspondance du couple (lettres, souvent longues, surtout de sa part à elle et cartes postales), dont la conservation de part et d’autre est exceptionnelle. S’y ajoute une centaine de lettres reçues d’autres personnes (famille, camarades d’Émile…), pour un total de 1385 pièces. L’auteur de la notice est dépositaire du fonds, reçu fortuitement de la famille, qui sera remis aux archives départementales de la Creuse. Une publication partielle de la correspondance est prévue aux éditions Maïades (19).

Dès les premiers jours Émile et Amélie s’écrivent à un rythme très soutenu, quasi quotidien et leurs lettres (surtout celles d’Amélie) sont longues et fournies. Cette correspondance est presque entièrement préservée et s’avère d’une richesse et d’un intérêt hors du commun.

Le couple possède un niveau scolaire équivalent au certificat d’études et développe une forme d’écrit qui s’appuie sur des formes standards de la correspondance amoureuse et familiale pour s’en affranchir entièrement à travers la production d’une langue écrite décomplexée, sans rature ni remord, visant l’oralité, recherchant un substitut écrit à la conversation de vive voix. L’influence du parler marchois, que l’un et l’autre pratiquaient, s’y fait fortement entendre, dans le lexique, mais aussi la syntaxe. Émile, de son côté, initie Amélie à l’argot des tranchées : « Le pinard ses [= c’est] le vin »… Par la magie de cette fiction d’oralité la correspondance est un espace et temps de relations intimes. Au delà de formules amoureuses que l’on pourrait trouver convenues (mais l’intensification par l’oralité et la variation brisent la convention), la correspondance est toute vouée à célébrer un bonheur conjugal entrevu dans « le doux nid d’amour » de Parsac (leur boutique de sabotier en location), un bonheur sans cesse appelé, sans cesse repoussé par la guerre. Le sujet central est sans doute le bébé, puis l’enfant que le père ne peut voir grandir et dont la mère décrit par le menu et avec une grande délicatesse les attitudes et les progrès. Mais la sexualité, le désir amoureux, sont aussi présents, appréhendés sous le voile des formules amoureuses mais aussi sur le mode « dire des bêtise » (faire des allusions sexuelles). Les époux se racontent également certains de leurs rêves, où s’éprouvent le désir du corps et l’attente du retour, mais aussi la hantise de la mort suspendue. Ils adoptent également un rituel spécifique dans la pratique à deux de la ménomancie : divination à partir du jour et de la date de survenue des règles.

L’intimité implique la mise en forme d’un pacte de véracité, qui dans la situation exceptionnelle de la guerre est extrêmement difficile, et en fait impossible à tenir pour Émile, qui cherche d’abord à rassurer sa femme et les siens. Il insiste ainsi pour souligner que, bien que les obus sifflent sur sa tête, sa main, comme peut constater sa destinataire « ne tremble pas ». Aussi, comme beaucoup d’autres, se concentre-t-il sur les scènes de repos, qu’il ne cherche nullement à enjoliver : prise exagérée d’alcool, jeux de cartes incessants, désœuvrement déprimant… Le récit est ainsi entièrement pris dans la tension entre la répétition incessante de « je vais très bien », « je ne porte pas peine », « je ne me fais pas de souci » et l’horizon noir et sanglant du lendemain. Aussi, ce sont les mots de « cauchemar » et d’« enfer » qui leur servent à tous deux à qualifier la guerre, car l’arrière est aussi plongé dans la déréliction, avec la liste des morts aux combats, des suicides (Amélie ne décrit pas moins de trois suicides de soldats) et des blessés, qui s’allonge de jour en jour. La situation est telle, très vite (fin 14) que l’accord se fait entre la tranchée et l’arrière : « cela ne peut plus durer comme cela », sans pourtant qu’aucune perspective rationnelle de résolution rapide ne se présente ; d’où la recherche de signes prémonitoires et le bon accueil fait aux propos des devins et « prophètes » dans les journaux que lisent l’un et l’autre et qui vaticinent une prompte victoire.

Nonobstant la vie continue et une part non négligeable de la correspondance d’Amélie est dédiée à la geste quotidienne des travaux et des jours à Boussac et Parsac : fête du cochon, moissons à la batteuse, jours de foire, commerce familial, etc. La précision et les talents de narratrice d’Amélie sont impressionnants et son mari, qui sur le front cherche toujours et partout les camarades du pays, se repaît de tous ces « détails », et en redemande. De même la chronique des mœurs de Boussac constitue un point fort des échanges, des histoires grivoises et tristes en fait, de femmes volages et de jeunes filles engrossées par des soldats de passage, qui attirent sur elles la réprobation générale, à commencer par celle d’Amélie, qui de son côté, ne rassure jamais trop son Émile sur sa fidélité. Cette chronique « des femmes de Boussac » comme ils disent, fait échapper un instant à la vague morbide qui semble tout emporter sur son passage, Émile trouve tous ces détails scabreux « épatants », mais ils sont aussi pour lui le signe d’une sorte d’effondrement moral produit par la guerre, et il est vrai en tout cas qu’en fait, ces chroniques ramènent invariablement au cœur de la guerre (jeunes veuves, cocus au front, soldats en convalescence logés chez l’habitante…) et en sont aussi la pure expression.

Jean-Pierre Cavaillé, juillet 2024

Bibliographie :

Jean-Pierre Cavaillé, « Une correspondance au quotidien : Amélie et Émile Quentin, 1914-1919 », in Agnès Steuckardt, Corinne Gomila et Chantal Wionet (dir.), Gens ordinaires dans la Grande Guerre Correspondances, récits, témoignages, Maison des Sciences de l’Homme, 2024, p. 89-108.

– « La correspondance de guerre d’un sabotier et d’une couturière en pays marchois : Amélie et Émile Quentin (1914-1919) », Lemouzi, n° 224, 2019-2, p. 88-140.

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Masquelier, Marie (1895-1975) et Masquelier, Sophie (1896-1989)

Professeur à l’université de Picardie-Jules-Verne, Philippe Nivet dirige la collection « Vécus ». Le 18e titre, en 2022, est un nouveau témoignage de jeune fille de famille bourgeoise du Nord sous l’occupation allemande lors de la Première Guerre mondiale : Une famille roubaisienne sous l’occupation de 1914 à 1918, Journal de Marie Masquelier, édité par Philippe Nivet, Amiens, Encrage édition, 2022, 622 pages, 39 euros.

La famille Masquelier composée d’une mère, veuve, et de cinq enfants dont quatre filles, vivait à Lys-les-Lannoy, commune limitrophe de Roubaix. Ces notables avaient une belle maison et géraient une pépinière. Le témoignage de deux des filles révèle une famille catholique très pratiquante. Un oncle des diaristes, monseigneur Henri Masquelier, dirigeait le journal La Croix du Nord ; un autre était jésuite. Dans cette famille, on pensait que la guerre était une punition de Dieu infligée aux dirigeants anticléricaux de la France : « la France a beaucoup péché ; mais Dieu, qui aime les Francs, pardonnera » (28 mars 1915). On priait pour la victoire, avec la certitude d’être entendu : « Je suis bien sûre que le bon Dieu écoute de meilleure oreille nos prières que les leurs. La cause allemande est injuste et le bon Dieu ne manquera sûrement pas de donner une sévère leçon au vieux Guillaume » (13 janvier 1915). Autre pratique typique, lors d’une grande réquisition : « Ils font plus peur que le diable ; tout le monde les attend anxieusement et nous avons promis [de faire dire] plusieurs messes si tout se passait bien chez nous » (29 septembre 1918).

La principale diariste est Marie Masquelier, 19 ans en 1914, élevée dans une école catholique en Belgique. Son témoignage est complété, pour une partie perdue, par celui de sa sœur Sophie, d’un an plus jeune. Il est vraisemblable que les deux jeunes filles aient écrit de concert. Leur objectif était de fournir à leur frère mobilisé dans l’armée française un témoignage sur la vie locale en son absence, objectif élargi pour informer les Français « de l’autre côté » ignorants des réalités de l’occupation allemande : « De l’autre côté, on ne songe pas que chez nous nous souffrons de l’invasion, de l’oppression, de la ruine, du pillage et surtout d’inquiétude cruelle pour les chers nôtres toujours au danger et dont nous ne pouvons recevoir de nouvelles » (24 octobre 1915). D’après Philippe Nivet, des indices laissent penser que les textes ont été réécrits après un premier jet. Les huit cahiers de Marie et les sept de Sophie ont été conservés dans de mauvaises conditions, ce qui explique quelques lacunes. La transcription (sur 555 pages aux lignes très serrées) a représenté un énorme travail, complété par des centaines de notes de bas de page.

De nombreux témoignages de femmes en territoire occupé, déjà publiés, y compris par Philippe Nivet, sont présentés dans le livre collectif du CRID 1914-1918, 500 témoins de la Grande Guerre, et sur notre site. Les récits des sœurs Masquelier reprennent les thèmes bien connus : l’omniprésence des soldats et officiers allemands qu’il faut loger (avec des appréciations nuancées sur leurs comportements) et dont il faut supporter les pillages et les réquisitions qui ne sont que pillages déguisés ; la mise des ressources du pays au service des occupants et le démantèlement de l’industrie roubaisienne ; le travail forcé et la prise d’otages ; les pénuries alimentaires et l’augmentation de la mortalité qui en est la conséquence ; les attitudes diverses des occupés, depuis l’acceptation et la collaboration jusqu’aux actes timides de résistance.

Ne négligeant aucune source d’information, Marie livre de nombreux détails concrets sur la situation et sur ses propres sentiments. Ainsi, le 13 août 1916 : « Hofmann, être de la pire espèce, vient de faire afficher que tous les cuivres doivent être déclarés et portés à la Commandature. En voilà un ordre ! Est-ce permis, voyons, de commander à de pauvres occupés de porter à leurs occupants ce qui doit servir à fabriquer des obus contre leurs alliés, contre les chers leurs ? C’est abominable de nous forcer ainsi à mettre dans les mains de nos maudits exécrables ennemis des armes, des munitions qui tueront nos braves héros de France ! » Elle a su remarquer l’opposition entre Bavarois et Prussiens, les premiers beaucoup plus sympathiques, et elle a même su déceler le mépris des vrais combattants allemands pour ceux de l’arrière, portant un uniforme mais n’allant pas aux tranchées. Marie et Sophie expriment vivement leur réprobation pour les « femmes à boches » et signalent, lors de la libération, leur punition méritée : « la plupart ont eu les cheveux coupés » (28 avril 1918).

On trouve encore, dans ce témoignage, une étonnante critique des bombardements alliés qui font trop de dégâts chez les civils (16 juin 1918). Et, lors du terrible hiver de 1917, ce détail qui renvoie aux remarques sur les pratiques religieuses de la famille : « Dans nos chambres, l’eau est gelée dans les lavabos et les bénitiers » (4 février 1917).

Pour terminer, je me permets un désaccord sur la méthode d’édition de ce livre. Une introduction de 45 pages aux lignes très serrées, agrémentée de larges citations, dit dès le départ tout ce qu’on pourrait trouver dans le témoignage. Il me semble que le lecteur préfèrerait découvrir, au fur et à mesure, dans le texte de Marie et de Sophie, les détails concrets les plus personnels. D’un autre côté, on peut répondre que la très longue et très complète introduction dispense de la lecture directe du témoignage. Mais c’est regrettable.

Rémy Cazals, avril 2024.

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Villa, Georges (1883 – 1965)

Au-dessus de la tranchée – Carnets de guerre d’un chef d’escadrille

1. Le témoin

Georges Villa est un peintre-dessinateur-illustrateur parisien qui publie dans la presse, travaille sur commande pour l’édition et fréquente le milieu artistique montmartrois. Surpris par la mobilisation en Russie, il rejoint le 132e RI où il est blessé en novembre 1914. Il réintègre ensuite son unité aux Éparges et est à nouveau blessé en avril 1915. Accepté dans l’aviation en juillet 1915, il débute une formation de pilote. Affecté à la MF 50 en janvier 1916 avec le grade de lieutenant, il passe ensuite dans un emploi d’état-major à Bar-le Duc pour former l’infanterie à la liaison avec l’aviation. Passé capitaine, et malade au printemps 1917, il est finalement affecté en école d’aviation : directeur-adjoint à Juvisy, chef du personnel à Étampes, il termine la guerre à Châteauroux. Il continue ensuite sa carrière de peintre-dessinateur, se spécialisant notamment dans le thème de l’aviation.

2. Le témoignage

Les carnets de G. Villa, découverts récemment, ont été publiés aux éditions Edhisto, sous la forme d’un texte retranscrit, préfacé et annoté par Christian Wagner (Au-dessus de la tranchée, 2022, 285 pages). Ce beau livre, édité en collaboration avec la Société historique et archéologique de Bourmont (Haute-Marne), contient, outre le texte des carnets, de nombreuses photographies et la reproduction de dessins, caricatures, projets… le tout en provenance du fonds Villa. Le début des écrits raconte le voyage en Russie avant août 1914, puis on passe directement à juillet 1915 en école de pilotage, la période « infanterie » est manquante. La présentation du livre par Christian Wagner, par ailleurs auteur d’une biographie de G. Villa, est très fouillée et nous aide à cerner notre témoin, c’est une mise en perspective biographique, historique et littéraire très stimulante. Le préfacier précise aussi que de nombreuses considérations sur les projets graphiques de l’auteur n’ont pas été reproduites dans ce volume.

3. Analyse

Les journaux de guerre sont en général destinés à la famille ou au public ; avec Georges Villa, il s’agit plutôt de carnets « pour soi-même. » En plus de ses expériences comme pilote et officier, ses écrits intègrent des notes sur son art, ses doutes, ainsi que ses résolutions comme artiste. Il se livre aussi sur sa vie sentimentale, sa relation avec sa marraine de guerre et les péripéties de cette relation tumultueuse. Enfin il évoque sans fard ses faiblesses, sa grave dépression du printemps 1917, et son sentiment de ne pas être reconnu à sa valeur. C’est donc un document à caractère intime, probablement pas destiné à être rendu public, et si cela entraîne pour nous un devoir de responsabilité, c’est bien ce caractère de totale franchise qui fait l’intérêt du document.

Pilote débutant

Les carnets regroupent les remarques d’un lieutenant élève-pilote appliqué, mais qui ne semble pas comme d’autres dévoré par la passion de l’aviation. Ses remarques montrent ses progrès réguliers ainsi que la conscience de ses limites, gage de survie sur ces appareils qui pardonnent peu les erreurs. Le 22 septembre il note : « ça vient. Je ne pense plus, sur l’appareil, au danger que je cours. » Dans l’aviation, l’esprit crâne est de rigueur et il est impossible d’avouer ses appréhensions. Lors de l’obtention de son brevet en novembre 1915, il fait encore preuve de lucidité (p. 72) : « Je suis breveté. Sincèrement, puis-je dire en moi que je sais voler ? Non ! (…) J’ai constaté d’autre part que maintenant, au fur et à mesure que j’apprends, je constate que j’ai encore beaucoup à savoir, et l’assurance de voici un mois fait place à une prudence et à une réflexion de meilleure utilité. » Ce n’est donc pas un pilote d’instinct, mais un pilote réfléchi qui sort de formation pour intégrer la MF 50 (pour avion Maurice Farman).

Pilote de guerre

Il réalise sa première mission au-dessus des lignes le 20 février 1916, et fait ensuite régulièrement du réglage, c’est-à-dire qu’il emmène un observateur qui règle les tirs de l’artillerie au sol. Ces observateurs sont en général de jeunes artilleurs sortant de grandes écoles scientifiques ou de formation d’ingénieur. Revenu au sol il dessine, entretient sa correspondance avec sa marraine, et rumine (p. 100, mars 1916) : « Quand donc irai-je au danger sans une telle appréhension ? Je devrais pourtant m’y habituer. » Il progresse aussi par ailleurs, se forme au vol de nuit, exécutant une mission de bombardement sur Laon. L’aviation en 1916 est encore un petit monde, et il réalise un réglage avec Jean Navarre en protection (mars) puis rencontre Nungesser (août). L’auteur mentionne ses missions, mais il entre peu dans le détail de ses vols.

À l’escadrille

Ses écrits montrent qu’en escadrille il est recherché pour ses dessins, illustrations de menus ou caricatures de camarades, mais aussi qu’il n’est pas complètement intégré (p. 116, juin 1916): « Je m’isole de plus en plus. Pourquoi le contact avec mes compagnons d’escadrille m’est-il si désagréable ? Les observateurs surtout.

1° Ils sont du Midi et vantards

2° Ils sont artilleurs.

3° Ils sont jeunes et de mentalité trop potache, sans discipline.

(…) Un pilote, près d’eux, paraît un vulgaire chauffeur de ces messieurs. »

À 33 ans, il ne se sent pas d’affinité avec ces étudiants attardés et indisciplinés, et alors qu’il a accumulé une importante expérience avant la guerre, il fait un complexe d’infériorité, ayant aussi conscience d’être trop réservé pour ce milieu bruyant. G. Villa vole en mission de guerre durant l’année 1916, puis va en octobre occuper des fonctions de liaison à Bar-le-Duc.

Dépression

Passé capitaine, il est satisfait de son affectation temporaire à Bar pour faire des conférences et des propositions sur la liaison infanterie-aviation. Il pense (p. 144) que c’est une bonne étape pour quitter la MF 50, aller vers une promotion et passer deux ou trois mois d’hiver « plus au confort ». Las, rien ne fonctionne comme il l’espérait : il attend en vain un commandement d’escadrille et finit par être renvoyé à la F 44 comme simple pilote. Arrivé sur place, c’est alors l’effondrement moral et physique rapide, il ne se sent plus capable de rien (p. 175) : « L’écœurement, l’usure, les déceptions et la fatigue physique autant que nerveuse m’ont complètement ôté l’énergie et l’idéal qu’il faut à un militaire actif. » Le médecin du groupe d’aviation de la 2e Armée lui diagnostique une « asthénie très forte, lassitude prononcée, volonté très affaiblie, impossibilité d’un effort physique ou moral soutenu.» Il se soigne, se repose, et sa nomination à Juvisy en juin 1917 comme commandant-adjoint de l’école de pilotage lui permet de reprendre le dessus. On notera que cette mutation, un embuscage qui n’est jamais formulé comme tel, est obtenue grâce à ses relations familiales : son père, décédé en 1903, était général de brigade et sa mère s’est mise en relation avec l’État-major (p. 184).

Juvisy, Étampes et Châteauroux

Dans ces postes administratifs, l’auteur donne satisfaction, et retrouve santé et énergie, tout en récupérant de l’autorité (p. 196) : « ici, c’est le collège où il faut être sévère, punir, faire peur car chacun veut tirer à la corde et ne cherche qu’à carotter. Il faut éviter d’être poire. C’est l’École des pistonnés, Juvisy. Pour y venir, il faut avoir des recommandations. Et les moniteurs ! Brousse, fils de député ; Zévaco, Dalbiez. » G. Villa évoque la vie de bureau, les relations avec les chefs, sa volonté de progresser (organisation du travail) et ses rencontres. Il rationalise et propose des innovations. Dans ses fonctions d’autorité, on peut aussi citer par exemple des incidents à Étampes (p. 233), peu courants en première ligne : « Il y a des drames avec les dames [serveuses-femmes de ménage]. On les pelote de tous côtés et cela, forcément, tourne mal et ce sont des histoires embêtantes. »

Les marraines

Georges Villa, au début de 1916, correspond avec sa marraine de guerre Valentine Brunet ; il déclare le 11 avril : « Je suis amoureux ! Amoureux de ma marraine que je ne connais pas sinon en photographie. » S’il se dit certain que cette relation n’aura aucune suite sérieuse, car elle a trente ans et deux petites filles, sa position évolue rapidement et en juillet, il incline vers le mariage avec « Chou », qui semble avoir un peu de bien. Le divorce n’est toutefois pas une affaire simple, d’autant que le mari mobilisé (« Attila ») ne reste pas passif. L’affaire est traversée d’incertitudes, liées à l’inconstance de Chou, et aux infidélités platoniques de Georges : un soir de spleen, il met une annonce dans la Vie Parisienne, et reçoit en réponse près de 200 lettres de marraines… (p. 160) : « je brûle presque tout. N’ai-je pas Chou mieux que tout cela ? Mais flirteur incorrigible, pour m’amuser, pour la psychologie, je réponds à une vingtaine afin de voir ce que c’est.» Malgré ce marivaudage « industriel », notre couple aviateur-marraine de guerre semble tenir jusqu’à l’Armistice, et, pour nous, il reste la précieuse liste des marraines de la page 161, que C. Wagner a eu la bonne idée de reproduire en fac-simile : si on évoque souvent ces correspondances, on a peu de traces matérielles des stratégies de séduction, et de plus ici, certaines marraines reçoivent une appréciation (2 TB, 6 B…), il y a aussi des zéros et des points d’interrogation. Un nom est rayé avec l’appréciation « sale caractère », et un autre avec « boniche ».

Un anti-héros ?

Christian Wagner suggère dans sa présentation des analogies prises avec Barrès, Huysmans et Radiguet, et compare le narrateur à un anti-héros houellebecquien. En effet, ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage, c’est l’apparente contradiction entre les photographies d’un pilote paradant devant sa machine, et le secret, que nous découvrons, de ses prudences en vol ; les dessins hardis d’un caricaturiste corrosif et ses questionnements sur son art ; ses apparents succès féminins et sa fragilité intérieure… Décoré tardivement (9 mai 1916, p. 111), il témoigne : « Ouf ! Quel soulagement. J’ai enfin un signe de gloire à montrer. » Il reste que G. Villa, patriote constant, est redevenu un officier énergique, et il reçoit la légion d’honneur en janvier 1918.

Peu avant que le rideau ne tombe sur ces intéressants carnets, intervient un coup de théâtre : G. Villa tombe sur son dossier personnel (p. 256), « un hasard extraordinaire vient de me permettre de lire mes notes militaires.» Sous-lieutenant, il a été assassiné par son colonel au 132e RI en 1913 « D’après lui, je suis mou, incapable de commander, indifférent, etc. : il y en a presque 15 lignes ». Ses autres notes dans l’infanterie sont seulement un peu meilleures, et elles deviennent convenables dans l’aviation. On comprend alors que sa carrière a été freinée par les notes détestables de ses débuts. Pour lui il s’agit d’une vengeance froide : « souvenirs rappelés, je me souviens qu’il me parlait un jour de papa avec qui il avait été élève à Saint-Cyr ; j’aurais dû me douter, à son ton rageur et moqueur qu’il se vengerait sur le fils de la sévérité du Père. » On comprend ainsi pourquoi blessé deux fois, il quitte l’infanterie sans citation, et attend ensuite en vain un commandement d’escadrille. Alors, héros brimé ou costume d’aviateur trop large ? Certes G. Villa est un privilégié qui peut se mettre à l’abri, mais il est attachant en ce qu’ayant conscience du handicap que constitue son caractère réservé, il se bat pour en surmonter les effets. Combien d’autres pilotes dans ce cas au mess, où tout le monde n’est ni Guynemer, ni Nungesser?

« On comprend combien je me sens seul, ici, à l’escadrille où l’attitude de « je m’en foutisme » est presque de règle, étant donné que se déclarer prudent, c’est presque dire : « j’ai peur ». Je n’ai pour me soutenir, que ma force morale, ma mère et Chou. »

Vincent Suard, décembre 2023

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Braud, Félix (1876 – 1951)

Carnets de guerre (1914 – 1917)

1. Le témoin

Félix Braud est né à Cholet et y réside au moment de la mobilisation. À 38 ans, marié, deux enfants, il est cadre dans une banque. Sergent au 72e RIT, et longtemps vaguemestre de son unité, il devient payeur en 1918 au 1er Corps d’Armée. Démobilisé en février 1919, il travaille alors comme directeur d’agence bancaire au Crédit de l’Ouest. Après sa retraite, il est fondé de pouvoir d’une propriétaire du textile choletais, et continue de travailler jusqu’à son décès en 1951.

2. Le témoignage

Les Carnets de guerre du sergent vaguemestre Félix Braud (1914 – 1917) ont été publiés en 2022 par Agnès Guillaume et Thierry Hardier, conjointement par les FSE Collège Éluard/Edhisto/CRID 14-18, avec une préface de Rémy Cazals. L’ouvrage de 191 pages est richement illustré avec des documents qui viennent de la famille Braud et par des cartes postales des riches collections de Thierry Hardier. Ce travail scientifique est aussi lié à un projet pédagogique avec des élèves du collège, certaines ont notamment réalisé des listes nominatives de soldats à la fin du volume.

3. Analyse

Les 11 carnets qui vont de la mobilisation à octobre 1917 sont rédigés lors de moments de repos et résument les événements de la journée. Ils décrivent la tournée du vaguemestre [celui qui envoie, reçoit, trie et redistribue le courrier], son itinéraire, les incidents ou événements rencontrés : bombardements, tués et blessés, mouvements d’unités, avions aperçus, anecdotes, etc.. L’auteur évoque aussi le temps qu’il fait, les paysages et panoramas rencontrés. Les notations très régulières et denses au début se font plus rapides à partir de l’été 1916. Les régions décrites, en suivant les emplacements successifs du 72e RIT, sont le nord de la Région Parisienne (1914), l’Oise au nord de Compiègne, les arrières de Verdun, l’Aisne (1915-1916), le Noyonnais, puis enfin les Flandres belges et françaises (1917). Ces carnets sont destinés à être lus « plus tard » par sa famille (p. 19), et on ignore pourquoi l’année 1918 est manquante : peut-être qu’étant passé payeur dans un emploi traditionnel de bureau, le mouvement, l’espace et la nature lui manquaient pour motiver la tenue d’un journal. Félix Braud est aussi, sauf à quelques moments, moins exposé au danger que ses camarades dans la tranchée, et son cantonnement à l’arrière de la deuxième ligne lui permet une sociabilité avec les civils restés sur place.

Un itinéraire de vaguemestre

L’homme décrit ses circuits de distribution (postes de secours, échelons, PC, etc…), avec les villages, hameaux, fermes, moulins et châteaux rencontrés ; on a ainsi, par exemple, une description très précise de la campagne picarde en 1915, non exempte d’émotion esthétique (p. 62) « J’attrape encore un grand chaud en gravissant la côte abrupte du moulin à vent, mais j’en suis récompensé par la vue du splendide panorama. » Il mentionne les bombardements, sporadiques ou plus soutenus, il n’est en général guère menacé par les obus, sauf s’il passe au mauvais moment, ainsi le 15 août 1915 vers Roye-sur-Matz p. 52 : « Dois-je m’arrêter ou continuer ma route ? (…) Je reste là une ½ heure accroupi dans le boyau. Nos batteries tirent de toute part, jamais je n’avais entendu semblable canonnade. Les Allemands répondent et sèment des obus un peu partout. (…) Je crois que je ne reverrai jamais Cholet. » Le reste de la tournée est partagé entre mises à l’abri et grosses accélérations en vélo lors des accalmies : « Je suis fatigué et trempé de sueur. Il ne faudrait pas beaucoup d’après-midi comme cela pour vieillir un homme. » Il décrit ses différents cantonnement, souvent chez des habitants non-évacués ; les relations sont cordiales et il est parfois invité dans les familles. À Dombasle (Verdun) en 1916, les descriptions de l’arrière sont beaucoup moins champêtres, avec passage dense de voitures, de trains d’artillerie, de blessés…, le tout sous un pilonnement constant d’artillerie lourde, beaucoup plus dangereux que dans l’Oise en 1915.

Iconographie

La publication a aussi un intérêt iconographique, avec des documents qui viennent de la famille Braud, et les apports fournis par les auteurs du livre. On peut citer par exemple une photographie de la troupe (72e RIT) au départ de la gare de Cholet le 9 août 1914 (coll. Famille Braud). L’intérêt du cliché, qui montre par ailleurs une troupe fort calme (pas de fleurs, pas de craie sur les wagons), est que l’on peut identifier Félix Braud assez nettement, ce qui donne un intérêt particulier pour ce type de photos, tant de fois reproduites, de troupiers anonymes embarquant dans une gare en août 1914. La carte- photographie est envoyée par l’auteur à son fils, et il lui en décrit l’origine (p. 21): « 2 octobre 1914, 1 heure, Mon cher petit Félix, regarde sur cette petite carte, tu y verras petit père non loin du wagon et de la prise d’eau, nous sommes deux debout. Nous avons été photographiés au départ de la gare de Cholet sans nous en apercevoir. C’est un camarade qui, en ayant reçu une ici, m’a reconnu et m’en a fait venir une. » Les lieux cités dans les carnets, lors des tournées, sont souvent illustrés par les cartes postales des collections Hardier, ainsi par exemple pour un monument aux morts précoce du hameau l’Écouvillon, hommage à des tués des 38, 86 et 92e RI en 1914, on a (p. 72 et 73):

– la mention du vaguemestre Braud (p. 71, « superbe monument élevé le long de la route (…) »)

– une photographie de 1915, collée sur une carte postale, qui montre le monument alors tout récent, avec reproduction des explications données par celui qui écrit la carte

– une photo contemporaine du monument dans son état d’aujourd’hui (2022).

Le soldat Ernest Dulong du 72e RIT a été tué le 22 janvier 1915, et F. Braud rapporte du bureau du colonel « un porte-monnaie et une mèche de cheveux de sa femme et de ses enfants. (…) Triste chose que la guerre» (p. 34 et 35). Une photographie récente de la croix de la tombe d’Ernest Dulong au cimetière de Thiescourt, en plan rapproché, apporte une paradoxale mais réelle présence du défunt, évoqué par la mention mélancolique du vaguemestre.

Parmi d’autres documents intéressants, on citera une carte postale (p. 48) intitulée « Rollot (Somme) – Le Départ des Journaux pour le front », mêlant des villageoises et des vaguemestres à bicyclette, probablement des territoriaux, tout le monde étant chargé des exemplaires de presse qui vont être distribués dans les lignes.

Éléments variés

N’étant ni le combattant de la première ligne, ni l’embusqué d’un lointain arrière, l’auteur, qui est un homme instruit (il dit avion et pas aéro), a l’œil pour signaler de petits événements ténus, plaisants, ou émouvants. Il fait par exemple une description précise de l’apparence pittoresque de troupes marocaines de passage, avec une brève remarque lors de leur départ (septembre 1915, p. 60) « Les deux bataillons de Marocains quittent Élincourt (Sainte-Marguerite). Les habitants n’en sont pas fâchés surtout les dames qu’ils poursuivaient de leurs galanteries. Il en reste du reste encore trois bataillons. ». Son hostilité aux Allemands est réelle mais pas univoque : dans une première occurrence, au cours d’une promenade, il écrit rencontrer une tombe « boche », puis raye le terme pour laisser « allemande » (p. 39). À cette occasion, les auteurs nous disent que les carnets contiennent 63 fois le terme « boche » contre 336 fois le terme « allemand » (subst. ou adj.). Dans ce même domaine, une des mentions les plus significatives du recueil concerne une visite du cimetière d’Élincourt, dont on citera un long extrait (3 octobre 1915, p. 67) : « À gauche de ce petit cimetière, tombes allemandes. Assez vaste emplacement entouré. Une croix est au milieu. Trente ou quarante Allemands, m’a-t-on dit, ont été enterrés-là, pêle-mêle. Sur la croix cette seule inscription « Boches ». Pourquoi ce mot ? N’aurait-on pas plutôt pu mettre « Allemands » ? Le respect à la mort, il me semble, est mal observé. La vieille chevalerie française n’aurait pas toléré cela. Quel effet peut produire sur des Neutres visitant ce champ de repos ce mot « Boches » ? Nos ennemis, je le sais, ne sont guère chevaleresques. » Il reste que l’auteur insiste sur la sauvagerie des Allemands dans leurs destructions systématiques, lors de leur retrait volontaire de 1917, et à l’occasion des bombardements aériens de 1918, aveugles à la distinction entre civils et militaires ; Ces mentions de bombardements par avion se multiplient à partir de 1917, ainsi (p. 176) : « Les avions allemands jettent des bombes sur Rosendaël près de Malo-les-Bains et Dunkerque. Il y a de nombreuses victimes dans la population civile. Les bombes atteignent un train de permissionnaires belges. 28 soldats sont tués et 150 blessés ainsi que trois petits enfants. »

À l’été 1916, notre territorial mentionne que le contrôle effectué sur le courrier des soldats a révélé un découragement et une crise de motivation; l’encadrement réagit, et c’est l’occasion d’une mention intéressante qui montre les préoccupations spécifiques de ces hommes « âgés » (19 août 1916, p. 127) : « Nous surtout, territoriaux qui avons abandonné depuis si longtemps femmes, enfants, situations que pour beaucoup nous avions mis de longues années pour les acquérir et qui aujourd’hui sont compromises ou perdues à tout jamais. (…).»  Ce texte de Félix Braud, cantonné à Amblény (Aisne) à l’automne 1916, peut aussi par ailleurs être croisé avec profit avec celui d’Onézime Hénin, un habitant de cette localité, répertorié dans 500 témoins. Enfin, comme souvent dans les descriptions de poilus arrivant dans les Flandres, l’auteur souligne la propreté des lieux rencontrés, en tout cas lorsqu’ils sont intacts (p. 173) : « Tous ces coins sont charmants. Grand-Millebrugge et Petit-Millebrugge, deux petits pays construits à cheval sur le canal de la Colme qui relie Furnes à Saint-Omer sont d’une grande propreté. ».

Vincent Suard, décembre 2023

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Benéteau, François Hippolyte (1882 – 1915)

1. Le témoin
Né le 1er février 1882 à Taugon (Charente inférieure) dans une famille de cultivateurs propriétaires. François Hippolyte Benéteau réside en 1914 dans ce même village charentais où il reprend l’activité d’agriculteur. Il effectue ses classes au 18e RI en tant que tambour en novembre 1903, puis mis à la disponibilité du 123e RI de La Rochelle où il effectue deux périodes d’exercices en 1909 et 1913. Il entame une correspondance avec sa famille très fournie dès les premiers jours de la mobilisation générale en août 1914. Agé de 32 ans, 4 enfants, il incorpore le 138e RIT de La Rochelle avant d’être désigné quelques mois plus tard pour rejoindre le 167e RI. Ce témoignage permet de suivre son parcours de territorial puis dans l’active. Parcours qui le conduira jusqu’au front dans le secteur du Bois Le Prêtre.

2. Le témoignage
La correspondance entre François Hippolyte Benéteau et sa famille est regroupée dans livre ce épistolaire de 152 pages paru aux éditions Edhisto en avril 2022. Les 90 lettres du poilu couvrent la période d’août 1914 à avril 1915 et s’articule autour de 5 axes : l’attente, le casernement, les premières tranchées, les derniers jours, les recherches post mortem.

3. Analyse
Le 16 août 1914, les trois bataillons du 138e Régiment d’Infanterie Territoriale) quittent La Rochelle. Le régiment cantonne du 17 août au 13 septembre à Marigny-les-Usages, dans le Loiret, pour sécuriser les villes, porter assistance aux blessés, surveiller les gares. François Hippolyte Benéteau est spectateur indirect de la première bataille de la Marne quand il rend compte à sa femme de ce qu’il voit, ce qu’il entend. En effet, devant l’avancée allemande, la population parisienne, traumatisée par le siège de 1870, fuit la capitale par centaines de milliers. « Il y avait des femmes, des enfants de tous âges qui ne marchaient pas encore. Seuls, ils ont couché dehors et le matin ils tremblaient. Aucun endroit pour les loger, il faut le voir pour le croire » (p. 18).
Le 13 septembre, son bataillon quitte le cantonnement Loirétain pour rejoindre la caserne Excelmans de Bar-le-Duc (Meuse), garnison du 94ème RI mais qui participe à la première bataille de la Marne. François Hippolyte Benéteau exprime sa confiance en l’avenir ; il pense que la guerre sera courte et que la victoire sera proche. Il est affecté le plus souvent à la surveillance de la gare, des hôpitaux et parfois à l’assainissement du champ de bataille sur les communes de Laimont et de Villers-aux-Vents. Tenant à être mis au courant de l’avancée des travaux de la ferme, il questionne régulièrement son épouse à ce sujet. Il souhaite également être averti des blessés, des morts qui sont annoncés dans le village de Taugon. La vie de cantonnement se prolonge, occasionnant parfois un sentiment de lassitude ; il va régulièrement à la messe, dont celle que Mgr Charles Ginisty organise le 19 novembre 1914 à l’église Notre-Dame à Bar-le-Duc.
Le 21 novembre 1914, le bataillon de François Hippolyte Benéteau fournit un contingent de trois cents hommes au dépôt du 167e régiment d’infanterie. Il part le jour même pour Toul et y intègre la 5ème compagnie, 2ème bataillon. Sa confiance s’amenuise et n’imagine pas rentrer pour la naissance de son cinquième enfant fin décembre ; « il faut s’attendre que ce soit très long. Et au moment où tu me parles, c’est presque sûr que je ne serai pas présent » (p. 58). Son entrainement a repris, plus intense avec des manœuvres, des exercices. Il continu a jouer son rôle de territorial dans les gares, décharger les péniches qui arrivent par le canal et qui transportent les cailloux de consolidation des voies de chemin de fer pour le front. Plus proche de la zone de combats, il entend le canon, voit affluer plus de blessés, de malades. Fin décembre, il pense être protégé par la naissance de son cinquième enfant, et ne pense pas être désigné pour partir dans les tranchées. Il y échappe une première fois mais le 12 février 1915, il est informé de son départ imminent : « J’étais parti à mon ouvrage comme d’habitude ce matin. Mais l’on est venu me chercher en disant que je partais avec ceux qui étaient désignés. » (p. 92).
Le 15 février 1915, après avoir reçu son écusson du 167e RI d’active et habillé de neuf, il rejoint Jezainville au sein de sa section à trois kilomètres de la zone de combats du Bois Le Prêtre. Il exprime dans ses lettres la peur de mourir mais aussi l’espoir de revenir. « Chère femme, si par malheur Dieu voulait nous séparer pour toujours, souviens-toi de moi » (p. 93). Le courrier à des difficultés à parvenir ce qui ajoute à ses craintes. Il prie, se donne force et courage pour affronter ce qui lui semble inéluctable. Du 8 au 17 mars 1915, le bataillon de François Hippolyte Benéteau quitte Jezainville pour relever le 5ème bataillon du 346e au Bois Le Prêtre. Ce sera pour lui sa première expérience de tranchées. Il décrit les scènes de combats, avec la neige, le froid, qui surprennent les soldats. A chaque attaque, il entend les coups de fusils, les obus qui passent sur sa tête, la terre qui vole partout, les blessés à côté de lui. Il raconte notamment la journée du 15 mars : « A huit heures du matin, les Allemands ont fait sauter plusieurs tranchées et aussitôt la fusillade a commencé. Toute la journée sans desserrer ; il y avait du danger partout en première ligne comme en deuxième ou en troisième. C’était tout pareil. Les balles, les obus, les grenades et les torpilles pleuvaient. Les arbres sont d’une bonne épaisseur dans ce bois là et bien souvent les obus Allemands tombaient en plein dedans. D’une grosseur d’une brassée, ça les coupait en deux ». De retour en cantonnement le 18 mars 1915, il continu a écrire, rendant compte a son épouse des combats. Il rend grâce à Dieu, participe aux messes et se rend sur la tombe de ses compagnons. La peur de mourir est là. Dans sa dernière lettre datée du 30 mars 1915, François Hippolyte Benéteau est de nouveau dans le Bois-le-Prêtre aux abords de la tranchée de Fey. Il sera mortellement blessé au combat du 30 mars ou du 1er avril. Identifié par les soins de l’officier gestionnaire de l’ambulance 3/64 (ambulance 64 du 13e corps rattaché provisoirement à Avrainville). Il est inhumé fosse numéro sept au Gros-Chêne le 20 avril 1915 et le 20 novembre 1920, son corps sera transféré à la nécropole nationale du Pétant près de Montauville.

William Benéteau – Yann Prouillet

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Lemoine Maurice, Déplanque Octave, Chappey Marcel

Trois Nordistes sur le front d’Orient (1915 – 1916)

1. Les témoins

Maurice Lemoine (1887-1962) appartient à une famille aisée d’agriculteurs de l’Avesnois (Etrœungt, Nord). Il part combattre en Macédoine avec le 284e RI à partir d’octobre 1915, est rapatrié malade en mars 1917 et ne rejoindra plus ensuite le service armé.

Octave Déplanque (1887-1915), né à Éterpigny dans le Pas-de-Calais, est garçon boucher à Guise (Aisne) au moment de la mobilisation. Engagé dans les combats du 284e RI depuis le début de la guerre, il est transporté en Macédoine en octobre 1915 pour participer à la fin de la campagne de Serbie. Il y est tué en décembre 1915.

Marcel Chappey (1890 – 1971), né dans une famille de commerçants d’Avesnes, a réussi le concours d’entrée à Normale Supérieure en 1914. Sous-lieutenant à la mobilisation, il participe aux combats du 284e RI, puis est transféré en Macédoine en octobre 1915. Passé au 260e RI en 1916, il sert pendant toute la guerre en Orient. Homme de cabinet entre deux-guerres, il fut maire de Garches de 1947 à 1971.

2. Le témoignage

Trois Nordistes sur le front d’Orient (1915 – 1916) a été publié sous la direction d’Agnès Guillaume, Thierry Hardier, Jean-François Jagielski et Raymond Verhaeghe (2021, 140 pages). La publication a été assurée conjointement par Edhisto, le FSE du Collège Éluard de Noyon et le CRID 14 – 18. Le volume est constitué de la reproduction du carnet de route de Maurice Lemoine, des cartes postales d’Octave Déplanque et d’extraits de lettres de Marcel Chappey. Ce petit volume dense se partage entre ces trois témoignages, avec un appareil scientifique développé et une riche iconographie (40 illustrations).

3. Analyse

La publication de ces témoignages a été accompagnée, dans sa phase d’élaboration, par un travail réalisé par des collégiens, aidés de leurs enseignants d’histoire et de français. Ces jeunes ont travaillé sur la retranscription des carnets, l’élaboration de statistiques et la recherche des noms des combattants du 284e RI : « ce n’est pas rien », pour eux, d’avoir désormais leurs noms mentionnés (p. 3) dans un ouvrage respectant les critères scientifiques du haut niveau. Un autre intérêt du volume est de montrer la complémentarité que peuvent présenter, pour une même unité et un même théâtre d’opération, trois types de sources différents. Enfin, ces récits apportent un éclairage sur les opérations vécues en Orient, en Macédoine et en Grèce, théâtre d’opérations assez délaissé par les publications de témoignage.

Témoignage de Maurice Lemoine : un carnet de route

Le carnet de route de Maurice Lemoine est ramassé dans le temps (octobre 1915 – janvier 1916) et surtout factuel, avec en général quelques lignes par date, certaines descriptions étant parfois développées. Il décrit la traversée sur le « Lorraine », l’arrivée à Salonique, les combats en Macédoine contre les Bulgares, avec comme élément central du récit la lente retraite en bon ordre, le long du Vardar, jusqu’à la frontière grecque. Il arrive aussi que les mentions soient plus longues, et on a alors des éléments utiles sur la perception, par un poilu d’Orient, du combat de moyenne montagne, de la combativité de l’ennemi ou des habitants de la Macédoine qu’ils côtoient. Les Grecs ne sont pas perçus comme très fiables, et c’est bien pire pour les Macédoniens (novembre 1915 p. 31) : « Cette Macédoine est un véritable pays de bohémiens rempli de Comitadjis. La moitié de la population est d’origine turque. ». Les carnets mentionnent les combats, les destructions opérées (chemin de fer ou ponts), et l’auteur, combattant au ras du sol, a une bonne clairvoyance d’ensemble (fin novembre 1915, p. 34) « notre recul provient d’une obligation dictée par la faiblesse des Serbes à notre gauche et que nous n’avons pu les rejoindre à Vélès ». Ayant repassé la frontière grecque, il signale l’arrêt de la poursuite par les Bulgares (la Grèce est neutre) et le reste du carnet décrit alors l’élaboration du camp retranché au nord de Salonique et de ses avant-postes, et le changement de condition du soldat (p. 43) « jamais on ne s’est trouvé aussi bien depuis le début de la campagne d’Orient ! Aussi bien ravitaillé et bonne cuisine ! Nous voilà passés travailleurs ! Tous les jours au chantier de 8 heures à 11 heures et de 1 heure à 4 heures. » Le carnet s’arrête en janvier 1916, il est alors durement touché par le paludisme : rapatrié en France en 1917, mais non guéri, il ne rejoindra plus le front avant l’armistice.

Témoignage d’Octave Déplanque : des cartes postales pour faire signe de vie

Le livre présente ensuite une dizaine de cartes postale écrites avec seulement quelques lignes, mais ce lien, si ténu soit-il, marque une volonté de donner des signes de vie et constitue aussi une forme de témoignage. O. Déplanque est tué dès le début de décembre 1915, et l’équipe de rédaction produit un intéressant petit dossier sur le passage du deuil à celui de la mémoire, avec des objets qui accompagnent les générations ; une carte au 200 000ème appartenant à la veuve est reproduite, carte avec un petit cercle rajouté à l’encre, où serait hypothétiquement la tombe d’Octave Déplanque, mais la sépulture ne sera jamais retrouvée. On signale que la fille se voit offrir par sa mère, avec l’argent des indemnités de veuve de guerre, une chambre à coucher (lit, armoire) et un crucifix, avec au dos une étiquette : « 31 mai 1925. En souvenir de mon père mort pour la France. ». La petite-fille, à travers sa mémoire insatisfaite, est évoquée dans un article de la presse locale (La Voix du Nord, 12 novembre 2014, p.56) : « Chantal Homola a « les oreilles fatiguées » comme elle dit. Depuis plusieurs jours, pour évoquer la Grande Guerre, « on ne parle que de la Somme ou de Verdun » explique l’Aulnésienne quelque peu dépitée. « La guerre est mondiale et de nombreux Avesnois sont morts durant la guerre d’Orient » tient à préciser celle qui a perdu son grand-père Octave Déplanque, le 7 décembre 1915 en Serbie. Il avait 27 ans. « Ça me dérange qu’on les oublie. Ils ont combattu comme les autres et on n’en parle pas. » C’est ici, en relation avec un « Front oublié », une « mémoire oubliée »…

Témoignage de Marcel Chappey : des lettres qui évoquent les opérations

Ces lettres de Marcel Chappey sont adressées à son frère, alors qu’il occupe des positions dans la Meuse et dans l’Aisne (p. 69), puis sur le front d’Orient (p. 78). Ce témoignage vivant est écrit sur un mode énergique, et on peut y glaner, par exemple, un intéressant mode d’emploi, exprimé sur le mode plaisant, sur la manière d’opérer une fraternisation (Noël 1914, p. 69) : on amorce en chantant « die Wacht am Rhein », s’ils reprennent le refrain, « il y a du bon ! » ; il faut être très progressif  « Comme on ne sait jamais si on affaire à de sales types ou à de bons types, toute une gradation est nécessaire. » Fin mars 1915, il décrit à son frère, sur le front de Champagne, une attaque allemande de nuit, à l’échelle d’une compagnie ; leur feu nourri d’infanterie est efficace (p. 72) « Alors, manœuvre insensée, les Boches se déploient sous notre feu. La plupart tombent, les autres se terrent dans les trous d’obus, certains continuent cependant. Ils sont tués à quelques mètres de la tranchée. » (…) « Au jour, nous pouvons constater le résultat de notre tir. Une trentaine de Boches gisent tués sur le terrain. Quelques blessés râlent.» Comme lecteur régulier de diaristes français, familier de descriptions de dizaines d’attaques françaises de détails, on éprouve ici un curieux sentiment de familiarité, mais en miroir : habitué de ces attaques de détail qui se terminent par de sanglants échecs, on a ici une très bonne idée de ce que peuvent éprouver ces Allemands en montant sur le parapet. Au moment du départ en Orient, l’auteur témoigne à son frère de son enthousiasme. Au sud de la Serbie, il apprécie sa vie « très dure mais combien saine », et il décrit une retraite en bon ordre (p. 79), avec comme seul regret de laisser « les petits cimetières au creux des vallons, que notre main pieuse ne pourra plus entretenir, je ne conserverais de cette première expédition qu’un souvenir réconfortant.» Il décrit ensuite une reconnaissance offensive en mars 1916 (p.87), ou évoque les habitants d’un petit village de Macédoine (mai 1916, p. 94) « J’ai accompagné dernièrement le médecin chargé de visiter les indigènes du petit village voisin. On y trouve quelques Grecs et beaucoup de Turcs. Quelques beaux types rappellent encore l’ancienne splendeur des races, mais la plupart des habitants sont affligés de quelques tares. Les enfants seraient jolis dans leurs haillons éclatants, s’ils n’avaient presque tous le ventre gonflé par la tuberculose et le paludisme. Les femmes se flétrissent et se dessèchent vite. Sous leurs pauvres poitrines maigres et jaunes ronflent sourdement les bronchites chroniques. »

Les cartes postales photos de Marius Labruyère, le quatrième homme

La partie « Marcel Chappey » est illustrée de nombreuses cartes postales photos, envoyées de Macédoine et de Grèce, par Marius Labruyère (235e RI, ill. 21 à 38, collection T. Hardier). Il s’agit de photographies de bonne qualité montrant M. Labruyère et son unité au campement, dans ses activités quotidiennes, avec les paysages qu’il voit… Ces photos transformées en cartes postales et envoyées à la famille, avec des textes concis, un peu comme chez O. Déplanque, sont très précieuses car le 235e RI opère dans des lieux et des conditions similaires au 284e, et cette iconographie incarne des visages, des attitudes et des paysages qui fournissent une heureuse illustration aux trois autres témoignages.

L’ouvrage se termine avec un tableau de synthèse très parlant sur l’évolution au 284e RI du nombre de tués et de morts de maladie, pendant la durée de la guerre, ainsi qu’avec une liste de 642 noms, fruit d’un comptage méticuleux, de tous les soldats morts au 284e RI, avec le lieu d’origine et la cause du décès.

Vincent Suard, décembre 2022

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Pourcelot, Paul (1896- ?)

Le livre publié : Léandre POURCELOT, La Grande Guerre à 18 ans, Le témoignage de Paul, Éditions Blinkline Books, 221 pages, 2021, 24 euros.

Paul Pourcelot est né le 29 mai 1896 dans une famille de cultivateurs du Doubs. Il a rejoint les tranchées en avril 1916 (donc plutôt à 20 ans qu’à 18) avec le 44e RI et il est passé au 122e RI de Rodez en août de la même année. Il a terminé la guerre comme sergent. Il a alors mis au propre des notes succinctes sur la vie des fantassins. On peut retenir une mauvaise appréciation des hommes du Midi (p. 39), l’assistance à la messe (p. 53), le cafard (p. 57), le froid qui gèle boisson et nourriture (p. 75), les effets des gaz (p. 113), la description d’une patrouille (p. 163), la blessure à l’œil et les soins (p. 167). Fraternisations et mutineries sont signalées de manière timide : les mines sautent à heure « conventionnelle » (p. 71) ; un camarade s’oppose à ce qu’il tire sur un Allemand à découvert (p. 73) ; une fraternisation (p. 79) ; le refus de monter du 143e RI (p. 99) ; les territoriaux protestant contre ceux qui viennent « agacer » leur secteur tranquille (p. 161). Le 1er novembre 1918, il écrit : « Tout me fait croire à une attaque, et pourtant à la porte de l’armistice ce ne serait pas beau de se faire buter ». J’ai cité d’autres exemples de ce sentiment dans le livre La fin du cauchemar, paru en 2018 aux éditions Privat. Au CRID 14-18, nous sommes bien conscients que tout témoignage est utile, mais celui-ci a une portée limitée.

Après la guerre Paul reprit son métier de cultivateur. Il se maria en 1930 et le couple eut dix enfants parmi lesquels Léandre.

En fait, ce livre contient un deuxième témoignage. C’est celui de Léandre, médecin de renommée internationale comme l’indique longuement la 4 de couverture. Le livre est un exemple typique de piété familiale. Découvert par hasard, le carnet de Paul est reproduit intégralement en facsimilé sur les pages paires, ce qui est une excellente initiative et permet de corriger les erreurs de la transcription donnée sur les pages impaires : « circonscription » pour « conscription » (p. 19) ; « souillés de sueur » pour « mouillés de sueur » (p. 33) ; « grêler la neige » pour « cribler la neige » (p. 73), etc. On trouve aussi (p. 55) les « taules » pour les « Taubes », erreur fréquente chez les historiens amateurs. Mais il y a plus grave. Le fils a tenu à accompagner le témoignage de son père de commentaires souvent approximatifs, parfois aberrants. Parmi les trop nombreux exemples : l’assassinat de l’archiduc « déclencha la colère du père de la victime, l’empereur austro-hongrois » (p. 13) ; les Allemands auraient déclaré la guerre à la France après l’offensive française du 7 août 1914 (p. 37) ; « Chappée » au lieu de Chappe pour l’invention du télégraphe optique (p. 50), etc. Et que dire de ce passage commentant l’entrée en guerre des Américains en 1917 : « Dans la Méditerranée, ce seront les Français et les Japonais qui lutteront du côté des Américains » (p. 107) ?

Rémy Cazals, novembre 2022

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Genty, Edmond (1883 – 1917)

Trois ans de guerre. Lettres et carnet de route du capitaine Edmond Genty connut une première édition posthume en janvier 1918 chez Chapelot (Paris). L’ouvrage de quelques 80 pages dont on ignore la genèse (choix des lettres ?) a été lu par le critique ancien combattant Jean Norton Cru. Dans Témoins, Cru le place au rang des témoignages médiocres essentiellement en raison du caractère « abrégé » des passages publiés. Les éditions de la Fenestrelle propose en 2022 une nouvelle édition augmentée d’une introduction importante et de notes rédigées par François Pugnière. Elle permette de mieux appréhender lettres et carnets de l’officier d’artillerie de campagne Genty « mort pour la France » le 23 mars 1917 au nord-ouest de Verdun : contexte familial, études, participation aux combats. Elle contient également quelques clichés collectés par Edmond (mars-avril 1917). Ils sont complétés par l’album photographique du maréchal des logis-chef Émile Renaud appartenant à la même unité que Genty dont il fut une partie de la guerre sous les ordres. L’ensemble offre des clés très utiles de compréhension de l’expérience de guerre racontée dans les lettres et carnets de l’artilleur.

Trois ans de guerre s’inscrit dans les témoignages d’autres intellectuels, officiers de réserve comme Maurice Genevoix, Charles Delvert ou André Pézard. La famille du soldat décédé, liée au monde de l’édition (Paul, le frère d’Edmond, travaille au Figaro), profite de l’engouement du public pour les récits de guerre et fait publier une mince partie de la correspondance adressée par Edmond à sa mère, à sa fiancée ou à sa sœur, ainsi qu’une partie de ses carnets. Ce qui n’a pas été publié est aujourd’hui disparu. Une préface est confiée à un ami journaliste Paul Brulat. Elle témoigne d’une volonté de la famille de produire une œuvre panégyrique, mêlant la mémoire du disparu à la description de « l’âme du soldat français », à celle de la « France réconcilié dans la conscience de ce qu’elle doit à ses enfants martyrs. » On retiendra de cette préface le souhait exprimé que l’hécatombe ne soit pas été vaine. Le recueil de texte devient ainsi présenté un monument de papier à la mémoire mythifiée du héros combattant.

Les lettres de Genty à sa famille ont vocation avant tout à rassurer lorsqu’elles sont adressées à sa mère (« je vais bien, je mange bien, je dors bien » (3 octobre), « nous ne sommes guère à plaindre » (6 février 1915). La violence des premiers engagements est minimisée lorsqu’ils sont évoqués sur le moment. Cependant, lorsque Genty rappelle les combats de Dieuze (offensive de Lorraine – août 1914) afin de réhabiliter les troupes du 15e corps accusées de couardises, il souligne les pertes effroyables, la décimation. Lié au monde du journalisme parisien, il tente d’ailleurs de « faire défendre dans Excelsior le 15e corps calomnié » (27 octobre 1914, carnet de route). Rapidement, la lutte contre les éléments (froid, pluie) s’impose : « Quand sortirons-nous de la tempête, de la pluie, de la boue ? Mille fois pires que les obus allemands ! » (20 septembre 1914). Qui tuent pourtant.

A partir d’octobre 1914, la guerre de position s’installe l’artilleur Genty et ses camarades dans une vie de campagne alternant violence et une « vie de garnison », à la merci de la promiscuité et des intempéries. Genty connait plusieurs affectations depuis les premières lignes jusqu’à quelques kilomètres du front, formation de servant de canon de 80 de montagne ou de 75 contre avions. Le temps du combattant est haché. Ennui et routine d’un côté, écrasement et morts nombreuses de l’autre notamment à l’été 1915 sur le front de l’Argonne à l’Ouest de Verdun.

Edmond Genty développe rapidement sentiment d’une guerre longue avec son frère mobilisé dans le Train : « Elle est trop coûteuse et trop engagée pour pouvoir se terminer en queue de poisson » (27 novembre 1914). Il s’agira de détruire les usines en Allemagne sans toucher « les monuments d’art et les villages ». Genty mentionne dans son carnet une exécution d’un soldat français pour « abandon de poste en présence de l’ennemi auquel il assiste le 11 novembre 1914 : « cérémonie peu attrayante ». La « cafard » s’impose et commande de penser à un ailleurs plus actif : « J’envie les troupes et les camarades qui vont aller débarquer en Turquie. » (7 mars 1915). A travers le vocabulaire employé à dessein comme « cafard » ou « cagnas », Edmond Genty témoigne de son adaptation à la guerre, à son environnement matériel comme humain (vocabulaire de l’argot militaire). Les semaines passant, il limite les pensées profondes pour adopter une posture quasi professionnelle, en multipliant les comptes rendus d’opération, les bombardements, etc. Il insiste également sur les paysages lunaires du champ de bataille, de la Marne ou de Verdun. Il visite les ruines des villages, fasciné comme d’autres soldats sur les capacités de destruction de cette guerre où il faut tenir. Le feu, la mort des hommes, des « amis », des camarades, transforme aussi le soldat : « Il y a bien des gens, voire bien des milieux que la guerre n’aura pas dérangés, et certains assurément ne souhaitent qu’une chose : c’est qu’elle dure le plus longtemps possible » (3 juin 1916). Embusqués, profiteurs, dirigeants laissent seuls les soldats (fantassins ou artilleurs) face à la dure condition des tranchées et de la vie au front. Cet état d’esprit sourdre de nombreuses lettres malgré tout derrière l’autocensure manifeste de l’auteur. Jean Norton Cru a souligné l’intérêt de ces paroles lucides de la part d’un officier et d’un intellectuel qui laisse, malgré sa brièveté, un témoignage d’une belle clarté.

Alexandre Lafon, juin 2022

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