Cabos, Fris (1892-1963)

Le fonds « Fris Cabos » m’a été confié par son petit-fils Alain Cabos, le 10 mai 2020. Il comprenait une chemise verte contenant la transcription dactylographique de l’historique du 59e RI (on ignore qui l’a faite), un fascicule de mobilisation et le carnet personnel de Fris pendant la guerre de 14-18 ; et une boîte en carton contenant une importante masse de papiers, principalement des lettres.
Fris Jean Charles Cabos est né à Bassoues (Gers), le 4 novembre 1892 dans une famille de cultivateurs. Son père, Jean-Marie, est décédé en décembre 1899, et c’est sa mère « Maria Rolland veuve Cabos » qui a dirigé l’exploitation, comme elle le fera encore pendant le service militaire de Fris et pendant la guerre de 1914 à 1919. La ferme de Pichet, à Bassoues, appartenait à la famille Rolland depuis au moins 1821.
Une précision doit être apportée concernant le prénom de Fris. D’après la légende locale, Saint-Fris ou Frix, appelé ainsi parce qu’il était originaire de Frise, était un neveu de Charles Martel. Il aurait été blessé au cours d’un combat contre les Sarrazins en 732 et en serait mort à Bassoues au lieu dit depuis « Pont du Chrétien » sur la Guiroue. On trouve plusieurs statues le représentant à Bassoues même (au moins trois) et dans d’autres communes du Gers. La bonne amie de Fris Cabos, qu’il épousera après la guerre, le 29 janvier 1920, se prénommait Frisia ou Frixia.
Le carnet personnel
Au début du carnet personnel de Fris Cabos, au moins 24 pages ont été arrachées. Il n’en reste que des fragments de mots en débuts de lignes, ce qui donne l’impression qu’il s’agissait d’un récit, peut-être le récit des épisodes de 1914. Pourquoi avoir arraché ces pages ? Parce qu’elles rappelaient de très mauvais souvenirs ? Nous n’avons pas la réponse. On sait par d’autres sources que le 59e a subi de lourdes pertes le 22 août en Belgique. Le régiment a participé à la poursuite après la bataille de la Marne. Sur une page du carnet de Fris, laconique : « Entre en 1ère ligne de feu au village des Hurlus le 15 septembre. En réserve à Somme-Suippes le 19. »
Un récit suivi commence dans le carnet le 16 février 1915 : grande attaque, secteur d’Arras, et nouvelle attaque le 1er mars.
Aux tranchées le 9 mai au matin. Attaque du 88e et du 1er bataillon du 59. « Refus de marcher pendant deux jours, perte de 7 officiers dont le commandant, le colonel ». L’historique du régiment signale les « coûteuses et sanglantes journées » du 9 au 13 mai 1915. Il n’est évidemment pas question de refus de marcher. Au contraire, dit le texte frauduleux, « le moral reste élevé et l’énergie des hommes digne de tout éloge ».
Le 19, au château de Blanzy : « Les Boches sont à quelques mètres à peine, position très tranquille avec tous les agréments possibles, on faisait du piano toute la journée. »
En juin, secteur d’Arras où Fris a plaisir à causer du pays avec des camarades du Gers . Le 22 juin, il note : « Le 75 tape dans nos lignes, blessés. » L’historique du régiment n’en dit rien, évidemment.
Le 7 juillet 1915, nouvelle sensationnelle : nous aurons des permissions de 8 jours. Et le 9 :
« reste en première ligne, le cœur joyeux par l’attente du prochain départ pour le cher foyer natal ». En effet, le 14 juillet, premiers départs de permissionnaires. Fris devra attendre.
C’est le moment où il évoque « la preuve de la plus tendre amitié » d’une petite amie qui est Frisia.
Début septembre : pluie d’obus et de marmites. Le 7, de 16 à 18 heures, position intenable. Le 11, il est allé aider des paysans à rentrer de l’avoine. Le 16, « la nouvelle attaque qui fait grand bruit me laisse très perplexe sur mes espérances futures ». Le 24, sur la place du théâtre d’Arras, 9 blessés par une grenade qui est tombée des mains d’un soldat.
L’attaque du 25 septembre est arrêtée par un feu violent de mitrailleuses ; pertes surtout en gradés, le lieutenant de Montpéroux, l’agent de liaison Idrac.
La boue, il faut deux jours pour s’en nettoyer. La pluie. Le 8 novembre, journée sans ravitaillement. Le 5 décembre, après le retour de permission : « il m’épouvante de revenir en première ligne ». Du 10 au 14, quatre jours dans un trou avec de l’eau jusqu’au ventre.
30 mars 1916, journée agitée, bombardement, abri défoncé par un 150 au gaz. « Nous avons subi ces transes jusqu’au soir où dans le calme de la nuit nous avons chassé les émotions de la journée. » « Le 31, journée relativement calme envers celle d’hier. Il fait un soleil splendide et nous n’avons pas eu d’obus qui soit tombé près. »
3 avril : « Le bruit de la prochaine attaque n’est pas de bon augure et je ne sais comment elle se déroulera. » Après-midi du 6 avril, un 105 éclate au-dessus du trou qu’il occupe avec quelques autres. Le chef et un téléphoniste sont grièvement blessés. « J’ai été surpris pendant mon sommeil et ne sais par quel miracle j’y ai échappé. »
7 avril : « Le soir il a fallu aller occuper la parallèle de départ complètement bouleversée par les obus, aussi il n’était pas tout à fait appétissant d’y aller et cela nous inquiétait fortement. »
Le 11, relève du 83e dans le réduit du bois d’Avocourt. La pluie tombe toute la nuit. « Ici on serait loin de se douter qu’on est à quelques cent mètres de l’ennemi car tout est du plus grand calme et dans la journée du 12 il n’est pas tombé un obus dans les environs de notre emplacement. » « C’est dommage qu’il pleuve tout le temps, sans cela on pourrait se promener dans le bois qui, entre parenthèses, est complètement haché. Il n’y a pas un arbre qui n’ait sa blessure, et puis c’est fantastique de voir ce qu’il y a de débris d’équipements et armes de toute sorte. »
23 avril, jour de Pâques, relève aux tranchées. « En arrivant à la tranchée, nous avons été bien reçus par les obus dont un qui nous a éclaté à quelques mètres. À cause de la boue il a fallu passer à découvert, aussi on faisait la gymnastique à travers les trous d’obus qui ne se voyaient pas à cause de l’obscurité. » Le 24, des pionniers viennent aider à consolider les abris. Toutes les nuits sont très actives, les Boches ne cessent de tirer. Le 26, une rafale de fusants sur la tranchée blesse trois hommes. « Nous avons eu de la veine qu’un de nos avions, survolant les lignes ennemies, les batteries ont fait silence. »
Au repos du 1er au 5 mai, « un peu triste car nous ne trouvons rien à acheter, aussi les jours paraissent interminables ». Le soir du 5, « un fort vent s’étant déchainé, une partie de nos ballons captifs ont été emportés ». Le 9 : « Le bruit se confirme pour l’attaque, ce qui est loin d’égayer les esprits. »
Le récit suivi depuis février 1915 dans le carnet personnel s’interrompt ici.
En avril 1917, le régiment se trouve à l’aile droite de l’offensive Nivelle, au Mont Blond. Fris est cité à l’ordre de la brigade, le 5 mai 1917 : « A ravitaillé en munitions les sections de la compagnie sous un feu violent de l’ennemi au cours de la contre-attaque du 19 avril et contribué pour une large part à enrayer la progression ennemie. » (D’après sa fiche matricule aux Archives départementales du Gers.)
Vers la fin de la guerre, Fris Cabos était l’ordonnance du capitaine Soulet. Après l’armistice, le régiment a stationné quelque temps près de Paris.
La correspondance
En tout 329 lettres dont 47 de 1913 à août 14, lorsque Fris faisait le service militaire à Pamiers au 59e RI. Lacune d’août 14 à mars 16. Dans la partie 1916-1919, on compte 149 lettres de sa fiancée, 35 de sa mère, 24 de sa tante Caroline, 49 d’autres soldats, 13 diverses et seulement 9 adressées par Fris à sa mère et aucune à Frisia, alors que les deux femmes évoquent le courrier reçu de leur soldat. Cette situation n’est pas habituelle. La plupart du temps, les familles ont facilement gardé les lettres venues du front dans le tiroir de quelque armoire, alors que le combattant qui devait les transporter dans son sac a souvent détruit après lecture celles qu’il recevait. Ici c’est exactement le contraire. Pourquoi les lettres de Fris auraient-elles été détruites ? Qui les aurait détruites ? D’après les réponses de Frisia, Fris lui envoyait aussi des cartes postales. Où sont-elles passées ? Ces disparitions sont peut-être à mettre en rapport avec la destruction des premières pages du carnet personnel, mais rien n’est sûr.
C’est en creux, dans les lettres reçues par Fris, que l’on peut découvrir quelques-uns de ses sentiments. Pendant la période du service militaire effectué à Pamiers, il souhaitait se rapprocher de chez lui et se faire pistonner. Pendant la guerre, il a dû signaler à Frisia sa lassitude, puis une « crise de tristesse » ; il a décrit les conditions de vie difficile. Mais on n’a pas de trace de révolte ou d’horreur : il n’a pas voulu dire toute la vérité. À partir de l’été de 1918, il a compris que la guerre allait se terminer et il a donné des nouvelles optimistes. Sa tante Caroline lui écrit, le 1er mai 1919 : « Je vois que tu en as assez de la vie militaire. » Mais c’est surtout dans les 14 lettres de son cousin Victor Cabos, lui aussi combattant (voir ce nom), que l’on comprend que Fris a pu exprimer des critiques des chefs et de la censure, des sentiments pacifistes.
Fris Cabos a été démobilisé le 24 juillet 1919. Il était sous les drapeaux depuis le 9 octobre 1913. Il a épousé Frisia le 29 janvier 1920. Le couple a eu deux fils et une fille. Fris a été maire de la commune de Bassoues de 1925 à 1929 et de 1935 à 1944.
Le fonds Cabos sera déposé aux Archives départementales du Gers.
Rémy Cazals, août 2020

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Goutte, Georges (1893-1958)

Les frères Goutte naissent à Rochefort (Charente-Maritime) dans une famille originaire des Vosges. Leur père est militaire dans l’infanterie de marine, ce qui explique la naissance de ses deux fils dans la cité navale : Henri, le 16 juin 1891 ; Georges, le 2 novembre 1893.
Comme son frère aîné, Georges s’engage dans l’armée, affecté au 43e RI de Lille ; il est caporal en 1912. Il débute son carnet de guerre le 1er août 1914. Passé mitrailleur au 122e RI, il est blessé plusieurs fois au cours de la campagne. Il cesse brutalement son journal sans explication le 6 mai 1917. On sait qu’il a été gazé en août 1917 au Mort-Homme. Marié en septembre 1918, il se rengage pour partir au Maroc et atteint le grade d’adjudant-chef.
Le témoignage des deux frères est publié par Marie-Françoise et Jean-François Michel, sous le titre Georges et Henri de Bassigny, La Grande Guerre des frères Goutte 1914-1917 (Châtillon-sur-Saône, 1999, 183 p.) Voir la notice Goutte Henri.
Georges décrit le départ de Lille : « Tout le monde a des fleurs au bout du fusil. En ville, ovations. On nous jette des drapeaux. Tout le monde chante. À la gare, la musique joue les hymnes belge, anglais, russe, la Marseillaise et le Petit Quinquin, air populaire lillois. » Son baptême du feu est assez tardif, ce qui alimente les fantasmes d’un bourrage de crâne qui ne le quitte qu’après sa première blessure, au bras gauche, au sud de Montmirail (Marne), le 8 septembre 1914. Après plusieurs mois de convalescence, il revient en ligne à Montdidier le 14 février 1915 et s’installe dans la guerre de position. C’est ensuite le secteur de Mesnil-lès-Hurlus où il est à nouveau blessé au bras le 3 mai. Comme pour sa première évacuation, il ne dit rien de l’expérience de sa blessure, certainement grave puisqu’il ne reprend son récit que le 25 janvier 1916, en instruction au camp du Causse près de Castres. Mitrailleur au 122e RI, il arrive à Soupir, sous le Chemin des Dames, secteur qu’il occupe jusqu’en juillet. Forte tête, n’aimant pas les supérieurs critiquables, il reste caporal. Il apprend qu’il est enfin nommé sergent le 1er juillet, parce que son lieutenant a considéré qu’il a « mis de l’eau dans son vin ». Départ pour l’enfer de Verdun où le régiment a de lourdes pertes avant d’être envoyé « au repos » dans un secteur non moins difficile, en Argonne, à la Fille-Morte où sévit la guerre des mines. Sa description d’une explosion, de son effet, des blessés fous et du dégagement des hommes enterrés vivants dans les terres bouleversées est courte mais dantesque. Ses notes s’espacent à la fin de septembre 1916 et cessent le 6 mai 1917, vraisemblablement par lassitude.
Formant le cœur de l’ouvrage, le journal de Georges est éclairant sur l’état d’esprit d’un soldat qui n’a pas l’expérience du feu jusqu’au 8 septembre 1914 et qui multiplie les emprunts au bourrage de crâne et les on-dit d’une guerre fantasmée : « Les Allemands achèvent les blessés, et je me suis bien promis de ne pas leur faire grâce chaque fois que j’en aurai à la balle. J’en descendrai le plus possible, et pas de prisonnier ; tous « capout ». Je serai le premier à tirer sur les sales têtes carrées. » Confronté à la violence réelle et à la blessure, son retour au front change radicalement son discours ; son témoignage devient plus grave, plus dense et plus conforme à la réalité d’une guerre où le feu tue. Il est aussi plus critique sur le monde qui l’entoure et ses supérieurs. Dès lors, son récit prend plus d’intérêt ; loin du bellicisme des premiers jours, il manifeste de la compassion pour l’ennemi « vu de près ». Il n’en devient pas pour autant pacifiste et conserve de la haine lorsqu’il est confronté à la mort de ses copains : « Un de nos caporaux a été blessé au ventre. Il faudra que j’aille une fois en avant pour en descendre un de ces sales Boches. Je suis bien allé jusqu’au 2e réseau de fils de fer sans risquer beaucoup, et alors à l’affût dans un trou d’obus, j’attendrai le gibier. J’espère qu’il en viendra bien un à belle portée, et si je le vois… Pan… Capout. » Toutefois, ce dessein reste de l’ordre de l’imprécation, ce qui révèle la difficulté de donner la mort individuelle dans cette guerre.
La lassitude s’installe. Le 1er mai 1915, il dit : « Si on faisait grève aujourd’hui ? C’est le jour des manifestations, mais ici c’est difficile. » C’est après les officiers qu’il nourrit le plus de rancœur. Le même jour, devant les pertes de sa section : « C’est la plus éprouvée, elle est bien réduite maintenant cette pauvre 2e section. Nous ne sommes pas encore relevés aujourd’hui. Les hommes en ont assez, surtout depuis cette affaire, il faut à chaque instant que je leur relève un peu le moral. L’aspirant sort à peine de son trou. Encore un peu et je commanderai la section, car ils se terrent tous. » En mars 1917, il récidive devant un nouveau reproche injustifié de son lieutenant : « O Boches, si nous étions comme nos officiers, comme vous auriez la vie belle ! » Ce sont parfois les soldats qui subissent ses foudres, notamment les réservistes : « Et ces poilus du 342e, des vieux, des bancals, des tordus… Un lieutenant, chef de section, a dû faire sortir ses hommes à coups de pieds au cul au moment d’une alerte. » La lassitude aidant, il critique avec de plus en plus de virulence sa condition de soldat : « Quand donc cette existence de bagnards finira-t-elle ? 29 avril [1916] : sommes rentrés du travail à minuit, le même qu’hier, complètement éreintés. Je me suis accroché avec le lieutenant qui m’a fait couper les cheveux ras, comme un galérien. Les forçats les ont plus longs, j’en suis sûr, et on a plus d’égards pour eux que pour nous. Nous ne sommes pas des hommes mais des bêtes de somme de troupeau. C’en est à se révolter. C’est ignoble ce que l’on nous fait endurer de vexations, d’avanies. Les officiers sont des brutes qui, le ventre plein, ne se fichent pas mal si nous n’avons rien à nous mettre sous la dent. Allez travailler, hommes bêtes, pensent-ils, et encore il faut s’estimer bien heureux quand on n’est pas insulté. » Il évoque l’ivresse des soldats partant faire un coup de main qui échoue. Il parle de contacts, échange de pain contre eau-de-vie entre belligérants. Au final, le témoignage de Georges révèle un enthousiasme belliqueux qui laisse rapidement place, expérience de la guerre aidant, à un rejet de l’armée, de la guerre et de ses conditions de vie.
Yann Prouillet

Photo de Georges Goutte dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 233.

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Barthaburu, Elie (1893-1944)

Il est né le 25 août 1893 à Saint-Palais, dans une famille de notables du pays basque ; son père est négociant et propriétaire terrien. Il peut donc aller au lycée puis, bachelier, devenir étudiant à l’Institut agronomique de Paris. Il est mobilisé en août 1914 au 49e RI de Bayonne. Il est blessé le 20 septembre 1914 dans l’Aisne. Rétabli, il passe aux Chasseurs alpins et combat dans les Vosges et la Somme. Sergent en septembre 1916, il effectue un stage pour devenir officier. Sous-lieutenant au 17e BCA, il participe en 1918 à l’arrêt des offensives allemandes et à la dernière offensive des Alliés.
Avec le livre de Michel Barthaburu, La Grande Guerre de mon père, Carnets et correspondance d’Élie Barthaburu (1914-1919), Société des sciences, lettres et arts de Pau et du Béarn, 2014, 312 p., nous avons à faire à des documents publiés grâce à la convergence de la piété familiale, du soutien d’une société savante et de l’occasion offerte par le centenaire de 1914. Le témoignage comprend principalement des lettres adressées par le jeune soldat à sa famille. On dispose également de carnets, malheureusement pour une période trop courte car ils semblent plus riches en réflexions personnelles, par exemple les 14 et 15 septembre 1914 lorsqu’il exprime sa compassion pour des blessés allemands. Préface de Pierre Tauzia ; introduction du docteur Michel Barthaburu qui expose avec quelque détail l’histoire de la famille et résume les épisodes vécus par son père en 14-18. La Société des sciences, lettres et arts m’a demandé une postface afin d’éclairer le texte par quelques éléments de bibliographie et le situer par rapport à d’autres témoignages. J’en reprends ici des éléments.

Le combattant Barthaburu, s’il a connu quelques secteurs calmes, a décrit diverses formes de combat : comment les fantassins subissent dans la tranchée les bombardements sans pouvoir se défendre ; comment on assiste à un « gaspillage » d’obus qui ne font aucun mal, mais comment celui qui tombe en pleine tranchée fait un carnage ; il a observé les duels aériens ; il explique la spécialisation des combattants correspondant à l’évolution de la guerre ; il montre que le « nettoyage » des tranchées adverses ne se fait pas au couteau comme on l’a parfois absurdement répété. L’offensive alliée de 1918 est particulièrement évoquée, avec le franchissement du canal de la Sambre sous le feu ennemi, et les coups d’arrêt des contre-attaques allemandes.
Il a aussi montré que l’homme des tranchées devait consacrer une partie du temps à des besognes de casseur de cailloux, de terrassier, de bûcheron. Le cas Barthaburu illustre les alternances de vie sur le front et à l’arrière : blessure, soins et convalescence ; permissions ; stages divers ; études pour devenir aspirant ; phase d’instruction des troupes américaines ; monitorat de gymnastique. D’autres constantes apparaissent encore : la boue, parfois considérée comme l’ennemi n° 1 des fantassins parce qu’ils vivent dedans, et des artilleurs parce que leurs chevaux s’y épuisent ; le cafard, principalement aux retours de permission ; l’importance du courrier ; les longues marches et le soulagement de l’aspirant qui n’a pas de sac à porter ; le baptême du feu avec l’étonnement de ne pas voir l’ennemi, et la découverte des ravages provoqués par le tir des mitrailleuses ; le rôle du caporal chargé de faire des rondes de surveillance des sentinelles ; le contact avec les Sammies qui ont du « pognon en pagaille ».
Une grande constante dans les témoignages des combattants, c’est la référence à la famille, au village et aux « saveurs du pays ». Ici, le pays est basque. On le voit aux noms de famille, au commerce de bérets ; mais Élie ne risque que deux ou trois phrases en langue basque, ce qui est normal car on ne lui a pas appris à l’écrire à l’école. Comme tous les combattants, Barthaburu cherche à rencontrer des « compatriotes » et se plaint lorsqu’il n’en trouve pas (16 avril 1918). Quant aux « saveurs » du pays basque, c’est la liqueur Izarra, les saucisses sèches et autres charcuteries typiques et les colis de gibier, perdrix, palombes, alouettes. Les envois familiaux sont très nombreux ; il reçoit parfois « colis sur colis » (26 décembre 1915).
Il semble que le grand problème de notre soldat de Saint-Palais était de « tenir » soi-même et de faire en sorte que sa famille tienne aussi. Dans ses lettres, il est difficile de faire la part d’une stratégie et celle d’un comportement spontané. Il veut ménager ses parents, et il note, le 27 août 1918, dans une lettre à son frère et à sa sœur : « Après le coup de tampon, je leur écrirai. » Il minimise les situations, il cache la dureté de la guerre sous de l’humour, employant un argot léger de connivence. Mais il reste, aussi, un collégien sportif, avide de défilés, de croix, de bonnes notes et de citations. Il pratique l’autosuggestion quand il annonce, le 6 novembre 1915, qu’il « envisage très bien cette campagne d’hiver », en contradiction absolue avec tous les autres combattants. Plus fréquente est l’attitude de faire le vide, de se réfugier dans cette « tête vide » (22 février 1916) ou cette « cervelle creuse » (13 août 1916). L’intellectuel, mais simple soldat, Étienne Tanty [voir ce nom], dans sa très abondante correspondance, avoue souvent ce sentiment.
L’esprit contestataire, si fréquent chez les poilus, est ici interdit de séjour, mais il arrive parfois à transparaître. Élie connaît les trêves tacites et les fraternisations, mais il les minimise ou les attribue à un autre régiment. Le 7 décembre 1915, il est bien obligé de raconter les fraternisations provoquées par l’inondation des tranchées après des jours et des jours de pluie [voir la notice Barthas Louis]. Les mutineries de 1917, qui ont affecté une grande partie des unités de l’armée française, sont ici complètement passées sous silence. Seule allusion (condescendante) à quelques troubles : la grève des midinettes, à la différence d’Henri Charbonnier [voir ce nom] qui a su montrer aussi la croissance de l’exaspération des poilus en ce printemps de 1917.
Dans ses carnets (9 et 14 septembre 1914), Élie qualifie la guerre de crime (en l’attribuant cependant au seul Kaiser) et condamne ses horreurs, ce qu’il ne fait pas dans sa correspondance. Toujours dans les carnets (14 février 1916), il constate la lassitude des hommes qui expriment le « vivement qu’on en finisse ». La critique des attaques stériles et sanglantes apparaît dans les carnets (27 janvier 1916) et dans la correspondance à la même date. Il dit à ses parents qu’une attaque française a été brisée par les canons français de 75 qui tiraient trop court (9 septembre 1916), et que son commandant a été tué, en novembre 1918 par un de ces tirs Il reconnaît l’insuffisance des communiqués officiels. En novembre 1916, il admet que repartir au combat lui « fait presque peur ». Le 10 novembre 1918 : « Que c’est bon quand même de songer que c’est peut-être fini de se battre ! »

Rémy Cazals, février 2015

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