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Recension : De la Grande Guerre au totalitarisme (G. Mosse)

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MOSSE George L., De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Hachette Littératures, 1999, 293 p. [titre anglais, Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars, 1990].

            Dans certains ouvrages historiques récents, on lit malheureusement trop souvent une phrase du type : « George Mosse a montré la brutalisation des sociétés européennes opérée par la Première Guerre mondiale ». Quant aux programmes et aux manuels de l’enseignement secondaire, ils font aussi une large place à cette notion de « brutalisation », qui signifie que ces sociétés seraient devenues brutales. Ce constat pose deux problèmes.
Le premier est le suivant : l’expérience de guerre de 14-18 a-t-elle rendu les sociétés européennes plus brutales qu’elles ne l’étaient ? J’y ai répondu en partie dans l’article « 1914-1918 : oser penser, oser écrire » (Genèses, n° 46, mars 2002, p. 26-43). La violence extrême en Russie, en Italie, en Allemagne (de 1919 à 1924 et après 1929), en Espagne (pays non impliqué dans la Grande Guerre, rappelons-le) a pour explication principale la vigueur des conflits sociaux, que la guerre et les crises économiques ont aggravés. Des historiens éminents contestent la thèse de la « brutalisation » (voir sur ce site l’intervention claire d’Antoine Prost au colloque « Obéir/Désobéir » à Craonne, le 9 novembre 2007).
Le deuxième problème, celui qui nous occupe ici, est celui-ci : la théorie de la « brutalisation des sociétés européennes » en conséquence de la Première Guerre mondiale est-elle exposée par George Mosse ? Ceux qui limitent la lecture de Mosse au titre de la traduction française de son livre, vont répondre par l’affirmative. Mais, si l’on veut parler en connaissance de cause d’un livre, il est peut-être préférable de le lire. De plus, le titre français est une falsification. On a rappelé ci-dessus le titre anglais. Dans un article de L’histoire (mai 1996, p. 14), Bruno Cabannes en donnait une traduction correcte : Morts au combat. Remodeler la mémoire des deux guerres mondiales.
Dans sa préface à l’édition française, Stéphane Audoin-Rouzeau apporte quelques réserves sur le travail de Mosse : d’une part, une méconnaissance flagrante de la France ; d’autre part un recours aux intuitions plus qu’à la fréquentation des archives. Mais il ne remet pas en question le titre retenu, et il souligne les deux notions capitales apportées par Mosse : « trivialization » et « brutalization ». Le premier terme, traduit par « banalisation » serait « la clef de l’acceptation d’un second massacre, deux décennies plus tard ». Le second serait « plus décisif encore » : « une guerre d’un type nouveau, d’une violence encore inconnue en Occident, a "rendu brutaux" ceux qui y ont participé, ou tout au moins une partie d’entre eux » [notons toutefois ce bémol].
Après le titre et la préface, avançons encore, et lisons le livre.
Dans son introduction, George Mosse annonce qu’il va esquisser une histoire des engagés volontaires et du mythe de la guerre qu’ils ont contribué à édifier. Il parlera notamment de la Grande Guerre, et de la confrontation avec la mort de masse qui fut sans doute l’expérience fondamentale. Celle-ci est représentée par la prose, la poésie, le film. La camaraderie des tranchées aurait été une expérience positive ; la guerre aurait donné du sens à la vie des combattants en leur assignant la « tâche sacrée » de défendre la nation. On doit remarquer que la lecture des témoignages des hommes des tranchées, côté français, et l’étude de B. Ziemann pour le cas bavarois (1) ne confirment pas ces intuitions de G. Mosse. Il me paraît davantage dans le vrai lorsqu’il évoque le mythe de la guerre qui « avait pour fonction de masquer le réel et de le légitimer », ce que regrettaient les anciens combattants, dit G. Mosse (j’ajoute : mythe que Jean Norton Cru avait vivement dénoncé ; mais Mosse ignore JNC).
Je dois signaler qu’une série de passages absurdes ou erronés affaiblissent le raisonnement :
- « La distance entre des tranchées ennemies, séparées par des no man’s land, variait de 92 à 365 m, mais parfois elle n’atteignait pas 5 m ou encore couvrait jusqu’à 1 km » (p. 9).
- « Les membres d’une escouade pouvaient être envoyés dans d’autres compagnies, pour quelques semaines parfois, forcés d’effectuer d’interminables tours de garde, de se faire canarder par l’ennemi ou de monter au front » (p. 9).
- « Le mythe parlait à ceux qui avaient vécu la réalité des tranchées et voulaient en perpétuer la mémoire. Ils avaient été assez enthousiastes pour se porter volontaires au début du conflit. » [Qui s’était porté volontaire ? Pas l’immense majorité des mobilisés français et allemands, appelés par la loi de leur pays.]
D’autres aberrations torpillent les deux chapitres de la première partie (« Les fondations ») traitant des engagés volontaires depuis la Révolution française :
- Page 20, contresens sur les « féroces soldats » de La Marseillaise qui, pour Mosse, seraient les Français, opposés aux mercenaires de la coalition.
- Page 20 encore, c’est l’Assemblée législative qui aurait proclamé la levée en masse en 1793.
- Page 22, le peintre Jacques-Louis David aurait vécu sous Louis XIV.
- Page 23, les sans-culottes auraient été « soutenus par l’ensemble de la bourgeoisie ».
- Page 32 : « Les guerres révolutionnaires et napoléoniennes furent menées, dans tous les camps, au nom du patriotisme et de la morale. » [ ? ]
- Page 45 : Parmi les martyrs qui « servirent à légitimer la loi des jacobins », G. Mosse cite Marat, Chénier et Mirabeau. [C’est faux pour Mirabeau. Quant aux frères Chénier, le « martyr » était l’ennemi des jacobins, et le jacobin ne fut pas martyr.]
Après cela, il devient difficile de prendre au sérieux cette première partie. Essayons cependant d’en retenir quelque chose. La guerre de libération contre Napoléon fut pour les intellectuels allemands « un terrain propice au développement du mythe » (masquant la réalité des combats et de la mort). La poésie et la chanson furent des armes puissantes, relayées par l’école. Elles diffusèrent les valeurs de camaraderie, de virilité, « coquille protégeant du monde extérieur » et faisant de la guerre « l’occasion de se réaliser soi-même ». Après la Première Guerre mondiale, alors que tant d’hommes avaient fait l’expérience de cette solidarité virile, l’idéal de la camaraderie devint un trait récurrent de toute la littérature de guerre, que ce soit pour fonder le mythe ou pour défendre des idées antimilitaristes.
A propos de la guerre d’Indépendance grecque (1821-1831), G. Mosse apporte de bonnes remarques. Peu d’Européens s’engagèrent aux côtés des Grecs, « mais le petit nombre d’engagés fut éclipsé par le mythe créé autour de cette lutte et par l’enthousiasme que la prose et la poésie d’alors allumèrent dans toute l’Europe ». Là, « le mythe fut créé non seulement par les combattants volontaires, mais encore par des gens qui ne bougèrent pas de chez eux. » Le mythe fut renforcé par les couleurs de l’aventure romantique et la séduction de l’exotisme. Mosse note encore que ces hommes donnés en exemple s’étaient battus « pour des raisons étrangères à la défense de la patrie ».
La construction du mythe puise dans la liturgie et les rites chrétiens, dans les rites séculiers mis en place par la Révolution française, très friande de références à l’Antiquité (2). Au nom de l’égalité, le simple soldat mort devint l’objet d’un culte. On peut noter encore la tendance à masquer la réalité de la mort derrière la nature : « parcs et bois funéraires déplaçaient la pensée de la mort vers la contemplation de la nature ».
La deuxième partie du livre de Mosse est consacrée à la guerre de 14-18. Le chapitre sur « Les jeunes et la guerre » s’ouvre sur l’affirmation que, en France et en Allemagne, pays de conscription, « il y eut beaucoup de volontaires pour devancer l’appel » ; ils manifestèrent un élan enflammé ; ce fut la ruée d’une génération sous les drapeaux. Et « l’ignorance de la guerre ne suffit pas à expliquer les motivations de cette génération » ; « l’atmosphère culturelle est aussi un facteur essentiel ». Futuristes et expressionnistes étaient marqués par le culte de la vitesse, de la modernité, par « l’accélération du temps qui semblait porteuse de chaos », la volonté d’échapper à l’ennui. Ces mouvements artistiques avaient « une conception plastique ou littéraire du monde ». Et « l’élite britannique vécut la guerre, avant tout, comme une expérience littéraire qui ramenait aux grands écrivains classiques ». Par un glissement inattendu, l’auteur nous dit que « ces attitudes participèrent à un état d’esprit général qui faisait de la guerre une voie d’accomplissement personnel ». Je n’ai pas l’impression que les hommes des classes populaires avaient adopté de telles postures.
Revient la virilité : « Le concept de virilité rassemble la plupart des idéaux de la jeunesse allemande cultivée » (de même en Angleterre). En guerre, le modèle masculin se renforce, avec ses exigences, à savoir un deuxième sexe doux, passif, consolateur. La guerre renforce aussi le sentiment d’unité nationale : « L’individu n’était plus voué à la solitude du monde moderne puisque, maintenant, il ne faisait plus qu’un avec son peuple. » L’abolition des barrières de classe est un autre aspect du mythe. En France, la jeunesse de l’enquête Agathon ne représente que des étudiants de droite. Mais c’est cette minorité qui créa le mythe, « assistée, en 1914-1918, par des écrivains plus âgés qui ne s’étaient jamais battus ». C’est sans doute Barrès qui est visé ici. A ce propos, je voudrais signaler l’évolution de Jean de Pierrefeu, grand admirateur de Barrès en 1913, qui eut l’expérience de la guerre, et qui écrivait en 1925 : « Pour tout dire, nous n’étions que de jeunes intellectuels, passionnés du jeu cérébral. Nous prenions notre habileté à manier les concepts pour le sens des réalités, suivant en cela l’exemple de notre maître, Maurice Barrès, qui réalisait des abstractions comme un rosier produit des roses. […] J’ai juré de n’avoir désormais pour guide que l’expérience et de rejeter ce fatras d’idées toutes faites, de notions fausses et de sentiments artificiels dont le pompeux étalage constituait, disait-on l’héritage des ancêtres (3). »
La conclusion du chapitre de Mosse est à retenir : « Une constante oscillation entre désillusion et enthousiasme marqua ces années noires [1914-1918]. La déception appartenait certainement aux soldats tandis que l’enthousiasme (prolongeant les journées d’août) était plutôt du domaine du mythe, même si quelques jeunes officiers s’arrangèrent pour garder la foi. »
Le chapitre IV porte sur « Le culte du soldat tombé au champ d’honneur ». Il commence avec le rappel du mythe de l’assaut en chantant des jeunes volontaires allemands à Langemarck, s’emparant des lignes ennemies à l’automne 1914. G. Mosse expose ensuite la réalité : la grande majorité des soldats étaient des mobilisés d’âge mûr ; l’opération fut un échec ; dans le brouillard, beaucoup d’Allemands furent abattus par leurs propres camarades, et le chant « fut peut-être un moyen d’empêcher ces accidents ». Le mythe alors créé avait pour but de « masquer la défaite et l’immense gâchis de vies humaines » ; il fit de la bataille « une épreuve initiatique de virilité » ; Adolf Hitler s’y trouvait, et « la légende de Langemarck fut soigneusement cultivée par le Troisième Reich ». « Le mythe était nécessaire à la nation et, s’il ne pouvait influencer les soldats du front, il pouvait au moins avoir un impact à l’arrière, particulièrement important après la défaite. » Quant à la France, elle aussi créa du mythe : « Maurice Rieuneau a peut-être raison d’affirmer qu’en France les plus ardents nationalistes furent ceux de la génération de Maurice Barrès, à savoir des hommes qui n’avaient jamais livré une bataille. » Le christianisme participa à la formation du mythe en associant le soldat tombé au front et le Christ, en diffusant l’idée que la souffrance purifie.
Les cimetières militaires doivent également être pris en compte. Ce sont des lieux de pèlerinage, des lieux sacrés qui ne devaient pas être souillés par la présence d’ornements produits en série [mais comment faire quand il s’agit d’aligner des milliers de croix ou de stèles ?] ou par la représentation des armes de la guerre industrielle trop évocatrices des méthodes réelles de combat et de la mort massive. On préfère le symbole de l’épée car « seuls les combats singuliers étaient véritablement héroïques ». « La majorité des monuments allemands déguisaient la réalité de la guerre ; ils préféraient donner à voir le mythe, non seulement par les détails iconographiques, mais par des images d’hommes projetant un idéal de jeunesse et de virilité, habités par l’ardeur du sacrifice et soudés par la camaraderie. » On s’inspirait de la statuaire antique, les hommes nus perpétuant l’idéal viril. Ceux qui montraient la réalité de la guerre sans héroïsme, ou n’exprimaient que la douleur furent détruits ou déplacés par les nazis.
Au total, l’enthousiasme étant difficile à soutenir, une fois la réalité de la guerre connue, il fallait avoir recours au mythe, qui permettait d’entretenir la flamme. « L’incapacité de la gauche à oublier la réalité du conflit et à s’approprier le mythe de la guerre fut un atout pour la droite, prête à exploiter la souffrance de millions de gens à ses propres fins politiques. »
Le chapitre V (« L’appropriation de la nature ») rappelle que la nature, intégrée au mythe, « permit de détourner l’attention de l’anonymat des tranchées et des techniques de combat moderne pour véhiculer un idéal d’individualisme pré-industriel ». La nature était aussi un symbole de résurrection. Le coquelicot devint en Angleterre la fleur du souvenir. L’Allemagne connut une vague de films d’alpinisme « qui devaient rendre espoir à une population désorientée par la défaite et la crise sociale, politique et économique » [notons une des rares mentions de crise économique et sociale]. On exalte aussi les combats singuliers des chevaliers du ciel ; et, paradoxe, les hommes qui pilotent les engins les plus modernes deviennent les symboles de « la lutte contre la modernité ».
« L’entreprise de banalisation » (chapitre VI) consiste à « rabaisser l’échelle de la terreur à un niveau ordinaire et acceptable ». C’est une autre façon de nourrir le mythe. « La banalisation permettait de s’accommoder de la guerre, sans l’exalter ni la glorifier, en l’intégrant à un monde familier qui repoussait les terreurs incontrôlables. » Suit la présentation, dans divers pays, de toutes sortes d’objets, jouets, cartes postales évitant soigneusement toute image réaliste, une entreprise systématique de dissimulation du réel. Plus rares, les images humoristiques contribuèrent aussi à faire de la guerre un événement supportable. La mobilisation des enfants est rappelée : « peindre les enfants en guerre devint une sorte d’industrie ». La sacralisation et la banalisation semblent s’opposer, mais les deux aidèrent les gens à affronter la guerre. Le cinéma est utilisé comme moyen de propagande : « éruption de drames chauvins » ; représentation de la guerre « comme un mélodrame, une aventure romanesque ou amoureuse ». Dans les magazines, on évite de montrer la mort en photo ; les scènes de combat sont dessinées. Les photos réalistes furent utilisées par les pacifistes, mais avec peu d’impact. Le tourisme des champs de bataille contribua aussi à l’entreprise de banalisation. Celle-ci, en faisant entrer la guerre dans le quotidien, se révéla indispensable au mythe.
On voit que, jusqu’ici (à la p. 180 sur 256 pages de texte), il n’a pas été question de « la brutalisation des sociétés européennes ». La dernière partie du livre, intitulée « Les après-guerres », aborde avec son chapitre VII « La brutalisation du champ politique allemand ». D’après G. Mosse, la brutalisation, marquée par l’indifférence à l’égard de la vie humaine, fut surmontée en France et en Angleterre. Mais en Allemagne la violence envahit toute la scène politique : « la guerre en quelque sorte se poursuivait ». Il y a « un lien évident entre la confrontation avec la mort de masse de la Grande Guerre et le peu de prix accordé, ensuite, à la vie individuelle ». Le phénomène de durcissement fut indissociable de l’emprise croissante de la droite sur l’opinion. Ceux qui défendaient « la noblesse désintéressée de la guerre » revendiquaient aussi sa sauvagerie, la virilité agressive. G. Mosse affirme que « la majorité des soldats des tranchées semble avoir été gagnée par une sorte de stoïcisme, par l’indifférence envers la mort et l’acceptation progressive de l’inévitable ». Et il ajoute : « Nous ignorons bien sûr comment cette insensibilité s’est perpétuée dans l’univers d’après-guerre et le rôle qu’elle tint dans l’acceptation du durcissement politique qui alla croissant jusqu’au régime nazi. » Ici, puisqu’il s’agit d’un point crucial, le lecteur attendrait une démonstration documentée ; il ne l’aura pas ; il pourrait aussi récuser l’idée de croissance continue du durcissement politique puisque la violence retomba entre 1924 et 1929. Plus avant dans le chapitre, on retrouve bien sûr l’obsession de la virilité. L’idéal de camaraderie correspondait à la plus noble expression de la virilité. En son nom, il fallait liquider la République de Weimar corrompue et fondée sur la lutte des classes et la division des partis.
« Les corps francs en vinrent à symboliser la continuation de la camaraderie de guerre en temps de paix » (avec la remarque, faite par G. Mosse lui-même, que beaucoup des membres des corps francs n’étaient pas des anciens combattants de la Grande Guerre, mais des jeunes). L’augmentation du nombre de meurtres a été attribuée « à la facilité avec laquelle on tuait pendant la guerre et à la situation sociale et économique désespérée ». Notons encore cette mention de la situation économique et sociale dont le caractère « désespéré », d’abord en 1919-1923, puis en 1930-1932, aurait mérité d’être souligné dans l’explication de la brutalisation du champ politique allemand. G. Mosse préfère revenir à l’histoire culturelle : on déshumanisa l’ennemi intérieur comme la littérature de guerre avait déshumanisé l’ennemi extérieur, mais l’auteur ne dit pas que la proximité dans la guerre de tranchées avait plutôt humanisé l’ennemi.
« La montée du racisme était surtout une réaction aux crises sociales, économiques et politiques qui marquèrent, en Allemagne, le passage de la guerre à la paix, mais c’était aussi un symptôme évident du processus de brutalisation causé par la guerre. » « Ni les croix de fer gagnées par les juifs pendant la guerre, ni ladite fraternité des tranchées n’y changèrent quoi que ce soit. »
Au total, le mythe qui avait transformé la mémoire de guerre avait rendu celle-ci acceptable et donné au nationalisme ses symboles les plus efficaces. Aucun mouvement pacifiste en Allemagne ne put rivaliser avec la force du mythe. « D’une guerre à l’autre » (chapitre VIII), l’extrême droite allemande se prétendit l’héritière de l’expérience de guerre et exalta le stéréotype de « l’homme nouveau » issu des tranchées.
La guerre civile espagnole connut une nouvelle vague d’engagés volontaires, pour des raisons idéologiques, qui favorisa la camaraderie entre Français, Anglais et Allemands. « Une fois de plus, comme en 1914, les volontaires donnèrent vie au mythe de la guerre. Parmi eux, nombre d’écrivains et d’artistes exprimèrent leur enthousiasme par leurs écrits et leurs chansons. 80 % des engagés des brigades internationales étaient issus de la classe ouvrière mais, comme d’habitude, le mythe fut surtout véhiculé par les intellectuels. » Ils auraient ainsi alimenté une « culture de guerre » [mais il semble que cette expression, qui n’apparaît qu’ici dans le livre de Mosse, soit une traduction osée de l’espagnol « la cultura en guerra »]. De l’autre côté, on ne peut pas considérer les troupes italiennes comme composées de volontaires ; mais les aviateurs allemands de la légion Condor furent assimilés dans leur pays aux héros de 1914-1918.
Le mythe ayant conduit à la Deuxième Guerre mondiale, le chapitre IX examine ce qu’il devint pendant et après celle-ci. G. Mosse note d’abord le manque d’enthousiasme des Allemands en 1939 : « En fait, les réalités de la guerre ne s’oublient pas aussi facilement et l’Allemagne, qui avait pourtant utilisé le mythe au maximum de ses possibilités, en avait toujours peur. » « Cette humeur grave de la population en 1939, attestée de toutes parts, prouve que le mythe avait alors beaucoup perdu de son lustre. » Il est bien curieux que cette perte de lustre se soit produite pendant la période nazie et avant même le commencement de la Deuxième Guerre mondiale ; peut-être, en voulant trop convaincre, G. Mosse en avait-il exagéré la portée. Il conclut le livre en disant que le mythe de la guerre, tel qu’il l’a défini, appartient au passé. Mais il est curieux, aussi, que la Deuxième Guerre mondiale, ayant entraîné, plus encore que la Première, la confrontation avec la mort de masse, n’ait pas renforcé « la brutalisation des sociétés ».
On voit qu’en généralisant abusivement les intuitions de George Mosse, certains ont pu aboutir à des aberrations, mais des aberrations qui s’incrustent. On voit aussi qu’une partie des remarques de l’auteur peuvent être retenues par les historiens, à condition de les tirer d’un texte souvent confus, de corriger les erreurs manifestes de la première partie (sur la France), et de dresser en contrepoint une histoire économique et sociale de la période reposant sur des archives.

(2) Voir, par exemple, Christine Dousset, « Les orateurs révolutionnaires et l’Antiquité : l’exemple du Midi languedocien », dans Retrouver, imaginer, utiliser l’Antiquité, sous la direction de Sylvie Caucanas, Rémy Cazals et Pascal Payen, Toulouse, Privat, 2001, p. 75-90.

(3) Jean de Pierrefeu, L’Anti-Plutarque, Paris, Les Editions de France, 1925, p. 24-25. Sur la controverse suscitée par les ouvrages de Pierrefeu (Plutarque a menti, etc.), voir Rémy Cazals, « Plutarque a-t-il menti ? » dans Retrouver, imaginer, utiliser l’Antiquité, sous la direction de Sylvie Caucanas, Rémy Cazals et Pascal Payen, Toulouse, Privat, 2001, p. 141-146.

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