Astier, Joseph (1892-1939)

Ce cultivateur est né le 7 novembre 1892 à Montceau (Isère). Célibataire en 1914, il se marie en 1919 et meurt accidentellement le 31 août 1939. Pendant ses quatre années de guerre, il a rédigé des notes régulières qui sont d’abord un emploi du temps, mais qui font connaître aussi ses réflexions. Les mots qui reviennent sont : la soupe, le jus, le pinard, les innombrables revues (« de cheveux », « de tout », « de campement et de cantonnement », « de fusil », etc.), le nettoyage, les exercices. Le seul carnet conservé concerne la période du 6 mars au 1er juillet 1916, au 106e RI.
Parmi les officiers, certains sont insupportables : « J’ai encore écrit avant de me coucher. J’ai même été interpellé par un officier à cause que les bougies n’étaient pas éteintes ; nous, on n’avait pas le droit d’avoir de la lumière après 8 h, il n’y avait que les officiers. C’est terrible d’être dans un pareil bataillon et commandé ainsi. Nos officiers sont tout à fait exigeants pour des choses qui n’ont aucun sens. Vivement la fin de ce fléau pour retrouver la liberté ! » (5 avril). « Ils » sont tellement exigeants qu’il y a « de quoi devenir anarchiste », une expression qui revient à plusieurs reprises, ainsi le 3 juin : « Enfin, on est pire que des forçats dans ce bataillon. Je ne sais pas si c’était pour nous rendre anarchiste plutôt que patriote car on n’avait pas une minute de repos. » Les soldats ripostent en tirant au flanc : « Je n’ai pas fait grand travail, on avait touché deux bâtons de chocolat que j’ai mangés et après, je suis allé me coucher dans un coin. Je n’ai été réveillé que par le lieutenant qui est venu nous voir et nous engueuler en disant qu’on n’avait rien fait. Il ne s’était pas trompé » (7 avril). Et encore, le 30 mai, lorsque le lieutenant organise un concours sportif : « Moi j’étais malade, du moins, j’avais la flemme. » Remarque intéressante, le 1er juin, les soldats étant consignés, la plupart vont boire comme d’habitude, et Joseph Astier note : « On prenait de l’autorité. On était forcé, car après trois mois consécutifs de tranchée, être tenus pire que des prisonniers boches, c’était honteux ! » L’appel au patriotisme passe mal : « Après cette revue, il nous a lu une décision, nous parlant de patriotisme à toutes les phrases. C’était le mot en avant. C’était une lettre de la fille du président ainsi que le régime et le moral des troupes allemandes. Tout cela, c’était pour nous donner du courage et du patriotisme, car on est tellement dégoûté de cette vie ! Mais ça n’y fera rien » (25 mai).
Même le caporal peut abuser de son autorité : « Mon cabot m’a fait faire une corvée car on changeait de cabot aussi souvent que de chemise et celui-là, il n’était pas copain avec moi parce que je ne l’invitais pas à boire. Mais moi, ça m’est bien égal, je fais ce qu’il me commande et voilà tout » (9 avril). Et le 30 avril : « Je me suis couché après avoir porté le rapport du soir au bureau car mon caporal ne cherchait qu’à me faire faire des corvées. Quand il y avait quelque chose, c’était toujours mon tour. Je ne dis rien mais il arrivera un jour où il aura un repentir. »
Joseph et ses camarades boivent beaucoup : «J’ai mangé la soupe en arrivant et je suis allé boire mon litre comme d’habitude avant de me coucher » (4 avril). Ils peuvent s’en trouver « émus », légèrement ou plus sérieusement. Le 17 avril : « On est rentré pour la soupe et on est retourné boire car avant d’aller aux tranchées, il fallait boire pour tous les jours où on allait en être privé. » L’ordinaire est insuffisant et il faut compenser avec les colis familiaux. Les thèmes récurrents de la vie dans les tranchées et au cantonnement apparaissent ici, au milieu de la boue omniprésente. Et le feu, dans les conditions extrêmes de la bataille de Verdun, tranchée Marie près du ravin de la Mort, le 14 juin : « Ils nous bombardaient avec des 201, c’était affreux. Dans l’air, ce n’était que des déchirements, des éclatements et des sifflements, ça n’a pas décessé. Il y en a un qui est tombé dans notre tranchée. Il y a eu mon caporal et deux de mes camarades ainsi qu’un caporal du 65e d’infanterie dont on a retrouvé les bottes seulement. » Et au retour, enfin, les survivants sont « laissés tranquilles » : « Je n’ai pas encore pu dormir, alors que je me suis levé pour me nettoyer un peu et pour me laver. J’en avais bien besoin, surtout après avoir touché tant de choses pendant 5 jours sans me laver, du sang et toutes sortes de choses. […] Je peux dire que cette journée, ils nous ont laissé tranquille. Ils ne nous ont rien fait faire. C’était bien la première fois. »

RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Roland Chabert, Printemps aux tranchées. Notes de campagne de Joseph Astier, soldat de la Grande Guerre, 6 mars – 1er juillet 1916, Lyon, Élie Bellier éditeur, 1982.

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Kahn, André (1888- ?)

1. Le témoin
Né le 26 septembre 1888, André Kahn est avocat avant la guerre. Intellectuel d’origine bourgeoise, il est défini dans la préface comme un poète et un peintre, politiquement fluctuant, moderniste et conservateur, fervent à la fois d’Anatole France et de Maurice Barrès. Il est juif, et a profondément été marqué par l’Affaire Dreyfus. En 1914, il est en rupture avec sa famille, du fait de sa liaison avec une femme divorcée, déjà mère, et bientôt enceinte.

2. Le témoignage

Ce témoignage a été publié par son petit-fils, Jean-François Kahn, en 1978 sous le titre, Journal de guerre d’un Juif patriote, (Editions Jean-Claude Simoën, Paris). Il s’agit des lettres écrites par André à sa future femme, d’août 1914 à novembre 1918. L’auteur les considère comme « l’embryon » d’un véritable journal, qu’il projetait de publier après la guerre. Prisonnier dès les premiers jours de combats, rapidement libéré, il participe, tantôt dans les tranchées, tantôt au quartier général, aux principales phases de l’affrontement (Marne, Verdun, Chemin des Dames).

3. Analyse

Le 28 août 1914, il note la distance entre la guerre imaginée et la guerre réelle : « Je deviens de plus en plus pacifiste. Quand on songe à l’éclat glorieux des victoires possibles, on est « chauvin », mais quand on respire l’atmosphère du champ de bataille un immense dégoût, joint à une immense pitié, vous remplit l’âme » (p. 17).

Confronté à la violence de la bataille, il note, le 11 octobre, dans le Pas-de-Calais : « Quel air de souffrance ont les mutilés! (…) Quelques instants auparavant, c’étaient de braves soldats obstinés sous la mitraille et dédaigneux de la vie. Ce ne sont plus que des loques humaines, un peu de chair qui souffre, un peu de cerveau qui implore grâce. J’ai senti en moi une grande pitié devant leur douleur et j’ai conclu une fois encore à l’horrible bêtise de la lutte présente » (p.29)

Le 3 novembre, il se plaint de l’incertitude du lendemain : « Contre-ordre. […] Tu ne peux t’imaginer, ma mie, dans quelle perpétuelle tension nerveuse nous devons vivre. On ne sait jamais sur quel pied danser. On ignore tout du lendemain. Quand une nouvelle à peu près sûre luit à l’horizon, aussitôt une nouvelle contradictoire vient nous confondre. C’est em…merdant » (p.51-52)

Le 21, il est pris sous le bombardement allemand à Ypres : « En repassant le pont du canal de Furnes à Ypres, nous avons subi le bombardement des batteries avancées Boches (…) Moment terrible à vivre! Dans la nuit noire et froide, attendre son tour de s’élancer (car on passe un par un), sur le pont sans parapet, déjà bien abîmé par les obus, tandis que la mitraille tombe autour de nous à l’improviste, et se dire soudain que l’on peut rester là, un bout de fer dans le corps, et mourir dans la neige ou dans la boue des Flandres, loin des siens, loin de la France! Ce sont des instants dont on se souvient toujours car on a vécu en quelques secondes, le passé, le présent et l’avenir en une formidable intensité » (p.62)

Dans ce contexte pénible, la fine blessure apparaît comme une aubaine, comme il le note le 8 décembre : « Sur la route, pendant une halte, Marmoiton, notre major, a été blessé cette nuit par une balle au genou. Le veinard! Il était à un mètre de moi. Que ne m’a-t-elle touché avant lui, cette balle bienfaisante! Dire que nous en sommes arrivés à désirer une blessure pour nous permettre de fuir cet infâme pays !»

Les embusqués sont également la cible de sa colère, comme le 15 février 1915 : « Je comprends, car je l’ai éprouvé moi-même, que des hommes énervés et affaiblis par quelques mois de campagne, se laissent aller à une lassitude passagère et à un pessimisme intermittent. Je comprends, à la rigueur, qu’un ancien combattant gardé au dépôt jusqu’à la consolidation d’une blessure, ait une opinion malsaine sur le résultat final de la guerre et quelque appréhension de retourner au feu. Mais je ne saurais admettre qu’un homme solide se vante de rester à l’arrière – il devrait être honteux – et se moque de ceux qui se font tuer pour lui… » (p.105)

Une question récurrente concerne la durée de la guerre. La guerre qu’il décrit insiste, le 16 octobre 1914, sur la fixité des fronts : « Nous restons ici, avec les mêmes ordres de défendre le terrain mètre par mètre. Les Allemands sont toujours là, devant nous, immobiles et muets. Cette guerre de taupes peut durer longtemps encore » (p.31) Le 30, il poursuit cette idée : « La vie d’attente continue (…) C’est une opération délicate pour prendre une tranchée, il faut l’effort de presque un bataillon… et encore, on laisse pas mal d’hommes sur le terrain. Il vaut bien mieux attendre. C’est au plus patient que sera la victoire. Nous n’avançons que sur deux ou trois mètres (je dis bien « mètres ») par jour, qu’importe! Si de cette quasi-immobilité dépend le triomphe définitif, nous ne sommes plus à l’époque de la furia francosa! » (p. 43) Dès lors, la longueur de la guerre est au cœur de ses réflexions, comme le 22 février 1915 : « Mon avis sur la guerre? Elle sera longue, elle ne durera ni cent ans, ni même sept, mais se prolongera au moins jusqu’en novembre. Je fixe cette date car les forces financières et matérielles de tous les belligérants le permettront et que plus personne ne voudra endurer une campagne d’hiver »

Pour déterminer l’issue de la guerre, il profite de ses nouvelles fonctions d’infirmier en mars 1915 pour lire attentivement les journaux, et en particulier suivre le cours de la bourse. Ainsi, le 31 mars il écrit : « Les nouvelles sont bonnes. La rente monte fiévreusement… L’Echo déclare que les Russes progressent contre les Autrichiens. D’autre part, un communiqué télégraphique du corps d’armée annonce une grande victoire russe dans les Carpates. Bravo! ». De même, le 12 avril : « Les communiqués sont toujours excellents sur les opérations de France et de Russie… Mais pourquoi la rente baisse-t-elle progressivement chaque jour depuis une semaine et pourquoi le silence s’appesantit-il sur l’action des flottes aux Dardanelles » (p.138) Trois jours plus tard : « Rien dans l’Echo, rien dans le Matin, rien dans le Journal. Si : la dégringolade de la rente et le silence obstiné sur les opérations aux Dardanelles. Ca ne marche donc pas là-bas? Pourtant un bel article de Barrès expose clairement nos raisons pour être certains de la victoire, malgré tout » (p.141)

On lui propose alors de devenir le secrétaire d’un lieutenant officier du détail, un poste privilégié : « on n’avance jamais à plus de dix kilomètres de la ligne de feu » (p.164). Il devient ainsi « officier de l’état civil ». Son rôle est de dresser les actes de décès des soldats morts au champ d’honneur et de répondre aux demandes d’informations des parents.

Pourtant, dans « le bureau de la mort », l’ennui est tel que le front apparaît comme un échappatoire : Le 7 octobre, il écrit : « Que cette vie est misérable! Ah! Être sous la mitraille, dans le bruit caressant et le fracas terrible des obus et du canon. Vivre au milieu du danger pour bien sentir la valeur de la vie! Mais ne pas rester dans cette solitude déprimante du demi-arrière, où l’on devient fou de mâchonner toujours les mêmes idées, d’être trop seul, de sentir la folie vous étreindre, alors que l’on est là, sans défense, l’œil braqué sur un idéal lointain. » (p.193) Le 10 novembre, il ajoute : « Tu vas me gronder mais je regrette l’existence aventurière de brancardier (…) Excuse-moi, mais mon engourdissement de rond-de-cuir me dégoûte… Je suis trop près de la belle lutte, de l’ardent combat pour ne pas aimer, envier sa passionnante âpreté et je suis trop loin de l’arrière – certes avantageux – pour ne pas déplorer la monotonie de mon existence semi-guerrière… Les extrêmes seuls sont intéressants, la tranchée ou le dépôt. Ici, où je n’ai pas les émotions et les satisfactions de la tranchée et où je n’ai pas non plus les avantages du dépôt, je m’emmerde, pour parler net » (p.200)

Il redevient infirmier et rallie Verdun. Arrive la bataille de la Somme. Le 7 août 1916, il écrit : « Tu te plains de la lenteur des opérations sur la Somme… Moi aussi, je jubilerais d’abattre 30 kilomètres par jour à la poursuite des Boches et j’irais volontiers jusqu’au Rhin et même ailleurs sans un jour de repos. Mais une telle chevauchée n’est permise qu’en imagination » (p.255)

Du 17 au 27 avril 1917, voici comment il rend compte de l’offensive Nivelle : « Que penses-tu de cette offensive? Ca barde et ça marche. Dix mille prisonniers pour le premier jour et ce n’est que le commencement » (17 avril, p.269) ; « je suis trop heureux de succès de nos poilus pour gronder plus longtemps ce soir. L’offensive marche, moins vite peut-être qu’on ne l’espérait tout d’abord, mais les résultats des trois jours sont loin d’être méprisables » (18 avril, p.270) ; « Nous continuons la bataille. Ca marche toujours. Je crois que nous tenons les petits Boches. Dès que ce sera propice, nous progresserons énergiquement. J’ai le ferme espoir de me retrouver sur les rives de la Meuse pour l’hiver prochain » (19 avril, p.270) ; « L’offensive se poursuit méthodiquement. Nous allons sans doute prendre part à deux ou trois coups de butoir encore, puis ce sera le repos avec tous ses avantages tant attendus » (20 avril, p.270) ; « Tu ne sais que penser de notre offensive, moi non plus. Mais je n’hésite pas sur un point : elle est franchement ratée jusqu’à présent. Elle était faite pour la percée (…) Mais n’en concluons pas qu’elle est ratée à jamais. Nous ne sommes qu’au début du printemps. Jusqu’à l’hiver nous avons tout le temps désirable pour repousser les Boches jusqu’à la Meuse » (27 avril, p.271).

A propos des mutineries, il note le 23 mai : « Je ne crois pas à une révolution dans l’armée. Ce que t’a dit Gus, c’est que les poilus, comme après toute offensive ratée et par conséquent meurtrière, en ont plein le dos et déclarent à qui veut les entendre, qu’à l’avenir, ils ne marcheront plus. Depuis trois ans, j’ai constaté cet état d’esprit. Mais un mois après, quand il faut y aller encore, tout le monde marche comme un seul homme » (p.274)

Il part à la mi-août en stage à l’arrière pour être nommé au grade d’officier d’administration au service de santé : « ici, c’est le service militaire dans toute son horreur » (p.279). Début mai, il entame des démarches pour se placer définitivement au sein des Conseils de guerre : « Je ferai une demande prochainement pour être nommé greffier (ce qui me permettrait de passer sergent au bout de cinq ou six mois). C’est un avantage. Et de défenseur, je deviendrai complice de l’accusation. Ah! les avocats! » (7 mai 1918, pp. 297-298)

Le 21 août 1918, à propos du retour de la guerre de mouvement : « J’envie et j’admire les camarades qui traversent les vallons et les plaines sous la mitraille. Je regrette le bon temps d’autrefois. Il se passe de grandes choses en ce moment. L’héroïque poilu fabrique la victoire de la France, c’est incontestable. Il va, dans le matin clair, insensible à la souffrance, joyeux d’aller simplement. Il voit le Boche fuir ou se rendre. Il fait un acte. Il vit la guerre. »

Marty Cédric, 18.03.2010

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