Ghys, Albert (1889-1964)

1. Le témoin
Albert Ghys, né en 1889, est originaire de la région de Saint-Amand (Nord). Il est mobilisé en août 1914 au 127e RI de Valenciennes où il fait presque toute la guerre. Il est de ces nordistes qui, du 23 août au 4 septembre 1914, rejoignent l’arrière en embarquant au Havre (transport « Le Tamatave », débarquement La Rochelle). Il reste au Camp de La Courtine (Creuse) de septembre à mars 1915. En ligne dans la Woëvre, la Marne et à Verdun (mars 1916), il est dans la Somme en septembre 1916. Blessé lors de l’offensive du 16 avril 1917, il semble (fiche matricule manquante, il est probablement sergent) qu’il rejoint en août et qu’il finit le conflit au 260e RI. Lorsqu’il était vaguemestre à La Courtine en 1915, il avait fait la connaissance de Marie-Louise Jolly, demoiselle des Postes: ils se marient en 1918.
2. Le témoignage
Le journal de marche d’Albert Ghys, non publié, est un document de trente pages A 4, recopiées et commentées par son fils Jean Ghys, c’est la retranscription de feuillets de carnets déchirés, le plus souvent écrits au crayon. La version définitive a été complétée par un petit-fils. L’exemplaire, relié et plastifié, contient aussi (p.32) la lettre d’une institutrice débutante à Beuvrages (Nord). Les trois dernières pages reproduisent des clichés d’illustration, il s’agit de photographies extérieures aux carnets, (album Yves Troadec, clichés exposés aux A. D. des Côtes d’Armor en 1998 et 2014). Le journal est aussi disponible sur le site Chtimiste (n° 113), sans les annexes.
3. Analyse
Les mentions sur le journal sont brèves, elles racontent le quotidien de la tranchée, les nouvelles d’un frère prisonnier, des anecdotes sur un front relativement calme pour lui en 1915 (bon ou mauvais dîner, une patrouille, un aéro…), comme par exemple dans le secteur de Berry-au-Bac le 6 juillet 1915 (p.11): «Avons un déserteur boche. Il paraît que beaucoup voudraient se rendre, mais ont peur qu’on leur tire dessus. Leur avons porté des journaux français et une lettre leur expliquant, en français et en allemand, qu’ils peuvent se rendre sans danger.» Légèrement blessé à Verdun, il peut rester en arrière, mais est plus exposé dans la Somme. Il décrit l’attaque du 25 septembre 1916 devant Combles (p. 21) «Nous avançons par vague (…) Nous faisons pas mal de prisonniers et avançons de 1500 mètres. Un prisonnier me montre toutes ses photos les yeux hagards. Je prends pitié, mais R. Faokent prend son révolver et l’abat au moment où ce prisonnier allait peut-être encore nous donner le coup de grâce.» En octobre 1916, dans la Marne, il raconte qu’au moment de partir en permission, il prépare quelques souvenirs ramassés à l’occasion des dernières attaques, mais (p.21) « pan, dès que j’ai le dos tourné, on me chipe une belle carabine. » On sait que les officiers pouvaient ramener des trophées dans leurs cantines, mais on se demande comment des soldats pouvaient faire passer des armes si voyantes, notamment au passage aux gares régulatrices de permissionnaires. D’autre part, la passion de l’artisanat de tranchée a des conséquences harassantes dans les marches (p. 22): « Et moi qui ai Azor qui ressemble à un ballot de plomb, mes culots d’obus et bagues, c’est du lourd ! J’aurais bien envie de tout plaquer. »
Pour 1917 et 1918, il n’y a plus qu’une suite de dates et de lieux, soit A. Ghys a mis fin à ses notations, soit son copiste a, lui aussi, résumé à l’extrême le journal. L’élément intéressant de cette année 1917 réside dans la retranscription de quatre lettres qui terminent le document, et qui racontent en détail sa participation à l’attaque du 16 avril, sa blessure et son évacuation, il semble que pour lui ce soit « la bonne blessure » (p. 25, lettre du 19 avril 1917) : « Me voilà content, heureux, tranquille. »
En annexe, une lettre d’une jeune institutrice, signée H. ( ?) Delaporte, sans rapport avec le journal précédent, raconte ses deux ans à Beuvrages (Nord) en zone occupée. Elle relate ses conditions d’enseignement difficiles, l’autorité allemande décidant d’occuper l’école pour en faire un lazaret pour chevaux : ils sont relogés dans un ancien débit de boisson vétuste, glacial, et sans cour de récréation ni de cabinets ; (p. 33) « Pas d’abri les jours de pluie. On reste dans la classe. Des passants, des soldats s’arrêtent pour regarder comment fonctionne une école française. Nous continuons à leur faire voir que nous savons attendre d’être délivrés. »

Vincent Suard juin 2019

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Collin, Bernard (1881-1915)

Le témoin
Joseph Alfred Bernard est né le 19 mars 1881 à Selongey (Côte d’Or) dans une famille de la bourgeoisie catholique cultivée. Il fait des études de biologie à l’université de Montpellier et devient spécialiste des micro-organismes aquatiques à la station zoologique de Cette (Sète) au bord de l’étang de Thau. Il a appris l’allemand, ce qui lui sera utile pendant la guerre. Le 5 novembre 1909, il épouse Magali Cuisinier (voir notice à ce nom), petite-fille du géographe anarchiste Élisée Reclus. Leur fille Jeannie nait en 1911. Sergent au 21e RI de Langres, il arrive sur le front le 7 novembre 1914, secteur de Béthune. Son régiment combat notamment à Notre-Dame-de-Lorette. Le sergent Collin est tué près de Souchez, en Artois, le 27 septembre 1915 (voir la fiche de « mort pour la France » sur le site « Mémoire des hommes »).

Le témoignage
Sa petite-fille, Marion Geddes a conservé 619 lettres ou cartes postales échangées entre le couple, ou adressées par le soldat à sa très jeune fille. Ces dernières sont souvent illustrées de dessins de plantes, de petits animaux, du sac et des outils du combattant. Quelques vues des ruines d’Arras. Bernard a pratiqué le codage. Déposés aux Archives municipales de Sète dans le cadre de la Grande Collecte, ces documents sont la base d’une exposition à la médiathèque François Mitterrand de Sète du 2 au 16 septembre 2017. Une édition d’extraits est envisagée à cette occasion, ce qui est très souhaitable.

Contenu
Les extraits qui sont venus à ma connaissance témoignent d’une réflexion non conformiste très intéressante. La « guerre imbécile » est pour lui une rupture brutale avec ses activités de recherches. Il demande : à quand le retour dans la Patrie « physique, intellectuelle et morale » qui serait un laboratoire où il pourrait vivre avec sa femme et sa fille. Dans les tranchées, il continue à observer rotifères et orchidées. Il lit Anatole France, Tolstoï, Goethe, Romain Rolland, la revue La Paix par le Droit (voir les notices Jules Puech et Marie-Louise Puech-Milhau). Les lettres de sa femme lui sont un soutien indispensable. Une fois de plus, cette correspondance révèle l’amour conjugal au milieu de la violence de la guerre : le 13 mars 1915, un camarade est tué près de lui et il reçoit sur sa capote les débris de sa cervelle.
Bernard Collin est désolé de voir des gosses mobilisés, envoyés à l’abattoir « qu’on appelle champ d’honneur dans l’argot officiel ». Des deux côtés, les charges à la baïonnette sont stupides, « si brillantes dans les journaux, si infécondes en résultats, sauf pour celui qu’on charge ».
Très concrètement, il montre l’attente de la « bonne blessure » qui est le vœu le plus cher de ses soldats (9 décembre 1914), et de lui-même (28 mai 1915). Il montre la joie qui s’installe dans le groupe qui vient d’être relevé. Il évoque avec indignation les parades qui transforment les hommes en pantins.
A Noël, il entend les cantiques allemands. Peu après, un soldat lui apporte un lot de lettres qu’il a prises sur un cadavre allemand dans le no man’s land ; l’une signale un départ de soldats pour le front « et c’était tellement triste que tout le monde pleurait ». En février, une conversation avec les Allemands est interrompue par l’arrivée d’officiers supérieurs « qui voient toujours d’un mauvais œil ces rapprochements funestes pour le « moral des troupes » ; l’illusion de l’ennemi tomberait trop facilement si l’on pouvait s’apercevoir que l’on a en face de soi des hommes et non pas seulement des créneaux garnis de fusils à faire feu ; des hommes souffrant les mêmes choses de part et d’autre, victimes des mêmes machinations sociales et dont on entretient et cultive l’animosité réciproque, comme une fleur de serre chaude utile au luxe d’un petit nombre. » En avril 1915, il a « le plaisir de contempler plus de visages heureux et rayonnants » qu’il n’en avait vus depuis août précédent. Il s’agit de prisonniers allemands : « Certains déliraient et dansaient de joie, ils ne demandaient qu’à filer à toute bride dans le boyau conduisant vers l’arrière, peu soucieux de courir, une fois sauvés, de nouveaux risques de mort. » Un Badois, grièvement blessé par un éclat d’obus, est pris en charge par les soldats français qui lui donnent du vin, du café, tandis que le sergent lui parle pour lui remonter le moral.
Plusieurs pages évoquent la haine en mai 1915. « Où est-elle ? » demande-t-il. Elle n’est pas chez les soldats français, vraisemblablement pas chez ceux d’en face. « Mais où donc est la haine nationaliste contre l’étranger, telle que la prêchent Barrès et autres ? Je ne la vois pas sur le front ailleurs que dans les journaux qui, d’ailleurs, sont plutôt lus ici le sourire aux lèvres et traités par le troupier sceptique de simples « bourreurs de crâne » rédigés par des embusqués qui chantent bien haut, pour n’être pas venus y voir. » Sur le front, on en veut aux Allemands de n’être pas restés chez eux, ce qui oblige à les chasser, et il faut les chasser, mais c’est « mauvaise humeur bien plus que haine ». Comme l’a expliqué Jean Norton Cru, la haine est un produit de l’arrière, « une drogue grisante pour civils ».
Les soldats vont à la mort et sèment la mort « au seul profit d’une minorité qui ne risque généralement rien ». C’est à cause « de combinaisons louches émanées de hautes sphères capitalistes » que la guerre a été déclarée. Les soldats vont mourir « pour laisser une humanité un peu plus bête et méchante qu’elle ne l’était avant. C’est tout ! » Il y a « de quoi se sentir dégoûté d’être homme » : Bernard Collin retrouve ici des accents jaurésiens. De même lorsqu’il estime qu’à côté des marchands de canons, les exploités aussi sont responsables « parce qu’ils se laissent faire ».
Quelques jours avant sa mort, il écrit : « Si la France d’après la guerre est trop inhospitalière et chauvine, peu propice à la vie libre, ce que j’ai de fortes raisons de craindre, nous irons planter notre tente à Genève, à Naples ou Florence, au Brésil ou à Java, n’importe où le vent nous portera. »
Rémy Cazals, avril 2017

Le témoignage vient d’être publié : Une famille dans la Grande Guerre, Correspondance de Bernard et Magali Collin, août 1914-septembre 1915, avec les dessins de Bernard pour sa fille, présentée par Marion Geddes, 2017, 376 p., chez l’auteur Marion Geddes, 12 avenue de Limoux, 11300 La Digne d’Amont, marion.geddes@wanadoo.fr

 

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Hervouet, Auguste (1884-1952)

1. le témoin
Auguste Hervouet est un cultivateur vendéen de la classe 1904. Mobilisé au dépôt de la Rochelle, il intègre ensuite le 323e Régiment d’infanterie. Il séjourne devant Nancy, au saillant de Saint-Mihiel, puis reste en Lorraine en 1915. A Verdun de février à septembre 1916, puis en Lorraine, au Chemin des Dames (juillet 1917), il revient à Verdun en 1918. Il fait la guerre de mouvement (Marne-Aisne 1918) et est légèrement gazé en août; convalescent, il réintègre son unité en octobre 1918 en Alsace. Nommé sergent en mai 1916, il est promu adjudant le 11 novembre 1918. Il sert au 323e de septembre 1914 à juin 1916 (unité dissoute) et puis au 206e RI de 1916 à la fin de la guerre.
2. le témoignage
Ses petits-enfants ont créé l’A.D.E.P.A.H. (association des descendants du poilu Auguste Hervouet) et ont publié en 2010 Harcelés par une pluie de fer et de feu… (181 pages, isbn 978-2-7466-2157-2). Il s’agit de la retranscription fidèle du récit écrit en 1919. Les derniers mots des cahiers donnent le contexte de rédaction : « Je revenais de permission le 5 février (1919) retrouvant les camarades où je les avais laissés. A ce moment, l’idée me vint d’écrire ces présentes mémoires (…) Je m’empresse de dire, j’ai oublié beaucoup de passages intéressants et j’ai surtout abrégé les détails, craignant que je n’aurais pas le temps de terminer mon long récit, ce que j’arrivais cependant à faire 2 jours avant mon départ pour la Roche-sur-Yon (démobilisation). » Il s’appuie pour la rédaction sur des notes prises pendant tout le conflit. Le titre primitif était « Mémoires d’un poilu », mais la famille a préféré renommer le récit par un extrait du texte « si tôt que nous apercevions l’Est s’embraser de lueurs, il ne fallait pas hésiter à se jeter à plat ventre. La mitraille arrivait aussitôt avec des miaulements endiablés, des sifflements lugubres. (…) Au retour, nous fûmes harcelés par cette pluie de fer et de feu… » p. 75. ».
3. analyse
La totalité du témoignage a été rédigée en trois semaines en février 1919, ce qui lui donne son intérêt documentaire; les souvenirs sont encore frais et le récit est d’un bloc, c’est « une carrière de poilu » synthétisée par une écriture efficace. Il y a parfois un certain flou : « Je ne me souviens plus combien de jours nous restâmes à Amance » (septembre 1914, p. 21) et les faits sont consignés par quelqu’un qui connaît la totalité du conflit « Je me souviens que le commandant nous poussant une harangue, un jour (octobre 1914), nous dit au cours de son discours: « La guerre n’est pas finie Messieurs! Elle n’est que commencée!! » ceci nous faisait murmurer tout bas: « vieux fou va! » Pourtant il avait bien raison, mais qui aurait cru à ce moment-là que 4 ans plus tard nous y serions encore! Heureusement nous n’en savions rien. » p. 22. Mais se tenant à une trame chronologique, le récit évite le déterminisme et c’est paradoxalement ce côté ramassé qui donne son caractère vivant et son intérêt aux carnets. Il n’y a pas dans le texte de mention de politique, de religion ou de jugement sur les Allemands (excepté du type « j’avais appris à me méfier de ces oiseaux-là »). Peu de choses sur la vie privée, mais la camaraderie est présente, citée en général pour déplorer la perte de compagnons charentais des débuts.
A. Hervouet fait toute la guerre au front, avec un départ en septembre 1914, sept permissions et deux mois d’évacuation en 1918. Le récit évoque un certain nombre de secteurs calmes, en Lorraine par exemple sur la Seille (avril 1915 jusqu’à février 1916). « Parfois nous tirions sur eux, mais comme toujours il y avait la riposte, il était plus prudent de rester tranquille » p.40; pour les patrouilles de nuit, il faut prendre une barque pour traverser la rivière et emporter une échelle pour passer des ruisseaux. Le combattant a une conscience précise de son sort (1915): « octobre vint et se passa sans apporter beaucoup de changements, toujours des avant-postes, repos ou réserve avec des patrouilles souvent très dangereuses et très désagréables. Il ne fallait encore pas trop nous plaindre, combien nous étions plus heureux que les pauvres camarades occupant des secteurs où les attaques se succédaient. Nous le voyions chaque jour sur les journaux, et avions plutôt bien de la veine d’occuper un secteur aussi calme. » p. 45
Il y a aussi des secteurs dont l’animation reste inquiétante, comme au Chemin des Dames en juillet 1917: c’est une suite éprouvante de petites actions allemandes de rectification « J’avais perdu beaucoup de camarades pendant ce séjour au chemin des Dames et j’ai conservé de Cerny un pénible souvenir. » p. 128. Un secteur de Verdun peut être étonnamment calme (Bezonveaux) dans la neige en janvier 1918 « mon collègue me dit de ne pas me trouver surpris le lendemain matin, de voir les boches sur le terrain et nous regarder, sans même essayer de se dissimuler le moins du monde. Ils nous causeraient même en bon français, mais la consigne était de ne pas leur tenir conversation.(…) Puis l’un d’eux nous cria en bon français « Bonjour Messieurs! », ce bonjour resta sans réponse bien qu’il ait enlevé sa petite calotte ronde à bords rouges, comme ils en avaient tous. Comme il nous voyait nous baisser pour entrer dans notre triste abri, il ajouta « pas se terrer! guerre finich! »…. Un de mes poilus lui cria « Ta gueule! » en lui montrant son fusil et ce fut tout… nous nous contentâmes ensuite de nous regarder, en chiens de faïence, sans rien lui dire. » p.138 . Au contraire, une attaque locale allemande, à l’échelon restreint de la compagnie (Avocourt – Verdun en mai 1918) peut-être extrêmement meurtrière (bombardement brutal, 88 mm et torpilles) « les boches avaient déguerpi. J’allai voir l’autre demi-section, je trouvai le lieutenant à mi- chemin, les larmes aux yeux, me disant qu’il avait cinq tués à sa demi-section (…) avec les trois de chez moi, ça faisait huit tués à la section et cinq très grièvement blessés. Dès le lendemain les cinq succombaient, ce qui fit 13 morts dans la section de 29 hommes et gradés que nous étions » p. 149.
Verdun
A. Hervouet passe par plusieurs secteurs de Verdun (Avocourt, Damloup, Eix, Moulainville, Tavanne, Fleury) ; il évoque le bombardement constant qui frappe en ligne, en corvée ou à la relève. On voit surtout un combat d’artillerie, il y a peu de description de combats d’infanterie ; par exemple, soumis à un bombardement constant de quatre jours devant Damloup en avril 1916, il se terre : « dans ce trou je crois j’ai passé les heures les plus angoissantes de ma vie. » p. 66. L’alcool est important à Verdun « Ce qui ne manquait heureusement pas, c’était la gnôle. Jamais de ma vie, je n’avais autant bu de ce poison, il nous brûlait les intestins, mais ça nous réchauffait un peu et nous remontait le moral quelques instants. S’il baissait trop, nous en buvions un autre coup… » p. 103. Verdun représente l’engagement le plus intensif et le plus durable pour l’auteur qui y devient sergent : « Nous étions au 23 septembre et dans le secteur de Verdun depuis le 28 février, cela faisait donc près de sept mois que la division était dans le secteur. Sûrement, notre 68e DI tenait, à ce moment-là, le record de longue durée dans ce secteur de Verdun où tant de divisions avaient fondu comme beurre au soleil. Mais c’était bien grâce à nos fréquents renforts que nous avons pu tenir aussi longtemps, car bien peu des hommes ont fait les sept mois sans aucun mal. J’eus la chance (si toutefois c’en était encore une) d’être de ce nombre. » p. 107.
La bonne blessure
La bonne blessure est souhaitée par Hervouet, mais est-elle toujours bonne ? (avril 1915) « Mon excellent ami Pierre Pavageau fut atteint d’une balle arrivée par un créneau, elle lui traversa la main. (…) j’enviai son sort, car tous s’entendaient dire : c’était la bonne blessure et il avait bien de la chance! Pourtant j’appris plus tard, il était bel et bien estropié pour toujours. » p. 38. La perspective reste attirante en 1916, alors qu’il est sergent: « Mon ami Grolleau, arrivant de permission le matin, fut blessé, dès la nuit suivante. Sa blessure ne fut pas très grave, assez pour être évacué et s’arracher en vitesse, une grande faveur (que je n’ai pu obtenir) p. 95. Hospitalisé en août 1918, il est amer : « je commençais à goûter au bonheur éprouvé quand on est bien soigné et que l’on ne souffre pas beaucoup. Je me disais souvent: ceux qui avaient été évacués, à plusieurs reprises pendant la guerre, sans avoir eu de graves blessures, avaient eu bien plus de chance que moi, toujours resté à souffrir dans les tranchées! » p. 172
Comment annoncer le décès d’un camarade ? (septembre 1916)
« Ce fut pour moi un coup bien pénible, le pauvre Girard était le seul à la compagnie que je connus avant la guerre. (…) mon devoir était de prévenir sa famille. Ce serait un rude coup pour sa pauvre mère. Il ne fallait pas lui dire, de suite, toute l’étendue de sa perte ceci aurait pu être pour elle un coup mortel. Elle avait déjà eu à déplorer la perte d’un autre fils, mort à la guerre! Avec tous les ménagements possibles, je lui faisais savoir, dès le soir, par une lettre que son fils, mon excellent ami Ferdinand, avait été blessé. Je ne connaissais pas encore la gravité de la blessure, je lui ferais savoir dès que je saurais moi-même. Le surlendemain, je faisais savoir à sa famille ce qui s’était passé, ça me peinait beaucoup… » p.104
Le récit reproduit aussi quelques éléments anecdotiques ; la découverte d’un trésor est assez pittoresque et finalement rare dans un contexte où travaillaient des millions de taupes humaines : (novembre 1915 sur la Seille, devant Nancy) « c’est en creusant un de ces derniers (abris), destiné à faire blockhaus qu’un homme de mon escouade découvrit à 0 m 70 du niveau du sol, un trésor contenant une valeur en pièces d’or et d’argent assez importante. Ces pièces qui dataient du 12ème et du 13ème siècle étaient à l’effigie des ducs de Lorraine et des rois de France. J’en eu trois pour ma part, je me promis de les conserver. Le trouveur eut 700 francs et les 7 ou 8 autres qui l’accompagnaient une somme égale à partager entre eux. Le reste appartenant à l’Etat. » p. 46. L’auteur évoque aussi l’arrivée de soldats d’outre-mer: « A cette époque -là, il nous arriva en renfort des nègres, des Martiniquais. Ils n’étaient pas trop mauvais gars, mais fainéants comme des couleuvres, et surtout avaient une peur terrible des « obis » comme ils disaient, au lieu des obus, jamais il ne leur a été possible de prononcer le « u »! Nous en avions 7 à la section. Ils étaient mélangés avec les anciens de la compagnie, cependant ils parlaient tous français. » p. 94. Le sergent, gazé, est évacué avec une cécité temporaire en août 1918 (combats de l’Aisne à Oulchy le Château) : « les 3/4 de ceux prenant le train étaient aveugles, et il fallait les conduire! J’étais du nombre. Nous nous tenions par nos vestes. Un guide nous conduisait ainsi par 7 ou 8…une fois dans le train on n’entendait que des gémissements de toutes parts. Ce fut un triste voyage. » p. 171.
Au total une vision intéressante en 1919 de l’expérience combattante, avec l’impression d’une guerre loyalement faite (il finit adjudant) mais toujours d’une guerre subie, menée sans enthousiasme : ce même témoignage rédigé dans les années 30 ou 50 aurait-il eu la même tonalité ?
Vincent Suard, juin 2016

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Mercadié, Maurice

Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, ont été recueillis des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre, regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Cultivateur à Montgesty (Lot), Maurice Mercadié a laissé son témoignage dans 200 lettres adressées à sa famille. Il a combattu au 1er RI. Dès le 19 septembre 1915, il aspirait à la « bonne blessure » : « L’autre jour, j’ai eu des camarades qui ont été blessés au cours d’un bombardement, je voudrais bien être blessé moi aussi pour aller passer quelques jours tranquilles dans un hôpital. » Et il a été blessé deux fois, en septembre 1916 et en août 1918.
Son attitude d’hostilité à la guerre s’exprime en particulier en 1918 (p. 80). Le 19 mars, après de longues marches, il conclut : « Je vous assure que nous en avions assez. » Le 21 avril, contre les officiers : « Les officiers du bataillon ont été assez nettoyés. Mais celui que j’aurais voulu voir partir par exemple, c’est le nôtre, je ne lui souhaite pourtant pas de mal mais une belle blessure qu’on ne le voie pas de quelque temps. » Il va jusqu’à s’en prendre violemment à ceux qui dirigent le monde : « Ah c’est malheureux de passer une vie si pénible ! Mais je me demande si ces bandits qui sont en tête de tout ne seront pas bientôt fatigués de faire égorger les peuples ? Où veulent-ils en venir ces misérables ? »
Rémy Cazals, avril 2016

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Papillon (famille : 8 témoins)

Ayant acquis une maison à Vézelay (Yonne), habitée depuis un siècle par des gens modestes, les Papillon, Madeleine et Antoine Bosshard découvrent « un petit paquet, ficelé, de lettres de 1915, puis d’autres encore, et finalement tout le courrier de la famille, de la fin du XIXe siècle aux années 1950 ». Les lettres de 1914-1918, confiées pour expertise à deux historiens, ont été publiées en 2003. Si les noms de Marthe, Joseph, Lucien et Marcel Papillon sont retenus comme « auteurs » du livre, il s’agit en fait du témoignage de huit membres de la famille.
Huit témoins
Les parents, Léon et Emélie, assurent la « permanence » à Vézelay. Ils sont les principaux correspondants de leurs fils mobilisés et de leur fille, domestique à Paris. Léon (1861-1931), descendant de tailleurs de pierres, chef cantonnier, possède quelques terres, bois et vignes. C’est Emélie (1864-1937) qui écrit, donnant les nouvelles des uns aux autres, des conseils de modération dans leurs dépenses à ses chenapans, Joseph et Lucien, et veillant à ce que chacun garde le contact. Ainsi à Lucien (20-9-15) : « On a reçu ta lettre du 15 ce matin. On était bien inquiet de ne pas avoir de tes nouvelles. Ça faisait dix jours que l’on avait rien reçu de toi. Ne sois pas si longtemps que ça une autre fois. » Marcel (1889-1975), l’aîné des enfants, après de bonnes études, est devenu clerc de notaire. Mobilisé dès les premiers jours, il est affecté au 356e RI. Épistolier principal de la famille, il témoigne sur les combats de l’infanterie. Il est démobilisé en août 1919, comme sergent fourrier au 22e d’infanterie coloniale. Joseph (1891-1915) part au 13e Dragons comme bourrelier-sellier. Jusqu’en octobre 1915, il court peu de risques, par contraste avec la situation de Marcel, mais il est alors intoxiqué lors d’une attaque au gaz et meurt à l’ambulance de Mourmelon-le-Petit, le 6 novembre. Marthe (née en 1893) est en 1914 employée de maison chez de riches commerçants parisiens ayant belle demeure à Fontainebleau. Ses lettres constituent un beau témoignage sur la vie à Paris et sur les rapports sociaux entre patrons et domestiques. Lucien (1895-1968), cultivateur, entre à la caserne en décembre 1914 au 89e RI. Fin mai 15, il est envoyé sur le front, au 168e. Il est blessé une première fois en 1915 et une deuxième fois en 1916. Ses lettres, publiées sans correction des fautes, contrastent avec celles de Marcel. Il écrit de manière phonétique, le même mot pouvant présenter une forme différente à deux lignes de distance. Ainsi (27-9-15) : « L’ataque que [je] vous avais parlé c’est trai bien passée. Je suis été blessé d’ai le débu de l’attaque. Je suis blessé à l’épaulle gauche. » Si la plupart des Français mobilisés en 1914 savaient écrire, la maîtrise de la langue était très inégale d’un combattant à l’autre. Parfois au sein de la même famille. Au-delà des fautes d’orthographe ou des tournures maladroites, c’est aussi la capacité à traduire son expérience en mots qui diffère lourdement. Tandis que Marcel raconte les combats auxquels il prend part avec force détails, Lucien écrit simplement, le 11 mai 1917 : « Je te garanti que nous anvoillons [en voyons] des merdes. » Les deux plus jeunes frères, Charles (né en 1897) et Léon (né en 1900) ont été moins touchés par la guerre. D’abord réformé, Charles est devenu mécanicien d’aviation. Léon était trop jeune pour faire la guerre et n’a pas quitté la maison familiale, ni l’activité de cultivateur.
Des apports variés
À ses parents, Marcel ne cache pas la pénibilité de sa vie au front : il ne gomme pas les aspects les plus durs des conditions matérielles et des combats auxquels il participe. Le 17 mai 1915, il écrit : « Quel tableau ! on voit des lambeaux de chair et des bouts de capote, voire même un bras ou une jambe accrochés aux branches déchiquetées des chênes. » Les historiens qui ont parlé d’aseptisation de la guerre dans les récits des combattants auraient dû en lire. Mais Marcel oscille comme beaucoup entre besoin de raconter et nécessité de rassurer. Le 31 mai 1915, alors que son frère va rejoindre le front, dans l’infanterie, Marcel note : « Chers parents, je vous ai écrit carrément ma façon de penser avec toutes mes récriminations à certains moments. J’ai peut-être eu tort. Car vous avez déjà assez de préoccupations sans cela. Mais c’était plus fort que moi. Maintenant que nous sommes 2 [au front], vous serez encore bien plus sur le qui-vive. » En réalité, les lettres qui suivent montrent qu’il ne renonce pas aux récits saisissants de sa vie aux tranchées. Devant l’horreur, « carnage », « extermination d’hommes », « guerre de cent ans », Marcel réclame la paix dès novembre 1914 et à plusieurs reprises ensuite. Il critique les embusqués, il suggère que ceux qui veulent la guerre viennent la faire. Il souhaite que le mauvais temps détruise les récoltes, ce qui hâterait la fin. Sur le fond, le témoignage de Lucien est tout aussi intéressant : quasiment muet sur les combats, il rend systématiquement compte dans ses lettres de sa situation matérielle et de ses besoins. Son témoignage rappelle ainsi l’importance des colis que lui expédie notamment Marthe, sa sœur, depuis Paris. Les lettres de Lucien révèlent également son désir de voir la guerre se terminer, ou, du moins, son désir d’échapper à la violence et aux souffrances de la vie au front. Le 27 septembre 1915, il estime que sa blessure est un bon filon. De Paris, Marthe écrit à ses parents et à ses frères, leur envoyant des colis et leur faisant envoyer des colis par sa patronne. Celle-ci tricote pour les soldats et participe à l’œuvre de la Croix Rouge. Mais la domesticité est fort exploitée, et c’est parfois « en fraude », c’est-à-dire en quelques minutes prises sur un temps de travail sans limite, que Marthe peut écrire. Elle critique les vacances de ses patrons à Nice et les dîners « à tout casser, vins fins, champagne », ce qui, en ce moment, « ne devrait pas être permis ». Auparavant, le 3 août 1914, elle avait montré qu’à Paris aussi « rien ne marche plus et tout le monde pleure », ce qui est bien connu dans les campagnes.
La solidarité du clan
En elles-mêmes, les lettres de chacun sont riches, mais publiées dans l’ensemble familial elles prennent une nouvelle épaisseur. Grâce à ces regards croisés, les relations humaines se dévoilent. Marcel et Joseph ne vivent pas la même guerre. Marcel écrit ainsi à ses parents (17-5-15) : « Je vois que Joseph ne sera jamais si heureux que pendant la guerre, car il n’a jamais connu la misère. Son emploi vaut une fortune. Ce n’est pas comme nous, pauvres misérables. » Le déchirement de Marcel à l’annonce de la mort de Joseph est terrible. Lui qui était jusqu’ici compréhensif à l’égard de l’ennemi est assailli par un désir de vengeance. Le 27 novembre 1915, il écrit : « Quel malheur. Je ne m’attendais pas à une pareille nouvelle. Je suis consterné. Je n’ose pas y penser. […] Ignoble race de boches. Je ne sais ce que l’avenir me réserve. Mais si l’occasion s’en présente, il n’y a pas de pardon, je le vengerai. » Les pages qui entourent le silence de Joseph et l’annonce officielle de sa mort constituent un bon témoignage sur l’angoisse des familles, le désir de conserver un espoir malgré tout. Alors que la lettre maternelle du 1er novembre est retournée à l’envoyeur avec la mention « le destinataire n’a pu être atteint », Marthe écrit encore à ses parents, le 15 : « Avez-vous des nouvelles de Joseph ou alors que devient-il ? […] Une lubie ne lui durerait pas aussi longtemps. […] Tout cela donne à réfléchir. Mais si jamais il est en bonne santé et que ce soit un caprice, qu’est-ce que je lui passerai ! »
Sur Lucien, le regard de Marcel est celui d’un grand frère bienveillant : lui qui se met régulièrement en colère contre les embusqués incite son frère à choisir une arme moins exposée que l’infanterie. Plus tard, il se réjouit de sa « fine blessure » et l’encourage à prolonger sa convalescence. Il lui écrit (9-11-15) : « Tu ne me dis pas si on t’a retiré ton éclat d’obus. Si tu l’as encore, tâche de tirer au cul avec ça. Après ta permission, tu retourneras sans doute au dépôt. Essaie d’y rester un moment. Mais quand tu verras que ton tour approche, tu pourrais choisir un régiment en partant comme volontaire lorsque l’on demandera un renfort, de préférence un régiment de réserve. […] Si, étant au dépôt, on demandait des hommes pour le génie (pour rester en France) ou pour apprendre la mitrailleuse (la mitrailleuse, c’est un bon filon) tu n’as qu’à demander. » C’est d’ailleurs de Lucien que Marcel se rapproche le plus dans les souffrances quotidiennes, le désir d’échapper au front et de voir la guerre se terminer. Marcel aussi se réjouit de trouver un bon filon comme en septembre 1915 : « Je suis tantôt près du capitaine, tantôt au téléphone pour transmettre les ordres. Et au lieu de rester dans la tranchée à me faire geler la nuit et le jour, je suis dans une solide cabane et j’ai l’avantage de pouvoir dormir une partie de la nuit. » Les relations sont étroites aussi avec les jeunes restés à Vézelay et on aspire à de belles parties de chasse. La solidarité du clan familial se double d’un rapport étroit au « pays » : souci de se retrouver entre camarades du pays, de recevoir des nouvelles du pays. En cela aussi, les frères Papillon de Vézelay sont proches des soldats de toutes les régions de France.
« Si jamais l’on rentre, on en parlera de la guerre ! »
Pour conclure, donnons la parole à Marcel, qui écrit (13-4-15) : « Nous avons passé une semaine terrible, c’est honteux, affreux ; c’est impossible de se faire une idée d’un pareil carnage. Jamais on ne pourra sortir d’un pareil enfer. Les morts couvrent le terrain. Boches et Français sont entassés les uns sur les autres, dans la boue. On marche dessus et dans l’eau jusqu’aux genoux. Nous avons attaqué deux fois au Bois-le-Prêtre. Nous avons gagné un peu de terrain – qui a été en entier arrosé de sang. Ceux qui veulent la guerre, qu’ils viennent la faire, j’en ai plein le dos et je ne suis pas le seul. […] Dans la passe où nous sommes, la mort nous attend à tout moment. […] Enfin, il ne faut pas désespérer, on peut être blessé. Quant à la mort, si elle vient, ce sera une délivrance. […] Si jamais l’on rentre, on en parlera de la guerre ! » Dernière phrase qui signifie qu’il y aura des comptes à régler, des changements (politiques ? sociaux ?) à effectuer. Mais il semble que, comme beaucoup, les Papillon aient préféré oublier. Marcel est entré dans les chemins de fer. Il s’est marié en 1935, à 46 ans, et a terminé sa vie à Saintes. Après son mariage en 1917, Marthe fut employée dans un grand magasin. Décoré en septembre 17, obtenant une citation dans les derniers affrontements d’octobre 18, Lucien revient de guerre avec un emphysème qui le handicape à vie. Démobilisé au printemps 19, il devient maçon et se marie en 1932. Figure locale haute en couleur, il est apprécié pour ses qualités d’artisan par les personnalités du monde artistique vivant à Vézelay.
Cédric Marty et Rémy Cazals

*Marthe, Joseph, Lucien, Marcel Papillon, « Si je reviens comme je l’espère », Lettres du Front et de l’Arrière, 1914-1918, recueillies par Madeleine et Antoine Bosshard, postface et notes de Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2003, 399 p. Édition de poche dans la collection Tempus, Paris, Perrin, 2005. Voir aussi Rémy Cazals, « L’originalité du témoignage de la famille Papillon », dans L’Yonne dans la Grande Guerre 1914-1918, Actes du colloque de novembre 2013, Auxerre, Les Cahiers d’Adiamos 89, n° 10, 2014, p.71-83, avec photos des membres  de la famille.

Nous devons beaucoup à la recherche généalogique effectuée par Michel Mauny, que nous remercions.

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Herbert, Alan Patrick (1890-1971)

1) Le témoin

Né le 24 septembre 1890, d’un père irlandais catholique et d’une mère anglaise protestante, Alan Herbert grandit à Leatherhead et perd sa mère quand il a huit ans. Admiratif de l’œuvre de Robert Nichols, il s’essaie à l’écriture poétique et publie ses premiers vers en 1910 dans la revue Punch. La même année, il entre à Oxford pour y poursuivre des études de lettres classiques puis de droit.

Le 5 septembre 1914, Alan Herbert s’engage dans la Royal Naval Volunteer Reserve en qualité de marin de seconde classe. Un mois plus tard, il apprend que son frère cadet, Owen, est porté disparu au cours de la retraite de Mons. Il épouse Gwen Quilter en janvier 1915 et suit la formation pour devenir officier. Le 10 mars, il est promu sous-lieutenant et part deux mois plus tard pour les Dardanelles. Après avoir pris part à la 3e bataille de Krithia, particulièrement meurtrière, Herbert est hospitalisé pour entérite puis affecté aux services secrets de la marine à Whitehall. Au cours de l’été 1916, il est jugé apte à réintégrer le front et rejoint son bataillon à Abbeville. Après avoir été affecté au secteur de Souchez, en juillet, le bataillon retrouve la Somme et subit des pertes sévères au cours de la bataille de l’Ancre. Herbert est un des deux seuls officiers à s’en sortir indemne. Le poème qu’il écrit pour rendre compte de ces combats laisse poindre une colère à peine contenue. De retour au front, à Pozières, en février 1917, Herbert obtient le grade d’adjudant. Blessé par un éclat d’obus à Gravelle, en avril, il est rapatrié en Grande-Bretagne. Sa blessure à la fesse gauche est de celles qu’espèrent tous les combattants : suffisamment sérieuse pour justifier un traitement long mais sans séquelle permanente. Au cours de sa convalescence, il commence la rédaction de The Secret Battle et continue à publier régulièrement des poèmes dans Punch. Le recueil édité en 1918, The Bomber Gypsy, est dédié à son épouse et à toutes les épouses qui ont attendu dans l’anxiété le retour de leur mari. Un des thèmes récurrents du recueil est la force du lien qui unit ceux qui ont combattu côte à côte. Herbert évoque à ce sujet la camaraderie qui se rit de la peur.

Tout au long de son parcours de combattant, Herbert a écrit des poèmes, dont certains ont été publiés dans Punch, ce qui lui a valu une certaine renommée auprès des hommes dont il avait la charge. Il acquiert aussi une réputation de farceur et se permet régulièrement des entorses à la discipline. Il faut dire que la Royal Naval Division a un statut particulier qui favorise les comportements non-conformistes. Créée le 3 septembre 1914, cette division est composée d’hommes au fort tempérament, dont Rupert Brooke et John Asquith, le fils du Premier ministre. En juillet 1916, l’unité est incorporée à l’armée de terre. Quand le général Shute essaie d’imposer à la division la discipline qui prévaut dans l’armée de terre, souhaitant notamment interdire le port de la barbe, les officiers de la division, dont Herbert, ne s’en laissent pas conter et s’y opposent. Dans ses poèmes, Herbert s’amuse des épisodes de ce genre, mais il sait aussi être amer et évoquer avec sensibilité des conséquences des combats.

En octobre 1918, il embarque pour l’Égypte. Les deux derniers mois de la guerre seront particulièrement mouvementés pour son unité. Un des navires du convoi est coulé par les sous-marins allemands. Les tempêtes font rage en cette saison au large des côtes méditerranéennes. A cela s’ajoute l’épidémie de grippe espagnole qui sévit au sein de l’équipage. Malgré ces aléas, il débarque sain et sauf à Port Saïd pour apprendre quelques jours plus tard que l’armistice a été signé.

La production littéraire de Herbert a été abondante et diversifiée, avec toujours un talent aiguisé pour la satire. Après la publication de The Secret Battle, en 1919, il publie The House by the river, roman qui met en scène un poète des tranchées ayant commis un meurtre. Il a également exercé le métier d’avocat et a été élu député du Parti Indépendant. Comme la plupart des combattants, il continuera régulièrement à faire des cauchemars de la guerre. Dans The War Dream, il écrit : « Je voudrais tant ne pas rêver de la France / Obligé de passer mes nuits dans un état de terreur mortelle. » Il s’éteint le 11 novembre 1971.

2) Le témoignage

Publié en 1919, The Secret Battle est un des premiers témoignages de combattants publiés sous forme de roman. Le choix de la fiction s’explique en partie par le sujet traité : l’exécution d’un officier pour un simple moment de faiblesse. La condamnation du système disciplinaire de l’armée britannique et l’analyse des effets psychologiques de la guerre sur les combattants sont des sujets rarement évoqués au lendemain de l’armistice. Si le roman ne connaît pas le succès commercial, il est néanmoins encensé par de nombreux critiques et retiendra notamment l’attention de Lloyd George, qui en conseille la lecture à Winston Churchill, lequel écrira une préface pour l’édition de 1928. Le futur Premier ministre britannique évoque un cri arraché aux troupes combattantes… qui doit être lu par la nouvelle génération afin que personne ne se baigne d’illusions sur ce qu’est la guerre.

3) Analyse

Les faits relatés dans The Secret Battle sont directement inspirés de l’expérience d’Alan Herbert sur les fronts occidentaux et orientaux. Des Dardanelles, en 1915, à la bataille de la Somme en 1916, le roman suit l’itinéraire personnel de l’auteur et propose une description réaliste de la guerre du point de vue d’un sous-lieutenant. Le récit de la campagne de Gallipoli est particulièrement documenté. Oscillant entre gravité et humour, le roman possède un style typiquement britannique, qui reflète une vision ironique et désabusée de la guerre.
Jeune officier s’étant engagé dès 1914, le personnage d’Harry Penrose rêve d’héroïsme et se coule sans difficulté dans le moule militaire, mais petit à petit le doute prend le dessus. Ayant remarqué certaines faiblesses chez le jeune officier, son colonel l’assigne à des corvées répétitives et dangereuses pour le mettre à l’épreuve. Blessé à Arras, Penrose est envoyé en Angleterre, où on lui propose un poste dans les services secrets mais il préfère repartir en France. Dès son retour sur le front, à Beaucourt, le colonel lui donne l’ordre de rejoindre la tranchée de tir à la tête d’un détachement. Le bombardement nourri oblige les hommes à prendre régulièrement abri dans les fossés. Penrose décide de se replier le temps que la canonnade cesse. Il est immédiatement arrêté. Une cour martiale le condamne au peloton d’exécution pour lâcheté face à l’ennemi. La sentence sera exécutée une semaine plus tard.
Le personnage de Harry Penrose repose essentiellement sur les états de service de l’auteur mais toute la partie consacrée au procès se nourrit de l’expérience du sous-lieutenant Edwyn Dyett, l’un des trois seuls officiers à avoir été exécutés pendant la guerre, sur un total de 343 exécutions. La mort d’Edwyn Dyett, le 5 janvier 1917 a fortement marqué Herbert, même si les deux hommes appartenaient à des bataillons différents. The Secret Battle est en partie une réaction de colère au traitement injuste subi par Dyett. Des détracteurs du roman ont avancé que Herbert aurait refusé de témoigner au procès puis aurait écrit ce roman pour exorciser sa culpabilité, mais cette théorie n’a jamais pu être validée.

The Secret Battle a ouvert la voie à une nouvelle forme de littérature de guerre, où les protagonistes sont plus des victimes que des héros. Pris dans les rouages de la machine militaire, l’individu ne dispose plus que d’une marge de manoeuvre très réduite. En fait, il doit se contenter d’endurer et de souffrir.

Le style d’Alan Patrick Herbert est pour beaucoup dans l’impact du livre. Sa description ironique, voire acerbe, du procès de Penrose, en rend parfaitement compte :

« Le conseil, composé d’un général de division et de quatre autres officiers, me fit une impression plutôt favorable. Le général, qui remplissait les fonctions de Président, était un homme trapu, d’aspect bienveillant, le visage agrémenté d’une belle moustache et d’un regard d’acier bleu. Les rangées de décorations qu’il arborait étaient si nombreuses qu’en les regardant du coin sombre où j’étais placé elles me firent penser aux compagnies d’un régiment de scarabées paradant en colonnes serrées. Tous ces hommes étaient impeccablement lustrés : ce mot est le bon, car ils faisaient réellement penser à des chevaux bien nourris; leur peau étincelante, le cuir de leurs ceinturons et de leurs bottes, leurs éperons cliquetants, et l’ensemble de leur harnais, tout cela avait belle allure et scintillait à la lueur du feu de cheminée. Ces créatures lustrées qui se dirigeaient lourdement vers leur table en faisant cliqueter leur ferraille me firent penser au jour où je m’étais rendu aux écuries royales de Madrid. Ils s’assirent et piaffèrent de leurs sabots vernis, pestant intérieurement d’avoir fait un si long chemin pour « un de ces satanés conseils de guerre. » Mais tous les visages disaient aussi : « Dieu merci, j’ai au moins eu mon avoine aujourd’hui ».
C’était des hommes justes, selon leurs critères. Ils accompliraient la chose avec conscience et je ne pouvais espérer meilleure cour. Mais en tant que juges ils s’en tenaient à cette fatale hérésie militaire selon laquelle les formes et les procédures de la Loi des Armées constituent le meilleur mécanisme possible pour découvrir la vérité. Ce n’était pas de leur faute; ils avaient toujours pensé ainsi. Et leur vanité poussait l’hérésie jusqu’à se proclamer les meilleurs agents possibles dans le dévoilement de la vérité, car ils étaient des hommes honnêtes, francs et directs, n’ayant besoin d’aucune aide. N’importe lequel d’entre eux vous aurait dit : « Mais, mon bon Monsieur, rien n’est plus impartial pour le prisonnier qu’un conseil de guerre », et si vous consultez les registres ou assistez au procès d’un soldat pour un simple « délit », vous en conviendrez. Mais si le cas est complexe, avec des témoignages douteux, des interférences et des animosités cachées, alors là, les hommes « honnêtes et directs » semblent quelque peu perdus. »

Francis Grembert, janvier 2016

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Dury (famille)

Sous le titre De la Terre à la Guerre, Sébastien Langlois a décrit « la vie d’une famille bourguignonne pendant la Première Guerre mondiale » (Viévy, Editions de l’Escargot Savant, 2014, 352 p.). Le livre résulte de l’intérêt pour l’histoire de la Grande Guerre de ce chargé des collections numériques à la bibliothèque patrimoniale et d’étude de la ville de Dijon, et de la découverte fortuite de 200 lettres principalement adressées aux parents, Jules et Claudine Dury, par fils et neveux. L’histoire de la famille est celle de petits paysans du Brionnais, partie la plus au sud du département de Saône-et-Loire, spécialisés dans l’embouche du bétail, travaillant pour les grandes familles, en particulier celle du marquis local. Des paysans conservateurs, fortement marqués par l’empreinte religieuse catholique. Avant la guerre, déjà, les jeunes quittaient la terre pour aller vers l’artisanat ou le petit commerce dans les villes voisines et jusqu’à Paris, perspective effrayante pour certains (p. 41). Cinq fils et un gendre furent mobilisés en 1914 ; bilan : 2 morts, 1 blessé grave, 1 prisonnier.
Le livre, imprimé en Pologne, est bien édité et illustré de nombreuses photos. L’auteur a choisi, dans une première partie, de décrire les divers aspects de la guerre en s’appuyant sur les extraits de lettres significatifs ; la deuxième partie, sur un papier de couleur différente, donne la transcription intégrale des lettres en respectant une orthographe souvent défectueuse.
La correspondance débute en fait avant 1914 avec quelques lettres du régiment qui signalent les ravages d’épidémies dans un milieu où règne la promiscuité (p. 23) et qui énoncent une grande vérité (p. 27) : « Celui qui n’a pas d’argent au régiment n’est pas heureux. »
Suivent les chapitres qui présentent les diverses phases de la guerre, à l’arrière avec les femmes qui doivent prendre en main la vie économique et dont certaines avouent leur fatigue (p. 66). Pour les soldats, c’est la vie dans les tranchées, la boue (p. 79) : « Jamais j’ai vu une parreille mélasse, on en a jusqu’au ventre » ; le filon des secteurs calmes qui contraste avec les moments où l’infanterie n’est que chair à canon ou pions lancés dans des attaques meurtrières ; la soupape de sécurité que constituent les permissions.
La correspondance montre l’importance des liens avec la famille, le « pays », les copains. Les « saveurs du village », beugnettes (p. 25) et fromages de chèvre (p. 84) sont toujours les bienvenues.
Si les membres de cette famille disent toujours qu’il faut chasser les Boches pour avoir, enfin, la paix, on trouve quand même quelques pensées autres. Par exemple en juillet 1915 lorsque la cousine Marie souhaite à son frère Louis, blessé par balle (p. 122) : « Je demande qu’il guérisse bien mais lentement tu comprends ! » Ou lorsque Stéphane Dury, en avril 1917, estime que « lai gros » sont responsables de la guerre, ces « bandit la qui nous font detruire aujourd’hui ». Il rejoint même « l’utopie brève » du refus de produire pour hâter la fin de la guerre, rencontré chez bien d’autres combattants d’infanterie : « Nous autres on sait qu’on est tous pour être détruit on voudrait qu’il n’y est absolument rien ils s’y arreté peutêtre s’il n’avait rien a se mètre sous la dents se n’est pas eu qu’il veule travallier la terre ceux qui nous font tuer ils sont bien trop feniants. »
Rémy Cazals, décembre 2014

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Richebé, Gaston (1895-1963)

Souvenirs de guerre d’un fantassin
Arras, Imprimerie centrale de l’Artois, 1956 et 1962

Appartenant à une famille bourgeoise de Béthune, Gaston Richebé, arrière-petit-fils d’un maire de Lille, est étudiant en 1ère année de mathématiques spéciales en 1914. Classe 15, il est ajourné au début 1915, puis incorporé au dépôt du 33e RI (Arras/Cognac) en septembre. Il est reçu à un concours pour l’école d’aspirants de Joinville (stage de janvier à avril 1916). Il monte au front dans l’Aisne à Vendresse-Beaulne (juin-juillet). Transféré sur la Somme le 8 août, le 33ème RI commence sa marche d’approche le 3 septembre. Au moment d’une relève (10 septembre 1916), l’aspirant Richebé est blessé au bras par de petits éclats ; après une convalescence, il rejoint son unité à Pontavert en février 1917. Il participe à l’offensive d’avril en réserve d’Armée derrière le 201e RI. Dans les Flandres pendant l’été et l’automne, le 33e revient à Craonne en janvier 1918. Richebé est fait prisonnier le 12 juin lors de la percée allemande du Chemin des Dames ; prisonnier à Rastatt puis à Graudenz (Prusse Orientale), il est rapatrié en janvier 1919 par Copenhague et Cherbourg et démobilisé en septembre 1919.

Richebé écrit ses souvenirs (1952) plus de trente ans après les faits, plutôt « pour son plaisir personnel que pour tout autre motif. » Il souhaite, dans sa préface, compléter l’histoire générale par l’énonciation de faits particuliers. Il s’essaie à la précision, se servant de carnets de poche où il notait les événements au jour le jour (cependant certains se sont perdus). Une 2e édition (1962) fait quelques corrections secondaires, supprime quelques noms propres, et précise dans l’introduction : « je compte surtout sur la compréhension, sinon toujours sur l’adhésion, des hommes de mon âge ; les jeunes ont d’autres soucis, mais s’ils me lisent, je souhaitent qu’ils apprécient l’immense sacrifice consenti par ceux de 1914 – 1918. »

Le récit de Gaston Richebé est neutre, assez mesuré dans ses descriptions, et peu précis sur les états d’âme de l’auteur. Celui-ci est aspirant et parle d’un grade assez décevant, peu considéré mais entraînant pas mal d’inconvénients (rôle de chef de section assez ingrat selon lui), avec notamment celui d’être dans certaines compagnies assimilé aux sous-officiers (popote). Il est assez vite désabusé, évoquant par exemple les ivresses fréquentes de son commandant de compagnie (Aisne, printemps 1916). Il évoque la bataille de la Somme, le marmitage permanent et l’impossibilité de sortir à l’assaut, à cause de la difficulté à réduire les mitrailleuses allemandes. Le récit se fait ici plus vivant, plus précis : « Je ne sais comment cette relève s’est effectuée sans grosse casse. La lune s’était levée dans un ciel assez clair, et les tirailleurs allemands n’étaient pas loin. La compagnie, mal dirigée, se trouve à la file indienne debout sur ce terrain battu par les mitrailleuses. Il y a de la pagaille, des bruits d’armes entrechoquées, des ordres criés trop haut. Les boches devaient être bien fatigués, eux aussi, pour ne pas nous avoir inquiétés. »
Il est ensuite blessé légèrement au bras : « nous avions ce qu’on appelait la fine blessure .»
L’attaque du 16 avril 1917 est décrite depuis une position de 2ème ligne. Richebé dit voir du plateau où il se trouve brûler les chars du commandant Bossut, lancés à sa droite dans la plaine de Corbeny. L’avancée du 33ème, en soutien du 201ème RI, est très difficile et les hommes sont bloqués à contre-crête, avec une artillerie placée en contre-bas et qui ne peut les aider efficacement. Le combat est dur « je vois encore un de nos sergents, debout sur les parapets, lançant des grenades dans les abris et me demande toujours comment il en est sorti », la progression décevante et après le 19, journée confuse, un calme relatif s’établit. Richebé résume : « cette période reste pour moi un cauchemar. »
Le récit évoque ensuite le transfert en Belgique et le soutien à l’offensive anglaise dans les Flandres (bois d’Houthulst, août 1917). Il évoque les désagréments liés à un phénomène nouveau, le bombardement aérien de nuit par l’aviation allemande : « A 10 ou 15 km du front, nous n’avions pas de tranchées, et aux alertes nous devions quitter précipitamment nos cantonnements trop exposés, nous égailler dans la campagne et passer, en somme, une fort mauvaise nuit. »
L’auteur décrit ensuite la vie de tranchée de retour dans le secteur de Berry-au-Bac puis de Craonne, puis l’entraînement en liaison avec les chars Ft 17 (mai 1918). L’esprit « militaire » est absent chez lui, « j’en avais assez de rester sous-officier avec mon grade d’aspirant, bien que j’eusse le commandement d’une section. »
Fait prisonnier le 12 juin 1918 vers Soissons (Vertefeuille) à la fin de la percée allemande, il insiste sur le rôle positif de la Croix-Rouge qui, au long de sa captivité, contribue à adoucir sa vie matérielle. Transféré en décembre 1918 en France, il rencontre de Gaulle en passant au dépôt de Cognac, capitaine hautain et distant, rentrant aussi de captivité « Il ne fréquentait pas grand monde .»
Au total un récit intéressant surtout pour la description du combat de la Somme, de l’Aisne et la reprise de la guerre de mouvement en 1918.

Vincent Suard

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Guilhem, François (1886-1945)

Né à Toulouse le 7 avril 1886. Service militaire de 1907 à 1909. Marié en 1911. Une fille. Manutentionnaire aux entrepôts de la société L’Épargne. Sympathisant socialiste. Mobilisé en 1914 au 296e RI. Ses lettres à sa femme témoignent, une fois de plus, que la guerre a fait redécouvrir l’amour conjugal. Ainsi : « Je te demande d’avoir du courage jusqu’à la fin, songe que je suis obligé d’en avoir, moi qui suis obligé de lutter contre un terrible ennemi et contre la séparation de ma famille ; songe un peu, quand je jette mes yeux sur la photo que tu m’as envoyée, ce qui peut se passer en moi-même… » (12-12-14). D’un autre côté, les lettres ne manquent pas de pugnacité et d’ironie. Par exemple, le 27 mai 1915 : « Émile m’a appris par sa lettre d’hier que Gourg avait été tué. Il prêchait la guerre dans le temps ; il ne la prêchera plus. » Ou encore, le 19 août 1915 : « Je voudrais bien voir ces embusqués à ma place, ceux qui ne sont jamais venus au front, comme le gendre de Caillabel par exemple ; ils en chieraient toute une. » Et, le 19 mai 1916 : « Pauvres mères, vous pouvez faire des enfants, la boucherie militariste les attend. Ah ! que je suis heureux d’avoir une fille ; elle ne viendra pas au moins se faire hacher sur un champ de bataille et si, après la guerre, favorisé par le sort, si je réussis à m’en sortir, ceux qui viendront me prêcher la repopulation seront reçus avec tous les honneurs dus à leur grade. » Et encore : « Tu me dis que Pierrillou a été cité à l’ordre du jour et qu’il a eu la croix de guerre ; il vaut mieux celle-là que la croix de bois » (22-7-16).
Le récit de ce fantassin rejoint ceux de ses semblables et décrit la boue, le froid, les veilles, les attaques stupides, les poux : « Ma chère Augustine, tu feras bien de m’envoyer de la poudre pour les poux, car pourtant qu’on les chasse et qu’on se change, on en est rempli, et ils sont gros et tu peux croire qu’ils piquent ; tu verrais les types, sitôt qu’on a une minute, à sortir la chemise et à faire la chasse ; on a le corps tout rouge de piqûres » (14-8-15).
Le régiment commence la guerre en Alsace, puis il est transféré en Artois, devant Vermelles, village occupé après le repli allemand (voir Barthas, Hudelle). Le 25 décembre 1914 : « Chère Augustine, je me rappellerai longtemps de cette nuit de Noël : par un clair de lune comme en plein jour, une gelée à pierre fendre, nous sommes allés vers les 10 heures du soir porter des poutres dans les tranchées ; quel n’a pas été notre étonnement d’entendre les Boches chanter des cantiques dans leurs tranchées ; les Français dans les leurs, puis les Boches ont chanté leur hymne national et ont poussé des hourrah ; les Français ont répondu par le Chant du départ ; tous ces chants poussés par des milliers d’hommes en pleine campagne avaient quelque chose de féerique. » Une pause dans une guerre sans fin : « Quant à la paix, je crois que si aucune puissance neutre ne s’en mêle, nous y sommes pour longtemps car de la manière que nous faisons la guerre, il est presque impossible d’avancer, tant aux Boches qu’à nous » (30-12-14).
Le 10 mai 1915, François est atteint par une balle au sommet du crâne : « Tu peux croire que cette balle a été la bien venue. » Soigné, il essaie de faire durer la séquence et même de s’embusquer pour de bon : « Je deviendrai peut-être l’ordonnance du major en chef des hôpitaux de Béziers, mais je ne suis pas sûr de réussir » (13-7-15). En effet, cela ne marche pas et il doit repartir, avec le 96e, à Beauséjour, et participer à l’offensive du 25 septembre en Champagne. Le 12 octobre, il peut écrire : « Cette nuit nous avons été relevés des tranchées et nous sommes dans un bois ; nous n’avons ni eau pour nous laver, ni rien, mais nous sommes hors de danger, c’est l’essentiel. Nous crevons de faim et de soif. Nous avons passé 15 jours terribles, nous avons eu beaucoup de morts et de blessés ; moi, je n’ai pas eu seulement une égratignure ; encore une fois je m’en suis sorti ; j’ai eu un fusil partagé dans les mains par un éclat d’obus et je n’ai pas eu la chance d’être blessé. » Un peu plus tard (2 décembre 1915), il tire des conclusions plus larges : « Tu peux croire que j’en ai assez de cette vie ; toujours au danger, la pluie, le froid, mal nourris, dévorés par les poux, nous avons tout pour nous faire souffrir ; il faut avoir la volonté de vivre pour supporter tout cela. »
1916 le trouve à Berry-au-Bac et au bois de Beaumarais, élément d’un « troupeau de moutons qui suivons ceux qui nous commandent ». Les secteurs chauds et ceux où « on ne se croirait pas en guerre » alternent. En juillet, c’est Verdun. Alors, les lettres de sa femme lui sont retournées avec mention « le destinataire n’a pu être atteint ». François est en effet porté disparu à Fleury le 4 août. Blessé, récupéré par les brancardiers allemands, il est soigné à Ulm, et sa première lettre de captivité n’arrive à Augustine que le 6 septembre. Peu après, il précise : « Je garderai longtemps le souvenir de mes derniers combats qui dépassent en horreur tous ceux que j’avais vécus ; aussi je suis heureux d’être loin de ces champs de massacre. Je vois d’ici le mauvais sang que tu as dû avoir fait pendant le temps que tu es restée sans nouvelles, mais maintenant tu peux dormir tranquille car tu es sûre de me revoir. »
Une fois guéri, il participe aux travaux agricoles en Allemagne : « Je laboure tous les jours, je suis devenu bon, mais si je reviens en France, je ne crois pas de continuer ce métier-là. »
Rémy Cazals
*Lettres numérisées par le petit-fils, Jean-Marie Donat. Un exemplaire sera déposé aux Archives municipales de Toulouse. Photo de François Guilhem, sa femme et sa petite fille dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 244.

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Ducruy, Cyrille (1887- ?)

Encore une publication discutable d’une correspondance qui a une bonne valeur de témoignage. On ne donne même pas la date de naissance du « soldat écochois » (du village d’Écoche, Loire) qui est en réalité né à Coublanc (Saône-et-Loire). La recherche dans les archives en ligne de ce département donne la date précise, 21 octobre 1887, et la profession du père, cultivateur, mais l’absence de mention marginale ne permet pas de connaître la date de décès. On sait quand même que Cyrille était marié, qu’il avait une petite fille de 3 ans, Amélie, et qu’il était cultivateur à Écoche. Ensuite, choisir de transcrire 270 lettres sur 340, les plus intéressantes, peut se justifier. Mais l’idée de les classer en trois parties (chronologique, thématique, et en lien avec les grands événements historiques) se révèle bien vite une erreur de méthode comme cela sera montré ci-dessous.
Le premier intérêt de cette correspondance d’un cultivateur (avec quelques réponses de sa femme, Marie), c’est de montrer son intérêt permanent pour la marche de son exploitation. Il donne des conseils précis pour les semailles, les récoltes et l’élevage des quelques vaches, et il commande à plusieurs reprises à sa femme de ne pas se tuer à la tâche. Avant de monter vers le front, apercevant depuis la caserne du Puy des paysans au travail, il écrit : « Quand je les vois labourer, ça me rend malade de me voir enfermer à ne rien faire pendant que j’aurai aussi tant de travail chez moi. » Si, au tout début (10-8-1914), il croit que la guerre est déjà gagnée grâce aux victoires en Alsace, il note aussi le suicide de deux hommes « car ils avaient trop peur de partir ». Puis il espère se faire réformer et il donne à son frère des conseils dans le même sens.
Il part vers le front en mai 1915 et, sans être encore dans les tranchées, il découvre et décrit les fléaux que sont les poux, les puces et les rats, mais également les mouches qui pullulent en juin, tombant par dizaines dans la nourriture. Il découvre aussi la camaraderie et apprécie les gars du Midi : « Ils sont très honnêtes et ont l’air tous aussi bons garçons les uns que les autres. » Mais, dès ce même mois de juin, il oppose, dans cette guerre, ceux qui gagnent de l’or et ceux qui se ruinent. En septembre, il s’en prend à cette « belle civilisation » dans laquelle les hommes sont traités plus mal que des bêtes. Plus tard, à propos des vaccinations qui démolissent les plus solides, il écrit : « À présent on sulfate les hommes comme la vigne. Nous allons vivre joliment vieux si les Boches nous tuent pas. » En décembre, pas question de souscrire à l’emprunt de la défense nationale, fait pour prolonger « notre martyre ». Au début de 1916, au 38e RI, Ducruy est en première ligne et demande « quand donc finira cette sale vie d’esclave et de martyr ». Il critique les journaux ; il donne à sa femme le conseil de se débarrasser des billets et de garder les pièces d’argent. Revient souvent l’invitation aux jusqu’au-boutistes de venir au front défendre « leur galette ». Lorsqu’il se foule la cheville, lorsqu’il est victime de dysenterie, il essaie d’aggraver le mal pour échapper aux tranchées, et, en octobre 1916, il est heureux d’apprendre qu’il a une deuxième fille : « Au moins elle n’aura pas à endurer les souffrances que nous endurons pour le moment. » Et, en février 1917, apprenant l’explosion d’une usine à poudre : « Je voudrais bien les voir toutes sauter. » Blessé au bras le 26 octobre 1917, il estime : « J’ai eu une grande chance d’avoir attrapé la blessure que j’ai, je serai tranquille pendant l’hiver. » En effet, il ne semble pas être remonté sur le front.
Dans cette « correspondance chronologique », on reste interdit de voir la partie « le front après Verdun » succéder à la partie « le front jusqu’à Verdun ». C’est que la partie « Verdun » a été détachée pour aller, vers la fin du livre, dans une rubrique « correspondance et événements historiques » où se trouvent en effet des pages sur le fort de Vaux en mars 1916, épisode le plus rude du parcours de Ducruy qui montre l’horreur du bombardement, les blessés, les morts, le manque de ravitaillement : « Ceux d’entre nous qui sommes encore en vie nous ne pouvons pas comprendre comme nous avons pu échapper à cette grêle d’obus qui nous a tombé jour et nuit dessus. Mais il en manque beaucoup à l’appel. » Il existe enfin une autre rubrique, celle de la « correspondance thématique » qui revient sur la gestion de la ferme et sur l’amitié, et surtout sur ce que le présentateur intitule « Critique des états-majors ». Ces lettres, qu’il aurait fallu laisser à leur place chronologique pour bien montrer l’évolution de la pensée du témoin, sont d’une violence extrême. Le 29 avril 1916 : « Si au moins cette maudite et criminelle guerre pouvait finir de bientôt et anéantir ce militarisme qui nous rend esclave aussi bien d’un côté que de l’autre. » Le 6 janvier 1917 : « Tous ces bandits de l’arrière qui ont tant soif d’une grande et belle victoire, s’ils passaient seulement quelques jours avec nous où nous sommes, je crois que leur appétit serait vite calmé, c’est facile d’être courageux quand on ne souffre pas. » Les « assassins de l’humanité » arrêteront-ils leurs crimes, demande-t-il le 8 février. Et le 15 mars, le mot est enfin prononcé : « Il nous faudra aller jusqu’au bout et peut-être jusqu’à la mort pour garantir et assurer de bons revenus aux capitalistes qui ont engagé leur capital dans ce métier criminel. » Ce petit cultivateur catholique a dû beaucoup discuter avec des camarades aux idées plus avancées. Aussi ne condamne-t-il point les mutineries, même s’il ne dit pas y avoir lui-même participé. Le 22 juin 1917, il note ces deux phrases : « Je crois que les grandes attaques sont finies pour nous à présent, il y a trop de régiments qui ne veulent rien savoir de la connerie militaire. C’est pourquoi on nous fait tant de faveur à présent pour nous remonter le moral mais il y a que la fin de tout cela pour nous le remonter. »
Rémy Cazals
*Si ça vient à durer tout l’été… Lettres de Cyrille Ducruy, soldat écochois dans la tourmente 14-18, textes recueillis et commentés par Christophe Dargère, Paris, L’Harmattan, 2010, 320 p.

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