Pireaud, Paul (1890 – 1970) et Pireaud, Marie (1892 – 1978)

Martha Hanna Ta mort serait la mienne

1. Les témoins

Paul Pireaud, agriculteur à Nanteuil-de-Bourzac (Dordogne), est marié à Marie Pireaud, née Andrieux, en février 1914. Il quitte son foyer à 24 ans le 3 août 1914, et sert d’abord au 12e escadron du Train [des équipages militaires] puis devient en 1915 canonnier au 112e régiment d’artillerie lourde, qui vient d’être créé. Il reste dans cette unité toute la guerre, passant notamment par Verdun et l’Italie. Marie accouche de leur fils unique Serge en juillet 1916. Paul, démobilisé en juillet 1919, reprend alors son activité agricole à Nanteuil.

2. Le témoignage

Matha Hanna, professeure émérite à l’université du Colorado (Boulder), a publié en anglais en 2006 « Your Death Would Bee Mine ». La traduction française a paru en 2008 avec le titre « Ta mort serait la mienne » (Éd. Anatolia, 428 pages). Ce travail est construit à partir des lettres échangées par les époux Pireaud, cette correspondance étant conservée au Service historique de la Défense à Vincennes (cote 1Kt T 458, correspondance entre le soldat Pireaud et son épouse, 1910 – 1927). L’autrice propose une histoire de ces paysans et de ce village dans la guerre, en expliquant, contextualisant et illustrant cette correspondance : à partir du dialogue échangé par ce jeune couple très épris, elle met en valeur des thèmes d’histoire sociale et des mentalités, en relation avec l’irruption du conflit dans cette Dordogne rurale, qui est aussi une irruption de la modernité. M. Hanna choisit d’approfondir certains aspects, sans négliger l’histoire militaire, et elle convoque beaucoup d’outils extérieurs (carnets, recensements, rapports administratifs, contrôle postal, etc…). Ces approfondissements s’accompagnent de nombreux extraits de lettres qui justifient tout à fait la présence de « Ta mort serait la mienne » dans notre corpus de témoignages.

3. Analyse

Le couple, qui n’est marié que depuis quelques mois en août 1914, a déjà un bon entraînement à la correspondance, car Paul a servi un an au Maroc (1912), alors qu’il était déjà fiancé. Les deux correspondants maîtrisent suffisamment l’écrit pour mener des conversations épistolaires, même si persistent des fautes d’orthographe ou de syntaxe, mais qui ne gênent pas la compréhension.

Se voir à l’arrière

Au début du conflit, l’affectation protégée de Paul (train des équipages) atténue l’angoisse de la séparation. Il fait partie d’une équipe mobile de boulangers et Marie est bien consciente de la situation privilégiée du couple : (octobre 1914, p. 78, avec autorisation de citation) « pour m’encourager je me dis que les autres sont toutes pareilles et que bien mieux je suis un peu favoriser puisque tu ne risque pas trop et que tant d’autres sont a la mort ou la vie. Si tu pouvais toujours y rester avec ces boulangers que je serais contente. » Le père de Paul est maire du village, et curieusement, lui et son fils sont d’accord pour que Marie ne demande pas l’allocation de femme de mobilisé ; d’après M. Hanna, ils sont persuadés que la guerre sera courte et surtout ils ne veulent pas prêter le flanc à l’accusation de favoritisme dans l’attribution des aides ; Marie doit s’y résoudre mais elle est furieuse, signalant (p. 88) qu’une femme au village, elle, «mange tranquillement ses 25 sous par jour. » Jusqu’à l’affectation de Paul en février 1915 au 112e RAL, une grande partie des échanges est consacrée à échafauder des stratégies pour se retrouver à l’arrière du front. C’est pour lui assez facile mais les problèmes viennent plutôt des familles, qui ne veulent pas laisser Marie voyager seule. En septembre 1914 son père lui interdit d’aller à Melun (p. 106) « Je ne suis poin contente j’aurais voulu y aller seule jamais je n’ai pu etre maitresse ni des miens ni des tiens jamais ils n’ont voulu disant qu’il y avait trop de danger (…) Je me maudit d’avoir était faible de ne pas avoir partit malgré tout. ». En octobre le père de Paul cède, mais à condition d’accompagner sa bru dans la Nièvre. Et c’est seulement à la fin de 1914 que les époux peuvent se retrouver seuls quelques jours. On constate donc ici que le processus de prise d’autonomie de la jeune femme, réel, n’en demeure pas moins particulièrement balisé.

L’artillerie lourde

Paul doit quitter son « filon » en 1915 pour une batterie d’artillerie lourde. Cette affectation, si elle est moins dangereuse que l’infanterie, n’en demeure pas moins une exposition ponctuelle au danger. Marie pose beaucoup de questions, sur son rôle, sur le danger, sur les gaz. Paul souligne la dureté des engagements ; à Verdun, par exemple, le combat est très pénible et conduit rapidement à l’épuisement physique et nerveux (mai 1916, p. 152) : « Ici c’est l’extermination sur place sans voir l’ennemi. » et « Je me demande comment je reste debout après tout cela on est hébété. Les hommes se regardent avec des yeux effarés. Il faut faire un effort considérable pour tenir une conversation. » On le voit, Paul fait peu d’autocensure, et donne à sa femme les éléments du combat tels qu’il les vit. Cette description restitue très bien le bombardement allemand, avec une précision qui ici peut rassurer Marie, quoique… (p. 153) « Je profite non pas d’un moment d’accalmie pour t’écrire au contraire ça tombe tellement fort et si près que nous sommes obligés de rester à plat ventre donc j’en profite pour t’écrire couché entre deux rondins ils tombent quelques uns a 15 mètres ça nous couvre de terre et de fumée mais là ils ne peuvent pas nous attraper car il y a un petit talus devant étant plus haut nous nous risquons rien. S’ils dépassent avec la pente du talus ils sont obligés de tomber entre 12 et 20 mètres de nous donc couchés nous risquons rien mais c’est bien terrible nul être qui ne l’a pas vu ne peut se l’imaginer

Puériculture à la ferme

Lorsque Marie tombe enceinte, elle fait l’acquisition d’un livre de puériculture, fait à part à Paul de l’évolution de sa santé, de ses interrogations ; lui suit de près, autant qu’il le peut, l’évolution de la grossesse, donne des conseils médicaux ou diététiques. M. Hanna développe avec bonheur ce chapitre très réussi : comment nos témoins vivent la grossesse et les premiers jours du nourrisson dans une situation de guerre et d’éloignement, mais aussi en quoi ces acteurs, par leurs préoccupations médicales et hygiénistes, sont en décalage avec la famille et le reste du village. Paul croit aux bienfaits de la science et de la médecine et prend son rôle de futur père très à cœur : il insiste pour que Marie boive beaucoup de lait pendant la grossesse, revenant sans cesse à la charge, et finissant par faire céder les deux pères qui achètent une vache laitière ; de même, il insiste pour que Marie consulte un médecin en visite prénatale, ce qui ne se fait pas au village ; enfin il lui répète de ne pas aller aux champs, de s’économiser, conseils à contre-courant dans cette société rurale traditionnelle. L’autrice montre que les Pireaud profitent de leur éducation pour tenter d’accéder aux progrès médicaux dans lesquels ils ont foi : à cet égard, le « j’ai vu sur le livre… » (p. 206) de Marie est emblématique.

L’accouchement est difficile (13 juillet 1916, et elle le décrira plus tard en détail par écrit, ce qui est aussi une rareté) : le petit Serge est chétif, souvent malade, et Marie tait ses inquiétudes à son mari. Ce sont des lettres ultérieures qui raconteront les coliques convulsives, les dangers de l’allaitement au lait de vache, et les recours au médecin contre l’avis de la famille (mère et belle-mère, pourtant ni « hostiles ni indifférentes »). Atypique aussi est la décision de faire peser le bébé, ou la demande à Paul (p. 226) « de se renseigner sur les enfants des camarades de sa batterie, pour savoir s’ils étaient allaités par leur mère, ou s’ils prenaient des biberons ». Sur le moment elle lui cache la gravité de la situation, et contre l’avis des siens dépense de l’argent en consultations médicales et en médicaments, qui finissent par mettre enfin l’enfant hors de danger. C’est dans ce combat contre les habitudes séculaires, dans la confiance dans la médecine et dans cette complicité de couple que réside la véritable modernité, avec la prise d’autonomie de cette femme contre son milieu (juillet 1916, p. 231 ) : « Et dire qu’on ose me dire que s’etait rien que sa serait tres bien passer sans soin que tous ceux qui ont des enfants malades n’ont pas vite medecin est sage femme, aussi je t’assure que je ne repond pas tout ce que je pense, quoique quelque fois il s’echape quelques mots je ne veux plus penser a sa je le soignerer comme bon me semblera (…) » et en août 1916 p. 232 « si sa me plait d’appeler encore le medecin je le ferais et je parie que tu me blamera pas au contraire. » Avec la guerre qui durait, le mari et le père ont accepté que Marie touche l’allocation, et ce n’est pas en « colifichets et rubans » – critique commune des envieux – que l’argent est dépensé, mais en sage-femme, médecin, médicaments et nourrice. L’autrice montre qu’avec cet argent venu de l’extérieur « des services considérés comme trop coûteux pour la plupart des budgets étaient désormais à portée », l’allocation représentant ici une ébauche de protection sociale.

Un non-conformisme atypique

La question de la représentativité de ce couple paysan dans la guerre se pose évidemment et le prénom Serge, totalement absent au village ou chez les grands-pères, ainsi que le refus du baptême, lui aussi assez minoritaire, plaident pour l’exception. Paul est socialiste et incroyant, et c’est lui qui refuse le baptême pour son fils, contre l’avis de Marie, qui pense que cela peut protéger la santé de l’enfant (septembre 1916, p. 237) : «Quand à la question de baptiser tu dois savoir mon idée ce n’est nullement ça qui peut l’empêcher d’être malade. Je ne te demande qu’une chose c’est de ne pas le faire baptiser tant que je serais en vie Si je viens à passer de l’autre monde fais comme tu voudras. Toutefois si à sa majorité il fait partie des croyants il sera pour lui toujours temps de se faire baptiser. »

Divers

Paul souffre de son éloignement en Italie, du manque de permissions, de l’attente interminable de la démobilisation (p.406 « c’est une sorte d’esclavage ignoble. »). En témoignent aussi les choix de titres de chapitre, extraits de passages de lettres : ch. 4, « Nul n’est heureux à la guerre », ou ch. 5 « Nous sommes les martyrs du siècle ». Intéressant est aussi le fait qu’il signale non pas se mettre à boire, mais avoir découvert le vin (p. 295) « je me suis bien habitué au « pinard ». Il doit rassurer Marie, consternée car elle pense qu’il va revenir alcoolique (p. 307) « J’ai appris à boire j’aime bien boire en mangeant tu te rappelles que je ne pouvais pas boire 1 litre à un repas et maintenant j’en boirais bien deux mais j’ai appris à boire je n’ai pas appris à me saouler et sois tranquille je ne ferais jamais cet apprentissage.»

On notera en conclusion que beaucoup de correspondances entre couples au village sont moins denses, plus convenues, parfois moins complices que dans ce corpus. Il manque aussi souvent les lettres des femmes, non ramenées du front. Pour Martha Hanna, nos témoins montrent ici l’importance de la révolution cognitive entraînée par l’acquisition de la lecture et de l’écriture, elle-même liée à l’obligation scolaire de la fin du XIXe siècle. C’est la richesse et l’originalité de cette source épistolaire qui lui permet, autour de ces paysans de Dordogne, de construire cet intéressant travail d’anthropologie.

Vincent Suard, décembre 2023

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Tondelier, Edmond (1869 – 1944)

Journal 1915 – 1918

1. Le témoin

Edmond Tondelier, originaire de l’Avesnois, habite à Mouvaux (Nord) avec sa femme Amante et ses trois enfants au moment de la mobilisation. Professeur de mathématiques, il exerce depuis 1913 au lycée Faidherbe de Lille, et sa femme est institutrice à Mouvaux. Il quitte seul la région le 3 octobre 1914, et en 1915, au moment où commencent ces carnets, il est sergent dans la Territoriale, dans la Région retranchée de Paris. En 1916, versé dans l’auxiliaire, il enseigne à plein temps au lycée Montaigne à Paris. Son fils Jehan (1904) est rapatrié par la Suisse en juin 1917, puis sa fille Suzanne (1895) arrive en septembre 1918. Reprenant son enseignement à Lille après-guerre jusqu’à la pension, il se retire ensuite à Valenciennes.

2. Le témoignage

Jérôme Michaut, arrière-petit-fils de l’auteur, a achevé le long travail de transcription de ces carnets en 1998. Ce journal de guerre (307 pages), non édité, a été directement proposé sur internet. On le trouve (mai 2023) sur un site qui s’intéresse à Ozoir-la-Ferrière :

http://www.arrozoir.fr/sites/default/files/Carnets%20de%20Guerre%20%20-%20Edmond%20Tondelier.pdf de même que sur un site plus ancien, mais qui semble durable : http://jeromemichaut.free.fr/tondelier/deuxguerres.htm Je n’en ai pas moins vivement conseillé à l’auteur (conversation en mai 2023) de verser aussi ce texte numérique aux AD de son choix. Les carnets courent du 23 février 1915 au 29 octobre 1918.

3. Analyse

Au début de 1915, moment où commencent ces carnets, l’auteur est affecté dans une batterie d’artillerie qui effectue des travaux dans le camp retranché de Paris. Il est affecté à Nogent-sur-Marne, Pontault-Combault puis à Ozoir-la-Ferrière. Les carnets, rédigés presque quotidiennement en 1915, puis de manière plus espacée, relatent essentiellement les faits du jour, l’évolution du front, des conversations, les lettres écrites et reçues, et plus globalement ses préoccupations personnelles et l’état de son moral. Ce poste de l’arrière comporte surtout des tâches routinières, et il évolue vers des travaux de bureau en intérieur: il s’agit d’effectuer de nombreux calculs pour établir des tables de tir. En 1916, ces carnets d’un militaire se transforment en un journal d’un civil qui décrit son métier d’enseignant au lycée Montaigne, ainsi que la guerre vécue dans la capitale : les préoccupations familiales mais aussi matérielles (alimentation, chauffage…) sont l’objet principal des notations.

La Gare du Nord

C’est le lieu de rencontre le dimanche à Paris pour les « expatriés » des régions envahies. On vient bavarder, chercher des connaissances, des informations, et surtout, pour l’auteur, des nouvelles des siens ; chaque « pays » a son café (Lillois, Valenciennois, Cambrésiens…). E. Tondelier n’attend pas trop de ces dimanches (mars 1915)  « Toujours des tuyaux sûrs, chacun a les siens. Tous sont crevés. », mais il lui est difficile de résister à l’attrait de ces réunions (février 1917) : « À la gare du Nord, c’est toujours la même cohue mais j’y vais quand-même pour entendre parler le langage rude du Cambrésis. Chaque fois j’en suis désabusé et abruti par le bruit, n’ayant rien appris. Cela ne m’empêchera pas d’y retourner dimanche prochain. »

Communiquer avec les siens

Une des richesses de ce témoignage réside dans la description précise des moyens variés mis en œuvre pour essayer de communiquer avec la famille au-delà du front, tout au long de la guerre, les résultats étant presque toujours décevants.  On peut évoquer, comme biais, des relations nordistes qui connaissent un « moyen » non précisé, le passage par la Hollande, l’intermédiaire de prisonniers en Allemagne (mais il signale qu’il est interdit aux militaires d’écrire en Allemagne), la Croix-Rouge (cartes-messages), plus tard le biais des internés en Suisse, etc…  Pour l’auteur, les cartes inter-zone sont décevantes parce que très lentes et presque vides (20 mots) : (septembre 1917) « j’ai écrit deux cartes-message (…) Aurai-je une réponse dans six mois ? J’ai si peu de confiance dans le mode de correspondance que je vais préparer avec Démaretz une nouvelle annonce pour le Matin. » En effet mystérieusement, le journal parisien Le Matin paraît être lu, au moins sporadiquement, dans la zone occupée (en tout cas il le pense). Les autorités françaises interdisent toutefois ces annonces à destination de la France occupée en 1918, par crainte de l’espionnage.

Il reçoit de premières nouvelles ténues seulement après 6 mois (avril 1915), ce sont des bribes indirectes « d’une famille qui connaît la mienne (…) C’est peu, mais je vais me raccrocher à cette nouvelle qui est la première ayant quelque caractère personnel. ». Le premier contact sérieux à lieu en mai (7 mois, p. 27) « Je reçois enfin par Mr Dewez une lettre de Virginie destinée à André [son neveu au front], mais rédigée pour nous deux. Enfin ! J’ai des nouvelles précises. Toute la famille est en bonne santé.» La première vraie lettre arrive par un biais inconnu, probablement par la Hollande, après huit mois de séparation (juin 1915, p. 35) « Enfin je reçois directement une lettre d’Amante et même une photographie. Ce n’est plus par intermédiaire. Quelle joie ! ». On s’aperçoit aussi qu’une source essentielle d’informations récentes réside les récits des femmes rapatriées récemment, mais encore faut-il qu’elles soient de Mouvaux et qu’il les puisse les contacter : on vient se renseigner Gare du Nord sur les convois, et les arrivées récentes à Paris. « Aujourd’hui (fin décembre 1915) je reçois une lettre de madame Garraud qui s’est fait rapatrier. Enfin, j’ai des nouvelles de tous, et des récentes. Tous sont bien portants. (…) Amante a reçu cinq ou six lettres de moi. Elle me sait sans nouvelles et en souffre. » Une mention de la fin du conflit laisse rêveur à propos des probables millions de lettres jamais distribuées : que sont-elles devenues ? (5 février 1918) «  Weill m’a renvoyé une lettre de moi, lettre que j’avais écrite à Mouvaux en octobre 1914 et qui n’est pas parvenue. Elle a mis trente-neuf mois pour me revenir. Il y en a une centaine, en Belgique, en Hollande, en Suisse qui sont au rebut puisqu’elles n’ont pu atteindre Mouvaux. »

Vie quotidienne, souffrance et solitude

Edmond Tondelier souffre beaucoup de la séparation d’avec les siens, et la fréquentation de camarades territoriaux en 1915 et 1916 ou celle de collègues au lycée en 1917 et 1918 est pour lui une bien faible compensation : «Cette séparation inhumaine bouleverse ma vie et je suis, en somme, plus malheureux que le prisonnier de droit commun qui peut, à jour fixe, voir les siens, recevoir des lettres. » Le travail lui fournit un utile dérivatif, avec des journées abrutissantes, passées à faire des calculs pour l’établissement de tables de tir pour l’artillerie lourde et par la suite avec la correction des copies au lycée (fin 1915) : « Ma vie est de plus en plus remplie par le travail, et je ne saurais m’en plaindre car cela m’empêche de penser pendant le jour. Mais il reste les nuits, et elles sont longues… » La description du quotidien du lycée Montaigne, où il loge et enseigne à plein temps à partir de la rentrée d’octobre 1916, donne des informations intéressantes sur la vie scolaire pendant le conflit. Les effectifs sont d’environ quarante élèves par classe et il a « des noms célèbres : Rostand, Lavedan, Flammarion etc, etc. ». Lors de l’offensive allemande sur Montdidier et du tir sur Paris du canon à longue portée en mars 1918, il relate la fuite vers la province des parisiens, ceux-ci croisant les réfugiés picards qui arrivent dans la capitale ; la rentrée des vacances de Pâques est particulière (11 avril 1918) : « La rentrée est déplorable en Quatrième B, 17 élèves sur 35, en Cinquième A1, 12 sur 47, en Cinquième A5, 9 sur 32, en Sixième A5, 8 sur 30, en Sixième B, 17 sur 49. Il y a des classes de un élève, deux, trois. »

L’impression de solitude, parfois de désespoir qui découle de la séparation, et de l’absence ou l’extrême rareté de nouvelles est récurrente dans les mentions, elle en devient presque obsessionnelle par sa répétition ; difficile de dire si ces plaintes récurrentes ont un aspect pathologique (dépression) ou si notre diariste est simplement de tempérament dépressif, la tristesse n’étant pas une maladie. Il est certain qu’Edmond Tondelier souffre beaucoup, et il est probable que ces plaintes récurrentes mises à l’écrit ont une fonction de soulagement. Pas dupe lui-même, il produit cette intéressante remarque en novembre 1917 « Hier je passe ma soirée à feuilleter mes précédents carnets de Pontault, Ozoir, etc, quelle monotonie ! Toujours la même plainte : si Amante les lit un jour, elle ne la trouvera guère intéressante, mais elle aura la preuve que son cher souvenir ne me quitta jamais et que notre séparation fut cause d’une longue lamentation. ».

La guerre

Les notations sur l’évolution de la guerre occupent une place importante dans le journal, elles sont glanées dans la presse et dans les conversations. L’auteur parle très peu des Allemands et de politique, son patriotisme est solide mais sans illusions, il note ainsi le départ de son neveu pour le front (juin 1915) « Jour à marquer d’une pierre noire. André vient de m’envoyer une dépêche, il part au front demain.» Ce neveu meurt à Dun en juin 1916, après avoir été capturé blessé à Verdun. L’auteur a toujours une attitude critique par rapport à ce que les journaux rapportent, et se montre lucide sur l’évolution du conflit. Il refuse une paix blanche : (9 mars 1917, réflexions après une conversation) « Où est le devoir ? Comment concilier l’humanité et l’idée de patrie dans un conflit comme celui qui nous écrase. (…) Il y aurait un million de jeunes hommes tués et deux millions de blessés pour arriver à un compromis dont nous serions les dupes et les victimes ! Non, je souffre depuis trente mois, et les miens souffrent plus encore, mais si nous nous retrouvions sans que le conflit ait été solutionné en notre faveur, il semble que notre vie serait brisée aussi sûrement que par les deuils ou la mort. (…) Nous ne pouvons que souffrir en silence.». La souffrance morale liée à la solitude est un temps apaisée après le rapatriement par la Suisse de son fils Jehan (12 ans) ; celui-ci est scolarisé à Montaigne et logé avec son père dans l’établissement (3 juin 1917) : « Je ne suis plus seul. J’ai vécu ces huit jours comme dans un rêve. Minutes inoubliables, celles qui marquèrent l’arrivée à la gare de Lyon. Lettre d’Amante écrite sur un morceau d’étoffe et que j’ai lue avec une émotion poignante.». Sa fille Suzanne est à son tour rapatriée en septembre 1918, alors que l’inquiétude persiste jusqu’à la fin pour Amante et surtout pour Edmond, l’autre fils de 19 ans, qui est prisonnier civil en Belgique.

Donc ici un témoignage original de nordiste « parisien », qui montre qu’une position de territorial puis de civil abrité des dangers n’apporte que peu de répit moral, en comparaison des souffrances constantes liées à la séparation pour ce couple uni. Lorsqu’on observe, de la part de cet intellectuel habile à manier l’écrit, l’échec récurrent de ses tentatives variées pour établir des liaisons épistolaires, on devine aussi en creux la souffrance muette de la majorité du contingent nordiste d’origine ouvrière, peu à l’aise avec l’écrit, et incapable d’élaborer ces stratégies de communication. À contrario, les propos mentionnent souvent des évacuations de civils vers la France non-occupée, elles sont importantes et régulières, donnent des nouvelles précieuses, et même si Suzanne arrive très tard, le père termine le conflit avec deux enfants sur trois dans son foyer, alors qu’il était seul au début. Revient plusieurs fois, vers la fin du témoignage, une incantation de colère et de désespoir, « Si j’avais su ! Que de peines, que d’inquiétudes, que d’angoisses j’aurais évité aux miens et à moi-même. » [= il aurait fui avec toute sa famille dès le début] En 1940, l’Exode montrera que cette leçon a été retenue.

Vincent Suard, septembre 2023

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Théry, Gustave (1875 – 1940)

Impressions, réflexions et tribulations d’un GVC pendant la Guerre de 1914 – 1918

1. Le témoin

Gustave Théry (1875 – 1940), originaire de Valenciennes, exerce la profession d’imprimeur. Sportif investi dans la société de gymnastique « l’Ouvrière », il a quarante ans à la mobilisation. Territorial au 2e RIT, il est GVC (garde voie et communication) à Somain. Il réussit à échapper aux Allemands au moment de l’investissement de Lille et à partir de la fin de 1914, il garde des ponts  dans le Pas de Calais, puis est muté à Cassel (Nord). Promu sergent en juin 1915, il part vers le sud  pour passer presque deux ans dans les différents dépôts de Guéret et de Limoges, à entraîner les jeunes recrues (127 et 327e RI). En 1918, il revient dans le Pas-de-Calais où il retrouve sa fonction de garde-voie sur des  viaducs vitaux pour les Anglais. Engagé politiquement à la SFIO, Gustave Théry a été maire de Valenciennes de 1925 à 1927.

2. Le témoignage

Michel Théry, arrière-petit-fils de Gustave Théry, a retranscrit en format word son journal de guerre sous le titre : Impressions, réflexions et tribulations d’un GVC pendant la Guerre de 1914 – 1918. Il a contacté Philippe Guignet, président du Cercle archéologique et historique de Valenciennes et de son arrondissement (CAHVA), et une journée d’étude « Gustave Théry » (action politique, engagement social, témoignage sur la Grande Guerre) a été organisée le 22 mai 2022. Le journal se présente comme une succession de notes quasi-journalières en 1914 et 1915, elles sont un peu plus espacées à partir de 1916. En format word 14, les proportions des cahiers sont de 89 pages pour 1914 – 1915, 51 pages pour 1916, 51 pages pour 1917 et 57 pages pour 1918, soit un total de 248 pages.

3. Analyse

Gustave Théry produit un journal de guerre intéressant, car pourvu d’une grande facilité d’écriture, il rédige un grand nombre de descriptions et fait des remarques originales sur la vie à l’arrière, vécue sous l’uniforme pendant plus de quatre ans.

A. Arrivée des Allemands

En août 1914, garde voie à Somain (Nord), il décrit la densité du trafic, la tension qui monte à la fin du mois (23 août 1914) et leur petit détachement est engagé par les avant-postes allemands le 24 ; après un combat inégal, après avoir fait le mort sur le talus de la voie ferrée, il fuit de nuit et réussit à atteindre Douai. Indécis, il décide finalement de rejoindre les siens à Valenciennes, tout en ayant bien conscience de se jeter dans la gueule du loup. Il y parvient  le 26 août, après avoir marché à partir de Bouchain au milieu des convois allemands. Le 9 septembre, il tente avec sa femme et ses deux fils de repartir vers Lille, espérant attraper un tramway, mais ils restent bloqués à Denain. Le 21 septembre, nouvelle tentative, à pied, avec sa femme et sa sœur, et ils réussissent à rejoindre Lille. L’auteur se fait réintégrer par les militaires comme GVC à la gare, et – curieusement – sa femme et sa sœur retournent dans Valenciennes occupée. Il est vrai que les enfants y sont restés, et que personne ne sait que la séparation va durer plus de quatre ans. Depuis la gare de Lille, il évoque les combats dans les faubourgs (Porte de Tournai et Fives le 5 octobre), le bombardement sporadique qui commence, et sa fuite par la porte de Béthune le 9 octobre, juste avant que la souricière ne se referme (voir aussi Henri Depreux). Après 78 km à pied, il réintègre une unité de GVC à Boulogne-sur-Mer le 14 octobre : alternent dès lors pour lui, surveillance d’ouvrage d’art et instruction de la classe 15.

B. solitude morale

G. Théry souffre beaucoup de la séparation d’avec ses proches et de l’absence de nouvelles. En 1915, avec les évacuations qui commencent via la Suisse, ce sont des Valenciennoises qui transmettent des signes de vie (juin 1915 : «cela console un peu, mais quel bien ça nous ferait de nous recevoir une lettre d’eux ! » Le même procédé en décembre 1915 donne plus de « proximité » : « Une dame évacuée de Valenciennes, anciennement femme de ménage à la maison, actuellement dans l’Ariège, m’envoie une carte avec les baisers des miens qu’elle a quittés il y a quelques jours seulement…Quelle joie ! ». Un net mieux intervient avec la possibilité légale d’établir une correspondance (avril 1916), mais le contenu d’une carte est limité à vingt mots. L’éloignement qui dure provoque de longues crises de cafard, et des nouvelles reçues indirectement peuvent accentuer ces phases de dépression, ainsi d’une conversation du début de 1918, avec un Valenciennois récemment rapatrié et rencontré gare du Nord: «Mon deuil est fait, je ne dois plus compter sur l’arrivée de ma femme, mes deux fils sont prisonniers civils, mes biens (mobilier et matériel) sont ravagés. C’est la ruine de mon avoir en même temps que celle de mon espérance. » L’auteur est victime aussi d’une forme d’incompréhension, courante chez les septentrionaux séparés des leurs, restés en zone occupée ; cette douleur est liée au fait de ne pas être compris par ses camarades, issus des autres régions françaises. Dans un train en août 1916, il apprend l’existence des rafles de jeunes gens pour le travail forcé « Cette nouvelle m’épouvante (…) Je veux malgré tout me raidir contre ce nouveau malheur, mais impossible ; exaspéré, je me fâche avec des soldats permissionnaires qui chantent à tue-tête dans mon compartiment pendant que je pleure. Je m’adresse à des brutes inconscientes.» A l’extrême fin du conflit, même révolte contre l’indifférence des camarades ; le 8 novembre 1918, en proie à un cafard insurmontable, il déserte à Boulogne pour prendre clandestinement un train vers Valenciennes et essayer de trouver les siens ; c’est un échec et il doit rentrer piteusement à Boulogne. À son cantonnement il est l’objet de la risée de ses camarades : «Ces bougres s’esclaffent au récit de ma triste odyssée, ne comprenant ni mon geste ni mon chagrin ; car eux voyaient leur femme et leurs enfants chaque fois qu’ils allaient en permission, tandis que moi j’aspirais à cette minute heureuse depuis CINQUANTE-DEUX MOIS! »

C. vie au dépôt

En général, l’auteur est occupé à des tâches routinières qui provoquent à la longue une grande lassitude mentale. Il effectue aussi, au début de la bataille de Verdun, un stage d’entraînement très dur à La Courtine (neige, « journées d’éreintement »…), et, ayant perdu 8 kilos, alors qu’il est un gymnaste entraîné, il déclare que la perspective du front ne l’émeut plus, « il est préférable aux misères du camp de La Courtine. » Très déprimé par l’ambiance de l’arrière, il hésite à demander à partir sur le front, à cause de sa responsabilité de père de famille. Après un nuit d’insomnie et de tourments moraux, il finit par demander à partir (mai 1916) mais sa hiérarchie refuse : il devra rester sergent instructeur à Guéret : « J’encaisse avec sang-froid cette nouvelle déception à la pensée que ce refus me sauve la vie et évitera de faire de ma femme une veuve, de mes gosses deux orphelins. Allons c’est qu’il était écrit que je ne devais pas mourir ; tant mieux ! ». Lorsqu’il n’y a pas de faits qui sortent du quotidien, l’auteur produit la classique revue de presse des diaristes appliqués, et c’est sans surprise la partie la moins intéressante du corpus.

D. Considérations politiques

L’auteur est socialiste, mais ses considérations politiques n’occupent pas une grande place dans son récit ; une fête locale en mai 1915 lui fait penser à la ducasse d’Anzin, et par association d’idée au socialisme : « Anzin, cité socialiste, ton nom me rappelle une grande manifestation « contre la guerre » et quoique l’infernal fléau se soit abattu sur nous avec tant de brutalité et de sournoiserie, l’Idée reste ! Rien n’ébranlera nos convictions ; après comme avant, nous reprendrons notre propagande humanitaire : les peuples se comprendront bientôt ! » Il apprend dans un train, au cours d’une conversation avec deux adjudants coloniaux, comment les troupes noires sont recrutées (novembre 1916) ; lui, le socialiste, il semble découvrir ces faits, ce qui en dit long, dix ans avant Gide, sur l’ignorance ou l’indifférence de l’opinion : « une troupe d’occupation ou plutôt de siège s’amène devant le village, (…) canons et mitrailleuses sont braquées pour empêcher toute fuite, le chef de la tribu est appelé et sommé de fournir pour quelques heures après le nombre d’hommes valides désignés sous peine de bombardement. Les volontaires par force sont amenés en détachement à Marseille après avoir été rassemblés à Alger où chacun de ces malheureux touche une somme uniforme de deux cents francs ; le marché est conclu, l’homme acheté est fait soldat sans comprendre pourquoi (…) A l’occasion d’une autre permission, en juin 1917, il visite Lourdes « par acquis de conscience » et en revient édifié, produisant une savoureuse description critique, « me voilà aujourd’hui fixé sur ce vaste centre d’exploitation catholique où malgré le marbre du progrès, le Veau d’Or et la bêtise sont toujours debout, et pour longtemps encore. »

E. Mention de troubles

Sergent souvent convoqué pour assurer des services d’ordre, l’auteur a une vue globale sur l’arrière, et dès 1916 il mentionne certains troubles ; en février 1916, avant-même Verdun, il évoque des désordres à Guéret, dans les rues et à la gare, lors du départ pour le front d’une compagnie de renfort (13 février 1916) « scènes d’indiscipline, officiers et soldats s’invectivent très durement dans les rues de Guéret et à la gare où une scène de désordre a lieu.» Le 5 janvier 1917, il mentionne à Limoge un spectacle lyrique du ténor Romagno, très applaudi à la salle de la coopérative « l’Union », mais « un conférencier jusqu’au-boutiste qui l’accompagne dans sa tournée, se fait huer par les spectateurs, peu chauvins dans cette région. » En permission en juin 1917 à Cauterets dans les Pyrénées, il est outré car il ne peut pas aller voir le pont d’Espagne et la cascade de Cérisey, les gendarmes laissant les seuls officiers passer : « ordre du général à cause des cas de désertion trop nombreux ». Rentré pour assurer le service d’ordre en gare, il signale encore à la fin du mois de juin 1917  « Ici à Saint Sulpice-Laurière, comme dans toutes les gares où doivent stationner les permissionnaires du front, c’est chaque nuit un vacarme épouvantable et des discussions sans fin entre ces derniers et les officiers et les « cognes » de surveillance sur les quais ; l’attitude des poilus devient parfois menaçante au point que les gendarmes et officiers de service doivent se dérober pour apaiser l’esprit des soldats révoltés. Chaque départ de train est salué par une tempête d’injures envers les embusqués  et les cris de « Vive la révolution ! » et « A bas la guerre ! » Que serait-ce si ces poilus exaltés, et il y a de quoi, savaient  qu’à quelques mètres d’eux passent et stationnent des trains de soldats révolutionnaires russes ? On n’ose y penser !! » Il apprend ensuite les événements de la répression du camp de la Courtine par des bruits (juillet 1917, «  Voici un nouveau secteur de bataille que l’on n’aurait jamais cru connaitre : le front de la Creuse !! »)  puis, en octobre 1917, il est de garde à cet endroit pour surveiller des prisonniers russes, et il décrit un camp qui a souffert du bombardement « à coups de 75 ».

L’année 1918 le voit revenu dans le Pas-de-Calais, et il insiste sur l’intensification des bombardements aériens, les Allemands visent les arrières anglais (offensives de 1918) et les victimes civiles sont nombreuses. Après l’armistice, il retrouve sa famille en Belgique, mais sa maison valenciennoise a été complètement pillée. On a donc ici un témoignage original et de qualité.

Vincent Suard, février 2023

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Balmelle, Marius (1892-1969)

Les Archives départementales de la Lozère et les éditions Sutton ont publié en 2018 le livre Chroniques de la Lozère en guerre 1914-1918 : Carnets de Marius Balmelle, présentés par Thomas Douniès et Yves Pourcher. C’est le troisième témoignage important sur la vie dans ce département loin du front, après ceux d’Émile Joly et d’Albert Jurquet (voir les notices « Joly » et « Jurquet » dans 500 témoins de la Grande Guerre et dans le présent dictionnaire). Je mentionne mon léger désaccord avec les auteurs de la présentation à propos de Jean Norton Cru (voir la notice « Cru » dans les mêmes ouvrages). On ne peut pas dire que « les seuls témoins qui comptent [pour JNC] sont les combattants, les hommes qui ont connu l’épreuve du feu ». L’objectif du travail de JNC était d’analyser les récits des combattants ; il n’avait donc à se préoccuper que des combattants et pas des autres contemporains, même s’ils pouvaient être des témoins intéressants sur la vie à l’arrière. D’autre part, la référence à l’œuvre de JNC aurait gagné à signaler le grand livre Témoins et non le petit livre Du témoignage, d’ailleurs dans une édition amputée. Cette réserve faite, le livre de Marius Balmelle apporte beaucoup.
Le témoin
Il est né à Mende le 22 septembre 1892. Son père était agent voyer. Il a reçu une bonne éducation qui lui a permis de devenir un érudit passionné par son département natal. Même dans les années de guerre, il en décrit les beautés et il publie son premier livre sur « les richesses du sous-sol et les richesses hydrauliques du département de la Lozère ». Il écrit aussi de la poésie et « un conte moyenâgeux » (p. 231). « Je suis croyant » (catholique), dit-il. Avec le curé de Mende, il se plaint que la guerre « nous prend aussi la vertu des femmes et des filles » (p. 76). Le passage du 18 septembre 1914 sur les missionnaires dont « certains se trouvaient perdus dans les forêts équatoriales au milieu de tribus sauvages parfois anthropophages », qui sont « revenus accomplir leur devoir de Français » est trop long pour être repris ici en entier (p. 56).
Le 12 juin 1915 (p. 88), il décrit ses « cultes » : la famille ; la volonté ; la solitude ; la Nature natale ; l’étude ; les fleurs. On est étonné de ne pas y trouver la patrie, alors que de nombreuses pages stigmatisent la barbarie des Allemands. Les auteurs de la présentation soulignent le fait que, classé service auxiliaire et affecté à Mende, il n’exprime jamais le regret de ne pas combattre.
Le témoignage
Les présentateurs constatent aussi que, chez Balmelle, la guerre n’a pas déclenché l’écriture d’un journal, mais qu’elle lui a donné un nouveau sens. Il a commencé à tenir son journal en 1911 et l’a poursuivi jusqu’en 1948. Le livre ne reprend que les pages allant de Noël 1913 au 31 décembre 1919. Plusieurs feuillets ont été arrachés, des phrases effacées ; on en ignore les raisons. La partie sur 1918-1919 est très brève : lassitude ? coupures ? temps consacré à d’autres formes d’écriture ? Travaillant à l’intendance, il était bien placé pour donner des renseignements sur la vie matérielle en Lozère ; il a aussi tenu compte du récit d’un combattant venu en permission (sur huit pages en janvier 1916). Le journal de Marius Balmelle a été déposé par la fille de l’auteur aux Archives départementales qui ont organisé en 2016 une exposition sur le thème « Marius Balmelle, un érudit au service de la Lozère ».
Contenu
Dès la fin de juillet, les habitants de Mende font des provisions, échangent les billets de banque pour de l’or, retirent leurs fonds de la Caisse d’épargne. La mobilisation s’accompagne d’angoisse et de pleurs. Les soldats affluent et boivent. Le départ se fait dans l’enthousiasme. Marius pense, dès le 6 août, que les Allemands sont des brutes féroces, pires que des animaux. La presse locale aspire au moment « où la bête malfaisante sera écrasée, afin que la menace allemande ne plane plus constamment sur la paix du monde pour enrayer tout envol vers l’idéal, vers la science, vers l’art et la bonté ». Bientôt arrivent des réfugiés, des blessés, des prisonniers allemands. Des hôpitaux doivent être installés dans les établissements scolaires et la rentrée est difficile. Il signale l’espionnite, les lettres anonymes de dénonciation, les rumeurs, une vaccination collective contre la typhoïde, les emprunts de la Défense nationale, la hausse des prix. En 1915, quatre déserteurs sont arrêtés par la gendarmerie (p. 131). Plus loin (p. 141), figure la liste des entreprises qui travaillent, en Lozère, pour la défense, avec mention particulière des mines du Mazel. Il effectue plusieurs voyages, mêlant l’utile (visite des poudreries de Bergerac et de Toulouse) et l’agréable (tourisme archéologique à Cordes, Carcassonne, etc.).
Le livre donne des index (lieux, personnes, thèmes), sources et bibliographie locales, important encart d’illustrations.
Rémy Cazals, décembre 2018

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