Théry, Gustave (1875 – 1940)

Impressions, réflexions et tribulations d’un GVC pendant la Guerre de 1914 – 1918

1. Le témoin

Gustave Théry (1875 – 1940), originaire de Valenciennes, exerce la profession d’imprimeur. Sportif investi dans la société de gymnastique « l’Ouvrière », il a quarante ans à la mobilisation. Territorial au 2e RIT, il est GVC (garde voie et communication) à Somain. Il réussit à échapper aux Allemands au moment de l’investissement de Lille et à partir de la fin de 1914, il garde des ponts  dans le Pas de Calais, puis est muté à Cassel (Nord). Promu sergent en juin 1915, il part vers le sud  pour passer presque deux ans dans les différents dépôts de Guéret et de Limoges, à entraîner les jeunes recrues (127 et 327e RI). En 1918, il revient dans le Pas-de-Calais où il retrouve sa fonction de garde-voie sur des  viaducs vitaux pour les Anglais. Engagé politiquement à la SFIO, Gustave Théry a été maire de Valenciennes de 1925 à 1927.

2. Le témoignage

Michel Théry, arrière-petit-fils de Gustave Théry, a retranscrit en format word son journal de guerre sous le titre : Impressions, réflexions et tribulations d’un GVC pendant la Guerre de 1914 – 1918. Il a contacté Philippe Guignet, président du Cercle archéologique et historique de Valenciennes et de son arrondissement (CAHVA), et une journée d’étude « Gustave Théry » (action politique, engagement social, témoignage sur la Grande Guerre) a été organisée le 22 mai 2022. Le journal se présente comme une succession de notes quasi-journalières en 1914 et 1915, elles sont un peu plus espacées à partir de 1916. En format word 14, les proportions des cahiers sont de 89 pages pour 1914 – 1915, 51 pages pour 1916, 51 pages pour 1917 et 57 pages pour 1918, soit un total de 248 pages.

3. Analyse

Gustave Théry produit un journal de guerre intéressant, car pourvu d’une grande facilité d’écriture, il rédige un grand nombre de descriptions et fait des remarques originales sur la vie à l’arrière, vécue sous l’uniforme pendant plus de quatre ans.

A. Arrivée des Allemands

En août 1914, garde voie à Somain (Nord), il décrit la densité du trafic, la tension qui monte à la fin du mois (23 août 1914) et leur petit détachement est engagé par les avant-postes allemands le 24 ; après un combat inégal, après avoir fait le mort sur le talus de la voie ferrée, il fuit de nuit et réussit à atteindre Douai. Indécis, il décide finalement de rejoindre les siens à Valenciennes, tout en ayant bien conscience de se jeter dans la gueule du loup. Il y parvient  le 26 août, après avoir marché à partir de Bouchain au milieu des convois allemands. Le 9 septembre, il tente avec sa femme et ses deux fils de repartir vers Lille, espérant attraper un tramway, mais ils restent bloqués à Denain. Le 21 septembre, nouvelle tentative, à pied, avec sa femme et sa sœur, et ils réussissent à rejoindre Lille. L’auteur se fait réintégrer par les militaires comme GVC à la gare, et – curieusement – sa femme et sa sœur retournent dans Valenciennes occupée. Il est vrai que les enfants y sont restés, et que personne ne sait que la séparation va durer plus de quatre ans. Depuis la gare de Lille, il évoque les combats dans les faubourgs (Porte de Tournai et Fives le 5 octobre), le bombardement sporadique qui commence, et sa fuite par la porte de Béthune le 9 octobre, juste avant que la souricière ne se referme (voir aussi Henri Depreux). Après 78 km à pied, il réintègre une unité de GVC à Boulogne-sur-Mer le 14 octobre : alternent dès lors pour lui, surveillance d’ouvrage d’art et instruction de la classe 15.

B. solitude morale

G. Théry souffre beaucoup de la séparation d’avec ses proches et de l’absence de nouvelles. En 1915, avec les évacuations qui commencent via la Suisse, ce sont des Valenciennoises qui transmettent des signes de vie (juin 1915 : «cela console un peu, mais quel bien ça nous ferait de nous recevoir une lettre d’eux ! » Le même procédé en décembre 1915 donne plus de « proximité » : « Une dame évacuée de Valenciennes, anciennement femme de ménage à la maison, actuellement dans l’Ariège, m’envoie une carte avec les baisers des miens qu’elle a quittés il y a quelques jours seulement…Quelle joie ! ». Un net mieux intervient avec la possibilité légale d’établir une correspondance (avril 1916), mais le contenu d’une carte est limité à vingt mots. L’éloignement qui dure provoque de longues crises de cafard, et des nouvelles reçues indirectement peuvent accentuer ces phases de dépression, ainsi d’une conversation du début de 1918, avec un Valenciennois récemment rapatrié et rencontré gare du Nord: «Mon deuil est fait, je ne dois plus compter sur l’arrivée de ma femme, mes deux fils sont prisonniers civils, mes biens (mobilier et matériel) sont ravagés. C’est la ruine de mon avoir en même temps que celle de mon espérance. » L’auteur est victime aussi d’une forme d’incompréhension, courante chez les septentrionaux séparés des leurs, restés en zone occupée ; cette douleur est liée au fait de ne pas être compris par ses camarades, issus des autres régions françaises. Dans un train en août 1916, il apprend l’existence des rafles de jeunes gens pour le travail forcé « Cette nouvelle m’épouvante (…) Je veux malgré tout me raidir contre ce nouveau malheur, mais impossible ; exaspéré, je me fâche avec des soldats permissionnaires qui chantent à tue-tête dans mon compartiment pendant que je pleure. Je m’adresse à des brutes inconscientes.» A l’extrême fin du conflit, même révolte contre l’indifférence des camarades ; le 8 novembre 1918, en proie à un cafard insurmontable, il déserte à Boulogne pour prendre clandestinement un train vers Valenciennes et essayer de trouver les siens ; c’est un échec et il doit rentrer piteusement à Boulogne. À son cantonnement il est l’objet de la risée de ses camarades : «Ces bougres s’esclaffent au récit de ma triste odyssée, ne comprenant ni mon geste ni mon chagrin ; car eux voyaient leur femme et leurs enfants chaque fois qu’ils allaient en permission, tandis que moi j’aspirais à cette minute heureuse depuis CINQUANTE-DEUX MOIS! »

C. vie au dépôt

En général, l’auteur est occupé à des tâches routinières qui provoquent à la longue une grande lassitude mentale. Il effectue aussi, au début de la bataille de Verdun, un stage d’entraînement très dur à La Courtine (neige, « journées d’éreintement »…), et, ayant perdu 8 kilos, alors qu’il est un gymnaste entraîné, il déclare que la perspective du front ne l’émeut plus, « il est préférable aux misères du camp de La Courtine. » Très déprimé par l’ambiance de l’arrière, il hésite à demander à partir sur le front, à cause de sa responsabilité de père de famille. Après un nuit d’insomnie et de tourments moraux, il finit par demander à partir (mai 1916) mais sa hiérarchie refuse : il devra rester sergent instructeur à Guéret : « J’encaisse avec sang-froid cette nouvelle déception à la pensée que ce refus me sauve la vie et évitera de faire de ma femme une veuve, de mes gosses deux orphelins. Allons c’est qu’il était écrit que je ne devais pas mourir ; tant mieux ! ». Lorsqu’il n’y a pas de faits qui sortent du quotidien, l’auteur produit la classique revue de presse des diaristes appliqués, et c’est sans surprise la partie la moins intéressante du corpus.

D. Considérations politiques

L’auteur est socialiste, mais ses considérations politiques n’occupent pas une grande place dans son récit ; une fête locale en mai 1915 lui fait penser à la ducasse d’Anzin, et par association d’idée au socialisme : « Anzin, cité socialiste, ton nom me rappelle une grande manifestation « contre la guerre » et quoique l’infernal fléau se soit abattu sur nous avec tant de brutalité et de sournoiserie, l’Idée reste ! Rien n’ébranlera nos convictions ; après comme avant, nous reprendrons notre propagande humanitaire : les peuples se comprendront bientôt ! » Il apprend dans un train, au cours d’une conversation avec deux adjudants coloniaux, comment les troupes noires sont recrutées (novembre 1916) ; lui, le socialiste, il semble découvrir ces faits, ce qui en dit long, dix ans avant Gide, sur l’ignorance ou l’indifférence de l’opinion : « une troupe d’occupation ou plutôt de siège s’amène devant le village, (…) canons et mitrailleuses sont braquées pour empêcher toute fuite, le chef de la tribu est appelé et sommé de fournir pour quelques heures après le nombre d’hommes valides désignés sous peine de bombardement. Les volontaires par force sont amenés en détachement à Marseille après avoir été rassemblés à Alger où chacun de ces malheureux touche une somme uniforme de deux cents francs ; le marché est conclu, l’homme acheté est fait soldat sans comprendre pourquoi (…) A l’occasion d’une autre permission, en juin 1917, il visite Lourdes « par acquis de conscience » et en revient édifié, produisant une savoureuse description critique, « me voilà aujourd’hui fixé sur ce vaste centre d’exploitation catholique où malgré le marbre du progrès, le Veau d’Or et la bêtise sont toujours debout, et pour longtemps encore. »

E. Mention de troubles

Sergent souvent convoqué pour assurer des services d’ordre, l’auteur a une vue globale sur l’arrière, et dès 1916 il mentionne certains troubles ; en février 1916, avant-même Verdun, il évoque des désordres à Guéret, dans les rues et à la gare, lors du départ pour le front d’une compagnie de renfort (13 février 1916) « scènes d’indiscipline, officiers et soldats s’invectivent très durement dans les rues de Guéret et à la gare où une scène de désordre a lieu.» Le 5 janvier 1917, il mentionne à Limoge un spectacle lyrique du ténor Romagno, très applaudi à la salle de la coopérative « l’Union », mais « un conférencier jusqu’au-boutiste qui l’accompagne dans sa tournée, se fait huer par les spectateurs, peu chauvins dans cette région. » En permission en juin 1917 à Cauterets dans les Pyrénées, il est outré car il ne peut pas aller voir le pont d’Espagne et la cascade de Cérisey, les gendarmes laissant les seuls officiers passer : « ordre du général à cause des cas de désertion trop nombreux ». Rentré pour assurer le service d’ordre en gare, il signale encore à la fin du mois de juin 1917  « Ici à Saint Sulpice-Laurière, comme dans toutes les gares où doivent stationner les permissionnaires du front, c’est chaque nuit un vacarme épouvantable et des discussions sans fin entre ces derniers et les officiers et les « cognes » de surveillance sur les quais ; l’attitude des poilus devient parfois menaçante au point que les gendarmes et officiers de service doivent se dérober pour apaiser l’esprit des soldats révoltés. Chaque départ de train est salué par une tempête d’injures envers les embusqués  et les cris de « Vive la révolution ! » et « A bas la guerre ! » Que serait-ce si ces poilus exaltés, et il y a de quoi, savaient  qu’à quelques mètres d’eux passent et stationnent des trains de soldats révolutionnaires russes ? On n’ose y penser !! » Il apprend ensuite les événements de la répression du camp de la Courtine par des bruits (juillet 1917, «  Voici un nouveau secteur de bataille que l’on n’aurait jamais cru connaitre : le front de la Creuse !! »)  puis, en octobre 1917, il est de garde à cet endroit pour surveiller des prisonniers russes, et il décrit un camp qui a souffert du bombardement « à coups de 75 ».

L’année 1918 le voit revenu dans le Pas-de-Calais, et il insiste sur l’intensification des bombardements aériens, les Allemands visent les arrières anglais (offensives de 1918) et les victimes civiles sont nombreuses. Après l’armistice, il retrouve sa famille en Belgique, mais sa maison valenciennoise a été complètement pillée. On a donc ici un témoignage original et de qualité.

Vincent Suard, février 2023

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Dubernet, Jules (1875-1959)

Le témoin
Jean Jules Dubernet est né le 15 mai 1875 à Lucmau (Gironde), commune de 600 habitants de la Lande bazadaise. Issu d’une famille de cultivateurs, il est devenu sabotier. Service militaire à Antibes dans les chasseurs à pied, de 1896 à 1899. Caporal. Marié en 1903, un fils en 1908. Sabotier, il tient le registre des sabots vendus de 1904 à 1957. Sacristain, il tient le registre des enterrements et autres offices de 1906 à 1957. Il semble que le couple récoltait la gemme des pins : c’est mentionné dans sa correspondance de guerre, le transport des lourds fûts n’étant pas, écrit-il, le travail d’une femme. Il commence la guerre au 360e RIT à Nevers, fait un court séjour en Artois, revient à Nevers pour l’instruction des récupérés et des bleus. En septembre 1916, au 64e RIT, il part pour le front : Verdun, l’Argonne, Montdidier et la poursuite « du boche qui file à toute allure ». Sergent le 18 avril 1918.
De retour dans son village, il reprend ses activités du temps de paix. Il meurt le 30 août 1959.

Le témoignage
est composé de plusieurs éléments : un journal dont les notes sont très laconiques, complétées de détails su ses activités de caporal d’ordinaire ; neuf photographies de groupes ; 200 cartes postales représentant les villes et villages où il est passé. Orthographe plutôt bonne.
Il est édité par l’historien Jean-Bernard Marquette dans Les Cahiers du Bazadais, n° 192-193, mars-juin 2016, numéro double entièrement consacré à Jules Dubernet, 142 pages. Transcription complète du carnet, reproduction des photos et de plusieurs cartes postales (images et textes au dos). Croquis des secteurs. Lexique. Préface générale de Rémy Cazals sur « Les témoins de la Grande Guerre ». Introduction de J.-B. Marquette « Sur les traces de Jules Dubernet ». Postface de synthèse « A la rencontre d’un caporal de la territoriale » par J.-B. Marquette.

Contenu
Ayant quatre ans de plus que Louis Barthas, Jules Dubernet est resté dans la territoriale. Ses notes nous renseignent d’abord sur les travaux variés effectués un peu en arrière, mais parfois en première ligne. Au dépôt, il signale les vaccinations et les épidémies. Comme c’est souvent le cas, il est très sensible aux rapports avec le « pays », c’est-à-dire sa région natale. Il se réjouit de rencontrer des camarades girondins, de parler son patois, de recevoir des colis de nourriture : poulet et poularde, civet, boudin, jambon, confit… Les palombes et le vin de Bordeaux sont bienvenus. Et encore les miques, les merveilles. Cela permet d’améliorer l’ordinaire, de restaurer la convivialité, d’échapper au froid, à l’humidité, à la boue de ces contrées nordiques. Il a toujours présent à l’esprit le calendrier des fêtes et des foires de sa petite patrie. Son témoignage confirme aussi ce qui ressort de 500 Témoins de la Grande Guerre, le fait que Jules n’est pas devenu une brute, l’existence de l’amour pour son épouse et son fils, avec les conseils habituels de bien travailler à l’école.
Sacristain, Jules est évidemment un bon catholique, mais il ne parle guère de religion ou de pratique, en dehors de son intérêt pour Jeanne d’Arc. Il ne parle pas non plus de défendre la patrie. Le 11 novembre 1918, il décrit les localités traversées, et ajoute : « Le dernier coup de canon a été tiré à 11 heures. » Rien de plus.
En cherchant bien, on peut cependant trouver quelques brèves remarques éclairantes :
– 29 décembre 1914 : « Ce que nous avons à désirer, c’est que cette nouvelle année nous apporte la victoire au plutôt, à seule fin de pouvoir vivre en paix et revenir auprès de ceux qui nous sont chers. » Mais, le 31 décembre 1917 : « Demain étant le premier jour de l’année nous allons le passer encore bien éloignés l’un de l’autre. Il faut tout de même vivre dans l’espoir que cette année nous apportera la paix et que l’an prochain nous le passerons ensemble. ». Dans la première phrase, il attend la victoire ; dans la deuxième, la paix.
– 17 février 1916, à propos d’un appel à volontaires pour aller au front : « Une fois qu’ils y seront allés une fois ils ne seront plus volontaires. »
– 10 avril 1917, à propos de ceux qui vont monter : « Cela ne les fait pas bien sûr rigoler. »
– 8 octobre 1918 : « Hier je suis allé avec des poilus emmener 14 prisonniers boches que les zouaves ont pris hier à midi à Berry-au-Bac. Je t’assure qu’ils étaient contents car la guerre est finie pour eux. »
Rémy Cazals, avril 2017

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