Husser, Philippe (1862-1951)

Philippe Husser, Un instituteur alsacien. Entre France et Allemagne. Journal de Philippe Husser, 1914-1951, La Nuée bleue, 1989, 428 pages

Résumé de l’ouvrage :
Le 2 août 1914, Philippe Husser, instituteur alsacien domicilié à Mulhouse, débute un journal de guerre, qu’il va continuer, la paix revenue, pour ne l’achever que le 14 avril 1951, quelques semaines avant sa mort. Il rédige ainsi 9 carnets, en français et en allemand en fonction des périodes (par exemple, il repasse au français le 5 décembre 1918) dans lesquels il raconte sa vie et celle de son environnement proche comme familial. L’ensemble, très dense, forme un témoignage très profond sur l’Alsace du sud pendant les deux guerres, avec une vision politique dans l’entre-deux-guerres. L’ouvrage est décomposé par les présentateurs en grandes périodes : La guerre (1914-1918), Malaise et déchirements (1918-1924), Oui au particularisme, non aux autonomistes cléricaux (1924-1932), « Tragédie alsacienne » : dernier épisode (1932-1951)

Eléments biographiques :
Philippe Husser naît à Sundhoffen (Haut-Rhin) le 29 août 1862 d’un père tisserand. Il n’a pas 9 ans quand l’Alsace devient une province du Reichsland. Après une scolarité linguistiquement mixte, puisque l’allemand obligatoire est introduit dès 1871, il entre à l’école préparatoire puis à l’école normale d’instituteurs de Colmar. A la fin de ses études, en 1882, il obtient un prix spécial, en récompense des progrès réalisés en langue allemande, sa langue maternelle restant le français. Le 1er mai 1882, son premier poste enseignant est à Munster puis, trois ans plus tard, il gagne Mulhouse qu’il ne quittera qu’à sa retraite en 1928, après une carrière de 40 années comme instituteur. Il évoque enseigner dans un établissement à statut spécial qui consiste à dispenser un enseignement en français, même au-delà de 1900, grâce à la tolérance de l’Administration allemande. L’ouvrage est ainsi très instructif sur l’enseignement en Alsace à cette période, ses statuts et son particularisme, notamment sur les écoles interconfessionnelles. Le 24 août 1891, il épouse Marie Boeschlin, avec laquelle il aura trois filles : Marie, en 1892, Lucie, en 1893, qui deviendront toutes deux institutrices (dont le 1er poste de remplaçante dans une école de fille de Dornach survient le 21 octobre 1915) et Jeanne, qui voit le jour en 1898 et qui restera sans profession malgré son admission aux Beaux-Arts en décembre 1920. Elle se marie à un français le 29 octobre 1921. Il s’inquiète pour elles à la fin de la guerre. Il devient grand-père (sa fille Lucie) le 31 octobre 1925. Politiquement, Philippe Husser est un progressiste. Dès 1890, il est membre de l’association des instituteurs libéraux et entre au comité directeur de la Oberländische Schulzeitung puis, en 1916, devient rédacteur en chef de l’Elsass-Lothringische Schulzeitung, fonction qu’il cesse à la fin de la guerre. La guerre déclenchée, il se « réfugie » un temps rue Herrenweg à Sundhoffen, dans la maison familiale de son épouse, et regagne Mulhouse pour la rentrée scolaire de septembre 1914, le 13. Sa culture comme sa conscience politique, son statut et ce poste le placent au centre des agitations politiques qui divisent l’Alsace au cours de toute son existence, et plus encore lors de deux grands épisodes de guerre de sa longue vie. Né français, il devient allemand en 1871, redevient français en 1918 (il dit, le 27 novembre : « Après tout, être français, ce n’est pas si mal » (page 129)) puis à nouveau allemand en 1940 avant le retour définitif à la France en 1945. Son journal civil, contenant ces deux périodes de guerre, témoigne du tiraillement de ces fluctuations politiques. Il n’est d’ailleurs pas toujours tendre sur les Alsaciens. Au départ du retour à la France, la situation s’améliore rapidement mais la lune de miel est de courte durée, les premières dissentions apparaissant dès le début de 1919. Sur le plan de son métier, Philippe Husser est critique sur la francisation et l’enseignement du français. Le 21 avril 1920, après un rapport d’inspecteur, il dit : « Ne voit-il pas que les enfants ne savent absolument rien ? Qu’ils sont des phonographes mal remontés ? » (page 178). Balançant constamment dans le sentiment mêlé entre France et Allemagne, le 7 novembre 1924, il dit : « L’impression unanime qui se dégage est que le joug français commence à peser plus lourd que jadis la botte prussienne » (page 243). Il y revient plus loin, péremptoire, le 18 mai 1926 : « De 1918 à 1926, quel contraste ! Quel désenchantement ! Les paroles hostiles à l’égard de l’Allemagne avant la guerre furent des caresses en comparaison au rejet de la France aujourd’hui » (page 261). Il prend sa retraite le 1er août 1928, faisant un bilan de ses 46 ans et 3 mois de bons et loyaux services. Faisant le 1er janvier 1942 une rétrospective de l’année précédente, il dit : « Il y a deux fins que j’attends : la mienne (j’ai quatre-vingt ans) et celle de la guerre. Laquelle des deux viendra la première ? J’aurais préféré une fin de vie plus heureuse » (page 386).

Commentaires sur l’ouvrage :
Excellent témoignage d’un homme qui traverse le siècle des guerres dans une région tiraillée entre France et Allemagne, le journal civil et de deux guerres de Philippe Husser est un petit monument littéraire témoignant de la trajectoire du vécu d’un intellectuel francophile ballotté dans la « tragédie alsacienne » (terme qu’il emploie aussi en référence à sa fille Marie, francophile, et de son mari, qui choisira l’Allemagne pour ne pas être français et épousera l’idéologie nazie dès 1933. Marie devient de fait citoyenne allemande le 14 décembre 1920 : « comme la ville de Francfort fait partie de l’Etat fédéré de Prusse, elle est d’abord citoyenne de Prusse » (page 190)). Parfois, il livre sa propre psychologie ; l’âge avançant, il dit, le 15 novembre 1924 : « Je ne crains pas la mort mais j’ai peur des souffrances. Je souhaite une mort foudroyante… » (page 243). Dans une fiche de renseignement rédigée après le retour de la province à la France, il dit ne pas parler assez couramment le français. Au fil des pages, il ne cache rien de son état d’esprit et des affres de la Grande Guerre dans les régions de Colmar et de Mulhouse, si proche du front. Les pages sur l’entrée en guerre de l’Alsace, vue depuis Sundhoffen, sont éclairantes. L’ouvrage est également majeur sur son métier et l’instruction scolaire pendant la guerre. Sa classe reprend dès le 15 septembre 1914 mais il dit : « nous faisons plutôt de la garderie que de l’enseignement » (page 45). L’ouvrage est particulièrement bien présenté par Alfred Wahl qui multiplie les notes explicatives ou complétives, éclairantes sur les données politiques ou les patronymes utiles à une compréhension plus profonde du récit et de ce qu’il contient de localisme et de particularisme alsaciens. Par exemple, sur l’envoi systématique des soldats sur le front de l’Est, l’accueil des soldats Français et la panique dans la province au cours des combats d’août 14, la défrancisation de l’Alsace, le problème du ravitaillement, les pénuries qui s’accumulent, la cherté de la vie et la différence entre les villes et les campagnes, l’effondrement allemand des dernières semaines de la guerre. En filigrane, le livre est également très éclairant sur la vie mulhousienne dans la Grande Guerre. On peut affirmer que le journal de Philippe Husser est honnête et particulièrement enrichissant. Il peut ainsi être comparé à celui de Charles Spindler, dont il a livré lui-même une opportune analyse, notamment dans sa pratique d’écriture, et auquel il se compare d’ailleurs. Il en dit, le 2 juin 1926 : « En essayant de lire L’Alsace pendant la guerre, de Spindler, j’ai pu constater qu’il s’agissait d’un journal comme j’en ai tenu un. Mais Spindler est un artiste en vue et dispose de relations étendues ; en conséquence, ses notes sont d‘un intérêt plus large que les miennes. Cependant, elles ne traduisent pas une totale franchise. Comme le journal a été rédigé en vue d’une publication, Spindler a pratiqué une sorte d’autocensure. Le livre n’aurait pas perdu de son intérêt si l’auteur avait évité d’y faire figurer des anecdotes triviales ou le mot « boche » (page 262). De rares erreurs sont relevées : Traville pour Thiaville (page 44) ou fort Pombolle au lieu de fort de la Pompelle (page 350).
L’ouvrage est enrichi de 7 annexes dont deux cartes de l’Alsace entre 1914 et 1951 et dans les deux guerres mondiales, d’une chronologie et d’un cahier central montrant Philippe Husser à différentes périodes de sa vie.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 26 : Vue du 2 août 1914 en Alsace
28 : Expulsion des Italiens
: Sur l’envoi des Alsaciens sur le front de l’Est : « Lors de l’engagement de Saint-Blaise, au tout début de la guerre [14 août 1914 ndr], sept cent trente Alsaciens sont passés à l’ennemi ; les populations locales ne sont pas mises au courant. L’idée d’envoyer les enrôlés sur le front russe est née au début de 1915. Au printemps début le transfert des éléments considérés comme les moins sûrs. A compter de 1916, tous les Alsaciens sont envoyés à l’est, puis écartés des postes sensibles. Après la fin de la guerre contre la Russie, ils sont de nouveau affectés au front oriental, mais soumis à une surveillance spéciale, puis, vers la fin, systématiquement isolés dans des unités allemandes. Ils n’auront plus l’autorisation de retourner en permission en Alsace. Enfin, un contrôle spécial est instauré pour leur courrier, qui doit être remis ouvert ».
31 : Wagons décorés
: Mise en état de défense des vergers de Sundhoffen, gâchis dans les cultures
33 : Note sur l’ambiance à l’arrivée des français à Dornach et la francophilie des mulhousiens le 11 août 1914, qu’Husser appelle « têtes brûlées »
34 : Sur le sentiment profond alsacien, et les rumeurs des exactions françaises
38 : Husser rapporte, par procuration : « Trois cuirassiers français se sont risqués jusque dans la rue de Bâle [à Colmar]. Des enfants on couru autour d’eux, si bien que les Bavarois qui arrivaient en face n’ont pu tirer ».
39 : Sur la consommation de bière des Bavarois
40 : Panique alsacienne le 23 août et « affaire » de Bourtzwiller, voir aussi la note 1 (vap 54 sur les fantasmes de guerre)
45 : Mulhouse est traitée comme ennemie à cause de son comportement en août 14
47 : Etat d’esprit des mulhousiens
50 : Sur le sentiment alsacien : « Il aime l’Allemagne et ne parvient pas à haïr la France », qu’il appelle Mme Marianne
54 : Se procure une baguette (badine) pour durcir l’éducation des jeunes de 3ème année
56 : Abattage des pigeons et suppression des libertés, la Schutzhaft (détention préventive)
: Note 3 sur la germanisation (donc défrancisation) (vap 57, 62, 69, 74 sur l’école, et 87)
: Mulhousiens regardant les combats sur les Hautes Vosges à la longue vue
60 : Anastasie de ses articles de presse (vap 51, 52, 54, 72, 88, 90)
61 : Expulsion des étrangers
62 : Sur la population de Mulhouse le 26 février 1915 : 89 000 habitants. « 20 000 sont partis soit à la guerre, soit à la suite d’une expulsion ou de l’émigration »
: Collecte de métaux
63 : Tickets (vap 75)
65 : Sur le comportement traitre de l’Italie, « exemple abject d’infidélité »
66 : Prix des denrées, inflation (vap 69, 74, prix comparés, 94, 95, 96, 98, 100, 101)
68 : Sécheresse et champs interdits
: Voit ses premiers prisonniers, chasseurs à pied ou alpins, décevants d’allure
: Condamnations pour attitudes profrançaises ou tenues de propos hostiles à l’Allemagne
69 : Patriotisme « douché » à Sundhoffen à cause du prix des denrées et de « l’occupation » par les soldats
70 : « Spectateurs » regardant la guerre à distance : « Des centaines de personnes sont montées au Rebberg pour voir le spectacle. Les plus téméraires – dont nous bien sûr – se risquent à 500 mètres des points d’impact »
73 : Adaptation de l’enseignement aux événements de la guerre (vap 93 sur le traitement spécial de la bataille de l’Aisne)
: Alsacien fusillé, note sur les 43 condamnations à mort prononcées
82 : Spectacle intéressant d’un combat aérien, entraînant le « premier congé pour cause de chute de bombes ». Note 1 : « Mulhouse a connu trente-quatre raids aériens au cours de la guerre »
84 : Note sur les écoles interconfessionnelles
85 : Note sur les déplacements en Alsace, coupée en deux par les 14ème et 15ème Armee Korps, avec une circulation interdite aux civils entre les deux secteurs
90 : Fonctionnement du service de presse, Vaterländischer Hilfdienst
94 : Miel synthétique (vap 110)
95 : Sur le ravitaillement, il dit : « Quiconque n’a pas de relations à la campagne est sous-alimenté »
: Arrive à Sundhoffen d’un détachement de boulangers et de bouchers roumains
: Note sur le ravitaillement et l’organisation à Mulhouse, cartes et détournement (vap 106 sur la différence entre ville et campagne)
99 : Démarches à effectuer pour la transport des vivres
: Menaces récurrentes d’évacuation de Mulhouse
100 : Acquiert une vache pour avoir du lait, voir la note 1 (vap 101 fonctionnement, 164 vente)
102 : Sur les hobereaux
104 : Sur les patriotes et les éléments francophiles de Mulhouse
: Conférence sur les otages alsaciens pris par les français et libérés, témoignages servant à la propagande
105 : Noël 1917
106 : Vert de gris
109 : Ramassage des feuilles par les enfants des écoles, séchées et liées en bottes
112 : Grippe espagnole
114 : Les trois devenirs possibles de l’Alsace le 11 octobre 1918 : soit un Etat confédéral allemand, soit un Etat-tampon neutre, soit une province française (vap 11 la conclusion)
117 : Sur le traitement de l’Alsace-Lorraine
118 : Exemples de francisations le 6 novembre 1918, fuite des Allemands de souche
119 : « Ab nach Kassel », expression signifiant partir sans laisser d’adresse
: Cocarde tricolores, rétorsions
120 : Le 11 novembre en Alsace. Ambiance, retour de marchandises, baisse des prix, changements immédiats, retour des français
121 : Retournement de veste des commerçants, des journalistes et des… enseignants !
128 : Note sur le changement de méthode d’enseignements (méthode directe) (vap 132)
129 : Persécution des Allemands de souche, pillage de leurs commerces
130 : Fermeture de la frontière à cause du danger bolchévik
142 : Premières dissensions après le retour à la France (vap 146)
143 : Marraines ou parrains français aux élèves
144 : Révocation de fonctionnaires
149 : 100 000 expulsés d’Alsace, 1 000 instituteurs révoqués, remplacés par des instituteurs venus de France
150 : Sur le dialecte : Elsässerditsch (dialecte alsacien) et Hochdeutsch (allemand littéraire)
155 : « Chant nègre » à la fin du culte « à vous faire dresser les cheveux sur la tête »
157 : Pèlerinage à l’ancien front (Cernay, Steinbach et Thann), description (vap 141, 222)
158 : Recherche des corps des batailles d’août par les familles françaises
: Cartes de sucre, de pain et de charbon le 1er mai 1919 (plus que le sucre au 29 juin)
162 : Ambiance au Traité de Versailles
171 : La Madelon
186 : Sur la réintégration des anciens fonctionnaires alsaciens sous le Reich
195 : Note sur les commissions de triage pour rechercher les Vieux-Allemands indésirables mais enquêtant aussi sur les Alsaciens d’origine
196 : Inauguration du monument aux morts de Sundhoffen (qui comporte 25 noms)
202 : Accident de la BASF à Ludwigshafen
205 : Sur le 11 novembre 1921, férié, mais politiquement, victoire à la Pyrrhus
206 : Note sur les organismes créés par les alsaciens-Lorrains repliés en Allemagne après 1918
210 : Collecte pour le monument du Hartmannswillerkopf
213 : Tabouis et Poincaré, qualifié de sadique
214 : Chiffres de l’inflation en Allemagne (vap 228, 231)
215 : Apparition du « problème juif » le 31 décembre 1922
222 : Reconstitution de Munster, renaissance dans laquelle « les vieux Munstériens détonent dans ce nouveau paysage »
230 : « Le cancer ! point de remède ; rien à espérer. »
314 : Ce qu’il pense du film À l’ouest rien de nouveau, qu’il voit le 16 janvier 1931 : il en dit : « Pourquoi l’a-t-on interdit en Allemagne ? Pourquoi cette méfiance ? Il n’y a pourtant rien de blessant pour l’Allemagne. Au contraire ; ce que ce film flétrit, c’est le « Kadavergehorsam » (l’obéissance aveugle) et le patriotisme fanatique, les deux fauteurs de guerre les plus efficaces »
349 : Sur la propreté des villages vosgiens : « Quelques villages entre Baccarat et Saint-Dié se distinguent cependant par leur propreté douteuse : des tas de fumiers bordent la rue devant les maison mal entretenues »
380 : 15 décembre 1941, nettoyage des bibliothèques, c’est-à-dire élimination obligatoire de tous les livres français ou non conformes à l’idéologie nouvelle

Yann Prouillet 30 juin 2025

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Mergen, Joseph Félix (1880 – 1947)

Itinérance d’un instituteur public de Dunkerque à Salonique   Carnets de guerre 1914 – 1918

1. Le témoin

Joseph Mergen est au moment de la mobilisation instituteur à Asnières, dans la banlieue parisienne ; il a deux enfants et son épouse Julia est également institutrice ; il rejoint à 34 ans le 28e RI, combat en Belgique, puis, passé au 81e RI, en Champagne et à Verdun. Sous-lieutenant en octobre 1915, il est transporté à Salonique en février 1917, où il se bat sur le front d’Orient jusqu’à l’Armistice. Démobilisé lieutenant en février 1919, il décèdera en 1947 après une carrière d’instituteur et de directeur d’école primaire.

2. Le témoignage

Thierry Mergen, petit-fils de l’auteur, a publié en 2019 « Itinérance d’un instituteur public de Dunkerque à Salonique, Carnets de guerre 1914 – 1918 », (Books on Demand, 249 pages). Il a retranscrit intégralement la totalité des huit carnets de Félix Mergen, tenus au jour le jour, ayant simplement ajouté quelques titres de chapitre, des photographies originales jointes aux carnets, et des illustrations extérieures (cartes postales). Il n’y a pas d’informations sur une éventuelle reprise ultérieure du texte d’origine, et la version proposée paraît dans sa forme « proche » de l’événement.

3. Analyse

Belgique, Beauséjour, 1ère blessure  (août 1914 – mars 1915)

Félix Mergen, sergent de réserve et pédagogue de profession, forme d’abord les classes 14 et 15 au dépôt à Évreux. Sa première expérience du front en Belgique (février – mars 1915) a lieu à l’ouest d’Ypres. Il évoque un secteur difficile, et des soucis relationnels avec son lieutenant ; lui soutient ses hommes, qui estiment qu’on les nourrit mal (24 février 1915, p. 20) [avec autorisation de citation] : « Nos hommes sont de plus en plus mécontents et ils ont raison. On leur distribue des rations pour enfant de quatre ans et on ne leur laisse pas un instant de répit. » Homme énergique, probablement autoritaire, il a parfois des relations heurtées avec ses supérieurs (Watou, au repos, p. 21) : « Toujours la même vie, toujours très occupée et au fond vide, ordinaire, déplorable. Le lieutenant est insupportable. » Préoccupé par le cadeau qu’il veut faire à sa femme (mouchoirs en valenciennes), il a déniché une dentellière, mais elle n’arrive pas à fournir, et malgré ses relances, ce ne sera pas prêt avant son départ de Belgique : « Quelle flemme ces ouvrières. Il est vrai qu’elles ne font pas que de la dentelle. » Donc dès ses débuts en ligne, on voit un sous-officier consciencieux mais de caractère entier.

L’intérêt principal des carnets réside dans la précision avec laquelle l’auteur décrit son secteur et son service de sergent en Champagne, à Beauséjour. En avril 1915, il commande à des Méridionaux (81e RI – Montpelliers) dans un secteur difficile, car les Allemands sont souvent très près, avec des petits postes ou des boyaux obstrués par des barrages de sacs de terre à moins de 25 mètres. Il raconte ses efforts pour empêcher les hommes de garde de s’endormir, les houspillant, ou au contraire ses soucis avec les bavards, qui ne peuvent travailler aux tranchées en silence. Il engueule certains caporaux, s’appuie sur d’autres, et dépense une grande énergie à essayer de lutter contre l’inertie des hommes fatigués et réfrigérés. Les désaccords sur le service sont aussi fréquents avec son lieutenant (p.39 « Naturellement ça va mal »), et le récit est une très bonne évocation du métier de sergent en première ligne, dans un secteur exposé, dans ce qu’il a de matériel et d’ingrat.

Dans cet univers lunaire, parsemé de cadavres, l’adversaire n’est jamais considéré autrement que comme ennemi désincarné ; ainsi, une opération est montée pour éliminer quelques Allemands trop proches derrière un barrage (on les entend « baragouiner »), et l’attaque surprise par jet de grenade réussit (mars 1915, devant Beauséjour, p. 47) « Les hommes ont fini quatre blessés pour avoir la paix. Ils étaient gênants avec leurs gémissements et leurs Kamarad ! Kamarad ! Ensuite, le lieutenant les fait balancer par-dessus le barrage. Les Boches s’en arrangeront. » De temps en temps, le lieutenant et le meilleur tireur de la section viennent faire des cartons aux créneaux ; l’auteur fait de même (p. 57) : « Un de mes poilus a descendu un Boche que je lui avais signalé. J’en fais autant pour trois autres. Les Boches font passer un chiffon rouge au-dessus de leur parapet (…) » Devant les lignes, la tension est constante (p. 59) « vers 22 heures, je descends un Boche qui s’était avancé, seul, jusqu’à 30 m de chez nous (…) J’ai tout de même bien brûlé 13 cartouches avant d’en venir à bout. La 13e lui a été fatale car j’ai entendu son cri. Pas facile le tir, la nuit. » il précise aussi avoir été obligé de tirer debout, par-dessus le parapet, car son créneau ne valait rien.

Les conflits avec son supérieur direct sont relatés : redescendus au repos, on laisse les hommes se disperser, alors que le commandant et le colonel multiplient les demandes de corvées diverses, et il est impossible de les retrouver rapidement. F. Mergen « raisonne » qu’il n’accepte pas les reproches, que c’est le lieutenant qui a laissé les hommes se disperser, qu’ensuite il aurait dû défendre le repos de ses hommes  etc… Nouveau conflit le lendemain (p. 62) le lieutenant devient grossier « Je lui donne très énergiquement une leçon de politesse, après m’être mis au grade à vous, car l’algarade se passait en présence d’autres sous-officiers et d’hommes. (…) Quel sale oiseau ! » L’auteur est blessé en avril 1915 : revenant d’une reconnaissance en rampant, il fait les trois derniers mètres en se relevant et il avoue avoir fait une belle cible, par sa faute. Évacué sur Biarritz, il revient en Champagne en août.

Tranchée de la Vistule, Aisne, Verdun, 2e blessure (août 1915-août 1917)

La deuxième partie du témoignage en Champagne est marquée par l’évocation de l’offensive du 25 septembre 1915. Le 81e RI est de réserve d’Armée, et n’est engagé que le lendemain du début de l’attaque, pour relayer ceux qui ont pu progresser le 1er jour. Du 26 septembre au 2 octobre, ils se retrouvent bloqués devant la tranchée de la Vistule qui les surplombe, s’épuisant en attaques stériles et meurtrières. Ils sont sous le feu ennemi, le gaz fait son apparition, et ils restent impuissants, sous la pluie, sans liaison efficace avec l’artillerie. Pour lui, si la première vague d’assaut a pu aisément avancer sur la ligne allemande, la seconde vague a rencontré des défenses intactes (p. 100) « et nous sommes venus nous briser sans profit sur les nouvelles lignes boches, non effleurées par notre artillerie qui tire beaucoup mais trop au petit bonheur. » Passé sous-lieutenant à l’automne 1915, en ligne devant Somme-Suippes (le Trou-Bricot), il commande un tir des canons de 58 et après un réglage efficace, il paraphrase le tirailleur Banania, « scie » très à la mode en 1915 : « Nous entendons brailler des Boches pendant que d’autres galopent à fond de train dans les boyaux. Y a bon ! »

Dans l’Aisne en avril 1916, l’auteur évoque un coup de main qu’il doit mener (p. 133) « Vilaine affaire. (…) Il faut, c’est l’ordre, pas à discuter. » La mission se passe sans drame, mais échoue, et ses chefs voudraient qu’il la recommence; ici, comme avec Robert Morin par exemple, il plaide que c’est au tour des autres : « Ma décision a été jugée regrettable car c’est moi qui jusqu’ici avait fait le coup le plus sérieux. J’en suis flatté mais ce n’est pas une raison pour risquer ma peau plus que les autres. La mienne vaut la leur ! Zut ! » On voit que l’espace de négociation des chefs de section est limité mais qu’il existe. F. Mergen raconte ensuite sa très courte et très intense expérience de Verdun. De retour de permission le 4 août 1916, il monte seul en ligne pour retrouver son unité au plus fort du combat (Fleury-sous-Douaumont). Après une nuit épuisante, il doit assurer un assaut local malheureux sous le barrage allemand (p. 152) « Il y a du flottement et il est l’heure ! Ma 1er ligne ne part pas ! J’ai beau siffler tant que ça peut, personne ne bouge ! Nom de nom ! J’y saute et comment ! Allons ! ». Blessé à l’épaule quelques instants après, il est pansé au poste de secours et arrive à pied à la voiture d’évacuation, au milieu des éclatements ; il mentionne une intéressante algarade (p. 155) « Le jeune aide-major qui dirige l’embarquement ne veut pas connaître mon galon, même pas me laisser asseoir à côté du chauffeur et il prétend charger un grand blessé boche ! Heureusement des brancardiers apportent des grands blessés, des nôtres. J’exige que le Boche soit descendu et remplacé par un Français. Après bien des difficultés, j’obtiens gain de cause, d’autorité. »

Armée d’Orient, Salonique, Monastir

Après convalescence, il apprend avec joie sa mutation au 122 RIT, et à 38 ans, il pense pouvoir se reposer un peu, mais catastrophe, trois jours plus tard arrive un contrordre, sa mutation pour l’armée d’Orient. À Marseille, en attendant son embarquement, il visite la ville (janvier 1917, p. 165) : « Pas fameux le vieux Port, mais quelles études de mœurs ! Quelle licence ! Je ne suis pourtant pas bégueule, mais c’est raide jusqu’à l’invraisemblable. ». Embarqué sur le Saint-Laurent, son navire est torpillé en rade de Malte (2.02.17), avec un faible nombre de victimes « Voilà une journée qui compte et nous ne sommes qu’à Malte ! C’est gai ! »

Au printemps, son service au 1er Régiment de marche d’Afrique le tient autour de Salonique, puis il doit en mai 1917 rejoindre les lignes vers Monastir, ce qui n’est pas le cas de tous les cadres : « C’est une vengeance du vieux Dissez qui a horreur des vérités maintes fois entendues. Aussi nous ne nous gênons plus du tout ! (p. 189). À partir de ce moment, il alterne des secteurs de première ligne assez actifs et difficiles (il est enterré plusieurs fois par des torpilles), comme par exemple devant la cote 1248. Il est fréquemment malade, mais à Salonique il refuse en septembre 1917 une proposition d’évacuation (p. 213) « Proposition que je dois repousser à nouveau en raison des circonstances : attente de mon 2e galon, reconstitution du régiment. J’aurais l’air de me sauver et donc je resterai, à moins d’aggravation sérieuse. » Si sa santé se raffermit à la fin de l’année, il sera ensuite régulièrement frappé par des otites très invalidantes. Il tient en 1918 des positions sur le front de Monastir, et il y décrit (p. 234) certains secteurs peuplés de « nombreux cadavres, tous déjà dératisés plusieurs fois, quelques-uns en morceaux épars. (…) C’est un « fouillis effarant et à la Edgar Poe. » Il participe à l’offensive en septembre 1918, mais est réhospitalisé en octobre. À Salonique, il note le 3 novembre « une Grande fête juive, commémorative de la déclaration de Georges V (reconstitution de la Judée) », évoque l’effondrement autrichien le 7 novembre, mais, curieusement, ne dit pas un mot du 11 novembre. Il embarque pour l’Italie le 13 décembre, d’où le train l’amène à Vintimille. Les derniers mots du récit sont un mystérieux (p. 247) : « Zut de zut ! ». Nous avons donc ici l’intéressant témoignage, très factuel, d’un cadre de réserve d’âge déjà « mûr », ce combattant ne disant rien de ses pensées profondes, ni sur lui ni sur la guerre ; et quand l’aumônier veut le convaincre de faire ses Pâques, « je m’en tire en répondant que j’y réfléchirai. » (p. 78).

Au sortir de la lecture de ces carnets, on se fait aussi la réflexion qu’à la rentrée 1919, à l’école primaire d’Asnières, ça n’a pas dû broncher dans la classe de Monsieur Mergen.

Vincent Suard, février 2025

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Agard, Alban (1876-1942)

1. Le témoin
Alban Agard, originaire de Cestas (Gironde), exerce le métier d’instituteur à Bordeaux au moment de sa mobilisation au 140e RIT. Il rejoint en décembre 1914 le 360e RI et sert en Artois toute l’année 1915. Passé caporal en février 1916, il combat à Verdun du 20 au 30 mars, date à laquelle il est blessé et évacué. Après 6 mois d’hospitalisation, il est réformé et reprend ses fonctions d’instituteur. Il finit sa carrière à l’école de garçons de la rue Paul Bert à Bordeaux en 1936.
2. Le témoignage
Le journal de guerre d’Alban Agard se présente sous la forme d’un recueil dactylographié de 50 pages, avec 6 pages d’annexes. Le document est accompagné d’une note explicative (p. 47) rédigée par le fils d’Alban, André Agard, « en vue d’expliciter quelques indications fournies par le journal. » Un ajout de Jean-Louis Agard, petit-fils d’Alban, signale que l’original se présente sous la forme de deux carnets toilés mesurant 9×14 cm. En annexe sont reproduites en fac simile les pages du carnet qui concernent l’attaque du 9 mai 1915.
3. Analyse
L’intérêt du document réside dans la description des conditions d’existence des soldats dans les tranchées de différents secteurs de l’Artois, pendant l’année 1915 : c’est l’évocation récurrente de boyaux sommaires, de tranchées exposées au danger (tirs, marmites, mines…) avec une humidité omniprésente. En décembre 1914, par exemple, les tranchées sont (p. 4) : « de véritables mares, les pieds sont toujours mouillés, c’est d’une tristesse profonde, (…) nous n’avons pas la force de manger, on ne ferait que boire de l’alcool, si on en avait suffisamment. ». En février 1915, il évoque à titre d’exemple une prétendue position de réserve, mais qui consiste à aller à « 40 mètres des boches » (p.8) : « Tranchée sans abri. La nuit la pluie commence à tomber. Je dors sur le côté de la tranchée, sous la pluie. Jamais nous n’avons été si mal. Les balles pleuvent et l’endroit est assez dangereux. » Il décrit aussi le repos à l’arrière, la vie à Barlin ou Hersin-Coupigny, les corons de mineurs; il fait des remarques « ethnographiques », ainsi il loge dans un coron où se trouve une famille de réfugiés, avec quatre enfants dont l’un, à huit ans, fume une cigarette devant sa mère (p. 13) : « Il paraît que c’est la mode chez les mineurs. Jolie mode ! » La description de sa participation à l’offensive du 9 mai 1915 (p. 18) est précise, lui et ses camarades étant d’abord déçus que leur compagnie (17e) doive attaquer la première, mais le sang-froid revient ensuite car «notre rôle sera peut-être moins rude que celui des autres compagnies qui doivent continuer l’offensive sur les tranchées de 2ème et 3ème ligne. » Son récit peut être mis en relation avec celui de R. Cadot (18e Cie – cf sa notice CRID). La poursuite des combats à Carency au début de juin provoque chez lui une immense fatigue physique et psychologique, ces combats le laissent « très abattu » (p. 24). A cet égard, la cérémonie de remise de la médaille militaire à Marcel Dambrine, le 8 juin, ne lui remonte guère le moral. L’adjudant Dambrine est un chansonnier, engagé volontaire, célèbre au régiment pour avoir composé la chanson du 360e Les vieux poilus. L’encadrement encourage la diffusion de ce chant entraînant et viril, qui popularise le « patriotisme du numéro» (R. Cadot). Déjà avant l’attaque, A. Agard note (7 mai) qu’ «à 6h30 Dambrine vient nous chanter la chanson du 360e ». Blessé fin mai, le chansonnier est décoré le 8 juin sur sa civière en présence du régiment (dossier photographique Gallica « chanson du 360 »). La description qu’en restitue notre auteur est intéressante (p.24) : « Véritable parade de comédie, étant donné surtout le tempérament du décoré. Les photographes ne manquent pas ; aussi, cette cérémonie ajoute encore à mon découragement. Les motifs invoqués disent que blessé, il a continué à chanter. Il a bien chanté, mais c’était par l’autre bouche et dans ses pantalons. » En juillet, l’auteur réussit à trouver une place de cuisinier (p. 28) et s’il estime que la tâche sera plus dure au cantonnement, celle-ci sera beaucoup moins périlleuse pour les tranchées.
A. Agard évoque précisément les fraternisations de décembre 1915 (bien décrites par le caporal Barthas), ici dans le secteur de Mont-Saint-Eloi. Ces trêves sont d’abord provoquées par la pluie continue qui transforme les tranchées en véritables mares (p. 38) : « Vu l’état des tranchées, Boches et Français fraternisent. Ils montent sur le parapet et échangent leurs impressions. Les uns comme les autres ont assez de la guerre et déclarent ne plus vouloir tirer sur des fantassins. (…) au rapport on a condamné ces gestes de fraternité (…) les relèves se font en plein jour et à découvert sans que des coups de feu ne soient tirés. Si ces faits sont seulement une conséquence de l’obstruction des boyaux, je souhaite qu’ils restent pleins de boue jusqu’à la fin de la guerre, mais je crois qu’il y a aussi de part et d’autre une lassitude générale. »
En février 1916, l’auteur perd sa place de cuisinier et est nommé caporal, contre son gré (p. 41) : « tout embuscage m’est donc interdit maintenant.» Il attribue cette brimade au lieutenant Jasson, qui commande la compagnie, lui reprochant de s’acharner après lui «Je vois là-dessous une conséquence de ses idées politiques car je ne suis pas le seul visé comme instituteur. » Le journal se clôt enfin par l’épisode de Verdun ; ils passent d’abord quelques jours en ville où ils attendent anxieusement l’ordre de monter en première ligne. C’est le 25 mars 1916 qu’ils se mettent en route, mais le rassemblement des hommes lui suggère une description bien amère (p. 45) : « Nos officiers sont brillants, commandant en tête. Ils sont ivres à tomber, surtout Jasson. C’est un spectacle écoeurant. » Ils tiennent ensuite une position en face du Fort de Douaumont, il en estime la distance à 150 mètres environ, et le 30 mars il est touché: « Vers 11 heures, je reçois un éclat qui traverse mon genou gauche. Abandonnant tout, je cours vers le poste de secours. » (p. 46). Il raconte ensuite sa difficile évacuation, les voitures médicales ayant été démolies par les obus. Lui et des blessés doivent attendre 24 heures de plus, et malgré leurs protestations le deuxième soir la situation se reproduit « nous sommes là de nombreux blessés qui souffrons de ce service. Nous avons beau protester, rien n’y fait.» Pour lui, il y aura 48 heures de délai entre sa blessure, de moyenne gravité, et son arrivée dans une caserne-hôpital à Verdun. C’est avec cette arrivée sur le lit 17, salle 8, que se termine cet intéressant document.

Vincent Suard juin 2019

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Roumiguières, Alfred (1887-1973)

1. Le témoin
Il est né à Saint-Martin-Laguépie (Tarn), le 15 avril 1887 dans une famille de cultivateurs. Après le certificat d’études primaires, de 12 à 16 ans, il travaille la terre avec son père tout en préparant avec son ancien instituteur le concours d’entrée à l’école normale d’Albi. Du service militaire d’un an, il sort avec le grade de sergent. Il est nommé instituteur à Sorèze en 1907. Il se marie avec une institutrice en 1910. En 1914, le couple a deux enfants. Alfred milite à la SFIO et dans le syndicalisme enseignant en gestation.
En août 1914, il part comme sergent au 343e RI en Alsace, puis dans les Vosges. Lorsque les soldats sont autorisés à aider les civils à faire les foins près du front, il y participe avec plaisir, écrivant (5 juin 1915) : « J’ai constaté que je n’avais pas oublié mon premier métier. » Son frère Irénée est tué le 9 juillet 1915 (« Comment prévenir ma mère ? »). Adjudant le 14 octobre 1915, Alfred est blessé quelques jours après par l’éclatement accidentel d’une grenade française. En janvier 1916, le voici instructeur à Carcassonne. Il se rapproche du front en octobre, tout en restant instructeur au 15e RI. Il apporte une confirmation à la thèse d’Alexandre Lafon sur la camaraderie : « Depuis que j’ai quitté le 343e, j’ai trouvé beaucoup de camarades, mais je n’ai pas trouvé d’amis. » Il revient en ligne au 26e RI en mars 1918 et il est à nouveau blessé par des éclats de grenade en juillet. Il est libéré le 19 février 1919.
Dès la rentrée suivante, le couple Roumiguières est nommé à Castres ; il y reste jusqu’à la retraite en 1942. Alfred continue à militer à la SFIO et au syndicat des instituteurs. Il est élu au conseil municipal sur la liste socialiste en 1947. Il meurt le 3 juillet 1973.

2. Le témoignage
Alfred Roumiguières dit qu’il écrit au moins deux lettres par jour, dont une à sa femme Rosa. 1600 lettres à son épouse ont été retrouvées, et autant venant d’elle, qu’il lui renvoyait en exigeant qu’elles soient conservées pour les relire plus tard. Le présentateur, François Pioche, a effectué deux choix : ne pas retenir les lettres de Rosa ; reproduire seulement les passages les plus marquants de celles d’Alfred. D’autant qu’il fallait aussi prendre en compte 4 carnets, tenus d’août 1914 à juin 1915. F. Pioche ne sait pas si Alfred a cessé de les remplir à ce moment-là ou s’ils ont été perdus. La deuxième hypothèse paraît la bonne quand on sait que les auteurs de La Plume au Fusil (Toulouse, Privat, 1985) ont donné des extraits de carnets de Roumiguières postérieurs à juin 1915.
Le livre d’Alfred Roumiguières, Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2013, 211 p., contient quelques photos, des cartes et des reproductions de lettres et de pages de carnets (notamment, p. 148, une lettre très maladroitement écrite de la main gauche après sa première blessure). Comme tant d’autres, Alfred a remarqué très vite (11 septembre 1914) l’importance du courrier familial : « Songe que ce n’est que par les lettres que je peux encore vivre un peu votre vie. » On retrouve chez lui l’expression des sentiments d’affection exprimés par tant de poilus, par exemple le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »

3 Analyse
Le départ
Le 3 août 1914 à Carcassonne, c’est l’enthousiasme. On crie « À Berlin ». On menace Guillaume et son fils de divers sévices. Les différences politiques sont oubliées entre Français. Le sergent Roumiguières fera tout son devoir, en espérant que la guerre soit finie avant le départ de son régiment de réservistes. Il pense que cette guerre sera la dernière et que l’écrasement de l’Allemagne permettra de vivre en paix pendant de longues années : « Je crois qu’en ce moment je travaille pour mes enfants, parce qu’après cette guerre va s’ouvrir une longue période de paix et de tranquillité. » Il n’apprécie pas que la foule injurie une femme allemande tenant son enfant dans les bras et il remet à sa place un lieutenant qui ricane.
L’instituteur reparaît
Le 13 octobre 1914, il écrit : « Sous le soldat, l’instituteur réapparaît très souvent. Le moindre sujet de conversation m’entraîne à faire une leçon. Je me mets à fournir des explications si bien que, par moment, je me trouve tout étonné de parler à des hommes à barbe. Je croyais être au milieu de mes élèves. Tantôt c’est une leçon de choses, tantôt une leçon d’histoire, mais le plus souvent c’est de la morale ou de la géographie. Lorsque j’étais à la 3e section, je prenais souvent la carte de l’adjudant Pomarède et j’expliquais là où nous étions pour le moment, d’où nous venions, ce que nous avions à droite, à gauche, etc. J’avais toujours un grand nombre d’auditeurs attentifs. » Certes, il reconnaît les lacunes dans ses études, et pour les combler il achète un exemplaire de L’Iliade pour 12 sous (14 août 1917). Un peu auparavant, retour de permission, il peut enfin voir Paris, « Paris où se sont déroulés la plupart des événements historiques qu’on étudie, où ont eu lieu la plupart des intrigues qu’on lit dans les romans ! » La révolution russe de mars 1917 lui rappelle les délibérations des États Généraux et la nuit du 4 août, « telles que nous les présentent Aulard et Jaurès ».
Cet instituteur est socialiste
Il ne cache pas ses idées ; il reste abonné à L’Humanité ; à Paris, il tient à voir le mur des Fédérés. Les socialistes ont fait tout leur possible pour empêcher la guerre, mais « ils font leur devoir de Français comme les autres et souvent mieux que les autres » (6 juillet 1915). « Jaurès avait raison », précise-t-il le 6 août 1915. Il avait raison de penser que la décision ne serait pas obtenue dès le premier choc. « Il parlait des réserves sur lesquelles il fallait compter. N’est-ce pas les réserves qui composent aujourd’hui presque exclusivement l’armée française ? » Le 4 novembre 1918, l’instit socialiste se réjouit : « Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. […] Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe. Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. »
Embusqués et réactionnaires
Le 18 février 1916, il constate : « Un instituteur ne peut pas se faufiler dans les hôpitaux comme les prêtres ; il ne peut pas se faire embaucher dans les usines comme les ouvriers et il n’a pas le droit aux permissions agricoles comme les paysans et assimilés (cette dernière catégorie est nombreuse). Il n’a d’autre bénéfice que de se faire casser la gu… » Il critique vertement les embusqués, curés et bourgeois, les « professionnels du patriotisme » bien installés à l’arrière. À un patriote resté à Durfort (près de Sorèze), qui s’énerve parce que la victoire ne vient pas vite, il fait dire par sa femme « que dans tous les bureaux de recrutement on accepte volontiers des engagements pour la durée de la guerre ». Les réactionnaires profitent de la guerre pour s’implanter dans les œuvres comme la Croix Rouge ; les cléricaux exploitent la peur du danger pour gagner des soldats à leurs dévotions. Et après la guerre ce sont ceux qui seront restés à l’abri « qui auront sauvé la France. Evidemment, ils pourront parler ; les vrais sauveurs de la patrie ne seront pas là pour les contredire puisqu’ils seront morts. »
L’ennemi
Alfred Roumiguières verse son or pour la Défense nationale (à la différence de l’instituteur Mauny, voir ce nom). Du début à la fin, l’ennemi reste l’Allemand. Malgré la grande proximité des tranchées (« on les entend tousser »), il refuse de fraterniser. Il rapporte des échanges d’insultes d’une tranchée à l’autre (24 mai 1915), mais aussi (3 septembre) l’envoi d’une carte par les Allemands qui demandent : « Que pensez-vous de la paix ? » Lors des combats de Lesseux, le 25 septembre 1914, dans l’abordage d’une tranchée allemande, il a vraisemblablement tué un Allemand, ce qu’il note dans son carnet le jour même, qu’il redit dans une lettre du 11 novembre, et encore le 8 août 1915 en élargissant le propos : à la guerre, il faut parfois tuer pour ne pas être tué. En juin 1918, il décrit les prisonniers allemands, jeunes et loqueteux : « Tu ne te fais pas une idée de la joie qu’ils éprouvent à être prisonniers. […] Ils s’interpellent entre eux avec des cris de triomphe. Ils disent plaisamment qu’ils ont pris le meilleur chemin pour aller à Paris. […] Ils n’ont pas trop à se plaindre de nous. On leur a donné à boire, on les a fait manger et leurs blessés ont été soignés par nos majors comme les nôtres propres. »
Quelques remarques ponctuelles
– 18 octobre 1914. « La guerre que nous faisons est une guerre de taupes. » Detaille ne pourrait pas peindre ses tableaux magnifiques.
– 21 octobre. Un déserteur allemand venu à la tranchée française s’adresse à la sentinelle du 343e en occitan pour l’empêcher de lui tirer dessus.
– 16 novembre. « La frousse ? Je voudrais bien savoir qui ne l’a pas. »
– 22 novembre. « C’est très beau une charge à la baïonnette, mais avant d’arriver sur l’ennemi, les ¾ de l’effectif sont par terre ! C’est ce qui est arrivé trop fréquemment au début de la guerre. »
– 30 mars 1915. « En ce moment, beaucoup d’hommes réclament la paix. »
– 3 novembre 1916. « Le fusil devient arme de second plan ; il est remplacé par la grenade à main, la grenade à fusil et le fusil mitrailleur. »
– 19 octobre 1918. « L’Allemagne est vaincue, cela ne fait de doute pour personne. Elle est vaincue parce que ses alliés l’abandonnent, elle est vaincue parce que ses armées sont refoulées et elle est enfin vaincue parce que son peuple n’en veut plus. »
– 27 novembre. « J’ai été frappé par le duel entre l’homme protégé par le fer et l’homme protégé par le ciment : le tank contre le blockhaus. La victoire est restée à celui qui a pu bouger, prendre l’offensive et exploiter un premier succès. »
Deux regrets
– Une note (p. 184) présentant Bolo Pacha comme un « ancien khédive d’Egypte ».
– Le fait que le présentateur n’ait pas mentionné d’autres combattants du 343e comme le sergent Giboulet et le soldat Tailhades (voir ces noms), alors qu’on les trouve dans les extraits donnés par les auteurs de La Plume au Fusil. Blayac (voir ce nom) parle aussi du 343e.

Rémy Cazals, juillet 2014

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