Dubernet, Jules (1875-1959)

Le témoin
Jean Jules Dubernet est né le 15 mai 1875 à Lucmau (Gironde), commune de 600 habitants de la Lande bazadaise. Issu d’une famille de cultivateurs, il est devenu sabotier. Service militaire à Antibes dans les chasseurs à pied, de 1896 à 1899. Caporal. Marié en 1903, un fils en 1908. Sabotier, il tient le registre des sabots vendus de 1904 à 1957. Sacristain, il tient le registre des enterrements et autres offices de 1906 à 1957. Il semble que le couple récoltait la gemme des pins : c’est mentionné dans sa correspondance de guerre, le transport des lourds fûts n’étant pas, écrit-il, le travail d’une femme. Il commence la guerre au 360e RIT à Nevers, fait un court séjour en Artois, revient à Nevers pour l’instruction des récupérés et des bleus. En septembre 1916, au 64e RIT, il part pour le front : Verdun, l’Argonne, Montdidier et la poursuite « du boche qui file à toute allure ». Sergent le 18 avril 1918.
De retour dans son village, il reprend ses activités du temps de paix. Il meurt le 30 août 1959.

Le témoignage
est composé de plusieurs éléments : un journal dont les notes sont très laconiques, complétées de détails su ses activités de caporal d’ordinaire ; neuf photographies de groupes ; 200 cartes postales représentant les villes et villages où il est passé. Orthographe plutôt bonne.
Il est édité par l’historien Jean-Bernard Marquette dans Les Cahiers du Bazadais, n° 192-193, mars-juin 2016, numéro double entièrement consacré à Jules Dubernet, 142 pages. Transcription complète du carnet, reproduction des photos et de plusieurs cartes postales (images et textes au dos). Croquis des secteurs. Lexique. Préface générale de Rémy Cazals sur « Les témoins de la Grande Guerre ». Introduction de J.-B. Marquette « Sur les traces de Jules Dubernet ». Postface de synthèse « A la rencontre d’un caporal de la territoriale » par J.-B. Marquette.

Contenu
Ayant quatre ans de plus que Louis Barthas, Jules Dubernet est resté dans la territoriale. Ses notes nous renseignent d’abord sur les travaux variés effectués un peu en arrière, mais parfois en première ligne. Au dépôt, il signale les vaccinations et les épidémies. Comme c’est souvent le cas, il est très sensible aux rapports avec le « pays », c’est-à-dire sa région natale. Il se réjouit de rencontrer des camarades girondins, de parler son patois, de recevoir des colis de nourriture : poulet et poularde, civet, boudin, jambon, confit… Les palombes et le vin de Bordeaux sont bienvenus. Et encore les miques, les merveilles. Cela permet d’améliorer l’ordinaire, de restaurer la convivialité, d’échapper au froid, à l’humidité, à la boue de ces contrées nordiques. Il a toujours présent à l’esprit le calendrier des fêtes et des foires de sa petite patrie. Son témoignage confirme aussi ce qui ressort de 500 Témoins de la Grande Guerre, le fait que Jules n’est pas devenu une brute, l’existence de l’amour pour son épouse et son fils, avec les conseils habituels de bien travailler à l’école.
Sacristain, Jules est évidemment un bon catholique, mais il ne parle guère de religion ou de pratique, en dehors de son intérêt pour Jeanne d’Arc. Il ne parle pas non plus de défendre la patrie. Le 11 novembre 1918, il décrit les localités traversées, et ajoute : « Le dernier coup de canon a été tiré à 11 heures. » Rien de plus.
En cherchant bien, on peut cependant trouver quelques brèves remarques éclairantes :
– 29 décembre 1914 : « Ce que nous avons à désirer, c’est que cette nouvelle année nous apporte la victoire au plutôt, à seule fin de pouvoir vivre en paix et revenir auprès de ceux qui nous sont chers. » Mais, le 31 décembre 1917 : « Demain étant le premier jour de l’année nous allons le passer encore bien éloignés l’un de l’autre. Il faut tout de même vivre dans l’espoir que cette année nous apportera la paix et que l’an prochain nous le passerons ensemble. ». Dans la première phrase, il attend la victoire ; dans la deuxième, la paix.
– 17 février 1916, à propos d’un appel à volontaires pour aller au front : « Une fois qu’ils y seront allés une fois ils ne seront plus volontaires. »
– 10 avril 1917, à propos de ceux qui vont monter : « Cela ne les fait pas bien sûr rigoler. »
– 8 octobre 1918 : « Hier je suis allé avec des poilus emmener 14 prisonniers boches que les zouaves ont pris hier à midi à Berry-au-Bac. Je t’assure qu’ils étaient contents car la guerre est finie pour eux. »
Rémy Cazals, avril 2017

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Pescay, Camille (1885-1951)

Ouvrier typographe de formation né à Verdun-sur-Garonne (Tarn-et-Garonne), il devient avant la guerre ouvrier dans une des nombreuses usines textiles de Labastide-Rouairoux (Tarn). Mobilisé au 296e de Béziers, il part comme des milliers d’hommes « musique en tête » le 4 août 1914 et traverse toute la guerre, sans aucune blessure, pour n’être libéré qu’en mars 1919. Son témoignage se présente, à l’image de celui du tonnelier audois Louis Barthas, qui fut dans le même régiment, sous la forme d’un récit au jour le jour, retranscrit sur 12 cahiers d’écolier reliés entre eux et numérotés, sans doute mis au propre très rapidement au lendemain de la guerre à partir de notes prises sur le vif. L’auteur relève le nombre de jours passés sous l’uniforme et achève son récit à l’unisson du tonnelier socialiste : « Avant de terminer, je pourrais dire ce qu’au cours de cette campagne j’ai pu voir comme injustices et abus de toute sorte mais je préfère m’abstenir. Je constate simplement que nous n’aurons la Paix dans le monde que le jour où le militarisme sera renversé dans toutes les puissances, chose qui n’est pas près d’arriver ! » Il souligne un peu plus loin : « Je me suis tiré de cet enfer (…) et je m’incline devant ceux qui moins heureux que moi n’ont pas vu la fin de ce cataclysme et ont payé de leur vie. » On trouve dans ce témoignage inédit une relation méticuleuse de ses faits et gestes et ceux de son unité, et moins d’allusions directes sur son moral. Mais plusieurs éléments intéressants donnent à comprendre à la fois le quotidien combattant, fractionné et encadré, et les pratiques de guerre du fantassin.
Camille Pescay vit la guerre comme une contrainte et avec résignation. Il note le banal quotidien dans les tranchées, auquel les hommes s’adaptent comme ils peuvent. La prise de notes régulière fait partie de cet arsenal d’éléments stabilisateurs dans un univers instable. Dans ce cadre, la camaraderie entre « pays » offre un important support de sociabilité. « C’est avec peine qu’on se sépare des camarades avec lesquels on vivait depuis si longtemps, mais à la guerre il faut se faire à tout », note-t-il en juillet 1916 au moment où est dissoute la 24e compagnie à laquelle il appartient depuis le début du conflit. Même sentiment de résignation lors de la dissolution du régiment en novembre 1917. Camille passe alors au 248e RI comme une grande partie de ses connaissances. Il observe plus généralement le théâtre de la guerre, notant les rumeurs d’Africains égorgeant les retardataires allemands qui n’ont pas fui à temps, les blessés prisonniers que son escouade tente de rassurer, les soldats qui se portent malades à la fin de décembre 1914 afin d’éviter les exercices harassants imposés au repos par le commandement. Il relève également les échos des chants émanant en ligne des 280e, 296e et 281e RI qui répondent aux chants de Noël des Allemands en 1914. Et au fur à mesure que la guerre s’installe dans un temps long, deux éléments prégnants émaillent de manière régulière son récit à partir de sa première permission : le fossé séparant les civils et les combattants sur la façon de se représenter le conflit, et l’attente de la paix qui tarde à venir. « Lors de ma première permission en novembre dernier [1915], j’ai dit dans quel état j’avais trouvé les civils ; la situation n’a pas changé, confiance inébranlable, sauf pour quelques-uns qui raisonnent et qui constatent que cette victoire tant promise est longue à venir. En ce qui concerne la vie à Labastide, elle y est supportable, les usines vont grand train pour la fabrication du drap bleu horizon et des couvre-pieds militaires », écrit-il en juin 1916, à la suite de sa deuxième permission et de la dénonciation des « engraissés de la guerre ».
Après la découverte de la guerre de siège, c’est pour Camille Pescay deux années d’attente difficile en 1916 et 1917. Deux passages méritent d’être évoqués ici, le premier rédigé au front, (27 avril 1916), après plusieurs semaines de repos : « Après 21 mois de campagne, effectuer une marche de 18 ou 20 kilomètres, sous un soleil de plomb et avec un chargement à faire plier un mulet, doit être une simple promenade aux yeux de nos gradés puisqu’ils ont défendu d’être fatigué ! Oh ! Le militarisme ! Cette guerre te fait apparaître tel que tu as été et que tu seras toujours : ridiculement bête ! Et de ce côté-là, il n’y a rien à envier à celui de nos ennemis. » Un second résume à lui seul la pensée de Camille Pescay noyé dans « une vie de brute » : « Les vrais Français n’attendent qu’une chose, la Paix ! » (1er janvier 1917). L’année 1918, de ce point de vue et à travers ses annotations, ne milite aucunement en faveur de l’idée d’une remobilisation combattante.
Sur la forme et sur le fond, ce témoignage se rapproche décidément de celui de Louis Barthas, sans offrir la même abondance de réflexions sur la guerre et le comportement des hommes. Il n’en reste pas moins qu’il livre une parole populaire critique qui a su se développer et se démarquer, en guerre, à côté d’un discours dominant patriotique.
Alexandre Lafon

 

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Roumiguières, Alfred (1887-1973)

1. Le témoin
Il est né à Saint-Martin-Laguépie (Tarn), le 15 avril 1887 dans une famille de cultivateurs. Après le certificat d’études primaires, de 12 à 16 ans, il travaille la terre avec son père tout en préparant avec son ancien instituteur le concours d’entrée à l’école normale d’Albi. Du service militaire d’un an, il sort avec le grade de sergent. Il est nommé instituteur à Sorèze en 1907. Il se marie avec une institutrice en 1910. En 1914, le couple a deux enfants. Alfred milite à la SFIO et dans le syndicalisme enseignant en gestation.
En août 1914, il part comme sergent au 343e RI en Alsace, puis dans les Vosges. Lorsque les soldats sont autorisés à aider les civils à faire les foins près du front, il y participe avec plaisir, écrivant (5 juin 1915) : « J’ai constaté que je n’avais pas oublié mon premier métier. » Son frère Irénée est tué le 9 juillet 1915 (« Comment prévenir ma mère ? »). Adjudant le 14 octobre 1915, Alfred est blessé quelques jours après par l’éclatement accidentel d’une grenade française. En janvier 1916, le voici instructeur à Carcassonne. Il se rapproche du front en octobre, tout en restant instructeur au 15e RI. Il apporte une confirmation à la thèse d’Alexandre Lafon sur la camaraderie : « Depuis que j’ai quitté le 343e, j’ai trouvé beaucoup de camarades, mais je n’ai pas trouvé d’amis. » Il revient en ligne au 26e RI en mars 1918 et il est à nouveau blessé par des éclats de grenade en juillet. Il est libéré le 19 février 1919.
Dès la rentrée suivante, le couple Roumiguières est nommé à Castres ; il y reste jusqu’à la retraite en 1942. Alfred continue à militer à la SFIO et au syndicat des instituteurs. Il est élu au conseil municipal sur la liste socialiste en 1947. Il meurt le 3 juillet 1973.

2. Le témoignage
Alfred Roumiguières dit qu’il écrit au moins deux lettres par jour, dont une à sa femme Rosa. 1600 lettres à son épouse ont été retrouvées, et autant venant d’elle, qu’il lui renvoyait en exigeant qu’elles soient conservées pour les relire plus tard. Le présentateur, François Pioche, a effectué deux choix : ne pas retenir les lettres de Rosa ; reproduire seulement les passages les plus marquants de celles d’Alfred. D’autant qu’il fallait aussi prendre en compte 4 carnets, tenus d’août 1914 à juin 1915. F. Pioche ne sait pas si Alfred a cessé de les remplir à ce moment-là ou s’ils ont été perdus. La deuxième hypothèse paraît la bonne quand on sait que les auteurs de La Plume au Fusil (Toulouse, Privat, 1985) ont donné des extraits de carnets de Roumiguières postérieurs à juin 1915.
Le livre d’Alfred Roumiguières, Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2013, 211 p., contient quelques photos, des cartes et des reproductions de lettres et de pages de carnets (notamment, p. 148, une lettre très maladroitement écrite de la main gauche après sa première blessure). Comme tant d’autres, Alfred a remarqué très vite (11 septembre 1914) l’importance du courrier familial : « Songe que ce n’est que par les lettres que je peux encore vivre un peu votre vie. » On retrouve chez lui l’expression des sentiments d’affection exprimés par tant de poilus, par exemple le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »

3 Analyse
Le départ
Le 3 août 1914 à Carcassonne, c’est l’enthousiasme. On crie « À Berlin ». On menace Guillaume et son fils de divers sévices. Les différences politiques sont oubliées entre Français. Le sergent Roumiguières fera tout son devoir, en espérant que la guerre soit finie avant le départ de son régiment de réservistes. Il pense que cette guerre sera la dernière et que l’écrasement de l’Allemagne permettra de vivre en paix pendant de longues années : « Je crois qu’en ce moment je travaille pour mes enfants, parce qu’après cette guerre va s’ouvrir une longue période de paix et de tranquillité. » Il n’apprécie pas que la foule injurie une femme allemande tenant son enfant dans les bras et il remet à sa place un lieutenant qui ricane.
L’instituteur reparaît
Le 13 octobre 1914, il écrit : « Sous le soldat, l’instituteur réapparaît très souvent. Le moindre sujet de conversation m’entraîne à faire une leçon. Je me mets à fournir des explications si bien que, par moment, je me trouve tout étonné de parler à des hommes à barbe. Je croyais être au milieu de mes élèves. Tantôt c’est une leçon de choses, tantôt une leçon d’histoire, mais le plus souvent c’est de la morale ou de la géographie. Lorsque j’étais à la 3e section, je prenais souvent la carte de l’adjudant Pomarède et j’expliquais là où nous étions pour le moment, d’où nous venions, ce que nous avions à droite, à gauche, etc. J’avais toujours un grand nombre d’auditeurs attentifs. » Certes, il reconnaît les lacunes dans ses études, et pour les combler il achète un exemplaire de L’Iliade pour 12 sous (14 août 1917). Un peu auparavant, retour de permission, il peut enfin voir Paris, « Paris où se sont déroulés la plupart des événements historiques qu’on étudie, où ont eu lieu la plupart des intrigues qu’on lit dans les romans ! » La révolution russe de mars 1917 lui rappelle les délibérations des États Généraux et la nuit du 4 août, « telles que nous les présentent Aulard et Jaurès ».
Cet instituteur est socialiste
Il ne cache pas ses idées ; il reste abonné à L’Humanité ; à Paris, il tient à voir le mur des Fédérés. Les socialistes ont fait tout leur possible pour empêcher la guerre, mais « ils font leur devoir de Français comme les autres et souvent mieux que les autres » (6 juillet 1915). « Jaurès avait raison », précise-t-il le 6 août 1915. Il avait raison de penser que la décision ne serait pas obtenue dès le premier choc. « Il parlait des réserves sur lesquelles il fallait compter. N’est-ce pas les réserves qui composent aujourd’hui presque exclusivement l’armée française ? » Le 4 novembre 1918, l’instit socialiste se réjouit : « Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. […] Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe. Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. »
Embusqués et réactionnaires
Le 18 février 1916, il constate : « Un instituteur ne peut pas se faufiler dans les hôpitaux comme les prêtres ; il ne peut pas se faire embaucher dans les usines comme les ouvriers et il n’a pas le droit aux permissions agricoles comme les paysans et assimilés (cette dernière catégorie est nombreuse). Il n’a d’autre bénéfice que de se faire casser la gu… » Il critique vertement les embusqués, curés et bourgeois, les « professionnels du patriotisme » bien installés à l’arrière. À un patriote resté à Durfort (près de Sorèze), qui s’énerve parce que la victoire ne vient pas vite, il fait dire par sa femme « que dans tous les bureaux de recrutement on accepte volontiers des engagements pour la durée de la guerre ». Les réactionnaires profitent de la guerre pour s’implanter dans les œuvres comme la Croix Rouge ; les cléricaux exploitent la peur du danger pour gagner des soldats à leurs dévotions. Et après la guerre ce sont ceux qui seront restés à l’abri « qui auront sauvé la France. Evidemment, ils pourront parler ; les vrais sauveurs de la patrie ne seront pas là pour les contredire puisqu’ils seront morts. »
L’ennemi
Alfred Roumiguières verse son or pour la Défense nationale (à la différence de l’instituteur Mauny, voir ce nom). Du début à la fin, l’ennemi reste l’Allemand. Malgré la grande proximité des tranchées (« on les entend tousser »), il refuse de fraterniser. Il rapporte des échanges d’insultes d’une tranchée à l’autre (24 mai 1915), mais aussi (3 septembre) l’envoi d’une carte par les Allemands qui demandent : « Que pensez-vous de la paix ? » Lors des combats de Lesseux, le 25 septembre 1914, dans l’abordage d’une tranchée allemande, il a vraisemblablement tué un Allemand, ce qu’il note dans son carnet le jour même, qu’il redit dans une lettre du 11 novembre, et encore le 8 août 1915 en élargissant le propos : à la guerre, il faut parfois tuer pour ne pas être tué. En juin 1918, il décrit les prisonniers allemands, jeunes et loqueteux : « Tu ne te fais pas une idée de la joie qu’ils éprouvent à être prisonniers. […] Ils s’interpellent entre eux avec des cris de triomphe. Ils disent plaisamment qu’ils ont pris le meilleur chemin pour aller à Paris. […] Ils n’ont pas trop à se plaindre de nous. On leur a donné à boire, on les a fait manger et leurs blessés ont été soignés par nos majors comme les nôtres propres. »
Quelques remarques ponctuelles
– 18 octobre 1914. « La guerre que nous faisons est une guerre de taupes. » Detaille ne pourrait pas peindre ses tableaux magnifiques.
– 21 octobre. Un déserteur allemand venu à la tranchée française s’adresse à la sentinelle du 343e en occitan pour l’empêcher de lui tirer dessus.
– 16 novembre. « La frousse ? Je voudrais bien savoir qui ne l’a pas. »
– 22 novembre. « C’est très beau une charge à la baïonnette, mais avant d’arriver sur l’ennemi, les ¾ de l’effectif sont par terre ! C’est ce qui est arrivé trop fréquemment au début de la guerre. »
– 30 mars 1915. « En ce moment, beaucoup d’hommes réclament la paix. »
– 3 novembre 1916. « Le fusil devient arme de second plan ; il est remplacé par la grenade à main, la grenade à fusil et le fusil mitrailleur. »
– 19 octobre 1918. « L’Allemagne est vaincue, cela ne fait de doute pour personne. Elle est vaincue parce que ses alliés l’abandonnent, elle est vaincue parce que ses armées sont refoulées et elle est enfin vaincue parce que son peuple n’en veut plus. »
– 27 novembre. « J’ai été frappé par le duel entre l’homme protégé par le fer et l’homme protégé par le ciment : le tank contre le blockhaus. La victoire est restée à celui qui a pu bouger, prendre l’offensive et exploiter un premier succès. »
Deux regrets
– Une note (p. 184) présentant Bolo Pacha comme un « ancien khédive d’Egypte ».
– Le fait que le présentateur n’ait pas mentionné d’autres combattants du 343e comme le sergent Giboulet et le soldat Tailhades (voir ces noms), alors qu’on les trouve dans les extraits donnés par les auteurs de La Plume au Fusil. Blayac (voir ce nom) parle aussi du 343e.

Rémy Cazals, juillet 2014

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Guilhem, François (1886-1945)

Né à Toulouse le 7 avril 1886. Service militaire de 1907 à 1909. Marié en 1911. Une fille. Manutentionnaire aux entrepôts de la société L’Épargne. Sympathisant socialiste. Mobilisé en 1914 au 296e RI. Ses lettres à sa femme témoignent, une fois de plus, que la guerre a fait redécouvrir l’amour conjugal. Ainsi : « Je te demande d’avoir du courage jusqu’à la fin, songe que je suis obligé d’en avoir, moi qui suis obligé de lutter contre un terrible ennemi et contre la séparation de ma famille ; songe un peu, quand je jette mes yeux sur la photo que tu m’as envoyée, ce qui peut se passer en moi-même… » (12-12-14). D’un autre côté, les lettres ne manquent pas de pugnacité et d’ironie. Par exemple, le 27 mai 1915 : « Émile m’a appris par sa lettre d’hier que Gourg avait été tué. Il prêchait la guerre dans le temps ; il ne la prêchera plus. » Ou encore, le 19 août 1915 : « Je voudrais bien voir ces embusqués à ma place, ceux qui ne sont jamais venus au front, comme le gendre de Caillabel par exemple ; ils en chieraient toute une. » Et, le 19 mai 1916 : « Pauvres mères, vous pouvez faire des enfants, la boucherie militariste les attend. Ah ! que je suis heureux d’avoir une fille ; elle ne viendra pas au moins se faire hacher sur un champ de bataille et si, après la guerre, favorisé par le sort, si je réussis à m’en sortir, ceux qui viendront me prêcher la repopulation seront reçus avec tous les honneurs dus à leur grade. » Et encore : « Tu me dis que Pierrillou a été cité à l’ordre du jour et qu’il a eu la croix de guerre ; il vaut mieux celle-là que la croix de bois » (22-7-16).
Le récit de ce fantassin rejoint ceux de ses semblables et décrit la boue, le froid, les veilles, les attaques stupides, les poux : « Ma chère Augustine, tu feras bien de m’envoyer de la poudre pour les poux, car pourtant qu’on les chasse et qu’on se change, on en est rempli, et ils sont gros et tu peux croire qu’ils piquent ; tu verrais les types, sitôt qu’on a une minute, à sortir la chemise et à faire la chasse ; on a le corps tout rouge de piqûres » (14-8-15).
Le régiment commence la guerre en Alsace, puis il est transféré en Artois, devant Vermelles, village occupé après le repli allemand (voir Barthas, Hudelle). Le 25 décembre 1914 : « Chère Augustine, je me rappellerai longtemps de cette nuit de Noël : par un clair de lune comme en plein jour, une gelée à pierre fendre, nous sommes allés vers les 10 heures du soir porter des poutres dans les tranchées ; quel n’a pas été notre étonnement d’entendre les Boches chanter des cantiques dans leurs tranchées ; les Français dans les leurs, puis les Boches ont chanté leur hymne national et ont poussé des hourrah ; les Français ont répondu par le Chant du départ ; tous ces chants poussés par des milliers d’hommes en pleine campagne avaient quelque chose de féerique. » Une pause dans une guerre sans fin : « Quant à la paix, je crois que si aucune puissance neutre ne s’en mêle, nous y sommes pour longtemps car de la manière que nous faisons la guerre, il est presque impossible d’avancer, tant aux Boches qu’à nous » (30-12-14).
Le 10 mai 1915, François est atteint par une balle au sommet du crâne : « Tu peux croire que cette balle a été la bien venue. » Soigné, il essaie de faire durer la séquence et même de s’embusquer pour de bon : « Je deviendrai peut-être l’ordonnance du major en chef des hôpitaux de Béziers, mais je ne suis pas sûr de réussir » (13-7-15). En effet, cela ne marche pas et il doit repartir, avec le 96e, à Beauséjour, et participer à l’offensive du 25 septembre en Champagne. Le 12 octobre, il peut écrire : « Cette nuit nous avons été relevés des tranchées et nous sommes dans un bois ; nous n’avons ni eau pour nous laver, ni rien, mais nous sommes hors de danger, c’est l’essentiel. Nous crevons de faim et de soif. Nous avons passé 15 jours terribles, nous avons eu beaucoup de morts et de blessés ; moi, je n’ai pas eu seulement une égratignure ; encore une fois je m’en suis sorti ; j’ai eu un fusil partagé dans les mains par un éclat d’obus et je n’ai pas eu la chance d’être blessé. » Un peu plus tard (2 décembre 1915), il tire des conclusions plus larges : « Tu peux croire que j’en ai assez de cette vie ; toujours au danger, la pluie, le froid, mal nourris, dévorés par les poux, nous avons tout pour nous faire souffrir ; il faut avoir la volonté de vivre pour supporter tout cela. »
1916 le trouve à Berry-au-Bac et au bois de Beaumarais, élément d’un « troupeau de moutons qui suivons ceux qui nous commandent ». Les secteurs chauds et ceux où « on ne se croirait pas en guerre » alternent. En juillet, c’est Verdun. Alors, les lettres de sa femme lui sont retournées avec mention « le destinataire n’a pu être atteint ». François est en effet porté disparu à Fleury le 4 août. Blessé, récupéré par les brancardiers allemands, il est soigné à Ulm, et sa première lettre de captivité n’arrive à Augustine que le 6 septembre. Peu après, il précise : « Je garderai longtemps le souvenir de mes derniers combats qui dépassent en horreur tous ceux que j’avais vécus ; aussi je suis heureux d’être loin de ces champs de massacre. Je vois d’ici le mauvais sang que tu as dû avoir fait pendant le temps que tu es restée sans nouvelles, mais maintenant tu peux dormir tranquille car tu es sûre de me revoir. »
Une fois guéri, il participe aux travaux agricoles en Allemagne : « Je laboure tous les jours, je suis devenu bon, mais si je reviens en France, je ne crois pas de continuer ce métier-là. »
Rémy Cazals
*Lettres numérisées par le petit-fils, Jean-Marie Donat. Un exemplaire sera déposé aux Archives municipales de Toulouse. Photo de François Guilhem, sa femme et sa petite fille dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 244.

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Ducruy, Cyrille (1887- ?)

Encore une publication discutable d’une correspondance qui a une bonne valeur de témoignage. On ne donne même pas la date de naissance du « soldat écochois » (du village d’Écoche, Loire) qui est en réalité né à Coublanc (Saône-et-Loire). La recherche dans les archives en ligne de ce département donne la date précise, 21 octobre 1887, et la profession du père, cultivateur, mais l’absence de mention marginale ne permet pas de connaître la date de décès. On sait quand même que Cyrille était marié, qu’il avait une petite fille de 3 ans, Amélie, et qu’il était cultivateur à Écoche. Ensuite, choisir de transcrire 270 lettres sur 340, les plus intéressantes, peut se justifier. Mais l’idée de les classer en trois parties (chronologique, thématique, et en lien avec les grands événements historiques) se révèle bien vite une erreur de méthode comme cela sera montré ci-dessous.
Le premier intérêt de cette correspondance d’un cultivateur (avec quelques réponses de sa femme, Marie), c’est de montrer son intérêt permanent pour la marche de son exploitation. Il donne des conseils précis pour les semailles, les récoltes et l’élevage des quelques vaches, et il commande à plusieurs reprises à sa femme de ne pas se tuer à la tâche. Avant de monter vers le front, apercevant depuis la caserne du Puy des paysans au travail, il écrit : « Quand je les vois labourer, ça me rend malade de me voir enfermer à ne rien faire pendant que j’aurai aussi tant de travail chez moi. » Si, au tout début (10-8-1914), il croit que la guerre est déjà gagnée grâce aux victoires en Alsace, il note aussi le suicide de deux hommes « car ils avaient trop peur de partir ». Puis il espère se faire réformer et il donne à son frère des conseils dans le même sens.
Il part vers le front en mai 1915 et, sans être encore dans les tranchées, il découvre et décrit les fléaux que sont les poux, les puces et les rats, mais également les mouches qui pullulent en juin, tombant par dizaines dans la nourriture. Il découvre aussi la camaraderie et apprécie les gars du Midi : « Ils sont très honnêtes et ont l’air tous aussi bons garçons les uns que les autres. » Mais, dès ce même mois de juin, il oppose, dans cette guerre, ceux qui gagnent de l’or et ceux qui se ruinent. En septembre, il s’en prend à cette « belle civilisation » dans laquelle les hommes sont traités plus mal que des bêtes. Plus tard, à propos des vaccinations qui démolissent les plus solides, il écrit : « À présent on sulfate les hommes comme la vigne. Nous allons vivre joliment vieux si les Boches nous tuent pas. » En décembre, pas question de souscrire à l’emprunt de la défense nationale, fait pour prolonger « notre martyre ». Au début de 1916, au 38e RI, Ducruy est en première ligne et demande « quand donc finira cette sale vie d’esclave et de martyr ». Il critique les journaux ; il donne à sa femme le conseil de se débarrasser des billets et de garder les pièces d’argent. Revient souvent l’invitation aux jusqu’au-boutistes de venir au front défendre « leur galette ». Lorsqu’il se foule la cheville, lorsqu’il est victime de dysenterie, il essaie d’aggraver le mal pour échapper aux tranchées, et, en octobre 1916, il est heureux d’apprendre qu’il a une deuxième fille : « Au moins elle n’aura pas à endurer les souffrances que nous endurons pour le moment. » Et, en février 1917, apprenant l’explosion d’une usine à poudre : « Je voudrais bien les voir toutes sauter. » Blessé au bras le 26 octobre 1917, il estime : « J’ai eu une grande chance d’avoir attrapé la blessure que j’ai, je serai tranquille pendant l’hiver. » En effet, il ne semble pas être remonté sur le front.
Dans cette « correspondance chronologique », on reste interdit de voir la partie « le front après Verdun » succéder à la partie « le front jusqu’à Verdun ». C’est que la partie « Verdun » a été détachée pour aller, vers la fin du livre, dans une rubrique « correspondance et événements historiques » où se trouvent en effet des pages sur le fort de Vaux en mars 1916, épisode le plus rude du parcours de Ducruy qui montre l’horreur du bombardement, les blessés, les morts, le manque de ravitaillement : « Ceux d’entre nous qui sommes encore en vie nous ne pouvons pas comprendre comme nous avons pu échapper à cette grêle d’obus qui nous a tombé jour et nuit dessus. Mais il en manque beaucoup à l’appel. » Il existe enfin une autre rubrique, celle de la « correspondance thématique » qui revient sur la gestion de la ferme et sur l’amitié, et surtout sur ce que le présentateur intitule « Critique des états-majors ». Ces lettres, qu’il aurait fallu laisser à leur place chronologique pour bien montrer l’évolution de la pensée du témoin, sont d’une violence extrême. Le 29 avril 1916 : « Si au moins cette maudite et criminelle guerre pouvait finir de bientôt et anéantir ce militarisme qui nous rend esclave aussi bien d’un côté que de l’autre. » Le 6 janvier 1917 : « Tous ces bandits de l’arrière qui ont tant soif d’une grande et belle victoire, s’ils passaient seulement quelques jours avec nous où nous sommes, je crois que leur appétit serait vite calmé, c’est facile d’être courageux quand on ne souffre pas. » Les « assassins de l’humanité » arrêteront-ils leurs crimes, demande-t-il le 8 février. Et le 15 mars, le mot est enfin prononcé : « Il nous faudra aller jusqu’au bout et peut-être jusqu’à la mort pour garantir et assurer de bons revenus aux capitalistes qui ont engagé leur capital dans ce métier criminel. » Ce petit cultivateur catholique a dû beaucoup discuter avec des camarades aux idées plus avancées. Aussi ne condamne-t-il point les mutineries, même s’il ne dit pas y avoir lui-même participé. Le 22 juin 1917, il note ces deux phrases : « Je crois que les grandes attaques sont finies pour nous à présent, il y a trop de régiments qui ne veulent rien savoir de la connerie militaire. C’est pourquoi on nous fait tant de faveur à présent pour nous remonter le moral mais il y a que la fin de tout cela pour nous le remonter. »
Rémy Cazals
*Si ça vient à durer tout l’été… Lettres de Cyrille Ducruy, soldat écochois dans la tourmente 14-18, textes recueillis et commentés par Christophe Dargère, Paris, L’Harmattan, 2010, 320 p.

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Charbonnier, Henri (1885-1951)

Né à Dijon le 7 octobre 1885, son père est représentant de commerce. Il fait suffisamment d’études pour écrire avec aisance, sans fautes d’orthographe, et être capable de citer un passage de La Bruyère. Petit entrepreneur à Alès (où il se mariera en 1919), on sent qu’il déteste la bureaucratie militaire ; le souvenir de Fachoda fait qu’il se méfie des Anglais. Il pense que la France use ses forces vives en se heurtant aux Allemands, pour le profit des Anglais, et qu’après la guerre le pays deviendra cosmopolite, « il n’y aura d’absents que les Français ». D’une façon plus large, la guerre est « une honte pour l’humanité. Vainqueur ou vaincu sera écrasé » (25-5-1916). De ce sergent au 229e RI (41e DI) affecté au service de santé, on n’a retrouvé que le carnet qui couvre la période du 26 mars 1916 au 25 septembre 1917 ; les notes sont prises au jour le jour, bien datées, bien localisées, avec parfois de longues pages de réflexions, ainsi le 25 mai 1916. Ce jour-là, outre le passage de La Bruyère sur la guerre des chats, Charbonnier règle ses comptes avec ceux qui dirigent et qui profitent : « Si l’on créait un bataillon de marche composé des deux chambres et du ministère, avec comme cadres une quantité de profiteurs qui gravitent autour, et que l’on envoie ce bataillon après deux mois d’entraînement reprendre le fort de Douaumont, il est très probable que ceux qui reviendraient jugeraient beaucoup plus sainement qu’avant leur départ. »
L’offensive Nivelle est au centre du témoignage. Au cours de 1916, le régiment est dans les Vosges (printemps), la Somme (été) et l’Argonne (automne). Le mécontentement ne fait que croître. Le 18 août, Charbonnier note que le raisonnement du soldat est celui-ci : « Que la guerre finisse à n’importe quel prix et de quelque façon que ce soit, pourvu qu’il rentre et conserve son droit à la vie qu’aucune civilisation ne peut lui enlever. » Au début de 1917, le 229 occupe le secteur entre Reims et Berry-au-Bac ; les préparatifs de l’offensive sont trop visibles et Henri Charbonnier, par expérience, reste sceptique sur ses chances de succès. Le 16 avril, l’attaque commence à 6 h de « manière assez satisfaisante », mais une foule de blessés arrive au poste de secours, et il semble que règne une certaine confusion. Le 17, il faut constater que les résultats escomptés n’ont pas été obtenus, que l’ennemi réagit sérieusement, que « le moral de chacun s’en ressent » et que « bon nombre d’abris sont remplis de fuyards qui ont soupé de la guerre ». Le 26 avril, on peut se demander « si cette offensive est de la fumisterie destinée seulement à faire tuer du monde ». « Les hommes sont furieux de remonter en 1ère ligne. Exténués comme ils le sont, le moral très bas, ils disent à qui veut l’entendre qu’ils sont prêts à faire « camarade ». Il n’y a plus à leur parler de patrie, honneur, drapeau. Ils sourient. Ce sont maintenant des mots vides de sens, qu’ils ne comprennent plus. Il n’y en a qu’un dont on parle beaucoup, c’est le mot paix. »
C’est aussi le moment de la révolution russe et des grèves à Paris (que Charbonnier décrit à l’occasion d’une permission). André Loez a montré que, pour la première fois, on avait l’impression qu’une action des poilus pouvait conduire à la paix tant souhaitée. La 41e DI connaît alors un épisode marquant des mutineries (refus de remonter en ligne, drapeaux rouges, Internationale, général et officiers bousculés), tandis que dans les trains empruntés par Charbonnier on crie « Vive la Révolution ». Trois hommes du 133 sont exécutés ; les cavaliers du 21e Chasseurs, qui vivent loin du danger, sont chargés de réprimer les troubles qui pourraient se produire dans l’infanterie. Charbonnier les juge : « C’est assez avilissant pour ceux qui acceptent de descendre à ce degré du sale garde-chiourmisme. »
RC
*Henri Charbonnier, Une honte pour l’humanité, Journal (mars 1916 – septembre 1917), présenté par Rémy Cazals, Moyenmoutier, EDHISTO, 2013.

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Kern (famille : 3 témoins)

1. Les témoins

Eugène Kern (1882-1915) ; Lucien Kern (1889-1920) ; Aimé Kern (1891-1954)

Eugène Kern à Epinal le 19 janvier 1915                             Lucien et Aimé Kern à Saint-Aubin-sur-Mer le 28 novembre 1915

Eugène Kern, Alsacien né le 3 avril 1856 à Rammersmatt (Haut-Rhin), épouse le 18 juillet 1881 à Moyenmoutier Constantine Cuny, née à Anould (Vosges) le 20 juin 1862. Tous deux sont ouvriers papetiers. Ancien combattant français de la guerre de 1870, il s’installe en Lorraine avec plusieurs membres de sa famille comme « optants » pour la France après l’annexion de l’Alsace en 1871. De leur union naissent trois fils et une fille, Marguerite (le 4 février 1888). Après la mort du père à l’hôpital de Senones (Vosges), à la suite d’un accident du travail le 19 mars 1900, Constantine et ses enfants s’établissent en 1906 comme colons dans le Manitoba, au centre du Canada. Famille aux racines alsaciennes catholiques, il semble qu’ils soient très bien acceptés par la communauté canadienne, participant activement à la vie religieuse de Saint-Léon. « Engagés dans les activités de la paroisse et dans les efforts déployés pour la sauvegarde de la langue française, Eugène (sous le nom de Lorrain) et Lucien sont aussi devenus correspondants pour le journal La Liberté (…), hebdomadaire catholique de langue française fondé en 1913 par Mgr Adélard Langevin, archevêque du diocèse de Saint-Boniface » (page 11) indique Claude de Moissac, historien, présentateur des lettres des trois frères Kern.

Eugène Léon Kern naît à Moyenmoutier (Vosges) le 4 mai 1882. On ne sait rien de son enfance, manifestement élevé dans une profonde culture religieuse, le présentateur nous indique qu’à l’âge de 23 ans, il est « séduit par la publicité faisant l’éloge des terres disponibles au Manitoba » (page 9), au Canada, et qu’il traverse l’Atlantique en 1905 pour prendre la mesure de cette aventure. En 1906, il convainc toute la famille qui s’établit à Saint-Léon, petite paroisse canadienne, dans la région de la Montagne Pembina, et deviennent ainsi agriculteurs. Eugène, 2e classe au 170e régiment d’infanterie d’Epinal (Vosges), est porté disparu au nord de Mesnil-lès-Hurlus (Marne) en Champagne le 21 mars 1915.

Lucien Kern naît également à Moyenmoutier le 13 février 1889. Il est le premier des trois frères à aller au front en novembre 1914, est blessé en 1915, fait Verdun et reste au front jusqu’en mars 1917, date à laquelle il obtient une permission pour retourner au Canada. Dans des circonstances non précisées, mais très certainement dues à son état de santé très dégradé par la guerre, il ne retournera jamais en France. On sait qu’il épouse au Manitoba Corinne Pellerin le 8 janvier 1918 et qu’il succombe de la grippe espagnole à Saint-Léon le 8 mars 1920.

Aimé Kern, le cadet, nait dans la même commune le 3 octobre 1891. En 1915, il est « blessé par une balle française tirée derrière lui » (page 101) près de Soissons. Convalescent, il est finalement réformé pour un an en juillet 1917 mais en fait ne retournera jamais au feu. Aimé épouse à Lons-le-Saunier (Jura) à cette date Marie-Thérèse Boulet, nièce du curé Manitobin de Saint-Léon. Il s’établit dans cette ville et y décède le 15 août 1954 sans jamais être revenu au Canada.

2. Le témoignage :

Kern, Lucien, Eugène et Aimé, Lettres de tranchées. Correspondance de guerre de Lucien, Eugène et Aimé Kern, trois frères manitobains, soldats de l’armée française durant la Première Guerre mondiale. Montréal, éditions du Blé, 2007, 238 pages, collection Les Cahiers d’histoire de la Société historique de Saint-Boniface[1].

Ayant laissé mère et sœur au Canada, les trois frères Kern multiplient les correspondances, expédiant ainsi plus de 300 lettres et cartes postales de 1914 à 1917, leur prodiguant des conseils pour tenir la ferme en leur absence. Ils s’échangent également leurs impressions du front. Leur première lettre témoigne de leur voyage vers la France, via Montréal et New-York, et de leur traversée commune sur l’Espagne, un navire qui les débarque le 14 septembre 1914 au Havre, où ils se séparent pour rejoindre leurs dépôts respectifs. Eugène est incorporé à la 31e compagnie du 170e RI d’Epinal et ne quitte la caserne qu’à la mi-février 1915. Sa dernière lettre, adressée de Somme-Tourbe à sa mère le 11 mars 1915, lui décrit le fourmillement du front et l’état d’esprit de ce qu’« endurent ces fils de France » (page 91). Lucien est affecté quant à lui dans l’autre régiment d’Epinal, le 149e, après un entraînement de 2 mois au camp de Rolampont, près de Langres. Il rejoint le front en novembre 1914. C’est lui qui rédige le plus grand nombre de lettres, généralement didactiques, de ce qu’il vit au front. Après les combats d’Artois et la terrible affaire du Fond de Buval, il est affecté le 29 juillet 1915 à une compagnie de mitrailleuses. Il est gravement blessé par un obus en septembre 1915 dans le secteur de Souchez et se retrouve dans des formations sanitaires de Normandie, Caen et Saint-Aubin-sur-Mer, où il va retrouver Aimé, lui aussi en convalescence. Ils vont d’ailleurs se trouver à Barfleur une marraine de guerre. Aimé a en effet enfin rejoint le 44e RI de Lons-le-Saunier après une formation au Valdahon. Il est alors incorporé au 5e BCP et arrive sur le front en janvier 1915. Il est blessé aux fesses début mai par un tir ami dans l’Aisne et transporté à l’ambulance Carrel de Compiègne dans l’Oise. Il revient à son dépôt à Lons-le-Saunier pour ne plus en ressortir avant sa réforme en 1917. Lucien poursuit seul maintenant la guerre. Après une nouvelle période de formation de mitrailleur à Chaumont, il revient au front dans les Vosges, secteur du Violu et de la Tête des Faux, le 27 mai 1916, après avoir été affecté au 163e RI de Nice. Il fait une demande de permission pour rentrer au Canada au début de février 1917, qu’il obtient le mois suivant. Le 25 avril 1917, « il est reçu en héros à Saint-Léon » (page 221) et c’est vraisemblablement du fait d’une santé très altérée par la guerre qu’il ne reviendra jamais en France pour la terminer.

3. Analyse

Publié au Quebéc, le fonds Kern est particulièrement éclairant sur le parcours singulier des français mobilisés hors du territoire et rappelés par la Patrie. Les trois frères Kern, Alsaciens d’origine, nés dans une commune frontalière avec la province perdue, et farouchement catholiques, entrent en guerre bellicistes et volontaires. Lucien surtout est le plus virulent dans ce sentiment. Il est heureux de son affectation dans une compagnie de mitrailleuses : « à mon grand plaisir, car depuis longtemps, j’aimais, si on peut appeler ce beau mot à cette arme, j’aimais, dis-je cet engin de destruction, pour les services qu’elle est appelée à fournir, pour la terreur qu’elle inspire à l’assaillant, et la confiance illimité qu’elle donne au soldat, se sachant protégé par son feu meurtrier » (page 129). Il y revient plus loin (page 184), allant jusqu’à l’équivoque : « Souvent je lui rends visite ma mitrailleuse et je la caresse et je l’essaie pour voir si elle fonctionne comme il faut » (page 205). Alliant didactisme et introspection permanente, Lucien ne tait pas grand chose de l’horreur de son expérience, malgré la censure qui le frappe parfois (voir le caviardage des toponymes sur une reproduction d’une de ses lettres page 192) ; nombreuses sont les pages où la violence de la pulvérisation des corps (pages 104, 107 ou 212) le dispute à la folie (pages 99, 125 ou 217). Lucien prodigue aussi quelques belles descriptions, telle celle de la vie souterraine de la réserve de 1ère ligne (page 209) ou de la cagna (page 214). Il ne cache pas non plus sa lassitude de la guerre, dès février 1916 : « Plus de discipline chez les blessés, des paroles de révolte et de dégoût montent de ces cœurs meurtris. Des inscriptions séditieuses s’écrivent partout. C’est la paix qu’ils veulent. Et puis l’autorité veut aussi se montrer trop dure, pas assez d’égards et de reconnaissance envers les pauvres qui ont tant souffert, versé leur sang pour le pays. On les laisse croupir dans les dépôts de longs mois, des mutilés, des béquillards ; c’est honteux. Soumis à la dure discipline de l’armée, astreints à obéir à des pleutres officiers trop lâches pour aller au feu. Je m’arrête ; j’en ai même trop dit déjà » (p. 167-168). Car il constate que la guerre est aussi sociale ; alors qu’il apprend qu’il retourne au front malgré ses blessures, Lucien fustige ceux qui « ont des influences sur lesquelles ils peuvent s’appuyer ou ce sont des capitalistes ou des pleutres. Ce sont toujours les mêmes qui vont au front, le cultivateur, l’ouvrier, l’artisan, le petit commerçant. Voici les castes qui en France comme partout portent le plus gros poids de la guerre » (page 175). C’est en fait la caserne qui le
déprime : « La vie de dépôt n’a rien de ressortissant, plutôt monotone, embêtante. Vous êtes traités comme des gosses ou comme des êtres privés de volonté ou de raison ; c’est révoltant. Tous sont unanimes à le proclamer et légion sont les préventions en conseil de guerre, où la prison est toujours pleine et c’est identique dans toutes les garnisons » (page 175). Apprenant son retour au front, il en vient comme nombre de poilus, à espérer la fine blessure : « Je tâcherai de me comporter vaillamment sans toutefois faire d’imprudence mais je ne serai pas lâche non plus. Ce n’est pas en se cachant ni en tirant au flanc que l’on évite d’être touché par les projectiles, mais s’il m’était accordé une bonne petite blessure oh ! c’est cela qui serait du bonheur tout plein » (page 186, mais il y revient également pages 213 et 217). Découragé, l’ancien belliciste veut être évacué : « Nous ne sommes pas construits en fer. L’enthousiasme des premiers jours a depuis longtemps disparu déjà » (page 211). En août 1916, il place une nouvelle charge contre les officiers : « Plus nous allons dans la guerre, pire c’est ; plus de service, plus d’ennuis. Des seigneurs ne seraient pas plus autoritaires et méprisants pour leurs serfs qu’un nombre respectable de ceux qui ont charge de nous commander. Jamais à ce que je puis voir ici, ils ne prêchent l’exemple ; au contraire ils sont très loin en arrière à l’abri des obus et au meilleur confortable. Naturellement il y a exception et il y en a de vraiment bons et dignes de ce nom d’officiers. Voilà déjà plus de deux ans que ça dure ; deux années de souffrances ininterrompues » (page 202). En fait, la guerre a détruit sa personnalité ; il s’en confie à sa sœur Marguerite le 5 mars 1917 : « Je ne suis plus comme avant ; il me semble que je deviens fou, comme tous les soldats du front d’ailleurs. Je rêve toujours ; je ne vis que de rêves et de pensées. Je suis neurasthénique. La guerre m’aura brisé et transformé. J’ai trop souffert et ce n’est pas fini. Il me semble que la vie est finie pour moi ; mon avenir est compromis ; l’ambition est morte en moi » (page 217). L’ouvrage s’achève sur la reproduction d’un article de presse « La Liberté » du 25 avril 1917, sur le retour en héros au Manitoba de Lucien, qui démontre la réalité francophile du Canada (page 226).

Yann Prouillet – février 2013


[1] L’ensemble de la correspondance et des archives de la famille Kern a été déposé au centre du patrimoine de la Société historique de Saint-Boniface, consultable sur http://shsb.mb.ca/en/node/1912.

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Marcq, Alphonse (1867-1943)

Ce maraîcher de Craonne est né à Ailles (Aisne) le 25 août 1867. D’un premier mariage, il a une fille et un fils, Jean, soldat tué à Doncourt le 22 août 1914, Alphonse restant dans l’ignorance du sort de son fils pendant toute la durée de la guerre. Veuf, il s’est remarié en 1901. Il avait une instruction suffisante pour être désigné comme instituteur en septembre 1916 à La Selve où il avait été évacué. La transcription de son journal (du 1er août 1914 au 15 mars 1919) est conservée à la mairie de Craonne.
La première partie décrit l’arrivée des Allemands au village le 2 septembre 1914, les combats tout autour au cours du même mois, le bombardement (« c’est un chassé-croisé épouvantable d’obus ») qui oblige à vivre dans les caves où on a pu cacher quelques poules, et d’où on peut sortir « au péril de sa vie » pour aller récupérer quelques pommes de terre dans les champs. « Les routes et les jardins sont coupés de tranchées dans tous les sens », écrit-il le 29 septembre. Quelques jours après, il faut évacuer vers Sissonne, puis La Selve, où se manifeste une réelle solidarité.
Pendant quatre années, le journal d’Alphonse Marcq est rythmé par le bruit du canon. La canonnade est plus ou moins espacée ou « dure », comme lors de l’offensive de la Somme (en octobre 1916), lors de celle du Chemin des Dames en 1917, tandis qu’arrivent de nouveaux évacués et que se concentrent les renforts allemands. En « pays envahi », les Allemands imposent réquisitions, amendes, confiscations, travail forcé, thèmes bien connus et plus largement décrits par Albert Denisse (voir ce nom). Ici encore, on voit jusqu’où peut aller l’organisation bureaucratique tatillonne : empêcher les chevaux de manger les épis quand on les fait paître (23 juillet 1916) ; interdire de jeter des boîtes de conserve vides dans les abris contre les aéros (30 mai 1917) ; condamner au travail forcé les personnes qui répondraient « j’aime mieux faire de la prison que de payer une amende »… Dans cette accumulation d’interdictions et de menaces, on distingue une double obsession : celle des épidémies ; celle de ne rien laisser perdre. Ainsi, celui que les circonstances ont fait instituteur doit-il « aller avec les enfants de l’école glaner du seigle tous les après-midi ». Les habitants « résistent » en cachant leur vin et leurs volailles, en produisant de la farine au moulin à café, en braconnant (comme Alphonse Marcq lui-même). Le 14 juillet 1916, « les demoiselles arborent chacune un bouquet tricolore à la boutonnière en revenant des champs ». Mais il est difficile d’obéir aux avis lancés par avion de refuser de travailler pour l’armée allemande lorsque des sanctions très fortes sont affichées visant ceux qui veulent « rester à ne rien faire » (4 mars 1916).
Cette politique générale de spoliation bien précisée, certains Allemands sont aimables (même des Prussiens) ; ils aident les populations à survivre ; on assiste à des distributions gratuites de viande de cheval accidenté ; certains Allemands sont « reçus très affectueusement ». Les contacts font apparaître que les soldats désirent le retour de la paix (16 janvier et 12 décembre 1916) ; un Bavarois glisse à Alphonse : « Allez monsieur Bayern mit Frankreich ». Les soldats, autant que les populations du pays envahi, crèvent de faim, ce qui explique leurs pillages ; il y a même des combats entre gendarmes et soldats (1er septembre 1917) : « Les gendarmes tirent sur les maraudeurs de pommes de terre qui leur répondent de même. Un soldat et un gendarme sont tués à Sissonne, le soldat d’abord par le gendarme qui se fait tirer ensuite par les camarades du défunt. »
Dès juillet 1918, Alphonse Marcq comprend que les Allemands reculent. Bientôt il faut envisager une nouvelle évacuation qui le porte vers les Ardennes. Il faut à nouveau vivre dans une cave, mais pour peu de temps : les Français sont là le 9 novembre et l’armistice survient deux jours plus tard. Tout n’est pas terminé. Le 15 janvier 1919, un voyage à Craonne est qualifié de « triste pèlerinage ». Le 28 janvier, le constat reste pessimiste : « Nous traînons toujours notre malheureuse vie d’affamés. » Alphonse décide alors de s’installer à Montaigu, à quelques kilomètres au nord du village détruit. Il y restera jusqu’à son décès en avril 1943.
Rémy Cazals

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Ninet, Jules (18..-19..)

Jules Ninet, simple soldat au 89e RI, a pris le parti de décrire son expérience de 1917 et 1918 sous l’angle de l’amitié qui lie les soldats à l’échelle d’une escouade de la 9e compagnie de ce régiment, d’où le titre de son livre. Très bien écrit, son récit est vivant et très humaniste : il fait les portraits de ses camarades et décrit les relations entre eux, ainsi que, sans complaisance, les conditions de vie épouvantables du front du Chemin des Dames à la Somme. Il relate aussi les repos à l’arrière et les permissions. Il peut également se livrer à de belles introspections sur la nostalgie, la mort, etc. Argot, sueur et crasse brossent la toile de fond du témoignage. Mais ce récit authentique très axé sur la vie quotidienne et les sentiments humains peut sembler parfois bien lisse et le rendrait suspect pour Jean Norton Cru : pas de conflits (tous ces camarades ainsi que les gradés sont de « braves types »), pas de gros jurons (du patois tout au plus), pas de sexe (il n’arrive aux protagonistes que de chastes amourettes d’adolescents), et surtout pas d’opinion grave : une seule fois, quand un gradé dit que l’on fait tout cela « pour la France », un poilu râleur le moque, sans autre réaction par ailleurs. La préface du livre, écrite par un officier supérieur, constitue l’unique indice du consentement de l’auteur au contexte de l’époque. Employé de banque originaire de Bellegarde-sur-Valserine (Ain), il ne s’exprime donc pas sur les grands sujets, malgré son instruction soignée. On apprend juste qu’il ne souhaite que la paix, la fin de la guerre pour apaiser ses misères personnelles. Tout est subi, mais sans considération d’ensemble, sans critique. Il cherche le « filon », la bonne blessure, comme tout le monde, mais pas l’embuscade ; car les roulantes, et surtout l’artillerie, à ses yeux, c’est déjà l’arrière. Il ne maudit la guerre qu’à la fin de son récit, en voyant les mourants dans son hôpital en 1918. L’épilogue du récit finit 18 ans plus tard sur un gros meeting d’anciens combattants, sans que l’on sache d’ailleurs de quelle association il s’agit. Juste une réunion des anciens copains revenus du front. La guerre de Jules Ninet est, en somme, ramenée à une belle histoire d’amitié.
Sébastien Chatillon (doctorant à l’Université Lyon2)
*Jules Ninet, Copains du front, éditions d’Hartoy, 1937, 345 p.

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Isaac, Jules (1877-1963) et Laure

Les volumes du fameux cours d’histoire « Malet-Isaac » constituent un véritable monument. L’opération fut lancée par Albert Malet ; Jules Isaac y participa dès 1909 et en prit la direction après la mort de son collègue, tué en Artois le 25 septembre 1915. Jules Isaac était né le 18 novembre 1877 à Rennes où son père, officier, était en garnison. La famille, juive détachée de la religion, avait ses racines en Alsace et en Lorraine. Dans la formation de l’historien, l’affaire Dreyfus joua un grand rôle, de même que ses relations avec Péguy et les Cahiers de la Quinzaine. Agrégé en 1902, Jules Isaac se maria la même année. Il avait deux enfants en 1914 lorsqu’il fut mobilisé au 111e RIT. L’Association des Amis de Jules Isaac conserve 1800 lettres écrites du front par l’historien, ainsi que quelques centaines de sa femme Laure, des carnets et un texte de réflexion de 1917 après sa blessure. Pour conserver au livre publié en 2004 une dimension raisonnable, il a fallu effectuer un choix, toujours regrettable, mais indispensable. On peut consulter les originaux à la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence.
Le régiment territorial, terrassier et chemineau plus que combattant, se trouvait dans l’Aisne en octobre 1914 lors de l’arrivée de Jules Isaac sur le front ; en Champagne d’avril 1915 à mai 1916 ; puis à Verdun où le sergent Isaac devient observateur détaché dans l’artillerie. Il est blessé sous un bombardement fin juin 1917 et, dès lors, avec la satisfaction profonde d’avoir survécu, il ne reviendra pas au front. La description des conditions de vie des poilus est sans surprise. La boue est la « pire ennemie » ; le nettoyage des tranchées consiste, dans le premier sens du terme, à les dégager des cadavres et des débris de toutes sortes, à rendre les boyaux praticables. Il décrit « cette impression de captivité et d’étouffement à rester là des heures et des jours prisonniers entre deux murs de terre sans aucun horizon » ; la tension nerveuse qui résulte du danger ; « les longues heures de veille dans la nuit noire ». « Heureusement, écrit-il le 24 décembre 1914, ce qui nous sauve, c’est le tempérament français, bon enfant, une gaieté de caractère qui tient lieu de ressort moral, le mot pour rire… » Le 29 juin 1915, il note encore l’extraordinaire capacité des hommes à s’adapter. Le 21 septembre 1916, il doit avouer : « Vraiment l’effort qu’on nous demande est presque au-dessus des forces humaines. » Cette notion de la durée d’exposition au danger sur l’évolution du « moral », Jules Isaac la reprendra dans son compte rendu de Témoins de Norton Cru. Les scènes de trêves tacites (par exemple le 10 décembre 1915, le 16 avril 1916, le 1er février 1917) ne changent rien au fait qu’il faut détruire le militarisme allemand, puis tous les militarismes, tandis que, au fil du temps, grandit la haine des embusqués et des bourreurs de crânes, souvent les mêmes individus. Le 6 juin 1917, l’historien constate dans sa propre pensée et celle des autres « cette réalité profonde qu’est l’intense désir de la paix dont les masses sont animées partout ». La révolution russe est une réaction contre les horreurs de la guerre. En France même, la paix revenue, les poilus feront un grand nettoyage.
Concernant les individus, Jules Isaac est d’abord très favorable à l’évolution de Gustave Hervé en faveur de la défense nationale, puis il se détache de lui. Henry Bordeaux et Louis Madelin produisent une « vérité pour salons académiques et sacristies distinguées ». Lavisse, « solennel » et « décevant », est coupé des réalités. Dans un texte d’après-guerre, Isaac écrit : « Pour l’historien, ancien combattant, nul devoir plus urgent, plus impérieux, que de prendre à bras-le-corps l’imposante, complaisante histoire officielle qui déjà s’employait à masquer trop d’écœurantes vérités ; nulle entreprise plus nécessaire, plus salubre que de mettre en pleine lumière les réalités de la guerre, et, par delà une victoire illusoire, la précarité de la paix. » (On songe au Plutarque a menti de Jean de Pierrefeu, voir ce nom.) Il n’est pas surprenant qu’il ait donné un long compte rendu très favorable du livre de Norton Cru dans une prestigieuse revue d’histoire, et qu’il ait entrepris une recherche sur les origines de la guerre montrant que, à côté de la responsabilité des empires centraux, il fallait bien dire que Poincaré n’avait pas eu une grande volonté de paix (thèse qui lui valut bien des ennuis). Après la Deuxième Guerre mondiale et l’assassinat de sa femme et de sa fille par les nazis, Jules Isaac écrivit encore un pamphlet sur les classes dirigeantes complices d’Hitler (Les Oligarques), et des travaux sur les racines chrétiennes de l’antisémitisme qui lui attirèrent encore des animosités. Dans la conclusion de sa biographie de Jules Isaac, André Kaspi cite ces paroles de son personnage : « J’ai une réputation de bagarreur. Je suis un vieux dreyfusard. La vérité est devenue ma règle d’or, la libre et scrupuleuse recherche de la vérité, la loi de ma vie. Somme toute, je crois que j’ai été un bagarreur assez fraternel. »
RC
*Jules Isaac, Un historien dans la Grande Guerre, Lettres et carnets 1914-1917, introduction par André Kaspi, présentation et notes par Marc Michel, Paris, A. Colin, 2004, 310 p., illustrations.
*André Kaspi, Jules Isaac, Paris, Plon, 2002, 258 p., illustrations.
*Jules Isaac, « De la valeur des témoignages de guerre », Revue historique, janvier-avril 1931, p. 93-100, cité par Frédéric Rousseau dans sa réédition critique de Témoins de Jean Norton Cru, Presses universitaires de Nancy, 2006.

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