Saint-Pierre (famille : 6 témoins)

Les six frères Saint-Pierre qui ont fait la guerre sont nés à Nantua (Ain) dans une famille bourgeoise propriétaire de vignes. Marin (1875-1949), médecin dans cette ville, épouse en 1908 la fille d’un général ; deux filles du couple deviendront religieuses. Clément (1877-1936), avoué à Belley, épouse une fille de médecin en 1905. Amand (1879-1932), notaire à Yenne en Savoie, se marie en mai 1914. Jean (1883-1963) est ordonné prêtre en 1908 ; incorporé en 1915 et très marqué par la Grande Guerre, il écrit jusqu’à la fin de ses jours sur des cartes postales représentant le maréchal Foch. Joseph (1885-1965) devient médecin, et la guerre lui impose de terribles travaux pratiques. La famille compte un dernier frère, Antoine (1895-1972), bachelier en juillet 14, envisageant des études de médecine qu’il achève après-guerre pour s’installer à Oyonnax. Le témoignage familial est : La Grande Guerre entre les lignes, Correspondances, journaux intimes et photographies de la famille Saint-Pierre réunis et annotés par Dominique Saint-Pierre, Tome I : 1er août 1914 – 30 septembre 1916, Tome II : 1er octobre 1916 – 31 décembre 1918, Bourg-en-Bresse, M&G éditions, 2006, 794 et 825 p. Le corpus est formé de 3 journaux et 2 491 lettres et cartes postales. Le journal d’Amand va du 2 août 1914 au 18 octobre 1918, tenu au jour le jour et non réécrit. Celui de Joseph se compose de notes quotidiennes du 31 juillet 1914 au 12 avril 1915 et d’un texte réécrit en 1940, alors qu’il est à nouveau mobilisé à Chambéry ; ce dernier couvre la période du 12 avril 1915 à sa démobilisation en 1919 et comporte des dates décalées et des confusions de situations corrigées par le présentateur. Antoine a écrit trois tomes d’une autobiographie intitulée « Journal de ma vie », dont seules 22 pages concernent la Grande Guerre. Amand écrivait chaque jour à Marguerite, son épouse, une lettre qu’il appelle (6-1-18) « la lettre de notre promesse », lien vital avec la civilisation pour le bonheur et le plaisir qu’elle procure, ainsi qu’à la famille dans le Bugey, soit 1 277 lettres. Marin a laissé 397 courriers et Jean 673 lettres et cartes postales. Enfin 144 courriers ont été échangés entre les frères. Joseph et Amand sont les deux personnages les plus représentés dans l’ouvrage.
La guerre des frères Saint-Pierre
Le parcours militaire de chacun des frères, non exposé dans l’ouvrage, est difficile à suivre et doit être recomposé avec les éléments fournis par les témoins eux-mêmes. Le 1er août 1914, Joseph est affecté au 2e bataillon du 23e RI à Bourg-en-Bresse comme médecin aide-major de 1ère classe. Le jour de l’attaque allemande qui occasionne la prise de la colline de La Fontenelle, dans les Vosges, il se dit « déprimé et à bout de forces » et se retrouve le lendemain à l’hôpital de Saint-Dié, souffrant de fièvre. Alors qu’il demande à revenir immédiatement au front, il apprend qu’il est remplacé et envoyé à l’arrière. Au Thillot, il est reçu par un officier qui lui déclare : « Ah, vous arrivez du front. Eh bien, dites-moi, c’est donc vrai que tous les officiers sont des lâches ? » Cet incident interrompt son journal jusqu’au 15 décembre 1915. Sa « faiblesse » sous le feu ne lui permettra jamais de revenir au 23e. Il sera toutefois cité 6 fois et recevra la Légion d’honneur avec palme le 5 février 1919 alors qu’il a terminé sa guerre dans le 116e BCA.
Amand, âgé de 36 ans à la déclaration de guerre, est affecté au 56e RIT de Belley. Après avoir un temps tenu le camp retranché de Belfort, son régiment, le front stabilisé, est en ligne dans le Sundgau. En octobre 1914, Amand occupe le poste de secrétaire du général commandant le secteur de Bessoncourt et nous renseigne sur ce service d’état-major en relation avec les pouvoirs civils et la population alsacienne. Le 11 octobre 1915, brigadier, il passe au 7e escadron du Train. En janvier 1918, il est sergent, secrétaire d’état-major de la 133e division et passe à la section colombophile. Il se trouve à proximité de ses frères Jean et Joseph mais, en février 1918, Amand passe maréchal des logis au 9e régiment d’artillerie à pied. Marin est médecin aide-major de 1ère classe à l’infirmerie militaire de Bosmont, Territoire de Belfort. Jean termine la guerre au 265e RAC. Antoine est nommé en juillet 1918 sous-lieutenant au 73e RI et se trouve dans le secteur de Montbéliard.
La composition du témoignage
Le présentateur des écrits des frères Saint-Pierre nous renseigne dans son préambule sur le travail réalisé pour la publication des deux volumes, qui ont représenté 15 années d’un véritable « travail de bénédictin : transcrire les textes manuscrits, retrouver leur orthographe, émonder les lettres des passages trop intimes et inintéressants, repérer les lieux de combat et tranchées sur les cartes d’état-major et les plans directeurs au 1/50 000 ; identifier les individus et les événements, rédiger des notes. Les journaux ont été conservés dans leur intégralité, les lettres ont été réduites de moitié environ. Le choix a été fait de ne pas se limiter aux faits de guerre et de conserver ce qui a trait à la vie familiale et à la société de cette époque, afin que le document garde son caractère sociologique. » Les correspondances et journaux multiples sont particulièrement riches d’enseignements (voir les notices Papillon et Verly). Dans le cas des frères Saint-Pierre, il s’agit de transmettre l’expérience de la Grande Guerre en consacrant la cohésion familiale. Tous ont conscience de vivre une expérience extraordinaire et de participer à l’écriture d’une guerre aussi complexe et foisonnante.
Connectés aux mondes littéraire (Julien Arène, Frantz Adam, les dessinateurs Hansi ou Zislin), ecclésiastique, militaire ou médical, ils sont des témoins précieux, lettrés et sensibles au monde qui les entoure. Amand surtout, introspectif, s’autocensure peu. L’analyse de ses propos dans ses lettres et dans son journal permet une opportune comparaison. À Marguerite, son épouse, il dit (4-5-17) : « Ne parle pas de tout cela à Nantua, car à toi seule je dis tout ce qu’il en est. » Dès lors, il ne cache rien de ses états d’âme, parsemés de secrets militaires qu’il jure de garder mais divulgue finalement à sa femme, de sournoiseries d’état-major et de lassitude d’une guerre interminable. Certes, il est refusé comme candidat officier, ce qui pourrait expliquer une éventuelle frustration, mais il rapporte un sentiment général si l’on en croit une lettre reçue par Amand : « J’ai été encore une fois cité à l’ordre du jour, jusqu’à ce que je sois décoré de la croix – de bois. »
Joseph aussi est réaliste, donc pessimiste. Le 1er août 1914, il déclare : « Qu’est-ce que la guerre moderne ? Je connais les récits des guerres anciennes. Je ne doute pas qu’une guerre actuelle soit exactement une boucherie. J’ai la ferme conviction que je n’en reviendrai pas et pour ne pas exagérer, j’émets l’avis que j’ai au maximum 50 % de chance d’en revenir. » Passionné de photo, Joseph utilise son appareil très tôt (septembre 14). Il est ainsi l’un des premiers à photographier la guerre dans les Vosges, aussi ses clichés sont connus en dehors du cercle familial ; il vend des images à L’Illustration et l’on en retrouve dans l’historique régimentaire du 23e. Il use pour cela des techniques particulières telle une photo « aérienne » prise de la tranchée, l’appareil placé au bout d’une perche. Joseph contribue ainsi, avec Frantz Adam et Loys Roux (voir ces noms), au fait que le 23e RI soit surnommé « le régiment des photographes ».
Une encyclopédie de la guerre
L’ouvrage nous plonge dans la guerre avec une multiplicité d’impressions ressenties et décrites. Des impressions sonores : sifflement d’une balle perdue ; son différent d’éclatement des obus selon le sol ; bruit infernal qui endort puis réveille ; éclats imitant des cris d’animaux ; « souffle immensément puissant d’un monstre endormi » quand il s’agit d’un bombardement lent et régulier ; rafales comme des « lancées de mal de dent » ; écho lointain de la bataille de Verdun à 60 km de distance et même jusqu’à Montbéliard. Dans l’air qui « mugit », les raids d’avions produisent une impression éprouvante, qu’Amand décrit à Marguerite : « Je t’assure qu’il n’y a rien d’agréable à se trouver là-dessous : les avions volant très bas, leurs moteurs font entendre un ronflement menaçant d’un lancinant sans nom ; vous sentez les appareils qui vous survolent en vous cherchant, les bombes éclatent épouvantablement, les obus explosent autour des avions, les mitrailleuses crépitent, les débris retombent de partout. » Dans cette guerre, le tonnerre naturel « perd ses droits et devient tout simplement ridicule ».
Des impressions olfactives comme l’odeur du front des Vosges : « La puanteur atroce mêlée à l’odeur résineuse des sapins hachés par les bombardements. » Des impressions physiques, comme l’accoutumance physiologique aux tranchées et aux conditions de vie. Ainsi Joseph : « Un soir, ne sachant où coucher, j’avise un tas de cailloux : lui au moins est relativement sec… Il me servira de lit. C’est un nouveau genre. J’ai déjà goûté du pré, du bois, du plancher, du sillon de labour et, ma foi, on n’y est pas trop mal : les cailloux se moulant un peu sous le poids du corps. » Il revient à plusieurs reprises sur cette « déshabitude du lit ».
C’est surtout la souffrance du soldat qui transpire de ces analyses ; les punitions imbéciles sont notées ; les affirmations cyniques, ainsi cette phrase d’un officier supérieur en août 1916 considérant que fournir des vêtements n’est pas nécessaire puisque les trois quarts des hommes vont y rester. Cette ambiance d’oppression est permanente. Elle découle du fossé qui sépare soldats et officiers. Amand se plaint également de l’ambiance morale : « Par exemple, quelles mœurs, quelle débauche, c’est effrayant, dégoûtant, écœurant… Je ne puis rien en écrire, ça dépasse l’imagination. » La condition ouvrière non plus n’est pas épargnée par Amand, surtout après les grèves du Rhône de 1917 : « Qu’on demande à ceux du front s’ils consentiraient à prendre à l’intérieur la place de ceux qui se plaignent et l’on verra le résultat ! » Même les Parisiens sont décriés (Amand, 4-2-18) : « Oui, j’ai lu le raid des aéros sur Paris et les croix de guerre que cela a fait distribuer dans la capitale. Je regrette qu’il y ait eu des victimes, mais le fait en lui-même rappellera un peu aux Parisiens que la guerre existe […]. C’est malheureux à dire, mais on est obligé de constater dans la masse des poilus, avec un sentiment sincère pour les victimes, une sorte de presque satisfaction de ce fait-là ! » Bref, le fossé entre l’avant et l’arrière est profond et universel à la lecture des frères Saint-Pierre. Et pourtant, les soldats ont conscience de devoir aller jusqu’au bout : « Le temps ne changera rien au résultat final, l’écrasement des Boches, tant pis si on paye des impôts », déclare Marin à sa mère. L’emploi de nouveaux gaz par les Allemands déchaine la volonté de vengeance d’Amand, en juillet 17 : « Il faudrait étripailler tous les Boches, mâles et femelles, petits et grands ! »
Les fraternisations sont le plus souvent représentées par les échanges les plus divers (sifflets, boules de neige, insultes au porte-voix, cigarettes), par l’entente tacite ou simplement par des attitudes d’humanité (ainsi le 24 décembre 1914 au col d’Hermanpaire, dans les Vosges, où un ténor entonne un Minuit chrétien religieusement écouté par les soldats allemands qui applaudissent.
Le bourrage de crâne n’est pas absent : pieds coupés par les Allemands pour éviter les évasions ; blessés achevés ; Boches dépeceurs ; mais aussi Allemands tuant leurs officiers pour se rendre ; officiers autrichiens qui, « pour exciter les hommes, déclarent que le pillage et le viol seront autorisés » en Italie conquise. Autres thèmes récurrents, les charges violentes contre les soldats du midi, le 15e corps, les gendarmes imbéciles, l’espionnite. Et les poncifs comme « La France aura toujours le dernier sou, l’Angleterre le dernier vaisseau, la Russie le dernier homme » ou la motivation alimentaire des désertions allemandes.
Le tout est ponctué de belles descriptions : une remise de décoration ; les bleus « nerveux du fusil » ; une attaque de nuit ; le terrible travail des brancardiers sur le Linge. La boue « comme de la crème », qui empeste le gaz et dans laquelle on peut mourir noyé ; la vue panoramique d’une attaque à Verdun. Verdun, « cette fois, c’est la vraie guerre » et le témoignage justifie sa place particulière dans l’expérience combattante avec la vision traumatique d’une mort individuelle dans la mort de masse.
La victoire
Les six frères Saint-Pierre, tous survivants, non blessés, vivent la victoire avec des sentiments nuancés. Joseph, le 11 novembre à 11 heures, déclare : « Messieurs, vous êtes joyeux, moi non ! Nous devions aller en Allemagne pour confirmer notre victoire. L’affaire n’est pas terminée, dans vingt ans il faudra recommencer. » Antoine est en permission à Nantua à cette date et revient au front, s’étonnant qu’il ne soit plus létal : « Par un clair de lune splendide, je pouvais marcher à découvert sur ce qui avait été le champ de bataille. Je ne pouvais croire au total silence qui régnait sur ces lieux dévastés. » Amand quant à lui « est tout désorienté à l’idée de la démobilisation » et « tout troublé à l’idée du retour ». Après que Joseph ait échappé au minage des caves et des routes lors de la poursuite d’octobre 18, c’est Amand qui manque encore de mourir à cause d’un « fil gros comme un crayon, solidement attaché à deux arbres et traversant la route juste à hauteur de la gorge », tendu de nuit le 14 décembre 1918 à Heimersdorf, dans le Sundgau. Il revient plus loin sur cette insécurité en Alsace. Par contre : « Réveillé par le sifflement très proche d’un obus de gros calibre, j’ai dressé l’oreille pour écouter l’éclatement et juger de la distance de la chute, mais rien. J’avais dû rêver et je m’en suis aperçu de suite, comme tu penses. » C’était le 30 novembre 1918 ! La guerre restera pour tous un traumatisme au-delà du cauchemar.
Yann Prouillet

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Lefebvre, Gaston (1896-1957)

« Un de l’avant » Carnet de route d’un « poilu»
9 octobre 1914 – 27 novembre 1917
Journaux et Imprimerie du Nord, Lille 1930

Né à Lille le 24 novembre 1896, l’auteur a 17 ans lorsque, le 9 octobre 1914, il est évacué à pied avec tous les hommes de 18 à 48 ans à l’approche des Allemands. A l’automne il travaille dans une ferme près d’Abbeville (Somme); séparé de ses proches et mineur (il a 18 ans le 24 novembre), il apprend par les journaux (8 janvier 1915) que les réfugiés âgés de 18 ans peuvent s’engager pour la durée de la guerre sans l’assentiment des parents si ceux-ci sont restés en zone occupée.
Arrivé au dépôt du 43e RI à Limoges le 11 janvier 1915, il monte au front en mai après un séjour au camp de la Courtine ( 412e RI) ; il est versé à sa demande au 73e RI de Béthune.
En secteur sur l’Aisne le 16 mai , vers Pontavert. Alternance de 1ère ligne et de repos, blessé à Berry-au-Bac le 26 octobre 1915 lorsqu’il travaille à installer un réseau (grenade à fusil – éclat dans le dos).
Retour en unité en janvier 1916 et transfert à Verdun le 25 février avec la 2e DI, violents combats (Douaumont). Un mois de repos (10 mars – 14 avril 1916) et secteur sur l’Aisne (Beaulne – Cerny). Permission à Toulouse puis retour et embarquement pour la Somme le 6 août 1916 ; il participe à la bataille, puis permission en novembre et arrivée en secteur en Champagne au Mesnil-les-Hurlus. Le 4 décembre 1916, blessé à la cuisse par un projectile vertical, alors que « la neige ayant cessé de tomber, je m’étais installé sur une banquette de tir, à la porte de notre sape, pour faire quelques lettres. » Evacué et opéré, il doit être amputé le 9 décembre au dessus du genou.
Après une convalescence à Angoulême, il arrive le 8 juillet 1917 à l’hôpital d’appareillage de Toulouse dit « du Caousou ». Réformé définitivement le 27 novembre 1917.

Le témoignage est écrit en 1930 alors que l’auteur est un « jeune » ancien combattant de 34 ans ; l’ouvrage témoigne d’une volonté, en hommage « aux rares survivants de son bataillon », de reconstituer des faits précis, pour « empêcher le voile de l’oubli de tomber trop tôt sur le sacrifice et les souffrances des vrais combattants et d’inspirer aux jeunes la résolution de faire tout pour éviter le retour d’un tel cataclysme. » C’est un récit complet, qui se veut réaliste, indiquant les lieux et les dates, désignant de nombreux soldats et gradés par leurs noms.
L’intérêt du récit réside dans la narration du ressenti du front d’un très jeune soldat ; celui-ci, plein d’entrain en 1915, va par exemple chercher un fanion allemand comme trophée dans le no man’s land contre l’avis de ses camarades et « lorsqu’il revient avec le morceau de toile blanche pour lequel il venait de mettre « eul’ fu » au secteur, dans la tranchée, il ne reçoit, bien entendu, aucune félicitation ». Lorsqu’il est blessé une première fois en octobre 1915, « le major me dit n’avoir jamais soigné un aussi jeune blessé à l’ambulance. » Le récit est riche en descriptions classiques de secteur, de bombardement, de travaux ou de cheminement de relève ; Lefebvre se décrit par exemple poseur de barbelés: « embusqué d’après les camarades, furieux de voir que je ne prends plus la garde, mais peu amateurs de prendre ma place sur le parapet la nuit. »,
Lefebvre arrive à Verdun à un moment dramatique à la fin de février 1916 ; il évoque la violence des bombardements continus, les soldats terrés, l’avance allemande, les morts partout autour de lui. Son moral n’est plus le même qu’en 1915 : « Je suis surpris de rester le dernier avec le caporal. En courant, il me dit :
– Alors ! ça ne va plus ? Avant tu partais toujours le premier. L’ «hosto » t’a fait dégonfler.
C’est vrai. Depuis ma sortie de l’hôpital, je ne suis plus le même homme. L’éclat reçu à Berry-au-Bac m’a enlevé l’insouciance de mes dix-huit ans. Comme les autres, j’ai peur et je suis dominé par une crainte vague, indéfinissable, celle de la mort. »
Il raconte une quinzaine de jours épouvantables au bilan terrible : «Sur environ deux-cent dix hommes, cent soixante étaient tués ou blessés. » Il quitte le secteur le 12 mars « Jusqu’au moment de grimper dans les voitures, nous tremblions de remonter en ligne. Le lendemain de notre relève, les Allemands, dans une poussée irrésistible, avaient à nouveau enfoncé le front. Heureusement, de nouvelles troupes avaient endigué leur avance. Sans elles, nous étions obligés de retourner à la tuerie… »
En secteur de repos, il évoque les inquiétudes des soldats pour leurs femmes, les tentations de l’arrière et la stabilité de leur foyer : « N’est-ce pas une torture affreuse que de se trouver sur de la paille pourrie et de penser qu’un autre est peut-être couché dans son propre lit ? Nous, les jeunes, nous souffrons un peu plus physiquement, car nous sommes moins résistants à la fatigue, mais comme nos aînés doivent souffrir moralement ! ».
L’évocation de sa participation à l’offensive de la Somme insiste sur l’épouvantable odeur qui règne dans les abris bétonnés dans l’ancienne 1ère ligne allemande, sur les cadavres qui parsèment le terrain lunaire et sur la violence des bombardements (bois Louage- Combles). Il décrit aussi un assaut sanglant de sa compagnie le 24 septembre et son échec.
Lefebvre parle longuement des deux blessures reçues ; il évoque l’état de choc, la douleur, le transfert en brancard, la souffrance à l’ambulance, et la dureté des scènes d’hôpital : « Quand le major, armé de pinces, enlève les compresses, le blessé hurle et se tord de douleur. Je vois des hommes qui paraissent avoir atteint la quarantaine, appeler leur mère et pleurer à chaudes larmes. » Puis vient le calme et les infirmières qui viennent « border nos lits comme l’aurait fait notre mère.»
Lefebvre restitue la langue des soldats (réalité du phrasé argotique? reconstruction ?):
– « Yen a une, j’crois qu’elle m’a « zieuté » !
– Penses-tu ! c’est des gens d’la haute et tu vois pas ta « fraise », eh ! mal foutu !
– Des fois, y a des copains qui s’marient avec leurs infirmières…
– Oui ! mais c’est des types au « pèze », pour nous, y rien à faire. »
Le témoignage décrit aussi longuement la préparation de l’amputation, la visite de l’aumônier et le choc post-opératoire : «Ma jambe est bien coupée. Nerveusement, j’éclate en sanglots et je pleure abondamment. Que vont dire mon père et ma mère ? »
Au total le témoignage réfléchi (publication 1930) mais riche d’un jeune homme qui à 19 ans avait déjà fait Verdun et la Somme pour finir la guerre amputé à 20 ans.

Vincent Suard

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Bith, Jacques (1884-1943)

Deuxième d’une famille qui comptera huit garçons, Jacques Bith est né à Maisons-Laffitte (Seine-et-Oise), le 19 juillet 1884. Son père est rentier. Son frère aîné Paul va devenir jésuite. Il passe son enfance à Paris et fréquente lui-même le collège jésuite, puis il apprend le russe à l’école des Langues orientales. Il part à Odessa en 1908 comme représentant de la joaillerie Chaumet. Il vient se marier à Toulouse avec la fille d’un avocat. Dès le premier mois de la guerre, son frère cadet Jean est tué devant Guise. Lui-même est mobilisé comme lieutenant au 211e RI et il sera nommé capitaine en mai 1915. Le régiment se trouve dans le secteur de Verdun, face au saillant de Saint-Mihiel d’abord, puis du côté du Mort Homme et de Cumières où il est anéanti lors des attaques allemandes de mars 1916. Le capitaine Bith est fait prisonnier le 6 mars ; le colonel le lendemain. Commence une longue période de captivité à Halle, Magdeburg, Ingolstadt, etc. Il y rencontre des personnalités comme Roland Garros et Mgr de Mayol de Luppé, futur « aumônier de la LVF, puis de la division SS française Charlemagne » (note des éditeurs du livre) ; il aurait également écouté des conférences du capitaine De Gaulle. Après la guerre, Jacques Bith se lance dans les affaires, tout en restant un officier de réserve zélé. Chef de bataillon depuis peu, il est mobilisé en 1939 dans l’encadrement des camps du Barcarès puis de Septfonds. Il meurt à Paris le 12 juillet 1943.
Le témoignage est présenté comme un « corpus de souvenirs épars, souvent lacunaire, qui s’est éclairci au gré des héritages et des inévitables injures du temps ». Il comprend de nombreuses photos de guerre et de captivité, et la transcription de ses carnets du 12 septembre 1914 au 27 avril 1915 et du 18 mars au 9 décembre 1916. Les lacunes sont en partie comblées par des extraits du JMO, des passages des mémoires du docteur Voivenel, et un « rapport du capitaine Bith du 211e d’infanterie sur ses différentes tentatives d’évasion », en vue d’obtenir la Légion d’Honneur : on compte jusqu’à 12 tentatives, mais la plupart ont échoué avant même le départ, sans être connues des Allemands.
Convivialités de guerre et de captivité
Le témoin nous avertit presque d’emblée (26 octobre 1914) : « Je n’ai plus guère de goût pour écrire mes notes de route ; il faut dire que les jours ou plutôt les semaines se suivent et se ressemblent et la seule chose que je pourrais enregistrer ce sont mes impressions, or il me semble que ce ne serait que du réchauffé de les noter sur ce carnet qui est destiné à ma chère petite femme alors que je les lui communique dans ma correspondance quotidienne. » En effet, le texte est peu développé. Il évoque cependant l’odeur pestilentielle du champ de bataille après la Marne et la pagaille qui règne au cours des premières semaines ; en mars 1915, les « victoires » en Champagne et aux Dardanelles, et le fait que l’Allemagne n’a plus de provisions que pour trois mois, tout cela laisse penser que la guerre sera vite terminée. Il a une forte tonalité patriotique et catholique. Jacques Bith évoque toutes ses « consolations religieuses » : messe, prière, confession, communion, action de grâce, adoration, neuvaine, sermon, retraite, chemin de Croix ; les fêtes de Noël 1914 et Pâques 1915 sont particulièrement marquées. Dans les tranchées, les conditions de vie sont dures, mais les officiers s’organisent : « la popote est de tout premier ordre » ; tournois de bridge et agréables rencontres se succèdent. Le docteur Voivenel est un excellent convive, mais les officiers cléricaux bien-pensants ne peuvent tolérer leurs collègues amateurs d’histoires cochonnes (« ignobles conversations », « immondices ») ; quant au colonel, c’est un égoïste « qui prend pour lui et sa suite les meilleures cabanes de la place ». Retrouvant, involontairement, les termes de la chanson de Lorette (puis de Craonne), notre officier remarque : « Pour les hommes par exemple la vie n’est pas rose. »
La différence de situation entre soldats et officiers se retrouve en captivité. Les officiers ne travaillent pas ; ils ont des ordonnances ; ils organisent des spectacles ; Bith donne des leçons de russe et apprend l’allemand ; il joue au tennis sur de véritables courts. Les fêtes, comme le 14 Juillet sont célébrées par des officiers français « en grande tenue ». On peut penser que, lorsqu’ils ont été capturés, ils n’avaient pas sur eux cette tenue : comment l’ont-ils reçue ? dans des colis venant de France ? Même s’il y a des heurts avec les autorités allemandes et des « représailles », même si des surnoms péjoratifs sont attribués aux Allemands (« Trouduc » par exemple), ce n’est quand même pas un régime de terreur, et, en captivité comme sur le front, certains officiers supérieurs français sont également critiqués.
RC
*Odessa, Verdun, Magdebourg… De l’avant-guerre à la captivité, souvenirs de Jacques Bith, officier au 211e RI (1902-1918), édition établie et commentée par [le chef de bataillon] Cyrille Becker [arrière-petit-fils de l’auteur] et Éric Labayle, Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2007, 254 p., illustrations.

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