Lefebvre, Gaston (1896-1957)

« Un de l’avant » Carnet de route d’un « poilu»
9 octobre 1914 – 27 novembre 1917
Journaux et Imprimerie du Nord, Lille 1930

Né à Lille le 24 novembre 1896, l’auteur a 17 ans lorsque, le 9 octobre 1914, il est évacué à pied avec tous les hommes de 18 à 48 ans à l’approche des Allemands. A l’automne il travaille dans une ferme près d’Abbeville (Somme); séparé de ses proches et mineur (il a 18 ans le 24 novembre), il apprend par les journaux (8 janvier 1915) que les réfugiés âgés de 18 ans peuvent s’engager pour la durée de la guerre sans l’assentiment des parents si ceux-ci sont restés en zone occupée.
Arrivé au dépôt du 43e RI à Limoges le 11 janvier 1915, il monte au front en mai après un séjour au camp de la Courtine ( 412e RI) ; il est versé à sa demande au 73e RI de Béthune.
En secteur sur l’Aisne le 16 mai , vers Pontavert. Alternance de 1ère ligne et de repos, blessé à Berry-au-Bac le 26 octobre 1915 lorsqu’il travaille à installer un réseau (grenade à fusil – éclat dans le dos).
Retour en unité en janvier 1916 et transfert à Verdun le 25 février avec la 2e DI, violents combats (Douaumont). Un mois de repos (10 mars – 14 avril 1916) et secteur sur l’Aisne (Beaulne – Cerny). Permission à Toulouse puis retour et embarquement pour la Somme le 6 août 1916 ; il participe à la bataille, puis permission en novembre et arrivée en secteur en Champagne au Mesnil-les-Hurlus. Le 4 décembre 1916, blessé à la cuisse par un projectile vertical, alors que « la neige ayant cessé de tomber, je m’étais installé sur une banquette de tir, à la porte de notre sape, pour faire quelques lettres. » Evacué et opéré, il doit être amputé le 9 décembre au dessus du genou.
Après une convalescence à Angoulême, il arrive le 8 juillet 1917 à l’hôpital d’appareillage de Toulouse dit « du Caousou ». Réformé définitivement le 27 novembre 1917.

Le témoignage est écrit en 1930 alors que l’auteur est un « jeune » ancien combattant de 34 ans ; l’ouvrage témoigne d’une volonté, en hommage « aux rares survivants de son bataillon », de reconstituer des faits précis, pour « empêcher le voile de l’oubli de tomber trop tôt sur le sacrifice et les souffrances des vrais combattants et d’inspirer aux jeunes la résolution de faire tout pour éviter le retour d’un tel cataclysme. » C’est un récit complet, qui se veut réaliste, indiquant les lieux et les dates, désignant de nombreux soldats et gradés par leurs noms.
L’intérêt du récit réside dans la narration du ressenti du front d’un très jeune soldat ; celui-ci, plein d’entrain en 1915, va par exemple chercher un fanion allemand comme trophée dans le no man’s land contre l’avis de ses camarades et « lorsqu’il revient avec le morceau de toile blanche pour lequel il venait de mettre « eul’ fu » au secteur, dans la tranchée, il ne reçoit, bien entendu, aucune félicitation ». Lorsqu’il est blessé une première fois en octobre 1915, « le major me dit n’avoir jamais soigné un aussi jeune blessé à l’ambulance. » Le récit est riche en descriptions classiques de secteur, de bombardement, de travaux ou de cheminement de relève ; Lefebvre se décrit par exemple poseur de barbelés: « embusqué d’après les camarades, furieux de voir que je ne prends plus la garde, mais peu amateurs de prendre ma place sur le parapet la nuit. »,
Lefebvre arrive à Verdun à un moment dramatique à la fin de février 1916 ; il évoque la violence des bombardements continus, les soldats terrés, l’avance allemande, les morts partout autour de lui. Son moral n’est plus le même qu’en 1915 : « Je suis surpris de rester le dernier avec le caporal. En courant, il me dit :
– Alors ! ça ne va plus ? Avant tu partais toujours le premier. L’ «hosto » t’a fait dégonfler.
C’est vrai. Depuis ma sortie de l’hôpital, je ne suis plus le même homme. L’éclat reçu à Berry-au-Bac m’a enlevé l’insouciance de mes dix-huit ans. Comme les autres, j’ai peur et je suis dominé par une crainte vague, indéfinissable, celle de la mort. »
Il raconte une quinzaine de jours épouvantables au bilan terrible : «Sur environ deux-cent dix hommes, cent soixante étaient tués ou blessés. » Il quitte le secteur le 12 mars « Jusqu’au moment de grimper dans les voitures, nous tremblions de remonter en ligne. Le lendemain de notre relève, les Allemands, dans une poussée irrésistible, avaient à nouveau enfoncé le front. Heureusement, de nouvelles troupes avaient endigué leur avance. Sans elles, nous étions obligés de retourner à la tuerie… »
En secteur de repos, il évoque les inquiétudes des soldats pour leurs femmes, les tentations de l’arrière et la stabilité de leur foyer : « N’est-ce pas une torture affreuse que de se trouver sur de la paille pourrie et de penser qu’un autre est peut-être couché dans son propre lit ? Nous, les jeunes, nous souffrons un peu plus physiquement, car nous sommes moins résistants à la fatigue, mais comme nos aînés doivent souffrir moralement ! ».
L’évocation de sa participation à l’offensive de la Somme insiste sur l’épouvantable odeur qui règne dans les abris bétonnés dans l’ancienne 1ère ligne allemande, sur les cadavres qui parsèment le terrain lunaire et sur la violence des bombardements (bois Louage- Combles). Il décrit aussi un assaut sanglant de sa compagnie le 24 septembre et son échec.
Lefebvre parle longuement des deux blessures reçues ; il évoque l’état de choc, la douleur, le transfert en brancard, la souffrance à l’ambulance, et la dureté des scènes d’hôpital : « Quand le major, armé de pinces, enlève les compresses, le blessé hurle et se tord de douleur. Je vois des hommes qui paraissent avoir atteint la quarantaine, appeler leur mère et pleurer à chaudes larmes. » Puis vient le calme et les infirmières qui viennent « border nos lits comme l’aurait fait notre mère.»
Lefebvre restitue la langue des soldats (réalité du phrasé argotique? reconstruction ?):
– « Yen a une, j’crois qu’elle m’a « zieuté » !
– Penses-tu ! c’est des gens d’la haute et tu vois pas ta « fraise », eh ! mal foutu !
– Des fois, y a des copains qui s’marient avec leurs infirmières…
– Oui ! mais c’est des types au « pèze », pour nous, y rien à faire. »
Le témoignage décrit aussi longuement la préparation de l’amputation, la visite de l’aumônier et le choc post-opératoire : «Ma jambe est bien coupée. Nerveusement, j’éclate en sanglots et je pleure abondamment. Que vont dire mon père et ma mère ? »
Au total le témoignage réfléchi (publication 1930) mais riche d’un jeune homme qui à 19 ans avait déjà fait Verdun et la Somme pour finir la guerre amputé à 20 ans.

Vincent Suard

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