Flacher Stéphane (1897 – après 1986)

1. Le témoin

Stéphane Flacher est né en 1897 à Saint-Pierre-de-Bœuf (Loire). Cultivateur, il est incorporé à 19 ans au 3e zouave en janvier 1916. Il est évacué « pieds-gelés »  à Verdun en novembre 1917, et on lit aussi sur sa fiche matricule qu’il a été gazé à Villers-Bretonneux en mai 1918, et légèrement blessé à l’omoplate en août 1918. De ce fait inapte à l’infanterie (gêne au passage de la courroie du sac), il termine la guerre dans l’artillerie (54e RA) en septembre 1919. Il restera toute sa vie cultivateur au hameau de Bois-Prieur, et il a 89 ans lors de la publication de son récit.

 2. Le témoignage

L’association « Visages de notre Pilat » (42 410 Pélussin) a publié en 1986 ce petit document de Stéphane Flacher, intitulé : Verdun Cote 344, Témoignage de la guerre de 14/18 (43 pages). Le document est préfacé par Emmanuel et Régis Bouttet. L’auteur indique à la fin du récit avoir rédigé ces lignes en 1979.

3. Analyse

Ce court témoignage d’un jeune soldat de la classe 17 est une curiosité. Centré autour d’une mission d’une semaine, une période de première ligne après une attaque locale à Verdun en novembre 1917, ce récit a une unité de temps (six jours), une unité de lieu, ce petit poste à tenir après une attaque réussie, et une unité de condition, l’immobilité dans le froid mordant qui amène la souffrance et le désespoir. Ce format court n’évoque ni les durs combats de Champagne auxquels l’auteur a participé en octobre 1916, ni l’année 1918, pendant laquelle il a fait six mois de combats d’infanterie. L’auteur, qui a 82 ans lorsqu’il rédige ce texte, a prélevé dans ses deux années de guerre cet épisode très court, et ce choix fait ici irrésistiblement penser, en littérature, au genre de la nouvelle.

Le récit raconte, devant Verdun (Samogneux, cote 344), le 25 novembre 1917, une attaque partielle à réaliser par le régiment (3e Zouave). On vit avec l’auteur la montée en ligne, l’assaut, et surtout la tenue du secteur avancé jusqu’à l’évacuation six jours plus tard pour pieds gelés. La narration est réaliste, froide, c’est un triste récit de souffrance, et en même temps le propos est traversé de prises à témoin du lecteur (« avions nous mérité ce sort ? »). L’aspect tantôt désincarné, tantôt théâtral de la narration, à la fois solennelle et empruntant parfois au style religieux, lui donne une résonance très particulière. L’auteur, non « défaitiste », est fier d’accomplir son devoir, mais il tient à souligner la dureté injuste de ce qu’on lui a fait subir.

Au début du récit, les hommes arrivent dans le parallèle de départ, épuisés après un long cheminement ; accablé de fatigue, l’auteur s’endort brutalement, sans se rendre compte que ses pieds reposent dans une profonde flaque d’eau. (p. 8) « Lorsque je m’éveillai, je me rendis compte que mes pieds étaient pris dans une carapace de glace ; ils avaient commencé de geler pendant mon premier sommeil.» Le récit évoque les pensées qui agitent l’auteur juste avant l’attaque, il a caché à sa famille qu’il montait en ligne pour attaquer. Son style devient solennel (p. 10) « La fumée de l’éclatement des obus rendait le ciel bas et noir, comme au Golgotha. Ceux qui allaient tomber pendant l’attaque se doutaient-ils qu’ils vivraient les dernières minutes de leur vie terrestre ? » Les zouaves prennent leur élan, et S. Flacher, en marchant sur le glacis, évoque ses craintes (p. 13) [faudrait-il se battre à la baïonnette ?] « Cette dernière perspective était pour nous la plus terrible et la plus répugnante car l’homme contraint à se livrer à ce combat horrible se rend bien compte que, bon gré mal gré, il descend vers les bas-fonds de la déchéance et de la dégradation humaine.» De fait, les Allemands rencontrés se rendent, et il le mentionne avec un style marqué par l’usage du passé simple (p. 14) : «Ils levèrent tous spontanément leurs bras comme pour nous demander, dans un geste de supplication, de les épargner (…) nous ne leur fîmes aucun mal (…) nous devions respecter leur vie. »

Il décrit ensuite le départ de son capitaine, blessé lors de l’action, celui-ci lui serre la main au passage (p. 15) « Et je crus voir, dans son regard empreint d’une grande bonté, la peine qu’il ressentait de quitter ses hommes qu’il appelait ses amis. » Son remplaçant se présente en leur faisant un discours d’autorité qu’il termine en faisant ostensiblement jouer son pistolet : « Je n’aurai pas de pitié. Le premier qui flanche, je lui brûle la gueule. ». Ce lieutenant l’emmène ensuite avec deux camarades vers une position à occuper, et l’auteur constate en cheminant la présence de nombreux cadavres allemands : (p. 17) « Je détournais les yeux de ce spectacle d’horreur, et une fois de plus je maudissais la guerre, cause de tant de malheurs et de souffrances pour tous ces hommes qui auraient voulu vivre en paix. » Le chef leur donne un petit poste à aménager, et à tenir coûte que coûte, et il ajoute, en s’en allant « vous êtes bien avertis. Le premier qui recule sans mon autorisation, je l’abattrai comme un chien. »   Commence alors une lancinante description des souffrances causées par le froid, mais aussi par la faim, car les trois hommes n’ont pas de réserves, et le barrage allemand empêche tout ravitaillement. Les heures sont interminables, car à la fin de novembre, les jours sont très courts. Les gelures commencent, les pieds gonflent, et les hommes se donnent un répit passager en ouvrant au couteau le dessus de leurs souliers. La deuxième nuit se termine, et  la douleur augmente (p. 22) « Il nous semblait que des mains invisibles, armées de tenailles, nous arrachaient, lambeau par lambeau, la chair de nos orteils. »  La troisième journée se passe encore dans la solitude, personne ne vient les voir, et S. Flacher mentionne (p. 23) « dans notre désarroi, il nous sembla qu’au-delà de notre avant-poste l’humanité tout entière avait sombré dans le néant. » Alors que pendant la nuit, il assure son tour de garde, il se met à pleureur (p. 24) « comme un enfant, longuement, abondamment, en silence pour ne pas éveiller mes camarades. » Son style devient nettement biblique lorsqu’il prend à témoin les mères des soldats (p .25) « Si vous aviez vu vos fils dans ce dénuement le plus complet, votre cœur eût été transpercé par la douleur ! Ils avaient faim et ils n’avaient rien à manger ; ils avaient froid et n’avaient rien pour se couvrir ; ils avaient peur et n’avaient pas d’abri pour se préserver des dangers.» L’ambiance lunaire, sépulcrale, n’en reste toutefois pas moins extrêmement bruyante (p. 26) : « Nous aurions voulu crier notre détresse à la face du monde, mais, hélas, personne ne nous entendrait, le bruit des canons et le sifflement lugubre des obus qui hurlaient sans cesse à la mort, étouffement de nos plaintes et nos cris de désespoir. » La cinquième nuit, l’auteur signale que leurs pieds sont maintenant inertes, devenus comme des morceaux de bois n’obéissant plus à leur volonté. Il maudit la guerre,  liée à la folie des hommes, aux gros industriels qui (p. 28) « y entassaient des fortunes colossales ». Il fait des va et vient entre ce passé, décrit heure par heure et le présent de la rédaction : « N’est-il pas de notre devoir à nous, anciens combattants, qui l’avons malheureusement vécue, de la maudire et de la dénoncer comme étant l’une des plus grandes calamités ? » Le 30 novembre à 9 heure du matin, un caporal vient enfin jusqu’à eux, et leur annonce leur relève. Il n’y a pas assez de brancards et c’est alors la description d’hommes qui se traînent vers l’arrière, rampant, ou s’appuyant sur des fusils abandonnés et ramassés comme béquilles. Ce n’est pas une débandade larmoyante, car (p. 30) : « nous partîmes vers l’arrière en emportant, au fond de nous-mêmes, une grande satisfaction intérieure, celle de n’avoir pas failli aux consignes sévères qui nous avaient été dictées par notre commandant de compagnie. »  L’auteur signale être arrivé au poste de secours, situé au bas d’une pente, en effectuant les derniers cents mètres sur les mains et sur les genoux. Ils sont immédiatement évacués, et lorsque leur véhicule, dans la zone de l’arrière, commence à rencontrer des civils, l’auteur mentionne avoir entendu une femme, parmi un groupe féminin qui se signait à leur passage, dire (p. 35) « ils ressemblent à des damnés sortis de l’enfer. » Le récit se termine, toujours avec solennité, par un hommage aux morts de Verdun, et à des souhaits de paix (p. 39)  « Je terminerai en souhaitant que notre vie d’ici-bas ainsi que notre cher pays de France, ne revoient plus jamais les horreurs de la guerre. »  Une mention à la dernière page qui suit ce récit lunaire, nous ramène brutalement à la lumière, dans un tintement apaisant de cloches, et plein d’odeur des prés :

 « Récit terminé le 16 juin 1979,

Que j’ai écrit, dans sa plus grande partie, en gardant les chèvres »

Pourquoi ce récit, si intense, pour ce tout petit moment de guerre,  qui semble avoir tant marqué l’auteur ? Dans son registre matricule (AD42 1917-1, 247), on trouve, tout en bas de la grande feuille, une petite note collée, tamponnée « rectification », et datée de 1978, ce qui est très tardif pour ce genre de mention : « Pieds de tranchées le 30.11.1917 au Bois des Caures (Meuse)- Évacué- décision n° 191 du Colonel cdt le BCAAM en date du 18.04.1978 »

On proposera l’hypothèse selon laquelle une réclamation administrative de la part de l’auteur, pour faire reconnaître la totalité de son passé militaire, espérant peut-être ainsi une augmentation de sa pension (il a 10% d’invalidité pour sa blessure à l’épaule de 1918), l’a amené à se replonger dans son passé, et de ce fait, lui a fait ensuite rédiger, pour lui et pour nous, ce témoignage original.

Vincent Suard, mai 2022

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Faury, Joseph (1886-1969)

1. Le témoin
Joseph Faury, originaire d’Escoussens (Tarn), grandit dans une famille paysanne modeste. Il devient sergent (1908) au cours de son service militaire à Agde. Il fait toute la guerre, de la mobilisation à 1919, d’abord avec le 38e Régiment d’Infanterie Coloniale (Toulon) jusqu’à février 1917, puis avec le 88e RI. Il combat devant Saint-Mihiel, puis surtout en Champagne, et à Verdun fin 1917. Il est transféré au Mont Kemmel pour contrer l’offensive allemande de 1918, puis dans la Meuse ; après l’armistice, il est responsable de l’approvisionnement en vivres de camps de prisonniers allemands autour de Laon. Démobilisé le 24 avril 1919, il reprend son métier d’ouvrier forestier et sera un temps maire de sa commune.
2. Le témoignage
Les souvenirs de Joseph Faury Maudites soient les guerres (France Libris, 2017, 302 pages), portent comme sous-titre : « Mémoires de guerre du sergent Joseph Faury remises en forme par son petit-fils Paul Faury. ». A 73 ans, alité après une attaque, Joseph rédige ses mémoires de septembre 1960 à avril 1961. Il s’agit, nous dit son petit-fils dans la préface, d’un récit répété, par épisodes, des centaines de fois à l’oral, tout au long de sa vie, et il n’a pas de difficultés à rédiger d’une traite son propos. Les 163 pages doubles d’un grand cahier ont d’abord été présentées par extraits par M. Bouysset-Bordes dans la Revue du Tarn (n° 235). Le manuscrit, d’un style très oral, contient des maladresses (J. Faury n’a pas le certificat d’études) et Paul Faury, avec un principe de fidélité vis-à-vis du manuscrit original, a remis en forme l’intégralité du texte, et a tenté d’en faire « un livre facile et agréable à lire ». Il se considère comme le co-auteur de cette œuvre revendiquée comme littéraire, l’ouvrage est co-signé Joseph et Paul. Ce choix en fait d’abord un témoignage mémoriel, mais quelques sondages sur des expressions du livre (conversation téléphonique avec Paul Faury, juin 2018), ont montré qu’elles étaient identiques au manuscrit d’origine, et que les modifications sont surtout des adaptations syntactiques ou des suppressions de longueurs. Aussi, la grande proximité de la version publiée avec le manuscrit permet à l’historien d’utiliser avec profit ce témoignage.
3. Analyse
Le récit évoque d’abord l’enfance de l’auteur et la période qui va jusqu’à la mobilisation (p. 13 à p. 30). S’il a arrêté l’école à douze ans, J. Faury est un homme pratique, qui dispose d’une réelle autorité naturelle; repéré par ses supérieurs lors de son service militaire, il dit être apprécié au point qu’on souhaite le garder à l’expiration de son temps, ce qu’il refuse.
a. Le sergent
La guerre venue, l’auteur décrit la « courbe d’apprentissage » du métier de sergent, la conception qu’il a de la fonction et son refus de promotion à un grade supérieur : pour lui, il y a une responsabilité morale à mener des hommes devant l’ennemi. Il est souvent critique pour les officiers subalternes, « nous étions commandés par des instituteurs, des curés, des ambitieux, à qui les galons faisaient plaisir. (p. 131) », et si certains étaient à la hauteur de leur tâche, « beaucoup n’étaient bons qu’à faire les flambards quand nous étions hors de danger. (p. 174) ». Il détaille sa conception des responsabilités : «pour commander des hommes devant l’ennemi, il fallait un peu de savoir-faire et surtout beaucoup de jugement. Ce n’était pas du premier coup que l’on savait commander. » Il évoque ainsi un sous-lieutenant, sous-officier de cavalerie promu et versé dans l’infanterie, qui vient le voir en lui avouant qu’il n’y connaissait rien. Il prend les choses en main, met l’officier dans une sape et organise le secteur à sa place. Redescendant des tranchées, il déconseille à l’officier de faire travailler les hommes les deux premiers jours, pour leur donner un repos réel. Dans la section voisine, l’autre officier, novice également, « a voulu les faire astiquer dès le premier jour et les hommes l’ont envoyé promener. (p. 176)»
b. Le combat
L’auteur, enrôlé dans une troupe coloniale, est confronté à des combats très durs à l’automne 1914 (Saint-Mihiel, Bois-le-Prêtre) ; légèrement blessé, il refuse de se faire évacuer. Il fait ensuite partie d’une compagnie détachée de mitrailleuses, installée en Champagne, avec des pièces en arrière de la première ligne, ce qui lui permet un quotidien moins violent. Il est pris dans la grande attaque aux gaz du 31 janvier 1917 (phosgène et chlore), avec plusieurs centaines de morts français et russes uniquement du fait des gaz ; il attribue la survie de sa section au respect des consignes, point sur lequel il avait particulièrement insisté. : « Les brancardiers déposaient les morts à notre position dans la Sablière et le lendemain, quand nous sommes sortis de nos abris, nous avons découvert une centaine d’hommes morts. (p. 129)»
J. Faury est légèrement blessé et évacué lors des combats devant le Mont Kemmel dans les Flandres en 1918, mais pour lui la période la plus rude fut Verdun, dans un secteur exposé, dans le froid humide de novembre 1917. Sa compagnie n’avait que des trous d’obus glacés et boueux, et exposés, au sinistre ravin des Fosses, devant Douaumont : « chaque matin, trois ou quatre hommes avaient les pieds gelés et ne pouvaient plus marcher. Des brancardiers venaient les chercher et les emportaient sur le dos. Les Boches faisaient comme nous et, de temps en temps, on voyait des blessés ou des pieds gelés que l’on évacuait, mais nous ne leur tirions pas dessus. En fait, c’est l’artillerie qui nous décimait tous. Combien de souffrances physiques et morales avons-nous dû subir. J’ai vu des hommes qui pleuraient à chaudes larmes. (p. 193)»
c. La justice et l’honneur
L’auteur a une haute idée de sa tâche, et respecte la hiérarchie si elle est compétente, mais si on lui refuse ses droits, il est volontiers « raisonneur », et n’hésite pas à se plaindre à ses supérieurs: « si j’avais raison, je ne me laissais pas faire. (p. 55)» Il obtient en général gain de cause, car compétent et efficace, et de ce fait difficilement remplaçable, sa hiérarchie préfère céder. Dans son unité méridionale, l’honneur est aussi celui des gens du midi; il évoque l’anecdote (p. 113) d’un soldat de l’Allier, d’une unité voisine, qui vient souvent les voir, sans manquer à chaque fois d’évoquer le lâchage du 15ème Corps : « Un de mes hommes, nommé Combes, originaire du Tarn, me dit : « – Tu n’en as pas marre de ce moineau, qui tous les jours vient nous casser les oreilles avec les gens du Midi. » Lorsque l’homme revient et reprend le même discours, alors, mon Combes lui a administré un emplâtre avec ses grosses mains, à le faire presque tomber. (…) Il ne pouvait plus supporter, alors que nous avions souffert le martyre au début de la guerre, que l’on vienne dire que les gens du Midi étaient des lâcheurs. C’était plus fort que lui. » L’honneur intervient aussi dans le traitement de l’ennemi qui se rend, comme par exemple en septembre 1914 « j’ai couru vers lui pour le couvrir de mon corps car déjà, des hommes avec leur baïonnette allaient le larder. (p. 44)». A l’autre extrémité de la guerre, en septembre 1918 devant Ham, l’auteur intervient à nouveau et la victime a de la chance : « comme les hommes étaient énervés, ils l’auraient achevé. (…) Un homme blessé et désarmé, je ne pouvais pas le laisser massacrer, même si la veille au matin, pendant le combat de la passerelle, je ne m’y serais pas opposé, mais à ce moment, la haine m’avait passé. [ils ont vu distinctement un Allemand achever un isolé français désarmé]. (p. 247)» Chargé du ravitaillement d’un camp de prisonniers en 1919, il essaie de mettre de l’humanité dans ses relations avec les Allemands, qu’il ne peut nourrir suffisamment, faute de moyens : « dans le camp, ils la sautaient « à pied joint ». (p. 271) ». Lorsqu’il apprend que de nuit, des prisonniers rampent sous les barbelés pour aller piller à la gare de Laon des wagons de denrées, « il se garde bien d’en souffler mot à quiconque. (p. 291) ».
d. Les accommodements
Joseph Faury a un sens aigu de la justice, mais pour lui ce n’est pas contradictoire avec certains accommodements en matière de propriété, de règlement ou de relations avec la hiérarchie. Il décrit le pillage des caves d’un village (Bannoncourt, p. 63) par les coloniaux, et le chantage exercé sur le maire afin qu’il retire sa plainte, ou encore l’escamotage des réserves réglementaires de « gnôle » de son abri de mitrailleuses; en 1919, parmi les prisonniers qu’ils gardent, figurent des Alsaciens-Lorrains, qui comme détenus « amis » ont droit à une dotation quotidienne de vin : « La seule chose que nous nous permettions était de boire quelques bons coups de vin à la santé des Alsaciens-Lorrains en baptisant le leur. (p. 271)» Par contre il refuse d’être complice d’un vol par son capitaine de 10 kg de chocolat (p.278). Lorsqu’il estime qu’on l’envoie en patrouille dans un secteur dangereux, uniquement pour le confort des officiers (« patrouille de complaisance » p. 172), il n’hésite pas à rédiger un faux compte-rendu, avec la complicité de ses hommes, pour une mission qui n’a pas été faite.
e. Le quotidien
On boit beaucoup dans la tranchée et à l’arrière, les libations répétées sont très présentes dans le récit, et l’alcool est inséparable de la convivialité, des bons et des mauvais moments vécus ensembles; certains excès sont liés aux circonstances (p. 62, gnôle au petit poste) « je crois que si nous avions fait cela en temps de paix, nous en serions morts » ; l’auteur décrit les remontées en ligne qui débouchent sur des déclenchements de tirs nourris, désordonnés et finalement assez dangereux, « Quand nous remontions en ligne, le soir avant de partir, nous étions presque tous blindés, et je vous assure que nous n’avions pas peur. (p. 57)» La vertu principale du vin est d’entretenir le moral, d’éloigner le cafard, pour se remonter, dit l’auteur, « il fallait boire, être entre deux vins comme l’on disait. (p. 132) ». J. Faury consigne aussi toutes ses permissions, racontant les trajets et la joie des retrouvailles. Il note à plusieurs reprises l’émotion que sa présence déclenche au village, de la part de familles dont un des membres a été tué, ainsi par exemple (mai 1918) : « La mère Cathala qui était veuve, s’est mise à pleurer sitôt qu’elle m’a vu, car son fils Léopold avait été tué à la guerre et je l’ai consolée du mieux que j’ai pu. (p. 221)»
Ces souvenirs sont donc intéressants à plusieurs titres, mais l’aspect le plus précieux est que l’on dispose ici d’un récit fait par un homme du peuple, un paysan qui, avec son grade de sergent, a une position intermédiaire privilégiée, pour décrire la guerre et la société combattante à l’échelle de l’escouade et de la section. Beaucoup de poilus n’ont jamais parlé de leur guerre, au point qu’aujourd’hui (2018), ce cas de figure se transforme un peu en cliché. Il en remplace un autre, celui du « vieux» qui pouvait assommer son entourage dans les années cinquante-soixante, avec des récits archi-répétés de « Verdun », tout en captivant ses jeunes petits-enfants. « Calas-te, que la coneissen per cor la tua guerra ! » le reprenait sa femme à ces occasions (témoignage P. Faury, France Bleu Gascogne, novembre 2017, [« Tais-toi, ils la connaissent par cœur ta guerre ! »]). Joseph Faury appartenait à cette seconde catégorie, et c’est ce qui fait la qualité du livre: ce long témoignage oral, formé par des années de narration et mis d’une traite par écrit, trouve une fluidité, un rythme qui, comme le suggère avec pertinence Paul Faury, retrouve la manière des aèdes et des troubadours.
Vincent Suard, juin 2018

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Fusié, Henri (1893-1915)

Il nait le 7 juillet 1893 au château de Boissède à Lisle-en-Dodon, Haute-Garonne. Famille riche ; études au collège du Caousou à Toulouse, tenu par les jésuites, puis une année en faculté de Droit. Ses lettres montrent les pratiques familiales catholiques : messe, confession, communion, prières. La seule mention politique évoque une droite mal « ralliée » : « Tu comprends que je préfère garder mon or que de le remettre au gouvernement de la République » (13 mai 1915). Et encore : « L’autre jour, Martial m’a envoyé une jolie petite lettre contenant une petite image du Sacré Cœur – que je porte épinglée au képi » (20 juin). Il part en 14 avec le 81e RI. Atteint de gelures aux pieds, il est soigné à l’arrière et ne revient sur le front qu’en février 1915. Ses lettres conservées débutent au 2 mars, jusqu’au 5 octobre 1915. Leur publication a été assurée par une parente, avec portrait et quelques lettres en fac-similé.
À la différence de la plupart des fantassins, Henri Fusié annonce qu’on les laisse tranquilles au repos. Pour le reste, le témoignage sur les conditions de vie et de combat (ici, en Champagne) est conforme : l’insuffisance de la nourriture revient fréquemment ainsi que la pluie ; les demi-sphères d’acier ayant précédé les casques apparaissent dans la correspondance le 31 mars, et les casques Adrian le 21 août, précédés des premiers masques contre les gaz le 25 mai. Il arrive que les 75 tapent sur les Français, ou qu’ils explosent, mais ils sont largement supérieurs aux 77 dont Henri exagère peut-être les échecs pour rassurer sa famille. On pratique la guerre des mines et des camouflets, ce que confirme le JMO du 81e ; l’usage de la grenade fait qu’on « délaisse de plus en plus le fusil et la « fourchette » » (1er juillet). Le 26 août, pour la première fois, il voit « un aéroplane lancer des bombes ». Déjà un ancien à 22 ans, il déplore l’imprudence des bleus de la classe 15. Le 31 mars, il livre une remarque curieuse : « La guerre finira plus tôt qu’on ne le pense. Non pas que notre avance soit proche et certaine, mais parce qu’il est impossible avec les chaleurs de vivre dans un tel milieu. Hier dans la tranchée, j’avais comme camarades deux cadavres, l’un français, l’autre allemand ; leurs pieds sortaient de terre. La peste et la chaleur feront ce que ne peuvent pas faire les hommes. »
Les lettres ne contiennent aucun sentiment de connivence avec les Allemands qui restent les ennemis, qualifiés de « sauvages » (mais une seule fois, le 1er juin). Au début (31 mars), il affirme sa gaieté, son goût du danger et de l’imprévu. Mais, le 28 avril, il dit que « personne ne marchera » si on donne l’ordre d’attaquer, car « les hommes en ont assez ». Quelques jours plus tôt, il avait noté que, lors d’une attaque allemande, seul le chef de section était sorti. Henri critique à plusieurs reprises ses supérieurs, notamment le 21 juin : « Je plains les camarades qui vont vaillamment se battre pour gagner des galons pour le compte d’un officier orgueilleux. » Et il ajoute : « Là, maintenant, je suis content de t’avoir dit ce que j’avais sur le cœur, ça me soulage. J’enrageais… »
En juillet, il annonce que, grâce à un oncle officier, il va passer mitrailleur, poste où on risque moins. Mais le piston ne fonctionne pas. Le 5 octobre, c’est le poste de caporal fourrier qu’il obtient, et il en énumère les avantages. Il est tué le lendemain par un éclat d’obus dont la trace demeure sur son portefeuille envoyé à la famille. Sa tombe n’a pas été retrouvée. Curieusement, le corpus de lettres est interrompu entre le 25 septembre (annonce de victoire à la suite de l’offensive) et le 5 octobre. Le JMO du 81e décrit les attaques du 26 au 30, avec des « pertes sérieuses », les jours suivants étant encore marqués par des bombardements et des sorties. Henri n’a-t-il pas écrit durant cette période ? La lettre du 5 octobre ne permet pas de soutenir cette hypothèse. Alors, les lettres ont-elles disparu (mais pourquoi celles-ci ?) ou n’ont-elles pas été publiées ? Un mystère demeure.
RC
*Marie Casteret, « Lettres du soldat Henri Fusié à sa famille (mars-octobre 1915) », dans Revue de Comminges et des Pyrénées centrales, tome CXX, n° 4, 2004, p. 489-552.

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