Flacher Stéphane (1897 – après 1986)

1. Le témoin

Stéphane Flacher est né en 1897 à Saint-Pierre-de-Bœuf (Loire). Cultivateur, il est incorporé à 19 ans au 3e zouave en janvier 1916. Il est évacué « pieds-gelés »  à Verdun en novembre 1917, et on lit aussi sur sa fiche matricule qu’il a été gazé à Villers-Bretonneux en mai 1918, et légèrement blessé à l’omoplate en août 1918. De ce fait inapte à l’infanterie (gêne au passage de la courroie du sac), il termine la guerre dans l’artillerie (54e RA) en septembre 1919. Il restera toute sa vie cultivateur au hameau de Bois-Prieur, et il a 89 ans lors de la publication de son récit.

 2. Le témoignage

L’association « Visages de notre Pilat » (42 410 Pélussin) a publié en 1986 ce petit document de Stéphane Flacher, intitulé : Verdun Cote 344, Témoignage de la guerre de 14/18 (43 pages). Le document est préfacé par Emmanuel et Régis Bouttet. L’auteur indique à la fin du récit avoir rédigé ces lignes en 1979.

3. Analyse

Ce court témoignage d’un jeune soldat de la classe 17 est une curiosité. Centré autour d’une mission d’une semaine, une période de première ligne après une attaque locale à Verdun en novembre 1917, ce récit a une unité de temps (six jours), une unité de lieu, ce petit poste à tenir après une attaque réussie, et une unité de condition, l’immobilité dans le froid mordant qui amène la souffrance et le désespoir. Ce format court n’évoque ni les durs combats de Champagne auxquels l’auteur a participé en octobre 1916, ni l’année 1918, pendant laquelle il a fait six mois de combats d’infanterie. L’auteur, qui a 82 ans lorsqu’il rédige ce texte, a prélevé dans ses deux années de guerre cet épisode très court, et ce choix fait ici irrésistiblement penser, en littérature, au genre de la nouvelle.

Le récit raconte, devant Verdun (Samogneux, cote 344), le 25 novembre 1917, une attaque partielle à réaliser par le régiment (3e Zouave). On vit avec l’auteur la montée en ligne, l’assaut, et surtout la tenue du secteur avancé jusqu’à l’évacuation six jours plus tard pour pieds gelés. La narration est réaliste, froide, c’est un triste récit de souffrance, et en même temps le propos est traversé de prises à témoin du lecteur (« avions nous mérité ce sort ? »). L’aspect tantôt désincarné, tantôt théâtral de la narration, à la fois solennelle et empruntant parfois au style religieux, lui donne une résonance très particulière. L’auteur, non « défaitiste », est fier d’accomplir son devoir, mais il tient à souligner la dureté injuste de ce qu’on lui a fait subir.

Au début du récit, les hommes arrivent dans le parallèle de départ, épuisés après un long cheminement ; accablé de fatigue, l’auteur s’endort brutalement, sans se rendre compte que ses pieds reposent dans une profonde flaque d’eau. (p. 8) « Lorsque je m’éveillai, je me rendis compte que mes pieds étaient pris dans une carapace de glace ; ils avaient commencé de geler pendant mon premier sommeil.» Le récit évoque les pensées qui agitent l’auteur juste avant l’attaque, il a caché à sa famille qu’il montait en ligne pour attaquer. Son style devient solennel (p. 10) « La fumée de l’éclatement des obus rendait le ciel bas et noir, comme au Golgotha. Ceux qui allaient tomber pendant l’attaque se doutaient-ils qu’ils vivraient les dernières minutes de leur vie terrestre ? » Les zouaves prennent leur élan, et S. Flacher, en marchant sur le glacis, évoque ses craintes (p. 13) [faudrait-il se battre à la baïonnette ?] « Cette dernière perspective était pour nous la plus terrible et la plus répugnante car l’homme contraint à se livrer à ce combat horrible se rend bien compte que, bon gré mal gré, il descend vers les bas-fonds de la déchéance et de la dégradation humaine.» De fait, les Allemands rencontrés se rendent, et il le mentionne avec un style marqué par l’usage du passé simple (p. 14) : «Ils levèrent tous spontanément leurs bras comme pour nous demander, dans un geste de supplication, de les épargner (…) nous ne leur fîmes aucun mal (…) nous devions respecter leur vie. »

Il décrit ensuite le départ de son capitaine, blessé lors de l’action, celui-ci lui serre la main au passage (p. 15) « Et je crus voir, dans son regard empreint d’une grande bonté, la peine qu’il ressentait de quitter ses hommes qu’il appelait ses amis. » Son remplaçant se présente en leur faisant un discours d’autorité qu’il termine en faisant ostensiblement jouer son pistolet : « Je n’aurai pas de pitié. Le premier qui flanche, je lui brûle la gueule. ». Ce lieutenant l’emmène ensuite avec deux camarades vers une position à occuper, et l’auteur constate en cheminant la présence de nombreux cadavres allemands : (p. 17) « Je détournais les yeux de ce spectacle d’horreur, et une fois de plus je maudissais la guerre, cause de tant de malheurs et de souffrances pour tous ces hommes qui auraient voulu vivre en paix. » Le chef leur donne un petit poste à aménager, et à tenir coûte que coûte, et il ajoute, en s’en allant « vous êtes bien avertis. Le premier qui recule sans mon autorisation, je l’abattrai comme un chien. »   Commence alors une lancinante description des souffrances causées par le froid, mais aussi par la faim, car les trois hommes n’ont pas de réserves, et le barrage allemand empêche tout ravitaillement. Les heures sont interminables, car à la fin de novembre, les jours sont très courts. Les gelures commencent, les pieds gonflent, et les hommes se donnent un répit passager en ouvrant au couteau le dessus de leurs souliers. La deuxième nuit se termine, et  la douleur augmente (p. 22) « Il nous semblait que des mains invisibles, armées de tenailles, nous arrachaient, lambeau par lambeau, la chair de nos orteils. »  La troisième journée se passe encore dans la solitude, personne ne vient les voir, et S. Flacher mentionne (p. 23) « dans notre désarroi, il nous sembla qu’au-delà de notre avant-poste l’humanité tout entière avait sombré dans le néant. » Alors que pendant la nuit, il assure son tour de garde, il se met à pleureur (p. 24) « comme un enfant, longuement, abondamment, en silence pour ne pas éveiller mes camarades. » Son style devient nettement biblique lorsqu’il prend à témoin les mères des soldats (p .25) « Si vous aviez vu vos fils dans ce dénuement le plus complet, votre cœur eût été transpercé par la douleur ! Ils avaient faim et ils n’avaient rien à manger ; ils avaient froid et n’avaient rien pour se couvrir ; ils avaient peur et n’avaient pas d’abri pour se préserver des dangers.» L’ambiance lunaire, sépulcrale, n’en reste toutefois pas moins extrêmement bruyante (p. 26) : « Nous aurions voulu crier notre détresse à la face du monde, mais, hélas, personne ne nous entendrait, le bruit des canons et le sifflement lugubre des obus qui hurlaient sans cesse à la mort, étouffement de nos plaintes et nos cris de désespoir. » La cinquième nuit, l’auteur signale que leurs pieds sont maintenant inertes, devenus comme des morceaux de bois n’obéissant plus à leur volonté. Il maudit la guerre,  liée à la folie des hommes, aux gros industriels qui (p. 28) « y entassaient des fortunes colossales ». Il fait des va et vient entre ce passé, décrit heure par heure et le présent de la rédaction : « N’est-il pas de notre devoir à nous, anciens combattants, qui l’avons malheureusement vécue, de la maudire et de la dénoncer comme étant l’une des plus grandes calamités ? » Le 30 novembre à 9 heure du matin, un caporal vient enfin jusqu’à eux, et leur annonce leur relève. Il n’y a pas assez de brancards et c’est alors la description d’hommes qui se traînent vers l’arrière, rampant, ou s’appuyant sur des fusils abandonnés et ramassés comme béquilles. Ce n’est pas une débandade larmoyante, car (p. 30) : « nous partîmes vers l’arrière en emportant, au fond de nous-mêmes, une grande satisfaction intérieure, celle de n’avoir pas failli aux consignes sévères qui nous avaient été dictées par notre commandant de compagnie. »  L’auteur signale être arrivé au poste de secours, situé au bas d’une pente, en effectuant les derniers cents mètres sur les mains et sur les genoux. Ils sont immédiatement évacués, et lorsque leur véhicule, dans la zone de l’arrière, commence à rencontrer des civils, l’auteur mentionne avoir entendu une femme, parmi un groupe féminin qui se signait à leur passage, dire (p. 35) « ils ressemblent à des damnés sortis de l’enfer. » Le récit se termine, toujours avec solennité, par un hommage aux morts de Verdun, et à des souhaits de paix (p. 39)  « Je terminerai en souhaitant que notre vie d’ici-bas ainsi que notre cher pays de France, ne revoient plus jamais les horreurs de la guerre. »  Une mention à la dernière page qui suit ce récit lunaire, nous ramène brutalement à la lumière, dans un tintement apaisant de cloches, et plein d’odeur des prés :

 « Récit terminé le 16 juin 1979,

Que j’ai écrit, dans sa plus grande partie, en gardant les chèvres »

Pourquoi ce récit, si intense, pour ce tout petit moment de guerre,  qui semble avoir tant marqué l’auteur ? Dans son registre matricule (AD42 1917-1, 247), on trouve, tout en bas de la grande feuille, une petite note collée, tamponnée « rectification », et datée de 1978, ce qui est très tardif pour ce genre de mention : « Pieds de tranchées le 30.11.1917 au Bois des Caures (Meuse)- Évacué- décision n° 191 du Colonel cdt le BCAAM en date du 18.04.1978 »

On proposera l’hypothèse selon laquelle une réclamation administrative de la part de l’auteur, pour faire reconnaître la totalité de son passé militaire, espérant peut-être ainsi une augmentation de sa pension (il a 10% d’invalidité pour sa blessure à l’épaule de 1918), l’a amené à se replonger dans son passé, et de ce fait, lui a fait ensuite rédiger, pour lui et pour nous, ce témoignage original.

Vincent Suard, mai 2022

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Caillierez, Marc (1897- ?)

Mémoires de Guerre, 1914-1918 – Quelques souvenirs de 1914 à 1919, sans indication d’éditeur ou d’année, 95 p.

(Tampon en page de garde : Ceux de Verdun – 1914-1918 – Amicale d’Arras)

Ces souvenirs se présentent comme un tapuscrit relié, il s’agit d’un document familial, diffusé également dans le cercle associatif ancien-combattant local. Le témoin se présente comme suit en fin d’ouvrage : « CAILLIEREZ Marc – Ex-chef de la première pièce de la 5e batterie du 26e RAC – secteur postal 70 ». Son grade le plus élevé est maréchal des logis.

Il s’agit de souvenirs mis en ordre très postérieurement à la guerre, vraisemblablement au cours des années 1970 comme permet de le déduire l’avertissement en page de garde : « Certains des faits que je vais essayer de relater datant de quelques soixante ans, je n’ai pas la prétention de toujours en garantir la date exacte ». Malgré cette précaution imputable certainement à la modestie de l’auteur, on a clairement affaire, à la lecture du texte, à un témoignage de bonne tenue, très factuel et dont la rigueur chronologique est tout à fait satisfaisante, quoique parfois implicite ou indirecte.

Le livre se divise en 19 petits chapitres, j’ai relevé et cité les passages présentant un intérêt singulier.

— « Période 1914-1915 » (pp. 5-14)

L’auteur a 17 ans au moment de l’entrée en guerre, il vit dans une région rurale dans le canton de Beaumetz-les-Loges (Pas-de-Calais). Il raconte les conditions particulières des travaux agricoles de l’été 1914, mais aussi la perception progressive du passage de la guerre de mouvement à la guerre de positions au cours de l’automne : « des réfugiés nous apprennent que les Allemands [autour d’Arras] n’avancent plus », « à partir du mois d’Octobre, les conducteurs vont ravitailler les pièces et conduire des matériaux pour construire des abris et des tranchées, l’on sent que la guerre de mouvement est arrêtée ». Il faut bien sûr ici faire la part de la vision très rétrospective des choses qui est celle de l’auteur au moment où il écrit : rédigeant en toute connaissance de la suite des événements, il a tendance à les organiser dans un déroulement cohérent.

En avril 1915 il signale son recensement au titre de la classe 1917. Fait très intéressant, il va devancer l’appel pour bénéficier du droit donné aux engagés volontaires de choisir leur arme d’incorporation. Cette démarche qui entre dans le registre des stratégies d’évitement car elle permet d’éviter d’être versé dans l’infanterie où les pertes sont les plus lourdes, est ici décrite de façon tout à fait limpide. Son père étant incorporé comme maréchal des logis dans le 26e RAC de Chartres, il lui fait savoir dans un courrier début juillet 1915 « que le 26e recrute encore des engagés pour la durée de la guerre, et que son capitaine, un ingénieur des mines de Lens lui conseille de me faire venir à Chartres car la classe 1917 sera appelée en grande partie dans l’infanterie ». (p. 13)…

— « Arrivée au 26e RAC » (pp. 15-21)

— « Départ pour le front – Main de Massigues » (pp. 22-23)

— « 1er séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 24-26)

— « 2e séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 27-34)

— « 3e séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 35-38)

— « 4e séjour à Verdun » (p. 39)

— « 5e séjour à Verdun » (p. 40-44)

— « Position entre Verdun et les Éparges » (pp. 45-47)

Caillierez se retrouve sur le front après une année passée à l’arrière à faire ses classes et à apprendre le métier d’artilleur. Son régiment est envoyé dans le secteur de Verdun en juillet 1916, où il participe notamment à la reprise du fort de Douaumont en octobre 1916. Divers éléments sont très intéressants dans son récit, en commençant par son récit de l’explosion d’une pièce d’artillerie : « le 17 [septembre 1916] à neuf heures du matin, la 3ème pièce qui a tiré toute la nuit comme les autres, est choisie par le capitaine pour régler le tir parce qu’elle est la plus récente de la batterie (9 000 coups ; elle éclate en plein milieu avec le 7ème obus que je venais de charger, alors que j’étais prêt à en charger un autre ; je reçois des éclats de fer et de boulons, mais sans mal. Par chance, sans doute parce qu’elle était en plein air, il n’y ni tué, ni blessé, ce qui a rarement été le cas quand les pièces éclatent sous abri – ce qui ne nous empêche pas de trembler « comme des feuilles » après coup. La culasse qui pèse dix-huit kilos est passée au-dessus de nos têtes et s’est enfoncée dans le sol, elle n’a pas été retrouvée ; l’obus, quant à lui, allait éclater à quelques mètres devant la pièce » (p. 25). L’auteur relate ici un moment périlleux, mais pas seulement : ce qui apparaît aussi, c’est la volonté de montrer les dangers encourus par les artilleurs, de fait moins exposés que les fantassins. Ces derniers leur reprochant souvent de mal ajuster leurs tirs et de les frapper ainsi involontairement, il s’agit de se justifier : « nous avons maintenant sur le front de Verdun, de l’artillerie de tous calibres et de l’aviation, pour remplacer le plus possible de poitrines. Si, pour la préparation, nos officiers s’efforcent d’atteindre les objectifs, pour l’attaque proprement dite, tous les calculs sont faits d’avance par le capitaine. À l’heure H, les chefs de pièce sont appelés et reçoivent une feuille de tir, leur donnant le nombre de coups à tirer par minute, et par bonds de 50 ou 100 mètres suivant la marche ; en principe, nous ne voyons plus les officiers. Il arrive encore que, par moments des coups tombent trop près des vagues d’assaut, quand par exemple l’infanterie ne rencontrant pas de résistance, a tendance à vouloir arriver plus vite sur son objectif, d’où les coups tirés trop courts, et reproche est fait à l’artillerie ! » (p. 37)

— « Position de Sept-Sault » (pp. 48-55)

— « Séjour en Belgique » (pp. 56-61) [mai-juillet 1918]

Durant la dernière offensive allemande du printemps 1918, les combats augmentent en intensité, ce qui donne à l’auteur l’occasion d’évoquer la question des citations et décorations, soit la reconnaissance officielle, cruciale pour le soldat-citoyen du devoir accompli : « chaque fois que la division avait subi un coup dur, comme c’était le cas en Belgique, il y avait quelques citations, d’abord pour les morts et les blessés. Pour la batterie, il en restait une, les lieutenants et l’aspirant étaient d’accord pour me proposer au capitaine, car chef de la première pièce, j’avais été souvent plus exposé que les autres en réglant le tir de la batterie, mais celui-ci a décidé que j’attendrais parce que je lui avais mal répondu (…) ce n’était pas trop grave pour moi, puisque j’avais déjà la croix [de guerre], surtout gagnée à la bataille de Verdun ». Le témoin explicite ici une sorte d’échelle de légitimité combattante, la croix de guerre gagnée à Verdun lui permettant de faire fi de l’arbitraire et des humeurs de son supérieur. Il ajoute ensuite cette remarque aigre-douce : « il fallait autant que possible, essayer de ne pas avoir la croix de bois, et l’on était encore loin, au mois de juillet, d’apercevoir la fin de la guerre. Il n’empêche que c’est comme cela que l’on écrivait déjà l’histoire ».

— « Reprise de la guerre de mouvement » (pp. 62-67)

— « Reprise de l’offensive » (pp. 67-69)

« Le 19 [juillet 1918], nous commençons à allonger le tir et bientôt il faut déménager pour aller de l’avant, les Allemands reculent. Peut-on se figurer ce que ces trois mots représentent pour nous, après avoir été à deux doigts d’être faits prisonniers (…) Quel changement, malgré la fatigue et le danger ! Le moral est beaucoup meilleur (…) Cette fois c’est bien la guerre de mouvement. Nous repartons en avant, éclairés maintenant par les incendies des villages qu’ils allument avant de partir ».

— « Derniers combats » (pp. 70-71)

— « 11 novembre 1918 » (pp. 72-79)

[À Sedan] : « accueil délirant de la population, les femmes embrassent nos chevaux, l’on se demande d’où sortent tous les petits drapeaux qui flottent aux fenêtres puisque la ville a été occupée pendant toute la guerre ; c’est une journée inoubliable » (p. 72)

— « Champ de destruction des Ardennes » (pp. 80-85)

— « Départ des Ardennes » (pp. 86-87)

Après l’armistice, au printemps 1919, Caillierez est chargé de détruire des obus dans les obus (« entre quarante-cinq et cinquante-mille obus de tous calibres »). Le principe est d’en disposer plusieurs centaines dans un grand trou de telle sorte qu’ils puissent tous exploser simultanément. C’est évidemment un travail assez dangereux, mais dont il semble bien s’accommoder en attendant sa démobilisation : « ce métier devait durer un long mois. Dans toute la vallée on m’appelait le destructeur (…) De nombreux habitants de plusieurs villages se plaignaient au capitaine que je faisais casser leurs carreaux, et celui-ci me les envoyait. Bien que je leur expliquais que je mettais toujours la même charge et que je ne pouvais faire autrement, quand ils « rouspétaient » trop, je menaçais de mettre 50 obus de plus le lendemain ».

— « Rentrée du régiment » (pp. 88-94)

— « Démobilisation » (p. 95)

« Après avoir passé une journée à Paris en revenant, et une à Douai pour me faire démobiliser, je suis rentré – comme l’on dit – « dans mes foyers ». Voilà comment s’est terminée ma campagne. J’avais passé quatre ans et quarante-cinq jours sous les drapeaux – de 18 à 22 ans – à tel point que je me suis toujours demandé si j’avais eu vingt ans. Tout le monde n’en a pas fait autant, le tout était d’en sortir ».

François Bouloc, septembre 2021

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Castex, Anatole (1888-1916)

1. Le témoin

Anatole Castex est né le 16 novembre 1888 à Masseube dans le Gers. Il demeure 8 boulevard Saint-Pierre à Mirande (Gers). Ancien élève du petit séminaire d’Auch et du collège de Girmont, ancien sillonniste de 1909-1910, « très marqué par son milieu social fortement influencé par l’église catholique, [il] était aussi fervent patriote. L’idée de « Revanche », de sacrifice pour la patrie, allait de pair avec sa foi chrétienne » (pages 49-50). De la classe 1908 (numéro de matricule 677 au Corps et 130 au recrutement de Mirande), il fait son temps au 88e R.I. et atteint le grade de sergent-major. La guerre le surprend alors qu’il est sur le point d’entrer à Saint-Maixent. Il est nommé officier le 6 septembre 1914 au 288e R.I. d’Auch – Mirande (17e Corps – 34e division – 38e brigade) et est tué au grade de capitaine le 6 septembre 1916 entre 18 et 19 heures dans le bois de Vaux-Chapitre (Meuse) « alors qu’il tentait de colmater avec ses compagnies de mitrailleuses une brèche à gauche des carrières » (pages 49-50). Sa tombe n’a jamais été retrouvée.

2. Le témoignage

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Henry Castex, Verdun. Années infernales. Journal d’un soldat au front d’août 1914 à septembre 1916. Paris, Albatros, 1980, 187 pages (réédité chez Imago en 1996), non illustré. Présenté par son fils, l’historien Henry Castex, le parcours d’Anatole Castex a été reconstitué à l’aide des lettres qu’il envoyait à sa sœur ou à ses parents et pour quelques-unes conservées, à son épouse. Pour le présentateur, « ce témoignage irrécusable exprime les espoirs, mais aussi les désillusions de toute une génération de Français sacrifiés, martyrisés. Il révèle aussi que les combattants, gradés ou non, avaient conscience des erreurs commises en 1916 par le G.Q.G. qui n’avait pas cru à une attaque de grand style sur Verdun » (page 50). Il s’agit donc d’un ouvrage de lettres de guerre présentées en forme de carnet aux dates non suivies.

3. Analyse

Henri Castex, historien, a retrouvé la correspondance de son père, Anatole Castex, sous-officier puis officier au 288e R.I., adressée à sa sœur ou à ses parents entre le 13 août 1914 et le 6 septembre 1916, date de sa mort dans les carrières du Bois de Vaux-Chapitre. Dans un premier temps, Castex nous rappelle ce que fut la bataille de Verdun où plutôt, selon lui, des « deux Verdun » ; la première bataille s’est déroulée d’août 1914 à août 1916 et la deuxième d’août à novembre 1916. Il justifie clairement ce découpage chronologique singulier, qui rehausse le caractère pénible de la seconde période, avec le suivi du régiment de son père. Ce résumé succinct rappelle aussi « pourquoi Verdun ?« , point faible du dispositif français selon le GQG allemand qui veut « saigner à blanc » l’armée française par sa supériorité d’artillerie. Il clôt cet exposé par l’explication de son engouement pour la guerre, provenant de sa jeunesse, orphelin de guerre et bercé de pèlerinages sur les lieux de la mort de son père, dans lesquels il a ressenti un étrange sentiment de présence. L’introduction faite, Castex nous fait suivre sur le terrain le 288e R.I., régiment de réserve du 88e. C’est l’unité de son père qui quitte les vallées gasconnes le 13 août 1914 pour rejoindre Suippes et Sainte-Menehould avec la 67e D.I. Il reçoit un baptême du feu difficile le 24 sur la ligne Bouligny/Affleville et Eton. Replié au nord de Verdun, le régiment supporte une première attaque allemande dans les bois de Consenvoye-Haumont, où il perd 241 hommes. La guerre de position enterrera l’unité d’octobre 1914 à juin 1915 devant Saint-Mihiel et l’attaque allemande du 21 février 1916 la trouvera entre le Mort Homme et la Meuse. Il supportera bravement le terrible choc pour n’être relevé qu’au 14 mars. En septembre, le deuxième Verdun où les pertes seront plus terribles encore dans les attaques des 6 au 8 septembre qui coûteront à nouveau 1 007 hommes et 36 officiers. Le 22, il est relevé et se rend vers Pont-à-Mousson où il participe à une nouvelle guerre de position à partir du 30 septembre 1916. Là s’arrête ce court historique de régiment pour passer à l’essence même de ce livre et de la volonté de l’auteur ; la vie du soldat au front d’août 1914 à septembre 1916 par les lettres d’Anatole Castex, son père. Le présentateur se propose en effet d’extraire des correspondances envoyées à sa sœur et à ses parents le comportement des combattants de cette unité de réserve. Pour ce faire, Henri Castex regroupe de manière thématique et chronologique les correspondances selon les sentiments exprimés par le rédacteur ou sa situation géographique. Le 25 août 1916, Anatole Castex annonce qu’il retourne à Verdun. Il n’en est pas effrayé et dit partir « l’âme tranquille et sereine » avec l’envie d’en découdre à la première occasion, en faisant « ronfler » ses mitrailleuses. C’est en effet au cours d’une tentative de colmatage d’une brèche à gauche des carrières de Vaux-Chapitre qu’il est tué le 6 septembre 1916 à la tête de sa compagnie de mitrailleurs. L’ouvrage se termine par une bibliographie sommaire. Henri Castex nous donne à lire un livre simple, reflet des correspondances de son père. Le résumé de la bataille de Verdun est présenté de manière originale, faisant état de deux batailles, mais incomplète et manquant de clarté dans sa justification. On comprend toutefois à l’étude détaillée de l’ouvrage que Castex légitime ce sentiment de deux batailles distinctes par les deux affectations successives du 288e R.I. dans le secteur de Verdun où il va supporter deux violentes attaques en septembre 1914 (celle qui coûta la vie à Henry-Alban Fournier) et le 21 février 1916 avant d’y revenir le 23 août pour participer aux nouvelles attaques de septembre 1916. Les lettres sont sobres, familières et les sentiments de leur auteur sont simples, tournés vers Dieu et la beauté des choses. Très vivantes, parfois candides, elles illustrent les émotions du combattant, balancé entre le devoir, la confiance, la mélancolie et l’attente d’une fin rapide des souffrances réelles des combattants. Henri Castex les utilise sans ajout, avec quelques commentaires opportuns et sa présentation thématique aiguille le lecteur sur les sentiments du scripteur. L’ouvrage est finalement utile à l’historien pour le complètement des informations sur les sentiments des combattants et leur perception de la guerre. Même si l’analyse psychologique n’est pas profonde, plusieurs émotions sont exposées simplement (l’espoir, la confiance, le sentiment religieux, la perception de l’environnement, mais aussi le fatalisme, le cafard et la pesanteur de l’attente de la fin des souffrances réelles) et avec une certaine candeur. On retrouve également quelques caractères récurrents : espionnite, idées fausses du manque de chevaux, d’essence et de vivres, d’hommes chez l’ennemi ivre d’éther (page 105) ou rage contre les embusqués (pages 70 et 112), animaux mascottes, etc. C’est donc finalement dans la partie lettres de guerre que le lecteur trouvera le plus intéressant de l’ouvrage qui apporte un autre regard, tout aussi utile que celui des milliers d’autres combattants qui ont transcrit leurs sentiments et que l’on a édités. Castex a retenu semble-t-il le meilleur des correspondances et les a reporté judicieusement.

Yann Prouillet, juillet 2008

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