Patard, Charles (1884-1966)

Il est le cinquième enfant et le premier garçon d’une famille de cultivateurs catholiques pratiquants de l’Orne (une des filles deviendra religieuse). Sa naissance, le 4 février 1884 à Montsecret, est suivie de celle de trois autres garçons. Élève brillant, il obtient le certificat d’études à 12 ans, poursuit au-delà pendant deux ans, mais doit abandonner, faute de ressources familiales. Il commence à travailler à 14 ans comme garçon d’épicerie à Flers, puis devient commis épicier à Paris, Salon-de-Provence et Neuilly-sur-Seine, avant de prendre à son compte une épicerie à Sées dans son département natal, aidé par son plus jeune frère, Joseph, né en 1896. Marqué par le catholicisme social du Sillon et par le socialisme de Jaurès, Charles reste solidement chrétien (sans pratiquer) et développe des idées pacifistes. Marié en 1911, il a un garçon qui meurt en nourrice. En août 14, sa femme est enceinte, mais il doit partir vers le front au 304e RI (il passe au 203e en juin 1916). Il connaît la guerre de mouvement dans la Meuse, puis les tranchées en quelques secteurs agités en particulier au Mort-Homme dans la deuxième partie de 1916. Son « témoignage », rassemblé par sa petite-fille Isabelle Jeger, est constitué de quelques photos, de quelques pages d’un carnet datées 17-18 septembre 1914 et 27-28 janvier 1915, et surtout de 20 lettres, quelques-unes très longues, à son frère Joseph entre le 19 avril 1915 et le 25 février 1917.
Le 17 septembre 1914, dans le secteur de Chaumont-sur-Aire, le 304e contemple le spectacle macabre des morts du 161e, restés sur le terrain depuis une semaine, et procède à leur enterrement. Charles Patard est particulièrement ému par deux lettres trouvées sur des cadavres, une adressée aux parents du soldat Jean Goussiez, de Reims, l’autre adressée à sa fiancée par le caporal Louis Coulombel, du Pas-de-Calais. La page datée du 27 janvier 1915 porte déjà la phrase : « Ah, quand finira ce cauchemar ? » Mais c’est surtout dans les lettres à son frère qu’il expose de manière plus complète ses sentiments. Il souhaite recevoir toute information intéressante car : « Ici comme pâture on nous sert L’Écho de Paris !…, les beaux articles de Barrès, la revanche, etc. » Et Joseph lui envoie plusieurs numéros de la feuille non-conformiste, Les Hommes du Jour. Le 19 avril 1915, sa fille étant née en mars, il écrit : « Tu as vu ma petite Jeanne, tu ne sais peut-être pas pourquoi je l’appelle Jeanne. J’avais dit à ma femme ma préférence, si cela avait été un petit garçon, je l’aurais appelé Jean en souvenir de Jean Jaurès, car si nous avions eu beaucoup d’hommes comme lui, je ne serais pas où je suis ; comme c’était une petite fille, elle s’appelle Jeanne ! » Il critique les riches embusqués, les hommes politiques chauvins, le parti clérical qui escompte « que le malheur et les larmes » referont de la France « la grande nation catholique ». Le 23 octobre, il donne le nom des coupables, Poincaré, Deschanel, Barrès, Lavedan, Richepin, Bazin, sans oublier « Monseigneur Amette et consorts ». Et il ajoute (10-11-15) Gustave Hervé et la plupart des socialistes qui ne se souviennent pas que la guerre « est le résultat de la politique revancharde, haineuse, qu’avait si bien dénoncée le grand Jaurès, qu’en voulant exterminer les autres, nous-mêmes nous nous exterminons, que la plus belle jeunesse ouvrière et laborieuse tombe chaque jour ». Lorsqu’il a un moment, Charles lit Sénèque et Tolstoï et se forge une philosophie stoïcienne et d’amour de l’humanité. Il condamne absolument toute volonté de se venger, évoquant même le soldat allemand qui pourrait le tuer : « Non, mon sang du moins ne criera pas vengeance, cela je ne le veux pas et je ne voudrais pour rien au monde que plus tard ma chère petite Jeanne que je connais à peine, nourrisse dans son âme des pensées de haine contre le malheureux qui m’aura frappé. » Il estime qu’il faut construire sa vie sur l’Idéal et la Raison.
Malade, Charles est évacué en octobre 1917 et ne reviendra pas sur le front. Ses deux frères, Victor et Alphonse, qui ont combattu dans l’artillerie de campagne, survivent également à la guerre. Quant à Joseph, au 85e d’artillerie lourde, il était celui qui courait le moins de risques et pourtant il fut tué le 14 juin 1917 près de Cormicy (Marne). Après sa démobilisation, Charles retrouva sa femme et sa fille de 4 ans, et reprit son épicerie jusqu’à sa retraite en 1934. Il fut un actif militant pour la Paix et un des organisateurs, en février 1939, de l’accueil des réfugiés républicains espagnols dans l’Orne (voir aussi Albert Vidal). Avant sa mort le 1er août 1966, il continuait à lire du Jaurès.
Rémy Cazals
*Voir Isabelle Jeger, « Si on avait écouté Jaurès », Lettres d’un pacifiste depuis les tranchées, Charles Patard, Notes de guerre et correspondance 1914-1917, Toulouse, Privat, 2014. Photos dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 364.

Share

Bès, Victorin (1895-1961)

1. Le témoin

Né à Castres (Tarn) le 14 mai 1895, Victorin Bès avait 19 ans en 1914. Il habitait rue de Venise à Castres. Après des études à l’EPS de Castres, il est devenu surveillant de collège à Mirande (Gers). Il est passionnément attaché à sa famille et à Castres. Son grand-père avait été  métayer de Crabier, son père, serrurier-mécanicien dans une usine textile. Il est par ailleurs très marqué par l’anticléricalisme du début du siècle et le socialisme jaurésien. Son oncle, Henri Bès, socialiste, avait été adjoint au maire radical-socialiste de Castres Louis Vieu, et conseiller d’arrondissement de Castres. En septembre 1915, il rejoint le 161e régiment d’infanterie sur le front de Champagne. Fortement commotionné le 24 avril 1916 à Verdun, il est évacué à Bar le Duc, puis à l’hôpital mixte de Saint Dizier. A partir du 2 août, il peut achever son repos à Castres. Il rejoint le dépôt du 161e régiment d’infanterie à Guingamp et apprend, le 21 décembre qu’on peut être volontaire pour le front d’Orient. Il y reste jusqu’au 28 avril 1918. Victorin Bès demande alors à devenir élève-aspirant. Il ne reviendra plus au front. Après la guerre, il fera carrière dans l’administration des finances.

2. Le témoignage

Du 20 décembre 1914 au 28 avril 1918, Victorin Bès tient des carnets, écrits au crayon. Des extraits de ce témoignage (7%) ont été publiés dans la Revue du Tarn, avec l’accord des enfants de Victorin Bès, Jean, Pierre et Suzanne, sous le titre « Quelques extraits des carnets de guerre de Victorin Bès. Un Castrais « combattant involontaire » » (n° 196, hiver 2004, p. 673-690). Ils sont présentés par Jean Faury qui précise en introduction que « ces carnets doivent faire l’objet d’une publication complète ». On ne peut qu’inciter à une telle entreprise : ces courts extraits laissent en effet entrevoir l’immense richesse et l’intérêt certain de ces notes prises au jour le jour par un non professionnel de l’écriture.

3. Analyse

Le témoignage de Victorin Bès est d’une richesse telle que l’on regrette de n’en avoir que 7%.

Ce jeune homme se distingue d’abord par ses qualités d’analyste. Il propose ainsi, en décembre 1914, une réflexion sur l’entrée en guerre, marquée par ses sympathies pour les idées socialistes : « Depuis le 4 août nous sommes en guerre contre l’Allemagne. […] J’ai vécu la fièvre de tous mes compatriotes. J’ai entendu hurler « A Berlin » […] Après les pleurs des femmes pendant la journée du 4 août, après les chants, après les musiques militaires, le canon a tonné […] Chassons de nos esprits tous les doutes. […] Il faut que, malgré mes opinions, je sois persuadé de la volonté de paix de nos représentants du peuple. Certes, la structure capitaliste des nations, la Paix armée, les conflits d’intérêts des magnats des mines et de l’industrie, sont moralement responsables de l’état de choses actuel. Mais qui a déclaré la guerre ? C’est l’Allemagne. Qui est attaqué ? C’est la France. »

Ses qualités d’observateur, ensuite, sont remarquables : il décrit avec précision ses conditions de vie, sans passer sous silence les aspects les plus pénibles comme par exemple l’odeur des cadavres (p. 678). Les récits de combats sont saisissants : son ton est vivant, haletant, et traduit à certains moments l’agitation de l’auteur. En fait, le carnet fait office d’exutoire : à son angoisse pendant un bombardement (22 avril : « c’est un besoin [d’écrire], je suis sourd aux explosions »), à son agitation après l’attaque (19 mai 1916), et à sa colère à plusieurs reprises. Dans ces moments-là, le récit se fait au présent, les phrases s’enchaînent, se bousculent même. A titre d’exemple, le 8 octobre 1915, il se lance dans le récit de ce qu’il a vécu lors d’une attaque sur le front de Champagne, quelques jours auparavant. Il tente de mettre des mots sur ce tourbillon d’images dans lequel il semble toujours pris : « Sifflet : En avant ! Pas de traînards ! Les corps bleu horizon se dressent, gravissent le parapet, l’arme à la main. On crie, on hurle […] Les balles sifflent éperdument, s’écrasent à nos pieds. Des corps tournoient, tombent en arrière. Quoi ? Des obus maintenant ? Le capitaine hurle En avant ! La ligne d’attaque flotte, s’éclaircit. Je continue à marcher comme un automate, à courir plus exactement. » (p. 677) Chaque mot posé semble insuffisant à rendre compte de la réalité et Victorin Bès doit inlassablement en proposer d’autres (« plus exactement ») pour essayer tant bien que mal de faire entrer son expérience dans le champ du langage. Ce sentiment de l’étroitesse des mots, impuissants à couvrir le réel, beaucoup en ont fait l’expérience.

La richesse de ce témoignage tient enfin dans les différentes stratégies d’évitement déployées par l’auteur pour échapper à la violence du front (tentative d’automutilation, départ volontaire pour le front d’Orient perçu moins dangereux, etc.) et dans la complexité des relations à l’ennemi (de sa sympathie pour les fraternisations à sa colère au moment où il apprend la mort d’un camarade ou face à des ennemis qui refusent de se rendre).

08/03/2009

Marty Cédric.

Complément : édition intégrale du texte : Victorin Bès, Journal de route 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2010, 208 pages. Dans 500 Témoins de la Grande Guerre, photo de Victorin p. 71 et de la couverture de son carnet p. 11.

Share