Rudrauf, Charles (1895-1916)

– le témoin :
Charles Rudrauf naît le 23 décembre 1895 dans une famille alsacienne traditionnellement francophile. Son père est chef d’atelier à la Société Alsacienne de Constructions Mécaniques (SACM) de Graffenstaden et la famille, qui compte six enfants (Emile, Louise, Lucien, Charles, Lina et Albert, mort en bas âge) vit dans un logement de fonction proche de l’usine. Après une scolarité à l’école communale d’Illkirch, il suit comme Lucien avant lui un enseignement scientifique à l’Oberrealschule beim Kaiserpalast (« école supérieure près du Palais impérial »), selon le vœu de son père qui les destine à une carrière d’ingénieur à la SACM. Toutefois, les deux finissent par s’écarter de cette voie et Charles, qui manifeste assez tôt un goût pour la peinture, décide de poursuivre ses études à l’Ecole des Arts décoratifs de Strasbourg. En juin 1912, il effectue son premier séjour à Paris et y retrouve Lucien, déjà installé, qui l’introduit dans le milieu artistique et dans les cercles patriotiques de la capitale, notamment les associations d’Alsaciens-Lorrains. Au terme de sa deuxième année en école d’arts, en automne 1913, il y retourne pour un long séjour, logeant quelque temps avec Lucien chez Paul Ledoux, un artiste peintre lui aussi originaire d’Illkirch-Graffenstaden. Recommandé par son professeur de français strasbourgeois, il intègre l’atelier de l’artiste Cormon et bénéficie en outre d’une bourse délivrée par le même mécène que Lucien. En dehors de l’atelier d’apprentissage, il fréquente assidument les musées et les expositions de Paris, et perfectionne ainsi son art. Il rentre en Alsace en juillet 1914 et s’y trouve donc au moment de la déclaration de guerre, contrairement à Lucien. Dans un premier temps, il est incorporé dans l’Ungedienter Landsturm (territoriale pour ceux qui n’ont pas encore effectué leur service militaire), au sein d’un bataillon de travailleurs occupé à creuser des tranchées à l’ouest de Strasbourg. En novembre, il passe devant le conseil de révision qui le déclare apte à servir dans la prestigieuse Garde impériale, mais attend encore quelques mois avant de recevoir son ordre de mobilisation, prévue finalement le 1er juillet 1915. Comme beaucoup d’étudiants, il s’est engagé comme volontaire, sans doute pour pouvoir bénéficier d’une formation supplémentaire d’élève-officier. Il l’entame dans une caserne de Berlin, revêtu de la tenue de grenadier de la Garde. Sa première période d’instruction s’achève en septembre 1915 ; il est alors envoyé parfaire son apprentissage au sein d’une compagnie de mitrailleurs alpins dans le Riesengebirge (les Monts des Géants, dans le massif des Sudètes). Il se réjouit d’être préservé des dangers du front et y apprécie les bonnes conditions de vie, ayant désormais « le loisir de penser quelquefois à autre chose qu’à graisser des bottes et à nettoyer des armes » (p. 45), c’est-à-dire la possibilité d’exploiter la source d’inspiration que constituent les montagnes pour s’exercer à son art. A la fin du mois de mars 1916, un ordre interrompt cette quiétude et l’envoie en renfort sur le front ouest avec tous les hommes non encore partis combattre. Il part ainsi le 9 avril à destination des Ardennes, où il reste quelques jours avant de rejoindre le secteur de Verdun, en retrait de la ligne de front. En juillet, il est chargé du ravitaillement de l’état-major du régiment au fort de Douaumont. Le 15 juillet, alors qu’il se trouve dans la zone des combats, il est blessé au menton et à la main. Deux semaines plus tard, il décède de ses blessures dans une ambulance allemande à Romagne-sous-les-Côtes. Inhumé dans un cimetière militaire allemand, sa tombe est par la suite transférée par les autorités françaises avec celles d’autres Alsaciens au cimetière national de Mangiennes, où une croix indique : « Ici repose Rudrauf Charles, Alsacien, mort pour la France ».

– le témoignage :
Charles Rudrauf, Le drame de la mauvaise frontière : Lettres d’un Alsacien (1914-1916), Nancy-Paris-Strasbourg, Berger-Levrault, 1924, 115 p.
Le parcours de ce témoin mort au front en 1916 serait resté inconnu sans le travail de mémoire mené inlassablement par son frère, Lucien Rudrauf. A l’aide de ses propres compléments dans l’ouvrage, ainsi que de ses publications postérieures, il nous est possible – et cela est nécessaire pour bien comprendre le témoignage – de reconstituer son parcours et de comprendre ses motivations. Aîné de Charles avec six ans de plus, il semble avoir exercé sur lui une certaine influence artistique et politique (patriotisme pro-français). Proches depuis leur enfance, leurs liens sont encore renforcés par ces centres d’intérêts communs. Après des études de philosophie à l’Université de Strasbourg, Lucien quitte l’Alsace pour Paris en octobre 1911 afin d’y parfaire sa connaissance du français, et d’y continuer ses études de littérature française et d’histoire de l’art. Recommandé par son professeur de français Hubert Gillot, lecteur à l’Université de Strasbourg, il est introduit dès son arrivée dans le cercle des patriotes alsaciens de la capitale par l’intermédiaire d’Esther Chevé, collaboratrice de Zislin pour la revue satirique Dur’s Elsass. Il rencontre ainsi les grands noms de la cause française en Alsace-Lorraine tels que Zislin, Hansi, Preiss, Laugel, Wetterlé, Bucher, mais aussi les membres de la Ligue des jeunes amis d’Alsace, ainsi que ceux de la Ligue des patriotes, notamment Paul Déroulède. Six mois après son arrivée, après avoir écoulé toutes ses économies, il bénéficie du mécénat généreux de Paul Mellon, lié par alliance (par un de ses fils) à la famille d’industriels alsaciens De Dietrich, ce qui lui permet de rester à Paris. Il entreprend ainsi une thèse sur la lithographie romantique. A l’entrée en guerre, il s’engage volontairement et combat sur le front français avec le 113e RI, notamment en Argonne, sous le nom d’emprunt de Lucien Rivière. Blessé puis promu sergent, il finit la guerre en entrant à Strasbourg avec le 55e RI, dont il porte le drapeau.
En 1924, Lucien est à l’origine de la publication posthume des lettres de son frère, après les avoir rassemblées (elles proviennent de la famille et de quelques amis de Charles), triées (un choix a été opéré : il ne s’agit pas d’un corpus complet de correspondance), et traduites de l‘allemand en français. Dans les lettres sélectionnées, certains passages ont été supprimés, considérés sans importance, résumés parfois en une phrase comme : « (Ici quelques plaintes au sujet de la nourriture insuffisante) » (p. 18). En outre, les passages laissant entrevoir le patriotisme pro-français de Charles sont mis en valeur avec des caractères en italique.
Les lettres ne sont jamais très longues, et comportent très peu de détails sur les aspects militaires de la vie quotidienne. Elles sont principalement adressées à ses parents, à son frère Emile, à sa sœur Louise, institutrice à Mutzig, et à un ami (Schenkbecher). Une ou l’autre sont adressées à son frère Lucien. En effet, la famille peut compter sur une dame originaire d’Illkirch-Graffenstaden, Mme Cruchon, pour passer le courrier en France, via la Suisse où elle réside (elle est pourvue pendant quelques temps d’un laisser-passer pour se rendre en Alsace auprès de sa mère malade).
En définitive, il s’agit d’un témoignage partiel et partial, à classer parmi les œuvres de propagande francophile. Son contenu, mis en forme par Lucien, reflète certes l’état d’esprit d’une partie minoritaire de la population de ces provinces, mais tend à être généralisé à tous les Alsaciens-Lorrains sous le titre Le drame de la mauvaise frontière. C’est d’ailleurs confirmé en 1966 par Lucien, qui note : « Le recueil de ses lettres est un prodigieux document pour la connaissance psychologique du « drame de la mauvaise frontière » ». L’ouvrage est dédicacé à Paul Déroulède et Paul Mellon (le mécène parisien), et préfacé par Georges Delahache, archiviste à Strasbourg issu d’une famille d’ « optants ». Ce dernier y développe le thème de l’Alsace restée fidèle à la France. L’épilogue est quant à lui signé par Esther Chevé qui conclut en dénonçant la « vraie tragédie », celle de « l’Annexion forcée » (p. 114), avant d’implorer les Français d’apaiser « ces Ombres douloureuses (…) par une juste réparation ». Ce n’est pas un hasard si ce livre, qui est le premier témoignage d’un Alsacien de l’armée allemande à être publié en France, s’attire les bonnes faveurs de la presse française qui en fait la critique, en particulier le Journal des Débats Politiques et littéraires (10.06.1924), et Le Mercure de France (01.01.1925).
– Analyse :
Ces avertissements donnés, le témoignage est au moins intéressant à deux titres : d’une part sur l’identité francophile d’un soldat de l’armée allemande, de l’autre sur la place d’un artiste dans la guerre. Forcément conscient des risques liés au contrôle postal, Charles n’exprime pas explicitement ses idées politiques, mais les manifeste ponctuellement à l’aide de sous-entendus qui laissent peu de doutes. Ses lettres ne contiennent cependant aucune critique ouverte du militarisme allemand, ni d’évocation de discriminations à l’égard des Alsaciens-Lorrains. Si celles-ci ont existé et ont parfois été amèrement ressenties, il faut se garder de les généraliser. Au sujet d’un de ses sous-officiers, il note même en août 1915 qu’il est un « homme très convenable » (p. 25). Un mois plus tôt, à peine arrivé à la caserne, il écrit, étonné : « Le traitement n’a rien eu d’humiliant jusqu’à présent » (p. 8). Certes, il est conscient des avantages liés à son statut : « les volontaires d’un an sont traités d’une manière un peu à part ». Au final, il se plaint surtout de la pénibilité des exercices, même s’il se félicite d’y résister fort bien. Ce qui le fait « cruellement souffrir » (p. 3), c’est la séparation d’avec sa vie d’avant, ses connaissances à Paris, sa famille, et surtout son frère (il regrette de ne pas pouvoir combattre à ses côtés, p. 26. Il se montre toujours impatient d’avoir de ses nouvelles. En outre, il craint que son engagement dans l’armée allemande constitue un fossé qui, en se creusant, le sépare toujours davantage de ses proches : « Je me demande souvent avec effroi combien nous serons devenus étrangers l’un à l’autre, lorsque nous nous reverrons, mon frère, moi, et nos autres amis. Combien faudra-t-il de temps pour lancer un pont par-dessus l’immense gouffre que les évènements ont creusé entre nous ? » (p. 43). Et de continuer, plus loin, sur une considération plus générale englobant les Alsaciens-Lorrains : « Faut-il que ceux qui sont les plus innocents de l’affaire en aient à souffrir le plus terriblement ! » Pris en tenaille dans ce conflit, il s’impatiente de voir aboutir la paix, à condition qu’il s’agisse de la « bonne », c’est-à-dire, à demi-mot, celle qui accompagne la victoire de la France. Car il éprouve le sentiment trouble de se trouver dans le mauvais camp. Berlin n’a pour lui aucun charme (p. 6, 10, 12, 24, 25), en comparaison avec Paris, « notre belle capitale » (p. 41). Toutefois, il est ravi d’y trouver la presse française comme le Temps ou le Figaro, où il peut lire le récit de « nos grandes victoires » (p. 20). Il en fait même parvenir des exemplaires à sa famille en Alsace. Par ailleurs, il porte un regard très distant, voire franchement hostile, à l’égard de ses « Kameraden » (p. 47) : « Le fait d’être parqué avec tant d’individus étrangers, vulgaires et abrutis, a éveillé en moi des instincts aristocratiques. » Quand les Allemands font la fête pour la nouvelle année 1916, il se tient à l’écart. Il préfère se replier sur les quelques Alsaciens « avec qui on peut s’entendre » (p. 9). La ressemblance est ici frappante avec ces lignes de Barrès : « Ma répugnance de principe à servir l’Allemagne se doublait d’une sorte d’incapacité physique à causer avec mes “camarades” », extraites du roman Au service de l’Allemagne, dont on sait qu’il figurait en bonne place dans la bibliothèque de Charles Rudrauf (p. 26). Il est bien tentant de penser que ses lectures passées constituaient pour lui une source d’inspiration.
Dans les dernières pages, la mort de Charles apparaît mystérieuse. En effet, sa dernière lettre, datée du 31 juillet, exprime un message optimiste : « Je suis en voie de guérison. » Or, il décède trois jours plus tard. La dernière lettre reproduite est celle signée de la main du médecin chef de l’ambulance, qui explique la dégradation rapide de l’état de Charles, suite à la suppuration de ses plaies. Mais cette version officielle est mise en doute par Lucien et le soupçon plane à la fin de l’ouvrage. Il l’exprime clairement en 1966, dans un ouvrage biographique consacré à Charles : « Ne semble-t-il pas que tout se soit passé comme si le Docteur Diehl avait trouvé un moyen rapide pour éliminer ce blessé peu intéressant pour l’armée allemande, frère d’un sergent de l’armée française ? » Lucien fonde cette conviction sur des passages dans les lettres de Charles évoquant son désir de mettre bientôt en œuvre son « dessein », ainsi que sur les circonstances mystérieuses qui entourent sa mort : à son avis, les autorités militaires auraient profité de cette hospitalisation pour se débarrasser de Charles après une tentative avortée de désertion.
En tant qu’artiste francophile isolé dans l’armée allemande, le lien épistolaire avec sa famille et ses proches est absolument vital : ses parents lui donnent les nouvelles qu’il attend avec impatience, en particulier de son frère, tandis qu’il entretient sa passion de l’art avec certains de ses amis, notamment Schenkbecher. Tous, famille comme amis, lui procurent des livres (par exemple la Divine comédie de Dante, ou du Dostoïewski), des revues et des catalogues d’art, ainsi que des cahiers de dessin, c’est-à-dire autant de moyens pour lui d’échapper à son quotidien morne, de « s’arracher à l’inertie intellectuelle qui est le grand danger de la vie militaire », comme le note Lucien à l’appui des lettres de son frère. Dès qu’il le peut, il s’adonne à son art, faisant à l’occasion prendre la pose ses compatriotes (p. 50), mais regrette souvent de manquer de temps. S’intéressant surtout aux portraits et aux paysages, il porte également un regard émerveillé sur certaines contrées qu’il est amené à traverser.
Sources :
Maurice Barrès, Au service de l’Allemagne : les bastions de l’Est, F. Juven, Paris, 1906 (5e éd.).
Charles Rudrauf, Le Drame de la mauvaise frontière : Lettres d’un Alsacien (1914-1916), Nancy-Paris-Strasbourg, France, Berger-Levrault, 1924, 115 p.
Lucien Rudrauf, « Charles Rudrauf, peintre et martyr », in L’Alsace française, juillet 1936, n° 770, p. 173-177
Lucien Rudrauf, Un maître alsacien de vingt ans: Charles Rudrauf, mort pour la France, Strasbourg, 1966, 179 p.

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Marquand, Albert (1895-1938)

1. Le témoin

Albert Marquand est né le 13 décembre 1895 à Troyes où son père était directeur de la fabrique de papier Montgolfier. Il a 3 ans lorsque la famille s’installe à Aubenas (Ardèche) pour gérer une librairie-papeterie. Il aura deux frères plus jeunes, Georges et Henri, à qui il donnera, pendant la guerre, le conseil de choisir l’artillerie en devançant l’appel de leur classe. La famille, de moyenne bourgeoisie, est cultivée et pratique la musique ; les jeunes sont membres actifs d’une association de gymnastique. Au front, Albert se fait envoyer de la lecture, en particulier la presse d’Aubenas qu’il critique, et Le Canard enchaîné, ce qui est peu banal.

Pendant la guerre, au 55e RI, puis au 149e, il connaît quatre courtes périodes infernales : au Bois de la Gruerie en Argonne en juin 1915 ; à Verdun en avril 1916 ; à Laffaux et à la Malmaison en juin et octobre 1917. Entre temps, il a été évacué pour blessure en juin 1915, et pour maladie en octobre ; il a connu des secteurs calmes, des périodes de stage ou de cantonnement en réserve. Devenu sergent, il préfère abandonner ses galons pour entrer dans un groupe de radio-télégraphie, au 8e Génie, en février 1918. Après le 11 novembre, il fait partie des troupes d’occupation en Rhénanie, puis devient élève interprète auprès de l’armée américaine.

Libéré, il rentre à Aubenas, puis il va tenir une librairie-papeterie à Sedan où il meurt en 1938. Il semble qu’il soit resté célibataire.

2. Le témoignage

Il est publié sous le titre « Et le temps, à nous, est compté », Lettres de guerre (1914-1919), présentation de Francis Barbe, postface du général André Bach, aux éditions C’est-à-dire, Forcalquier, 2011, 416 p., nombreuses notes, annexes, illustrations. Le fonds, conservé par la nièce d’Albert Marquand, est constitué de 459 lettres, de quelques rares pages de carnet personnel, du récit de la bataille de la Malmaison, repris au repos, et de photos. Les lettres sont adressées à différentes personnes de la famille, son père, sa mère et ses deux frères, l’auteur sachant bien qu’il en serait fait une lecture collective. Il lui fallait donc tenir compte des sentiments conformistes des parents. Albert Marquand évoque le désir de son père de le voir gagner du galon (p. 31), et il promet « de faire honneur à la famille » (p. 49). Mais l’expérience de la guerre réelle le conduit d’une part à pratiquer une stratégie d’évitement systématique (voir ci-dessous), d’autre part à ne pas accepter les remarques moralisatrices sur le désir des soldats en permission de « profiter du restant qui nous reste à vivre » (p. 153). Accusé littéralement de mener « une vie d’orgie », Albert répond à son père que celui-ci n’a pas l’expérience de l’enfer des tranchées et ne peut donc parler en connaissance de cause. Les quelques moments d’incompréhension et d’opposition n’interrompent cependant pas une correspondance suivie et les sentiments d’affection au sein de la famille, marqués aussi par l’envoi de nombreux colis.

Quelques coupures ont été effectuées par l’éditeur qui n’en dit pas la raison.

3. Analyse

On peut résumer l’apport de ce témoignage en trois points.

a) Des notations émanant d’un vrai combattant :

– Le départ plein d’illusions (21/05/15 : « dans la guerre de tranchées il y a un nombre infime de victimes »), puis la découverte des réalités (4/07/15 : « ce n’est plus une guerre, c’est une boucherie »), la condamnation du bourrage de crâne par les journaux (18/05/16 : « ne tablez pas sur les journaux pour les communiqués ; c’est des bourdes ! »), par le conférencier Marc Sangnier qui délivre « le bourrage de crâne officiel » (15/07/18), par Botrel, « ce triste Monsieur qui porte la croix de guerre avec ostentation » (30/11/18). Parmi les autres embusqués, figurent « la prêtraille » et « les rupins » (8/11/15). Si les poilus en ont assez, il en est de même des Boches, aux dires des prisonniers (18/09/15). Son régiment est touché en 1917 par le mouvement des mutineries, mais c’est un sujet qu’il ne veut pas aborder dans son courrier du fait de la censure (11/06/17).

– Et encore : les ravages de l’artillerie amie et les détrousseurs de cadavres (récit de la bataille de la Malmaison, p. 384), les rats (22/05/15), les simples satisfactions de pouvoir se laver, se raser (30/05/16), la pêche à la grenade et la chasse au Lebel (3/04/17), les mercantis et leurs prix exorbitants (4/07/17), la lecture du Feu de Barbusse, livre sur lequel il émet quelques réserves, mais qu’il considère comme « le seul bouquin qu’on ait fait de potable sur les Poilus » (16 et 19/09/17).

– Deux remarques plus rares : le général Sarrail, ayant constaté que « beaucoup d’hommes portent au képi des insignes religieux », interdit cette pratique (19/06/15) ; la rencontre dans les rues de Metz, après l’armistice, de soldats lorrains en uniforme allemand (20/11/18).

b) Une stratégie d’évitement systématique :

– Mobilisé avec la classe 15, en caserne à Digne, il remplit les fonctions d’instructeur qui lui permettent de retarder son départ pour le front (mars-avril 1915).

– Blessé, soigné à l’hôpital de Chaumont, il souhaite ne pas remonter là-haut de sitôt, essayant de persuader les médecins qu’il n’est pas rétabli (juillet 1915).

– Lors de toutes ses permissions, il prend plusieurs jours de « rabiot ».

– En septembre 1915, il essaie de se faire réclamer par son oncle comme ouvrier métallurgiste ou dessinateur dans son usine. Il revient à l’assaut à plusieurs reprises : « cela ferait mon affaire car j’en ai assez de cette vie et tous sont comme moi » (4/09/15). Il sollicite l’appui de son frère : « Parle de ma demande de métallurgie au Papa » (7/09/15) ; de sa mère : « Encore aujourd’hui, il en part un de mon escouade pour la métallurgie, il était cultivateur ! Tu vois d’ici les résultats du piston ! » (13/09/15).

– La tentative métallurgique ayant échoué, Albert joue la carte de l’agriculture. Il demande à son père de lui procurer un certificat de viticulteur afin d’obtenir une permission agricole (6/01/16). Il reçoit le certificat, mais craint de ne pas obtenir la permission car, sur les 480 hommes de la compagnie, « il y en a au moins la moitié qui demandent » (12/01/16).

– Immédiatement après, selon son expression : « j’ai bondi me faire inscrire » pour devenir moniteur d’éducation physique de la classe 17, mais le « filon de moniteur a échoué » (janvier 1916). Et encore, il paraît qu’on accorde une permission à ceux qui s’engagent à aller chez eux pour en rapporter de l’or pour la Défense nationale (27/01/16)…

– Chance ou piston, le voilà en juillet 1916 affecté au dépôt divisionnaire : « Je ne sais combien de temps je vais passer là mais c’est toujours autant de pris. » Il y est encore en octobre : « Tout de même je m’estime plus heureux que les camarades du régiment qui vont attaquer. »

– En juin 1917, il va faire un stage de mitrailleur à l’arrière : « ça me fera toujours louper une période de tranchées. »

– Enfin, en février 1918, ayant intégré une équipe de radio-télégraphie, il constate que « le temps s’écoule avec une monotonie désespérante », mais qui ne lui « fait pas regretter les heures tragiques d’autrefois ». Il éprouve « la satisfaction du voyageur arrivant au port après une affreuse tempête » (8/06/18). Avec un certain cynisme, il ajoute, le 31 août : « Mon ancien régiment, le 149, a sa 4e citation à l’Armée et attend la fourragère verte et jaune. Grand bien lui fasse !! »

– Le 12 novembre 1918, il écrit : « Pour moi, je considère une chose : c’est que je suis arrivé à traverser la tourmente, les membres à peu près intacts. »

c) Le problème soulevé par les textes : a-t-il tué ?

– Un soldat, à la guerre, est là pour tuer l’ennemi, et il est armé pour cela. Cependant, le fantassin, avec son fusil et sa baïonnette, est plutôt la victime de l’artillerie. Lors de la bataille de la Malmaison, Albert Marquand note le « peu de frayeur qu’inspirent les balles » : « Leur musique est une simple sensation désagréable pour des hommes accoutumés aux plus violentes commotions, aux bombardements prolongés qui vident les organismes et transforment les plus courageux en loques humaines. » Il a aussi décrit les effets terribles d’un obus lorsqu’il tombe au milieu d’un groupe d’hommes (p. 63 et p. 384).

– Lors d’une avancée aux dépens de l’ennemi, les abris, qui pourraient servir de « repaires » aux défenseurs, sont nettoyés à la grenade, et Albert trouve cela normal (p. 381). Par contre, les prisonniers ne sont pas abattus, mais envoyés à l’arrière ; les blessés ennemis sont parfois réconfortés (p. 382).

– Mais voilà le problème. Dans sa lettre du 6 novembre 1917, écrite au lendemain de l’attaque de la Malmaison, après avoir montré comment la mort l’avait « frôlé de son aile macabre », comment un obus avait tué devant lui le camarade avec qui il parlait, tandis que lui-même ne recevait qu’un éclat minuscule dans le nez, comment sa compagnie avait eu 40 % de pertes, il termine ainsi : « Mais il y avait des cochons dans le tas ; ils n’ont pas été épargnés ; pour ma part j’en ai abattu 2 comme au tir au lapin : ces salauds, en se débinant, tiraient sur nous en passant leur arme sous le bras ! Ça n’a pas traîné. Ah, mais non ! Donc, je termine là, mes bien chers. Je vous embrasse de tout cœur. PS Admirez le papier boche ! Excusez le décousu de mon style, j’écris les idées comme elles arrivent. » Or, dans son récit structuré de la bataille de la Malmaison, qui occupe les pages 368 à 385 du livre, il n’est plus question de ces deux Allemands tués. Par contre, on trouve le passage suivant, après la fin des combats (p. 383) : « Décidément, le bois se peuple, car, peu après, deux silhouettes viennent à ma rencontre… Ce sont des Boches ; je tâte la crosse de mon pistolet automatique, bien décidé à tirer au moindre geste, mais je n’ai pas à en faire usage… Ils portent le brassard à croix rouge. Arrivés à ma hauteur, ils s’écartent presque avec crainte ; l’un d’eux est affublé de grosses lunettes rouges ; ils me lancent un regard atone et continuent leur marche sans un mot. »

On peut envisager deux hypothèses : ou bien Albert Marquand a dit à chaud la vérité à ses parents, puis, pris de remords et dans un souci « d’aseptisation », a voulu « refouler » ce geste dans son récit écrit à froid ; ou bien, dans l’excitation du lendemain de bataille, il a inventé un acte viril, exagération abandonnée par la suite. Les arguments en faveur de cette deuxième hypothèse sont qu’il n’hésite pas à signaler la violence du nettoyage des abris, et que, si les Allemands avaient eu le comportement de se débiner en tirant, on comprend mal pourquoi il n’en aurait pas fait état dans son récit. Mais aucune preuve décisive n’emporte l’adhésion en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse. Il faut donc mentionner les deux.

– Au-delà, les descriptions de la violence et des horreurs montrent que les théories farfelues sur « l’aseptisation » de la guerre dans les récits de combattants ne résistent pas à un examen bien simple : lire les récits des combattants.

Rémy Cazals, avril 2011

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Bousquet, Joseph (1889-1917)

 

1. Le témoin

Né en 1889 à Villelongue-lès-Béziers (Hérault) dans une famille de viticulteurs aisés. Catholique pratiquant et même dévot. Marié en 1912, deux enfants. Joseph Bousquet est tué le 20 août 1917 lors d’une attaque à Samogneux (Meuse). Sa tombe n’a pas été retrouvée.

 

2. Le témoignage

Joseph Bousquet, Journal de route 1914-1917, Bordeaux, Éditions des Saints Calus, 2000, 115 p., illustrations. Postface de C. Malécot.

 

3. Analyse

Joseph Bousquet arrive dans la zone du front en Lorraine le 10 août 1914 avec le 55e RI qui va ensuite dans les parages de Verdun, puis en Argonne au printemps 1915, en Champagne en septembre. Comme Barthas, il est à la cote 304 à Verdun en mai 1916. Il a été successivement brancardier, ordonnance d’un lieutenant, mineur, simple soldat au petit poste (« on les entend tousser »), caporal en novembre 1915.

Sur ses carnets, il note sa compassion pour les habitants chassés de leurs villages détruits, pour les morts français et allemands. Il décrit l’exécution d’un déserteur. Il rapporte les mêmes brimades que Barthas et dénonce les pressions exercées sur les combattants pour qu’ils souscrivent à l’emprunt de Défense nationale, et le gouvernement français (« bandits ») qui refuse les négociations de paix en décembre 1916. Dès la fin d’août 1914, il dit son horreur de la vie qu’il est obligé de mener ; il le répète à plusieurs reprises et signale la démoralisation précoce des soldats qui marchent quand même : « Tout le monde demande la paix à grands cris, moi le premier » (8 janvier 1915).

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