Plond, Louis (1885-1916)

1. Le témoin
Louis Plond, originaire de Nogent-en-Bassigny (Haute-Marne), exerce au moment de la mobilisation la profession de coutelier. Marié à Marthe en 1912, il a eu un fils, Raymond, en 1913. Il sert au 309e RI, régiment de réserve de Chaumont, et son théâtre d’affectation concerne le front de la région de Baccarat-Badonviller (Meurthe et Moselle). Les régiments changent régulièrement de théâtre d’opération durant le conflit, mais ce n’est pas le cas du 309e RI de l’auteur, qui reste dans ce secteur de transition entre plaine lorraine et moyenne montagne des Vosges, de septembre 1914 à sa dissolution en juin 1916. L’auteur est tué lors de l’attaque allemande du Col de la Chapelotte en avril 1916.

2. Le témoignage
Bernard Plond, petit-fils de Louis, a fait paraître aux Éditions Dominique Guéniot Mon grand-père, Louis Plond, Correspondance privée, 2 août 1914 – 27 avril 1916 (un Haut-Marnais dans la Grande Guerre), Langres, 2007, 223 pages. Le transcripteur, professeur d’histoire-géographie, avait découvert en 1977 dans la maison familiale 197 lettres de son grand-père adressées à sa femme et il en a restitué, une fois retraité, les éléments essentiels. L’organisation de l’ouvrage est originale : l’auteur a divisé le livre en huit chapitres thématiques (faits de guerre, conditions de vie, relations avec les autres militaires, etc.) avec à chaque fois une partie « transcription » (pages en gris), puis une partie « commentaire » (pages en blanc). Les parties « transcriptions » sont composées d’extraits littéraux de lettres de 3 à 10 lignes environs, et sont classées par ordre chronologique, et les parties « commentaire » donnent les explications et les appréciations du metteur en texte. L’auteur remercie en page de garde les auteurs de « La Chapelotte 1914–1918 », parmi lesquels Yann Prouillet.

3. Analyse
Le choix original de présentation d’extraits de courriers de Louis Plond présente l’avantage de donner immédiatement à la lecture les éléments les plus intéressants, en les synthétisant par thèmes. Les inconvénients de ce choix sont de deux sortes : la partie « commentaire » des extraits, d’abord, même si elle est sérieusement menée, débouche parfois sur de la paraphrase, c’est-à-dire une simple reformulation des sources sans apport extérieur suffisant ; en revanche, cette partie est tout à fait adaptée, par son souci pédagogique, à un lectorat non-spécialiste, qui est naturellement le public ciblé. D’autre part, le problème posé par la partie transcription est que, n’ayant pas la totalité du corpus, et ne pouvant donc pas juger des proportions et équilibres, on ne peut savoir si un extrait est représentatif d’une attitude sur un temps long ou s’il est anecdotique. L’auteur anticipe toutefois cette critique en apportant parfois des commentaires bienvenus d’ordre statistique, comme par exemple : «6 mentions de la censure sur 197 lettres. »
Dans la logique des deux premiers chapitres (« Faits de guerre » et « Conditions de vie »), le petit-fils souligne avec honnêteté que le témoignage n’apporte rien qui ne soit déjà connu. En effet, c’est l’illustration classique d’une relation épistolaire, non dénuée d’intérêt, d’un poilu à sa femme, pour lui raconter ce qu’il vit en ligne ou au repos. Les combats sont sporadiques mais violents (19 avril 1915, p. 28) « [nuit d’alerte – petit matin] Nous les attendons encore. Remarque bien, je ne les demande pas, mais l’ordre est donné de résister jusqu’à la mort. C’est bien beau les paroles ! Nous avons de bonnes tranchées, mais on n’est pas à l’abri des balles. Ne te tourmente pas pour cela. Je ne devrais pas te parler de ces choses- là. » L. Plond semble, s’il déteste les Allemands, qu’il nomme toujours les « Boches » (avec majuscule et guillemets), ne pas envier le sort de ses connaissances de Nogent partis avec le 109e RI sur des théâtres d’opération plus exposés, et il dit plusieurs fois se faire une raison (mai 1915, p. 32) : « Nous ne sommes pas heureux, mais ce n’est rien à comparer à ceux du Nord [offensive d’Artois] » ou août 1915, p. 37 : « On trime, quoique j’aime mieux trimer au travail que d’être en régiment d’attaque. » Il a des remarques pittoresques sur l’évolution de l’équipement ; ainsi en décembre 1914 il signale qu’ils vont toucher des salopettes bleues pour mettre sur leurs pantalons rouges. Le casque Adrian est peu goûté à ses débuts (octobre 1915, p. 39) : « On nous distribue des casques à la place des képis. Ca la fout mal ; on a tout du « Boche » avec ça ! ». Et la perception du couteau de tranchée n’évoque pas de « brutalisation » particulière des mentalités (septembre 1915, p. 37) : « On nous a distribué une nouvelle arme. Juge un peu si c’est moi qui pourrait me servir de cela : un couteau de boucher pour l’assaut des tranchées ! En effet, il ne faut point de prisonniers, il faut achever les blessés ! On « zigouille » tout ! Tu parles d’une sauvagerie ! Quand ils les ont distribués, on en voulait point. Il pourra rester longtemps dans la musette. »
Les relations entre les époux sont bonnes mais sans effusions particulières ; malgré l’interdiction, ils arrivent à se voir une fois à Baccarat, auprès d’une logeuse qui loue clandestinement des chambres et en vingt mois, ils se seront vus au total à trois reprises, dont une fois illégalement. L’auteur mentionne la nostalgie qu’il a de son petit garçon, et le regret de ne pouvoir le voir grandir (p. 184) « Voilà notre petit Raymond en culotte. C’est au moment où il aura été le plus amusant que j’en aurai été privé. Je suis bien en mal ! » On peut aussi citer une mention très intime (apparition des règles de l’épouse après une permission), qui nous renseigne sur les mentalités: la permission pousse-t-elle à engendrer ou au contraire, faut-il l’éviter ? (octobre 1915, p. 180) : « Je suis content de la bonne nouvelle que tu m’apprends pour le « débarquement ». Je ne m’en faisais pas car je savais bien ne pas avoir fait de bêtises. Ce n’est pas le moment.» Dans un tout autre domaine, l’auteur et beaucoup de ses camarades, employés en temps de paix dans des coutelleries, tentent de se faire affecter à l’arrière dans des usines métallurgiques, mais leur manque de spécialisation les fait constamment refouler (p. 172), « Dans ma compagnie, 25 avaient demandé, mais personne n’a été pris. ». Lorsque finalement un d’eux réussit à se faire détacher, cela déclenche un sentiment de désarroi, (« pour nous, ça fait drôle, il faut rester » p. 175), de jalousie ou de distanciation ironique, qui passe ici par la grivoiserie (p. 99) : « Le Louis Voilqué a écrit. Il est heureux à Paris. Il est chauffeur de four. Mais le four n’est pas encore monté. Il dit que les « mouquères » ne manquent pas et que les types mènent la belle vie avec. Enfin, en attendant de pouvoir chauffer son four, il pourra toujours chauffer les poules.» Le moral de Louis Plond, sur la durée globale de son engagement, n’est pas bon et cette tendance s’aggrave en 1916. Bien qu’il soit conscient, on l’a vu, de ne pas être dans un secteur d’offensive (Artois, Champagne ou Verdun), l’auteur dit souvent souffrir des dangers de la première ligne, des dures conditions météorologiques ou des travaux éreintants dans les bois à l’arrière. Ce cafard semble attisé par le fait que son unité reste vingt mois dans le même secteur difficile, qui n’en en rien un «filon ». Quelques extraits peuvent témoigner de ces humeurs moroses :
Mai 1915 « je dirais qu’on en a plein le dos. »
Octobre 1915 « c’est bien malheureux de souffrir pendant 15 mois, de se faire dégringoler de la sorte pour n’aboutir à aucun résultat. »
Avril 1916 « j’en ai par-dessus la tête. Je n’ai plus de courage. »
Avril 1916 « on s’use un peu tous les jours. On est fatigué de cette terrible guerre. »
Ce type d’énumération accentue évidement l’aspect sombre du témoignage, il y a aussi quelques bonnes journées, mais c’est le découragement qui domine, par exemple en mars 1916, un mois avant d’être tué (p. 84) : « On n’a jamais autant trimé que pendant ces treize jours qu’on vient de tirer. Tous, nous préférons être aux tranchées. En plus, on n’est pas bien nourris.» et il ajoute le surlendemain «Je viens de passer à la paie : 11 jours à 0.25, c’est bien maigre pour les journées comme on en fait. »
En définitive, l’aspect le plus intéressant du livre repose peut-être dans le résultat de la démarche du petit-fils Bernard Plond : celle-ci n’est pas simplement historique ou mémorielle, elle a aussi valeur de thérapie pour le présent ; au tout début du livre, après le départ de la grand-mère en maison de retraite, il décrit la découverte des lettres dans une « grande chambre nuptiale condamnée », restée intacte et inoccupée depuis 61 ans: il se rend compte alors d’un malaise diffus, qui a toujours existé dans son enfance, et du fait que sa grand-mère ne lui a jamais parlé de Louis. Il fait le lien avec sa perception d’une femme marquée à vie et qui n’est jamais parvenue à surmonter le deuil ; il la décrit comme une personne dépressive qui tenait des propos répétitifs (p. 13) « j’ai été veuve à 26 ans ! » ou « Pour ce que c’est que la vie ! ». En fin de volume, B. Plond rend alors hommage à son grand-père qu’il a découvert, témoigne du respect qu’il a pour son itinéraire « d’endurance et de souffrance », mais surtout prend conscience d’une situation qu’il a vécue enfant sans la comprendre, une angoisse, une souffrance ininterrompue basée sur le non-dit : il a pu « saisir un fait-majeur de sa propre existence.» et il termine son livre en soulignant pour lui le résultat de sa démarche (p. 218): « Aujourd’hui, je crois pouvoir affirmer que cette angoisse a fait place à une relative sérénité car elle a pris le visage de l’absent. (…) Au moins, vu sous cet angle, ma présente démarche n’aura pas été inutile. Il aura fallu deux générations et 90 années pour « apurer les comptes » avec la Grande Guerre ! »

Vincent Suard, décembre 2020

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Rocacher, Emilien (1882-1915), et Marie

Né le 29 juin 1882 à Cambon-les-Lavaur (Tarn) dans une famille paysanne, il était lui-même cultivateur à Marzens, marié et père de deux fillettes lorsque la mobilisation le prit au 8e RIC. Arrivé sur le front en octobre 1914, il resta dans le secteur de la Main de Massiges où il fut tué le 3 février 1915, sans avoir pu revoir sa famille. Il a adressé de nombreuses lettres à sa femme, Marie, et lui a renvoyé les siennes en lui demandant de conserver le tout comme souvenirs.
Le premier centre d’intérêt est la poursuite de la vie civile : le soldat interroge sur la vente du mulet, des cochons ; l’épouse décrit les vendanges, la récolte du maïs, la foire de Puylaurens. Elle lui envoie des curbelets (sortes de gaufrettes), du foie d’oie, un pâté de lapin sauvage… Émilien tente de décrire ses conditions de vie et le danger que représentent les marmites, mais Marie doit avouer : « Je m’évertue de comprendre dans quelle situation tu dois être, et malgré toutes mes réflexions je ne peux absolument pas y arriver » (15-11-14). Elle remarque cependant, le 1er décembre : « Je pense que tu as beaucoup de choses dans la tête qui t’ennuient, et il me semble que tu montrais au début beaucoup plus de courage pour tout. » Le soldat trouve la guerre plus longue que prévu : « Je commence bien d’être fatigué d’entendre tout ce mal qui se fait et de voir que personne ne parle de fin, au contraire » (6-12-14). Marie prie « la Vierge protectrice de la France » ; Émilien pense que, prisonnier, il pourrait sauver sa vie, ou bien il aspire à la fine blessure : « Si on pouvait conduire une bonne balle qui nous blesse sans gravité, on la ferait bien venir » (16-1-15).
La guerre est l’occasion de redécouvrir l’amour et l’affection. Émilien termine une de ses lettres par : « En attendant toujours de tes nouvelles qui me renaissent quand j’entends appeler mon nom » (11-12-14). Marie évoque la fin : « Alors nous n’écouterons plus rien, et nous irons à la hâte l’un vers l’autre » (24-1-15). Mais : « On nous dit que nous en avons pour jusqu’à la fin juillet, époque où nous ne pourrons jamais arriver car nous sommes trop dans la souffrance. Il faut espérer que les Chambres se réunissent et que les diplomates fassent cesser les hostilités, sans cela nous n’en sortirons pas. » Le corpus contient les dernières lettres de Marie, marquées : « Retour à l’envoyeur : le destinataire n’a pu être atteint en temps utile. »
RC
*Philippe Bloqué, « La guerre d’Émilien Rocacher », in Revue du Tarn, n° 196, hiver 2004, p. 636-657.

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Lavaissière de Lavergne, René de (1886-1983)

1. Le témoin
René de Lavaissière de Lavergne, jeune avocat à Paris lors de la mobilisation, rejoint comme lieutenant de réserve le 17e régiment d’artillerie (3e DI). Il participe aux batailles des frontières (Virton) et de la Marne, passe l’automne 1914 en Argonne et participe aux combats de la Woëvre en 1915. Il plaide parfois comme avocat au conseil de guerre de la 3e DI. Après l’offensive de Champagne en septembre-octobre 1915 (Hurlus) et le secteur de Souilly (Meuse) en 1916, il obtient sa mutation en juin comme observateur dans l’aviation. Titularisé officier observateur en décembre 1916 (escadrille C 11), il est promu capitaine en mai 1917, faisant aussi de l’instruction et des conférences. Il commande l’escadrille 287 en février 1918 et termine la guerre comme commandant de l’aéronautique du 38e corps d’armée ; il est démobilisé en mars 1919. Il mène ensuite jusqu’en 1958 une carrière au barreau comme avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation.

2. Le témoignage
Son récit de campagne a été rédigé en 1963, et le manuscrit qu’il considérait comme son « œuvre majeure » a été publié par son arrière-petit-fils Etienne de Vaumas en 2011. Il est illustré de nombreuses photographies personnelles de la collection de l’auteur et de reproductions de documents et de cartes. L’auteur a rédigé un récit précis, appuyé sur ses notes et ses archives qui évoquent les événements militaires, les combats mais aussi ses préoccupations personnelles : c’est un document intime. L’intérêt du témoignage réside dans l’expérience de deux armes différentes, avec la vie d’une batterie d’artillerie au feu et à l’arrière, puis la description de la fonction d’observateur aérien et celle en 1918 de commandant d’une unité d’aviation. La rédaction des Souvenirs, presque cinquante ans après le début du conflit, produit un étirement du temps du témoignage qui doit être pris en compte. La publication (2011) n’a pas eu lieu du vivant de l’auteur, on ne sait pas si c’était délibéré. Ici la guerre est vue à travers le prisme culturel d’un grand bourgeois parisien ; son vécu est souvent éloigné de l’expérience commune du fantassin de la tranchée, bien qu’il puisse parfois s’y superposer. Enfin le récit est aussi un plaidoyer pro domo, mais qui n’essaie pas de cacher les hésitations et parfois le découragement. La qualité de rédaction, les descriptions précises et l’atmosphère intime créée par la restitution des préoccupations et des enthousiasmes de l’auteur finissent par projeter ici un sentiment de sincérité.

3. Analyse
Pendant les deux ans qu’il passe dans l’artillerie, le lieutenant de Lavergne décrit l’itinéraire de son unité, le service en campagne, les combats de sa batterie, les bombardements de contre-batterie, les efforts et les peines de son unité ; c’est un document vivant et précis de l’ambiance vécue par ceux qui servent les 75. Au début d’août 1914, il fait partie des optimistes à la mobilisation, et son souvenir évoque plus que de la résignation.
p. 13 « A 11 heures 23, le train quitte la gare, train naturellement bondé de réservistes rejoignant leurs unités. Leur entrain fait de bonne humeur et de sang-froid est réconfortant. Les cris « A Berlin » fusent de toutes parts. Moi-même, j’avais d’ailleurs écrit dans une lettre à ma fille que son papa allait lui rapporter « une belle poupée allemande ». Je partageais ainsi l’optimisme général. »

Le changement d’opinion sur la guerre est rapide, puisque la découverte du feu le 22 août 1914 à Ethe lui montre la réalité des combats et le fait réagir pour protéger les siens.
p. 25 « Bientôt sur la route, passent devant nous des charrettes de paysans transportant des morts et des blessés revenant de la ligne de feu. Je ressens alors l’horreur de la guerre en voyant des soldats en pantalon rouge et capote bleue, les uns inertes, les autres gémissants, le teint terreux et couverts de sang. (…) Ma pensée va à ce moment, à mon jeune neveu, Georges qui, d’après les nouvelles que j’ai reçues, a l’intention de s’engager, et dans la journée, je griffonne un mot à ma famille : « Que Georges reste tranquille. Il ne peut pas et vous ne pouvez pas savoir ce que c’est. Il faut avoir vécu une journée comme celle d’aujourd’hui pour être fixé. J’ai appris avec beaucoup d’admiration le désir de s’engager. Il faut laisser les aînés faire leur devoir. »

Son émotivité est au début très forte, il évoque sa sensibilité lorsqu’en réserve d’échelon, il récupère des blessés de sa batterie qui agonisent l’après-midi et qu’il fait enterrer le soir.
p. 32 bataille de la Marne « le 7 septembre sera pour moi la journée la plus émouvante de cette période. (…) A peine avais-je rempli ce triste devoir qu’un deuxième blessé décédait après une agonie douloureuse et déchirante. Il était 18 heures et nous avons recommencé pour lui la triste cérémonie déjà accomplie pour son camarade. Cette journée m’a beaucoup impressionné. C’étaient les premiers morts de notre batterie que je voyais et que j’avais la pénible mission d’ensevelir. Bien des fois au cours de la journée, j’ai dû détourner les yeux pour ne pas pleurer devant mes hommes. »

L’endurcissement est rapide, la dureté des combats et la répétition des spectacles cruels produisent une atténuation de l’émotion. Ce changement de sensibilité après la victoire de la Marne se fait différemment suivant l’origine des cadavres
p. 35 12 septembre 1914 « L’aspect des pays que nous traversons est affreux. Il est le résultat des durs combats d’artillerie : trous d’obus sur les routes et dans les champs, chevaux crevés sur les chemins et dans les fossés, hélas aussi centaines de cadavres de soldats. (…) Nous passons au milieu de ce carnage, ressentant une profonde émotion à la vue de tant des nôtres qui sont tombés, mêlée d’une joie sauvage au spectacle des cadavres ennemis tombés parfois par paquets les uns sur les autres. »
p. 36 « Sur la paille, sont alignés des soldats et des officiers allemands blessés. C’est un tableau rappelant les peintures et dessins de la guerre de 1870. Puis-je dire que je n’ai pas ressenti à cette vue la commisération et la pitié que m’avaient inspirées nos morts et nos blessés de la Garderie d’Amboise, et je n’ai pas été choqué de voir des soldats s’emparer de casques ou d’équipements que les blessés avaient encore près d’eux. »
L’auteur n’évoque par ailleurs que rarement les Allemands et jamais les motivations ou les buts de la guerre, prise dans son ensemble.

L’auteur évoque aussi la peur, présente lorsque sa batterie est violemment bombardée, peur qu’il domine à cause du regard de ses hommes : le courage se construit par la volonté.
p. 40 15 septembre 1914 « J’avoue que j’ai eu peur mais l’amour propre l’a emporté. Je ne voulais pas devant mes hommes abandonner mon but. »
p. 41 « Je m’efforce, au milieu du chaos, de rester calme et de ne pas donner à mes hommes l’impression que j’ai peur. Je me joins à eux pour rétablir l’ordre dans notre cavalerie affolée car je pense qu’il est capital de donner l’exemple aux hommes et à défaut de véritable crânerie, l’amour propre commande d’inspirer confiance et de rester le chef.
Et le combat finit par fournir une véritable ivresse.
p. 96 « Mes trois camarade et moi étions grisés par le combat et nous tirions avec rage. »

La prise de conscience du fait que la guerre va durer est très précoce chez l’auteur, son moral s’en ressent, au point de déboucher sur une véritable crise de dépression.
p. 64 «Rien d’intéressant à noter les 19, 20 et 21 novembre [1914] que cette tristesse que nous apporte cette vie monotone, jointe à la certitude que nous donnent les événements que la guerre sera beaucoup plus longue qu’on ne le pensait. Loin de nous réconforter, les encouragements à la patience que nous prodigue l’arrière et la transmission des « bobards » auxquels nos familles se laissent prendre ne font que nous irriter, et mes lettres à ma famille se ressentent de cette irritation. A certains moments, j’en arrive à souhaiter être blessé pour quitter au moins temporairement ce front désespérant. Ce n’est certes pas de la lâcheté mais un profond découragement qu’à d’autres étapes de la guerre, tant que je serai dans l’artillerie, je ressentirai encore. »

La position d’officier et d’artilleur de Lavergne lui permet, contre le règlement, de faire venir sa femme en janvier 1915 : il est ainsi nettement privilégié par rapport à ses hommes et plus encore à l’infanterie.
p. 80 « Le projet de voyage de ma femme me préoccupe. Il comporte de sérieux aléas de parcours et d’arrivée dans notre bled, en violation des consignes qui interdisent de tels déplacements dans la zone des armées. Mais j’apprends que mon camarade et ami Pierret qui est lieutenant au 3e groupe en cantonnement à Givry vient d’être informé que sa jeune femme est arrivée à Bar-leDuc et se dispose à le rejoindre. J’apprends aussi que les trois autres femmes d’officiers viennent d’arriver. ».
p. 81 « Le 28 [janvier 1915], j’ai la joie tant désirée de voir arriver ma femme qui a courageusement affronté les difficultés du voyage et qui, descendue du chemin de fer à Revigny, a gagné Le Châtelier dans une voiture de paysan. Je l’installe chez les Lalancette dans la chambre que j’occupe. Et pendant une dizaine de jours, en dehors de mes heures de service, je puis passer avec ma femme des moments d’heureuse détente (…). Mon capitaine ferme les yeux sur la présence de mon épouse. Le commandant, je crois, ne l’a pas connue. Et tout ce séjour se passe sans incident. Je me souviens du mot de Defrance [son ordonnance] qui le premier soir, après avoir rassemblé les reliefs du repas, nous quitte sur un « Bon divertissement, mon lieutenant. »
Ultérieurement, et contre les ordres, Lavergne fera encore venir sa femme pendant plusieurs séjours, puis son passage à l’aviation rendra sa situation encore plus privilégiée.

Il participe aux durs combats du printemps 1915 comme chef de batterie, et est cité à l’ordre de la division avec attribution de la croix de guerre (21 avril 1915).

Lors des luttes acharnées à Vauquois et aux Eparges, les tirs trop courts de l’artillerie française, et les conflits qui en avaient résulté, avaient fini par faire imposer la présence d’un officier d’artillerie en première ligne, aux côtés de l’infanterie, lors des tirs des 75; Lavergne paraît peu convaincu de l’utilité de cette mission. Pendant les combats violents de la Woëvre (attaque du 20 juin 1915), il témoigne sur les relations entre les deux armes et une description de la tranchée avant l’assaut, vue par un individu extérieur qui ne doit pas « sortir ».
p. 116 « A 15 heures, le colonel me charge de me rendre dans la tranchée de 1ère ligne et de vérifier si le parapet de la tranchée ennemie et les réseaux de barbelés qui la précèdent sont démolis par notre tir. Je pars avec le sous-officier qui m’accompagne, d’abord par les boyaux qui mènent aux tranchées, puis dans les tranchées. Une pluie de projectiles tombe sur et autour des tranchées que je parcours. Nous passons en courant aux endroits particulièrement dangereux, au milieu des éboulis que provoque le tir ennemi, rampant là où des poutres ou des arbres obstruent les boyaux ou les tranchées. Dans celles-ci, nous sommes parfois obligés d’enjamber des fantassins qui y sont terrés. Nous passons sur des sacs, des fusils, des bidons, des jambes, courbés en deux pour éviter de recevoir, en dépassant le parapet de la tranchée, une balle ou un éclat. (…)
[Nos fantassins] Ils sont debout, appuyés à la paroi, serrant leurs fusils baïonnette au canon dans leurs mains crispées, attendant l’ordre de franchir le parapet. Quels tragiques regards je lisais dans leurs yeux. J’étais à côté d’un tout jeune sous-lieutenant qui commandait l’une des sections d’attaque. Et j’avais pitié de lui. Il attendait sans bouger l’ordre de s’élancer, une angoisse se lisait dans ses yeux. A l’instant du départ, il a franchi le premier le parapet et les hommes les uns après les autres l’ont suivi. Il y a eu un crépitement de fusillade et de mitrailleuses, puis plus rien. Les fantassins après leur bond en avant s’étaient tapis dans les trous d’obus ou derrière des arbres. Puis la fusillade a repris par moments. Je suis resté jusqu’à 20 heures à mon poste d’observation sans pouvoir d’ailleurs communiquer avec l’arrière, les lignes téléphoniques étant depuis longtemps coupées. Et ne pouvant rien faire, je suis revenu au poste du colonel. Je pensais combien il était désolant d’avoir risqué à maintes reprises d’être tué pour un rôle d’une totale inutilité puisque là où j’avais été, je ne pouvais correspondre avec personne pour transmettre des indications utiles ou régler un tir, d’ailleurs impossible à régler au milieu des arrivées de nos obus provenant de toutes nos batteries qui tiraient ensemble. C’était une exigence singulière du commandement de l’infanterie de vouloir qu’un officier d’artillerie soit présent, dans ces conditions, aux tranchées de première ligne. Enfin, je suis là, indemne et c’est le principal mais j’avoue que cette journée m’a laissé assez démoralisé. Ne devrais-je pas avoir honte quand j’en ai vu tant aujourd’hui partir à la mort ? »

A partir de l’été 1915, le moral de l’auteur se dégrade encore significativement : l’action et le danger l’affectaient déjà, mais en lui donnant la possibilité de se dépasser ; l’inaction et la routine des secteurs tranquilles le dépriment et lui font demander sa mutation.
p. 129 « J’ai trop le temps de penser à tout ce qui me désole. (…) Si je relis mes lettres de l’époque, je suis effrayé de l’état d’esprit qu’elles révèlent. »
p. 155 Noël 1915 Bois de l’Hôpital « Je voudrais m’évader de cette ambiance où je ressens trop de peine mêlée à de la rage pour tout ce qui me sépare des miens et, dans l’espoir de me rapprocher d’eux, je songe à solliciter mon affectation à une formation automobile de combat (autos blindés, autos mitrailleuses ou autos canons) dont les stationnements se trouvent plus en arrière et faciliteraient des voyages de ma femme et moi. Je parle discrètement de mes intentions au commandant avec la crainte que mon désir de quitter le groupe me nuise dans son esprit. Il comprend mon état d’esprit. Je prie ma famille d’être mon interprète auprès de certaines personnalités de façon à être sûr que si je dépose une demande de mutation, celle-ci aboutira à un résultat certain; Mais tout s’avère inutile et mon désir reste irréalisé. »
p. 161 « Je suis de plus en plus dans un état nerveux qui frise la dépression et je prends en haine tous ceux qui dans ma famille me prêchent la patience et la résignation. On m’incite à passer une visite médicale qui peut-être aboutirait à un séjour à l’arrière mais j’ai trop d’amour propre pour me plier à cette comédie d’ailleurs bien problématique. Puisque le passage qu’on avait sollicité pour moi dans les autos canons n’a donné aucun résultat, je songe à demander à passer dans l’aviation comme élève pilote, ce qui me procurerait un certain temps à l’arrière pendant mon stage d’entraînement et une fois en escadrille me permettrait, les terrains d’aviation étant situés à l’arrière, de recevoir des visites de ma femme, ce à quoi tendaient tous mes désirs. Ainsi, tout en satisfaisant ce besoin impératif de me rapprocher d’elle, je n’aurais l’air ni d’un poltron, ni d’un dégonflé, ce que je ne voulais paraître à aucun prix car je n’en avais pas l’étoffe. Mais cette vie insipide dans une artillerie figée dans la même position pendant des mois m’était devenue insupportable.
Ces aveux peu glorieux, écrits plusieurs décennies après les faits, sont intéressants pour une perception de « la guerre qui dure » en 1915 ; ils nous interrogent aussi, venant d’un combattant déjà très privilégié par rapport au sort commun. Enfin, ils nous font nous poser la question suivante : un aveu de ce type, de la part d’un honorable avocat au Conseil d’Etat, serait-il envisageable dans des écrits publiés dans l’entre-deux-guerres ?

Avec, semble-t-il, des soutiens importants et réitérés à l’arrière, un « piston » enfin efficace, la mutation dans l’aviation espérée arrive, contre l’avis de son commandant d’unité.
p. 165 « Et le 19 juin [1916] à 7 heures 30, je suis réveillé par le téléphone et on m’annonce du bureau du colonel que ma nomination comme observateur à l’escadrille C 11 vient d’arriver. »
Après sa nomination dans l’aviation comme officier observateur (de Lavergne passe son baptême de l’air trois jours après), la tonalité du récit change complètement ; les heures de dépression disparaissent au profit de moments exaltants, de missions où l’initiative individuelle joue un rôle fondamental, il renaît car il peut agir comme acteur de son destin :
p. 166 « L’initiative, la volonté individuelle allait être l’enjeu d’un combat passionnant. Aux coups reçus, aux dangers courus, la défense immédiate devenait possible. A une passivité aveugle succédait une action personnelle dont on pouvait apprécier l’utilité. (…) Heures exaltantes, génératrices d’un moral élevé, en dépit des risques courus et qui, mêlant aux faits de guerre un aspect sportif, ont modifié totalement mon état d’esprit et m’ont apporté une nouvelle vie entièrement différente de celle que j’avais connue dans l’artillerie. »

Son rôle est le réglage des batteries du 17e RA et des canons lourds à l’échelle du corps d’armée ; l’auteur raconte sa formation rapide, ses missions et leurs difficultés, le combat au- dessus des lignes et la satisfaction de « comprendre le but et le déroulement des opérations sur le champ de bataille (p. 166) ». Il vole à l’escadrille C 11 sur Caudron G 3 puis G 4 bimoteur. Officier d’artillerie expérimenté, il effectue presque immédiatement de nombreuses missions lors de la deuxième partie de la bataille de la Somme en septembre et octobre 1916. L’auteur évoque les pilotes qui l’accompagnent, son travail de renseignement par ses aspects techniques (canevas de tir, officier « d’antenne », photographie), l’ambiance à l’escadrille :
p. 191 « Aux heures des repas, cette salle s’emplissait des conversations et de la gaieté générale. Car, à l’exception de quelques tristes jours où la disparition ou la blessure d’un camarade effaçait les plaisanteries et les rires, une constante gaieté faite de jeunesse et d’insouciance animait chacun de nous. Un imposant phonographe, assorti des derniers disques en vogue, apportait aux heures des repas ou au cours des soirées une ambiance bruyante et joyeuse. »
L’état d’esprit de Lavergne a changé avec son passage dans l’aviation, la présence du danger – réel et constant – n’est plus paralysante, l’action et la volonté permettent de dominer la peur qui finit par disparaître, et l’observateur et son pilote forment, aux dires de l’auteur, une équipe renommée pour sa hardiesse :
p. 210 (extrait de citation, mars 1917) « Excellent équipage qui rend les plus grand services par ses reconnaissances hardies, ses réglages de tir et ses prises de photographies. Souvent attaqués par des avions ennemis et soumis à des tirs précis d’artillerie, ont toujours terminé leur mission faisant preuve journellement de courage, de sang-froid et d’énergie. »
Les dangers du vol peuvent être illustrés par trois capotages, les 29 avril, 4 mai et 11 mai 1917 :
p. 220 « En cours de réglage d’une batterie de 155 court, le moteur de gauche s’arrête et le moteur de droite manifeste des défaillances alors que nous n’étions qu’à 800 m. Il ne peut être question de rentrer au terrain et il faut atterrir droit devant nous. Mendigal pique mais en arrivant à une centaine de mètres du sol, nous rencontrons des bancs de brume qui nous ôtent toute visibilité. En en sortant, nous nous trouvons au-dessus d’arbres qu’il s’en faut de peu que nous accrochions, ce qui aurait été mortel et finalement nous finissons notre descente en butant contre le parapet d’une tranchée. L’appareil fait une superbe culbute et retombe à cheval sur la tranchée tandis que nous nous retrouvons la tête en bas, maintenus par nos ceintures. Je me dégage le premier et aide Mendigal à sortir de sa mauvaise position. Nous n’avons l’un et l’autre aucune blessure. »
p. 222 « Le 4 mai est une journée d’attaque au nord de Reims près du fort de Brimont. Je remplis le rôle d’avion d’accompagnement d’infanterie, ce qui nécessite de voler au-dessous de mille mètres pour pouvoir suivre la marche de l’infanterie au milieu des tranchées. Après une heure de vol, les culbuteurs du moteur sautent déchirant le capot du moteur dont les débris viennent briser un des mâts de gauchissement. L’avion n’est plus gouvernable. Il faut atterrir là où nous sommes. Lafouillade repère un champ, mais celui-ci est parsemé de gros trous d’obus et nous capotons dans l’un d’eux en touchant le sol. Me voici, encore une fois, la tête en bas pris sous l’appareil. Je m’en tire avec quelques écorchures. Lafouillade, de même. »
p. 223 « Le 11, au cours d’un réglage effectué avec Lafouillade, nous tombons sur deux patrouilles de six avions ennemis. Nous engageons le combat avec l’une d’elles. Une balle brise une de nos hélices, ce qui nous force à rompre et à regagner le terrain où Lafouillade, peut-être impressionné par le combat, me réserve à l’atterrissage un beau capotage qui met notre avion sur le dos. Décidément, ce mois-ci je collectionne les accidents. Mais encore une fois j’ai de la chance et je sors indemne de celui-ci. Quand je prévois le capotage à l’arrivée, je me mets en boule, je rentre la tête et j’attends. Je puis dire que je n’ai jamais eu peur, confiant dans mon étoile. »
Promu capitaine en mai 1917, il partage ensuite son temps entre la direction de cours théoriques pour former des observateurs, de cours d’officiers d’antenne (officiers des différentes armes qui seront spécialisés dans les liaisons par TSF avec les avions en vol ) et l’apprentissage du pilotage ; il passe le brevet par goût mais surtout pour pouvoir commander une escadrille, les chefs d’unité devant pouvoir voler comme pilote en mission. Il reçoit son brevet de pilote en janvier 1918, est nommé au commandement de l’escadrille 287 (observation – sur Sopwith) en février, puis exerce des responsabilités d’état-major. Il termine la guerre comme commandant de l’aéronautique du 38e corps d’armée.
Il résume ainsi son expérience du conflit :
p. 8 « En réalité, la guerre devait me prendre près de 5 années de ma jeunesse, m’apporter des heures de souffrance physique et morale, me faire connaître des instants où la mort m’a frôlé, mais aussi d’autres heures exaltantes que j’ai vécues dans l’aviation et qui ont compensé les heures sombres que j’ai connue dans l’artillerie. »

Vincent Suard, 25 juillet 2012
*René de Lavaissière de Lavergne, Souvenirs d’un artilleur et pilote de la Grande Guerre, les Editions de l’Officine, 2011, 432 pages.

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