Portes, Jules (1890-1914)

Il y a quelque temps, la revue en ligne « Patrimoines du Sud » de la région Occitanie m’a demandé un article sur le livre d’or des tués 1914-1918 de la paroisse Notre-Dame de Mazamet (Tarn). Il a paru dans le n° 14, de 2021. Un soldat de la liste s’appelait Louis Portes. Ce garçon de 22 ans, du 81e RI, est mort de ses blessures à Toul, le 1er octobre 1914. Et voici qu’un de mes amis, collectionneur passionné de livres, me confie un exemplaire d’un ouvrage qui permet de classer Jules Portes, frère de Louis, parmi nos témoins.

Le témoin

Jules Portes est né le 20 février 1890 à Payrin, près de Mazamet, où la famille vient bientôt s’installer. Le père est employé de l’entreprise textile Boudou. Après le primaire, Jules suit pendant deux ans les cours de l’École pratique de commerce et d’industrie. À l’âge de 15 ans, il entre à son tour comme employé de bureau dans la même entreprise que son père. Des amis protestants lui font partager leurs activités au sein de l’Union chrétienne de jeunes gens et le persuadent de se convertir, décision courageuse « dans une petite ville provinciale où les partis confessionnels sont si tranchés et les abjurations si rares » (Gaston Tournier).

Il effectue son service militaire au 81e RI de Montpellier de 1911 à 1913 et devient sergent. Il se marie en décembre 1913. Devenu chef de la section des éclaireurs unionistes (scouts protestants), il prononce, le 25 janvier 1914, lors de la remise d’un drapeau à sa troupe, un discours dans lequel je retiens ce passage qui établit une distinction entre deux patriotismes : « Le premier se compose de tous les préjugés, de toutes les haines, de toutes les antipathies qu’un peuple, quelquefois par ignorance, nourrit contre un autre peuple. « Je déteste bien, je hais bien le peuple qui se trouve au-delà des frontières et qui est mon rival. Donc je suis patriote. » Voilà le patriotisme de beaucoup. Ce patriotisme-là ne coûte pas cher ; il ne doit pas être le tien. Il en est un autre qu’il n’est pas aussi facile de réaliser mais qui est plus digne de toi ; il est fait de toutes les vérités, de tous les droits qui sont communs à tous les peuples ; il veut que tout en aimant passionnément ton pays, tu laisses déborder ta sympathie au-delà des races, des langues et des frontières. » C’est un patriotisme « fait d’amour et non de haine ». Jules Portes rejoint son 81e en août 1914. Il affronte de durs combats en Lorraine. Le 24 septembre, il aide son frère blessé à rejoindre un poste de secours, en se faisant des illusions sur une rapide guérison. Lui-même est tué le 5 octobre ; il est enterré au bord de la route de Toul à Bernécourt. Le 12 octobre, son fils nait à Mazamet. Le livre laisse imaginer ces journées d’octobre pour la famille.

Le témoignage

Gaston Tournier, d’une autre famille active dans l’industrie de la laine, protestant militant, a publié à ses frais le livre : Jules Portes, Souvenirs et Correspondance de Guerre, Comité national des éclaireurs-unionistes de France, Paris, 1915, 184 pages, avec un portrait de Jules. Une phrase précise : « Cet ouvrage, tiré à un nombre restreint d’exemplaires, est vendu au profit des soldats français blessés. » Il comprend quatre parties : I. Souvenirs (sur Jules Portes, par Gaston Tournier) ; II. Correspondance de guerre (60 lettres de Jules principalement adressées à sa femme ; le 31 août, il écrit qu’il vient de perdre son carnet de notes) ; les parties III et IV apportent quelques compléments et appendices.

Les lettres témoignent d’abord de l’amour conjugal. Jules demande à sa femme enceinte de ne pas s’épuiser au travail. Il dit à quel point les lettres de celle-ci sont un réconfort. Le 23 août, il lui avoue qu’il ne pourra pas lui dire tout, et il est vrai que ses évocations de « l’horreur » existent mais ne sont pas chargées de précisions. Par contre, les lettres fourmillent d’observations concrètes sur la vie du soldat, qui sont intéressantes pour nous. Il signale aussi diverses rumeurs, mais beaucoup moins systématiquement que le sergent Arnaud Pomiro (voir ce nom dans notre dictionnaire). Et son rapport à Dieu est une dimension qui mérite examen.

Le départ

Le trajet de Mazamet vers Montpellier s’est fait dans un mélange d’enthousiasme patriotique, de tristesse et de « joie intérieure faite d’espoir ». « Il faisait très chaud et, vers la fin du trajet, de nombreux camarades ayant profité largement des distributions gratuites de vin que les habitants des villes faisaient dans les gares, il y avait un supplément d’enthousiasme. » La ville de garnison du 81e RI et d’autres régiments est remplie de soldats : « on ne voit qu’uniformes dans les rues. » Arrivé le 7 août près de Chalon-sur-Saône, il note : « Pas plus que vous qui êtes dans le Midi, nous ne sommes au courant de ce qui se passe devant nous ; il parait que les nouvelles sont bonnes et que le drapeau français flotte à Strasbourg. » En passant à Mirecourt : « Sur la place se trouve une statue de Jeanne d’Arc ; le bataillon a présenté les armes ; cela a fait plaisir à tout le monde. »

« Se revoir ainsi loin du pays »

Jules emploie cette expression le 24 août en signalant qu’il a rencontré des camarades de Mazamet. Il demande l’envoi des journaux locaux, Le Réveil du Tarn, La Dépêche. Les lettres qu’il reçoit sont comme « un peu du « pays » qui me vient jusqu’ici ». Il réagit favorablement lorsque sa femme lui apprend l’arrivée à Mazamet de 60 petits Parisiens réfugiés (peut-être acheminés par l’œuvre de la Sauvegarde dont s’occupe une protestante apparentée à Gaston Tournier, Marie-Louise Puech-Milhau – voir ce nom dans notre dictionnaire des témoins). Ces enfants sont hébergés dans les locaux de l’Union chrétienne. Mazamet a aussi reçu des soldats blessés ou malades : « On a eu la bonne idée d’installer les blessés chez les Allemands », note Jules Portes qui fait allusion au domicile de familles allemandes venues à Mazamet dans le cadre du commerce international des laines.

Nouvelles formes de guerre

Dès le 29 août, il signale le rôle principal joué dans la guerre par l’artillerie. Le 6 septembre, il décrit le creusement des tranchées qui permet d’éviter de sacrifier des hommes, et il revient là-dessus le 14 : « Nous avons perdu beaucoup de monde en attaquant à découvert ; nous les attendrons sans doute dans des retranchements pour ne pas perdre trop de monde. » L’entrainement des éclaireurs protestants rend supportable la vie à la dure (3 septembre). Le 22 septembre, après une marche sous la pluie : « Heureusement nous avons été cantonnés convenablement ; moi j’ai couché entre deux vaches qui m’ont tenu chaud la nuit et fourni du lait au réveil. » Il serait cependant utile de recevoir un colis contenant un passe-montagne, de fortes chaussettes et du chocolat (28 septembre). Comme beaucoup, il craint de plus fortes souffrances dans une campagne d’hiver (voir une entrée dans l’index des thèmes du livre 500 témoins de la Grande Guerre). Pour un sergent fourrier, il est émouvant de recevoir des lettres destinées à des camarades disparus (3 septembre). Et encore, le 30 septembre : « Beaucoup de paquets qui arrivent n’ont plus hélas leur destinataire ; il est disparu. Que faire de ces paquets de chocolat, de tabac et de chaussettes ? Je ne les renvoie pas, ça ne vaut pas la peine et serait d’ailleurs volé en route. Je les distribue à ceux de la compagnie qui en sont dépourvus. » En même temps, les rumeurs les plus folles se répandent : gros succès russes ; Kronprinz assassiné ; révolution en Allemagne ; Berlin bombardé.

L’ennemi

Le 26 août, passant dans un village de Lorraine qui a été brièvement occupé par les Allemands, Jules Portes note : « Ils ont fait là du bel ouvrage ; ils n’ont pas eu le temps de mettre le feu, mais c’est tout ; ils ont pillé, volé, violé, tout ce qui leur est habituel. Vraiment il n’est pas croyable que Dieu soit avec des gens qui comprennent ainsi la guerre. » De son côté, la France se bat « pour la défense du droit et de la civilisation (3 septembre). Ce même jour, il ajoute : « Non certes que le peuple allemand soit plus mauvais que celui d’un autre pays ; les prisonniers que nous faisons nous disent bien ce qu’ils en pensent et combien chez eux cette guerre est pénible, mais il est certain que le parti militaire allemand est au-dessous de tout ce que l’on peut penser. » Le 14 septembre, encore une position nuancée : « Nous avons eu plusieurs fois l’occasion de nous rendre compte que les Allemands, contrairement à ce qui a été dit, soignent bien les blessés français. Cela ne les empêche pas de se conduire en parfaites brutes envers les populations qu’ils ont sous leurs mains. Ils ont pour principe d’inspirer la terreur par des incendies et des fusillades. »

La lettre du 24 septembre contient un passage remarquable : « Jusqu’ici j’ai eu le privilège non seulement de ne pas être touché, mais, ce que j’apprécie, j’ai pu, tout en faisant mon devoir d’agent de liaison, ne pas faire une victime. J’ai tellement horreur de ce carnage qui se trouve tellement coupable, que je serais privilégié et béni de Dieu s’il en était ainsi jusqu’à la fin de la guerre. Tant de fois déjà j’ai pu me rendre compte que ce sentiment-là est partagé par la plus grande partie de mes camarades et de combien d’Allemands aussi. Je veux te raconter un fait caractéristique : avant-hier soir, un homme de ma compagnie se trouvant face à face avec un Allemand, celui-ci le renversa à bras-le-corps, le désarma et lui tendit la main. »

Et Dieu, là-dedans ?

Comme pour Gaston Tournier, Dieu compte beaucoup pour Jules Portes. Au témoignage du premier, le second aurait dit juste avant la guerre : « Dieu ne permettra pas un tel fléau, ce serait trop affreux ! » Mais la guerre est là. Le 6 septembre, Jules cherche à comprendre : « Chaque jour je me demande pourquoi l’homme, après avoir connu pendant vingt siècles le commandement d’amour du Christ : « Aimez-vous les uns les autres » est encore si mauvais pour son semblable. » (Je me permets de citer ici deux phrases du dernier article de Jaurès paru le 30 juillet 1914 dans le journal toulousain La Dépêche : « Quoi ! C’est à cela qu’aboutit le mouvement humain ? C’est à cette barbarie que se retournent dix-huit siècles de christianisme, le magnifique idéalisme du droit révolutionnaire, cent années de démocratie ! ») La réponse de Jules Portes n’est évidemment pas celle de Jaurès : « J’ai la certitude que nous avions trop offensé Dieu et ses enseignements ; il fallait sans doute cette épreuve. »

Notre témoin est parti en guerre en emportant un exemplaire de la Bible : « Dans la compagnie je suis seul à avoir pris ma Bible ; j’ai trouvé plusieurs protestants qui ont été heureux de lire quelques passages dans la mienne. Elle passe même de mains en mains et quelquefois je lis à haute voix quelques chapitres. Plusieurs élèves ecclésiastiques catholiques prennent part à nos causeries et c’est je crois de façon bénie que nous nous groupons autour du Livre et devant notre Père commun. » Le 9 septembre, dans un engagement, Jules Portes a eu la certitude que le bras de Dieu le protégeait. En fait, il a reçu une blessure insignifiante (« une égratignure ») et il a regretté qu’elle ne soit pas plus grave car il aurait pu être soigné dans « une salle d’hôpital avec des lits bien blancs, entouré de visages amis ».

Il dit qu’il s’habitue aux horreurs de la guerre, mais elles restent des horreurs. Le 25 septembre, il écrit : « Ce sont des moments bien affreux, je vous assure, et il faut avoir bien confiance en Dieu pour ne pas être abattu tout à fait. » Son frère a été blessé : « Certes, les voies de Dieu nous sont cachées, mais j’ai la ferme assurance que nous reviendrons tous deux. » Et encore, dans la longue lettre du même jour : « Si Dieu voulait que ce fût un des derniers efforts que l’on nous demande, ce serait une grande bénédiction, et pour tant que les hommes soient mauvais, je ne pense pas que Dieu veuille prolonger cette horrible épreuve. »

Le 28 septembre, le doute se précise : « Que Dieu ait enfin pitié de nous tous et fasse finir bientôt cette horrible guerre ! Je suis toujours confiant et j’espère que ce n’est pas en vain, mais à certains moments je suis écœuré. » Enfin, dans sa dernière lettre, celle du 4 octobre : « C’est à la volonté de Dieu, je ne souhaite plus rien. Lui sait mieux que nous quels sont nos besoins. » Jules Portes est tué le lendemain et il est impossible de savoir si sa pensée aurait évolué comme ses dernières évocations de la volonté divine pourraient le laisser envisager.

Rémy Cazals, janvier 2022

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Papillon (famille : 8 témoins)

Ayant acquis une maison à Vézelay (Yonne), habitée depuis un siècle par des gens modestes, les Papillon, Madeleine et Antoine Bosshard découvrent « un petit paquet, ficelé, de lettres de 1915, puis d’autres encore, et finalement tout le courrier de la famille, de la fin du XIXe siècle aux années 1950 ». Les lettres de 1914-1918, confiées pour expertise à deux historiens, ont été publiées en 2003. Si les noms de Marthe, Joseph, Lucien et Marcel Papillon sont retenus comme « auteurs » du livre, il s’agit en fait du témoignage de huit membres de la famille.
Huit témoins
Les parents, Léon et Emélie, assurent la « permanence » à Vézelay. Ils sont les principaux correspondants de leurs fils mobilisés et de leur fille, domestique à Paris. Léon (1861-1931), descendant de tailleurs de pierres, chef cantonnier, possède quelques terres, bois et vignes. C’est Emélie (1864-1937) qui écrit, donnant les nouvelles des uns aux autres, des conseils de modération dans leurs dépenses à ses chenapans, Joseph et Lucien, et veillant à ce que chacun garde le contact. Ainsi à Lucien (20-9-15) : « On a reçu ta lettre du 15 ce matin. On était bien inquiet de ne pas avoir de tes nouvelles. Ça faisait dix jours que l’on avait rien reçu de toi. Ne sois pas si longtemps que ça une autre fois. » Marcel (1889-1975), l’aîné des enfants, après de bonnes études, est devenu clerc de notaire. Mobilisé dès les premiers jours, il est affecté au 356e RI. Épistolier principal de la famille, il témoigne sur les combats de l’infanterie. Il est démobilisé en août 1919, comme sergent fourrier au 22e d’infanterie coloniale. Joseph (1891-1915) part au 13e Dragons comme bourrelier-sellier. Jusqu’en octobre 1915, il court peu de risques, par contraste avec la situation de Marcel, mais il est alors intoxiqué lors d’une attaque au gaz et meurt à l’ambulance de Mourmelon-le-Petit, le 6 novembre. Marthe (née en 1893) est en 1914 employée de maison chez de riches commerçants parisiens ayant belle demeure à Fontainebleau. Ses lettres constituent un beau témoignage sur la vie à Paris et sur les rapports sociaux entre patrons et domestiques. Lucien (1895-1968), cultivateur, entre à la caserne en décembre 1914 au 89e RI. Fin mai 15, il est envoyé sur le front, au 168e. Il est blessé une première fois en 1915 et une deuxième fois en 1916. Ses lettres, publiées sans correction des fautes, contrastent avec celles de Marcel. Il écrit de manière phonétique, le même mot pouvant présenter une forme différente à deux lignes de distance. Ainsi (27-9-15) : « L’ataque que [je] vous avais parlé c’est trai bien passée. Je suis été blessé d’ai le débu de l’attaque. Je suis blessé à l’épaulle gauche. » Si la plupart des Français mobilisés en 1914 savaient écrire, la maîtrise de la langue était très inégale d’un combattant à l’autre. Parfois au sein de la même famille. Au-delà des fautes d’orthographe ou des tournures maladroites, c’est aussi la capacité à traduire son expérience en mots qui diffère lourdement. Tandis que Marcel raconte les combats auxquels il prend part avec force détails, Lucien écrit simplement, le 11 mai 1917 : « Je te garanti que nous anvoillons [en voyons] des merdes. » Les deux plus jeunes frères, Charles (né en 1897) et Léon (né en 1900) ont été moins touchés par la guerre. D’abord réformé, Charles est devenu mécanicien d’aviation. Léon était trop jeune pour faire la guerre et n’a pas quitté la maison familiale, ni l’activité de cultivateur.
Des apports variés
À ses parents, Marcel ne cache pas la pénibilité de sa vie au front : il ne gomme pas les aspects les plus durs des conditions matérielles et des combats auxquels il participe. Le 17 mai 1915, il écrit : « Quel tableau ! on voit des lambeaux de chair et des bouts de capote, voire même un bras ou une jambe accrochés aux branches déchiquetées des chênes. » Les historiens qui ont parlé d’aseptisation de la guerre dans les récits des combattants auraient dû en lire. Mais Marcel oscille comme beaucoup entre besoin de raconter et nécessité de rassurer. Le 31 mai 1915, alors que son frère va rejoindre le front, dans l’infanterie, Marcel note : « Chers parents, je vous ai écrit carrément ma façon de penser avec toutes mes récriminations à certains moments. J’ai peut-être eu tort. Car vous avez déjà assez de préoccupations sans cela. Mais c’était plus fort que moi. Maintenant que nous sommes 2 [au front], vous serez encore bien plus sur le qui-vive. » En réalité, les lettres qui suivent montrent qu’il ne renonce pas aux récits saisissants de sa vie aux tranchées. Devant l’horreur, « carnage », « extermination d’hommes », « guerre de cent ans », Marcel réclame la paix dès novembre 1914 et à plusieurs reprises ensuite. Il critique les embusqués, il suggère que ceux qui veulent la guerre viennent la faire. Il souhaite que le mauvais temps détruise les récoltes, ce qui hâterait la fin. Sur le fond, le témoignage de Lucien est tout aussi intéressant : quasiment muet sur les combats, il rend systématiquement compte dans ses lettres de sa situation matérielle et de ses besoins. Son témoignage rappelle ainsi l’importance des colis que lui expédie notamment Marthe, sa sœur, depuis Paris. Les lettres de Lucien révèlent également son désir de voir la guerre se terminer, ou, du moins, son désir d’échapper à la violence et aux souffrances de la vie au front. Le 27 septembre 1915, il estime que sa blessure est un bon filon. De Paris, Marthe écrit à ses parents et à ses frères, leur envoyant des colis et leur faisant envoyer des colis par sa patronne. Celle-ci tricote pour les soldats et participe à l’œuvre de la Croix Rouge. Mais la domesticité est fort exploitée, et c’est parfois « en fraude », c’est-à-dire en quelques minutes prises sur un temps de travail sans limite, que Marthe peut écrire. Elle critique les vacances de ses patrons à Nice et les dîners « à tout casser, vins fins, champagne », ce qui, en ce moment, « ne devrait pas être permis ». Auparavant, le 3 août 1914, elle avait montré qu’à Paris aussi « rien ne marche plus et tout le monde pleure », ce qui est bien connu dans les campagnes.
La solidarité du clan
En elles-mêmes, les lettres de chacun sont riches, mais publiées dans l’ensemble familial elles prennent une nouvelle épaisseur. Grâce à ces regards croisés, les relations humaines se dévoilent. Marcel et Joseph ne vivent pas la même guerre. Marcel écrit ainsi à ses parents (17-5-15) : « Je vois que Joseph ne sera jamais si heureux que pendant la guerre, car il n’a jamais connu la misère. Son emploi vaut une fortune. Ce n’est pas comme nous, pauvres misérables. » Le déchirement de Marcel à l’annonce de la mort de Joseph est terrible. Lui qui était jusqu’ici compréhensif à l’égard de l’ennemi est assailli par un désir de vengeance. Le 27 novembre 1915, il écrit : « Quel malheur. Je ne m’attendais pas à une pareille nouvelle. Je suis consterné. Je n’ose pas y penser. […] Ignoble race de boches. Je ne sais ce que l’avenir me réserve. Mais si l’occasion s’en présente, il n’y a pas de pardon, je le vengerai. » Les pages qui entourent le silence de Joseph et l’annonce officielle de sa mort constituent un bon témoignage sur l’angoisse des familles, le désir de conserver un espoir malgré tout. Alors que la lettre maternelle du 1er novembre est retournée à l’envoyeur avec la mention « le destinataire n’a pu être atteint », Marthe écrit encore à ses parents, le 15 : « Avez-vous des nouvelles de Joseph ou alors que devient-il ? […] Une lubie ne lui durerait pas aussi longtemps. […] Tout cela donne à réfléchir. Mais si jamais il est en bonne santé et que ce soit un caprice, qu’est-ce que je lui passerai ! »
Sur Lucien, le regard de Marcel est celui d’un grand frère bienveillant : lui qui se met régulièrement en colère contre les embusqués incite son frère à choisir une arme moins exposée que l’infanterie. Plus tard, il se réjouit de sa « fine blessure » et l’encourage à prolonger sa convalescence. Il lui écrit (9-11-15) : « Tu ne me dis pas si on t’a retiré ton éclat d’obus. Si tu l’as encore, tâche de tirer au cul avec ça. Après ta permission, tu retourneras sans doute au dépôt. Essaie d’y rester un moment. Mais quand tu verras que ton tour approche, tu pourrais choisir un régiment en partant comme volontaire lorsque l’on demandera un renfort, de préférence un régiment de réserve. […] Si, étant au dépôt, on demandait des hommes pour le génie (pour rester en France) ou pour apprendre la mitrailleuse (la mitrailleuse, c’est un bon filon) tu n’as qu’à demander. » C’est d’ailleurs de Lucien que Marcel se rapproche le plus dans les souffrances quotidiennes, le désir d’échapper au front et de voir la guerre se terminer. Marcel aussi se réjouit de trouver un bon filon comme en septembre 1915 : « Je suis tantôt près du capitaine, tantôt au téléphone pour transmettre les ordres. Et au lieu de rester dans la tranchée à me faire geler la nuit et le jour, je suis dans une solide cabane et j’ai l’avantage de pouvoir dormir une partie de la nuit. » Les relations sont étroites aussi avec les jeunes restés à Vézelay et on aspire à de belles parties de chasse. La solidarité du clan familial se double d’un rapport étroit au « pays » : souci de se retrouver entre camarades du pays, de recevoir des nouvelles du pays. En cela aussi, les frères Papillon de Vézelay sont proches des soldats de toutes les régions de France.
« Si jamais l’on rentre, on en parlera de la guerre ! »
Pour conclure, donnons la parole à Marcel, qui écrit (13-4-15) : « Nous avons passé une semaine terrible, c’est honteux, affreux ; c’est impossible de se faire une idée d’un pareil carnage. Jamais on ne pourra sortir d’un pareil enfer. Les morts couvrent le terrain. Boches et Français sont entassés les uns sur les autres, dans la boue. On marche dessus et dans l’eau jusqu’aux genoux. Nous avons attaqué deux fois au Bois-le-Prêtre. Nous avons gagné un peu de terrain – qui a été en entier arrosé de sang. Ceux qui veulent la guerre, qu’ils viennent la faire, j’en ai plein le dos et je ne suis pas le seul. […] Dans la passe où nous sommes, la mort nous attend à tout moment. […] Enfin, il ne faut pas désespérer, on peut être blessé. Quant à la mort, si elle vient, ce sera une délivrance. […] Si jamais l’on rentre, on en parlera de la guerre ! » Dernière phrase qui signifie qu’il y aura des comptes à régler, des changements (politiques ? sociaux ?) à effectuer. Mais il semble que, comme beaucoup, les Papillon aient préféré oublier. Marcel est entré dans les chemins de fer. Il s’est marié en 1935, à 46 ans, et a terminé sa vie à Saintes. Après son mariage en 1917, Marthe fut employée dans un grand magasin. Décoré en septembre 17, obtenant une citation dans les derniers affrontements d’octobre 18, Lucien revient de guerre avec un emphysème qui le handicape à vie. Démobilisé au printemps 19, il devient maçon et se marie en 1932. Figure locale haute en couleur, il est apprécié pour ses qualités d’artisan par les personnalités du monde artistique vivant à Vézelay.
Cédric Marty et Rémy Cazals

*Marthe, Joseph, Lucien, Marcel Papillon, « Si je reviens comme je l’espère », Lettres du Front et de l’Arrière, 1914-1918, recueillies par Madeleine et Antoine Bosshard, postface et notes de Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2003, 399 p. Édition de poche dans la collection Tempus, Paris, Perrin, 2005. Voir aussi Rémy Cazals, « L’originalité du témoignage de la famille Papillon », dans L’Yonne dans la Grande Guerre 1914-1918, Actes du colloque de novembre 2013, Auxerre, Les Cahiers d’Adiamos 89, n° 10, 2014, p.71-83, avec photos des membres  de la famille.

Nous devons beaucoup à la recherche généalogique effectuée par Michel Mauny, que nous remercions.

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