Decressac, Jean (1896-1989)

De l’émouvante rencontre, lors de l’année scolaire 1984-85, entre l’ancien combattant de 14-18 Jean Decressac et les élèves du lycée Guez de Balzac d’Angoulême, lycée qu’il avait lui-même fréquenté au début du XXe siècle, est sorti un PAE (Projet d’action éducative), passionnant pour ceux qui l’ont réalisé comme pour ceux qui en ont eu connaissance.
Jean Decressac avait 18 ans en 1914. Lui et son frère jumeau Georges, fils de médecin, étaient nés à Angoulême le 17 juin 1896. Brillants élèves, ils avaient remporté plusieurs prix, parmi lesquels on peut noter le 1er prix de géographie de Jean en classe de philosophie quelques jours avant la mobilisation. Les jumeaux étaient destinés à « faire médecine ». En décembre, conscient que la guerre allait durer et que les risques étaient trop grands dans l’infanterie, leur père leur conseilla de devancer l’appel, ce qui donnait le droit de choisir l’arme, pour eux l’artillerie. Après avoir fait leurs classes, ils arrivèrent sur le front en Artois, au 52e RAC. Jean Decressac fut blessé à Verdun le 10 mai 1916, évacué vers Angoulême où il fut opéré par son père. Il revint au front en mars 1917, entra en juin à l’école d’application de Fontainebleau pour devenir officier. Sous-lieutenant, il combattit de janvier 1918 jusqu’à l’armistice, tandis que son frère Georges était envoyé en Orient. Les deux frères firent partie des survivants.
Jean Decressac tenait régulièrement ses carnets de notes. Il les mit au propre en 1919, puis les recopia en 1927-28. Dans le cadre du PAE, les originaux ont été reproduits en quelques exemplaires déposés aux Archives départementales de la Charente, à la Bibliothèque municipale d’Angoulême, au CDDP (qui a d’autre part publié une pochette de 24 diapos à partir des 300 photos du combattant), etc. La publication citée ci-dessous expose également la méthode de travail et l’histoire d’un PAE exemplaire (on retiendra, par exemple, les textes sur la description des paysages, sur l’univers auditif du combat, sur l’omniprésence de la blessure et de la mort).
Quelques passages significatifs peuvent encore être relevés : l’arrivée à Angoulême des premiers blessés, le 25 août 1914, dont la plupart n’avaient pas vu un seul Allemand ; la distribution de gnole, signe qui ne trompe pas à la veille de l’attaque du 25 septembre 1915 ; les Allemands capturés qui « riaient et semblaient enchantés d’être prisonniers » (29 octobre 1915) ; l’officier (Jean Decressac lui-même) qui ne traduit pas en conseil de guerre trois soldats qui ont abandonné leur poste de veille pour aller boire un coup (1er juillet 1918). Ce dernier cas est représentatif du caractère aléatoire de la justice militaire.
Après la guerre, Jean et Georges ont repris leurs études et sont devenus médecins. En mars 1985, après l’expérience du PAE, ils ont adressé une lettre aux élèves du lycée pour les remercier de leur avoir fait revivre « des heures inoubliables » (p. 81 du compte rendu de PAE).
Rémy Cazals
*14-18 : les carnets de guerre d’un combattant, par la classe de 1ère A2 du Lycée Guez de Balzac, Angoulême, CDDP, 1985, 235 p.

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Houard, Etienne (1888-1950)

Fils de tailleur de limes, né le 19 juin 1888 à Varennes-lès-Narcy (Nièvre), Étienne Houard a repris à son tour le même métier. Durant son service militaire effectué de 1909 à 1911, il a été nommé caporal. Marié, ayant un fils de six mois en août 1914, il habitait alors à Sourdes et travaillait à Saint-Hilaire, près de La Charité-sur-Loire. Pendant la guerre, il a tenu un calepin dont il a recopié au propre le contenu sur trois cahiers que son arrière-petite-fille a montrés à son professeur d’histoire de 3e. Celui-ci, J.-C. Gilquin, les a publiés en 1982. Une brève mention (p. 127) indique que l’ouvrier Houard était un homme « de gauche », sans plus de précision. Le contenu des carnets de guerre du fantassin du 4e RI d’Auxerre (104 pages pour une année) et de captivité (70 pages pour trois ans et demi) n’est pas particulièrement original, mais il rend compte des principaux aspects de l’expérience vécue.
Après avoir appris à faire la carapace avec les sacs pour se protéger des bombardements, exercice considéré à juste titre comme absurde, le 4e RI monte vers la Belgique, se heurte au feu des mitrailleuses qui provoque de lourdes pertes, et commence la retraite de Charleroi. Étienne Houard décrit des spectacles macabres, et n’approuve pas l’assassinat d’un Allemand prêt à se rendre par une sorte de « bandit » portant en permanence un long coutelas. Le 4e RI, qui n’est pourtant pas un de ces régiments du Midi, alors stigmatisés, a connu deux phases de « Sauve qui peut ! ». Début septembre, Condé-en-Barrois est le point extrême de la retraite ; désormais ce sont les Allemands qui reculent et qui laissent sur le terrain toutes sortes de trophées. Mais Étienne Houard ne conserve pas le casque qu’il a ramassé car « il est troué d’une balle, la cervelle est encore à l’intérieur ».
Il refuse le grade de sergent qui lui a été proposé comme récompense de sa débrouillardise, dont il nous donne des exemples, que ce soit pour se procurer de la nourriture (p. 54), pour placer et surveiller les sentinelles (p. 74), pour approuver la fabrication d’un fourneau à l’aide de baïonnettes et de calottes d’acier (p. 95). À Vauquois, notamment au ravin des Meurissons, le 4e RI combat avec la brigade Garibaldi. Les attaques françaises sont clouées au sol par les mitrailleuses allemandes ; les contre-attaques allemandes subissent le même sort. Au repos, les fantassins ne sont « pas copains avec ces artilleurs bien nourris, bien cirés, bien rasés » et souhaitent qu’on les envoie aux tranchées. Une période de calme, jusqu’à Pâques 1915, est suivie des préparatifs d’attaque. Alors, la voix du lieutenant tremble, le capitaine se dit malade, un frisson parcourt le corps des soldats. « Les sections parties à l’attaque sont arrêtées net par les fils de fer barbelés et couchées par les mitrailleuses ennemies » ; les survivants se cachent dans des trous qu’ils approfondissent ; on creuse un boyau, de nuit, pour les rejoindre. Le caporal Louis Barthas a décrit des scènes identiques. À Vauquois, la guerre de taupes se développe alors : « mines, grenades, crapouillots, fusées ne cesseront pas, ce sera l’enfer continuel ». Lorsqu’une mine saute, on croirait voir l’éruption d’un volcan.
Arrive l’été de 1915 ; Étienne a l’espoir de partir en permission pour revoir son fils qu’il connaît à peine, mais une attaque allemande, le 13 juillet, déborde toutes les défenses. De nombreux Français sont capturés ; d’autres leur tirent dessus ; Étienne est capturé à son tour : « Un Boche me met en joue. On me fait signe de me rendre. Comme mes camarades, je suis fait prisonnier. » Le mot « Kamarades » est également employé par les Allemands pour envoyer leurs prisonniers vers l’arrière ; il faut alors échapper au tir des 75, mais cela n’empêche pas Houard de constater la supériorité du système de tranchées de l’ennemi. Plus loin, le Kronprinz lui-même vient dire en français que les prisonniers seront bien traités. Plus loin encore, un gamin allemand qui veut jeter une pierre contre les prisonniers français en est empêché par sa mère.
Voici les prisonniers au camp de Schneidemühl, encore en construction. Les premières semaines sont terribles à cause d’une nourriture « claire et infecte ». Mais bientôt arrivent lettres et colis et les choses s’améliorent. Il faut alors aller travailler hors du camp. Cela commence par un séjour dans la grande propriété d’un junker où notre Nivernais récolte les pommes de terre et les betteraves, et apprend à faire la choucroute. Les relations sont plutôt bonnes avec les gardiens, de « bons amis » qui se demandent pourquoi il faut aller « s’entretuer sans savoir pourquoi ». C’est ensuite dans une sucrerie où Étienne est fasciné par les différentes opérations qu’il décrit ; puis dans l’exploitation forestière où les plaintes des prisonniers sont immédiatement examinées par la hiérarchie qui leur donne raison. Houard note ensuite que les échanges de prisonniers via la Suisse favorisent systématiquement les nobles et les classes dirigeantes. À la fin, il travaille seul dans une petite ferme où il partage les fruits de son braconnage avec ses patrons qui lui annoncent, le 11 novembre 1918 que la guerre est finie et que l’Allemagne est kaput. Atteint d’une maladie pulmonaire qui lui vaudra ensuite 10 % d’invalidité, Étienne est rapatrié par bateau de Stettin à Cherbourg.
Rémy Cazals
*Étienne Houard, Ma campagne de guerre 14-18, Paris, La Pensée universelle, 1982, 183 p.
*Merci à M. Thomas Roche, directeur des Archives départementales de la Nièvre pour m’avoir communiqué, avec une grande efficacité, les documents d’état-civil et de matricule militaire concernant l’auteur de ce témoignage.

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Boussac, Jean (1885-1916)

Né le 19 mars 1885 à Paris, Louis Jean Boussac est docteur en sciences en 1913, professeur de géologie à l’Institut catholique de Paris. Marié à la fille du géologue Pierre Termier (ami de Léon Bloy et Jacques Maritain), un enfant. Le père Teilhard de Chardin (voir notice) est un de ses premiers auditeurs et un compagnon d’excursions géologiques dans les Alpes. Jean Boussac est blessé deux fois, en septembre 1914 et en juillet 1915. Sergent au 289e RI, il meurt le 23 août 1916 près de Verdun, dix jours après avoir été touché par une dizaine d’éclats d’obus. Ses lettres parlent d’elles-mêmes.
Le 27 mars 1916, il écrit à sa femme : « J’ai reçu hier une très belle et très intéressante lettre du P. Teilhard, qui est vraiment une intelligence hors ligne. Il a le bonheur de voir la guerre en beauté, et vraiment sur toute une partie de sa lettre, je ne peux guère le suivre, moi qui ne vois que la laideur de ces choses. Mais il parle ensuite de sa conception de la science, et alors je le lis avec enthousiasme. »
Confirmation de ces propos dans la lettre du même jour à Teilhard : « Mon cher père, vous voyez la guerre en beau, et je ne réussis à en voir que les horreurs et les tristesses. La guerre me paraît un des résultats les plus évidents et les plus tragiques, hélas ! du manque de christianisme de l’humanité et de l’esprit de folie que le démon sait insuffler au monde. Oublieux, toujours, de l’unique nécessaire, qui est de chercher le royaume de Dieu et sa justice, les pauvres hommes se créent des idoles : l’idée de patrie en est une, avec la gamme de tous ses accessoires : ambitions militaires, coloniales, économiques, orgueil national, esprit de domination ou d’indépendance, etc., et pour toutes ces foutaises, ils font massacrer et mutiler sans pitié des millions de pauvres êtres qui n’y comprennent rien. […] N’avez-vous pas remarqué que jamais, peut-être, depuis que les hommes écrivent leur histoire, une pareille tempête de mensonge n’avait soufflé sur le monde ? […] Mon cher père, combien je vous aime mieux comme savant que comme guerrier ! »
Le 8 avril, à sa femme : « Sais-tu bien que j’aimerais mieux être au bagne qu’ici ? Je serais délivré au moins de cette obsession d’être mis un jour dans la nécessité du tuer pour ne pas être tué, et tuer qui ? Un excellent homme peut-être, et un père de famille ? Crois-tu que c’est un métier pour un chrétien ? » Le lendemain, il revient sur le personnage du savant : « Une nouvelle lettre du P. Teilhard, longue et affectueuse, mais peu convaincante au sujet de la guerre. […] Il voit dans la guerre une crise de croissance ou d’évolution, nécessaire au progrès de l’humanité. (Comme si l’humanité était en progrès (!) à d’autres points de vue que celui de la Science, et je ne vois pas ce qu’à cet égard la guerre nous rapportera en dehors du massacre de nombreux savants et intellectuels). »
RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Pierre Teilhard de Chardin et Jean Boussac, Lettres de guerre inédites, présentées par François Guillaumont, Paris, O.E.I.L., 1986.

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Daguillon, Jean (1896-1918)

En présentant le journal de guerre de son oncle, l’historien François Bluche écrit : « Si grand soit le talent d’un écrivain, il nous instruit moins sur les mentalités du temps de guerre que le journal honnête et régulièrement tenu, d’un simple combattant dépourvu de souci littéraire. » Son journal, Jean Daguillon l’a tenu à partir du 1er avril 1915 et jusqu’en février 1918, comme artilleur puis observateur en avion. Né à Paris, le 27 juin 1896, il appartenait à la « moyenne bourgeoisie semi-provinciale attachée au service public » (son père était professeur de botanique). Marqué par une éducation catholique, lecteur de Léon Daudet, brillant élève, Jean fut reçu à Polytechnique, mais tout de suite mobilisé au 3e RAC. Il devint sous-lieutenant en août 1916, lieutenant en juillet 1917.
Avant de partir, il exprime une « impatience guerrière » qui lui fait décrire des blessés pressés de remonter, mais les a-t-il vus ou a-t-il lu les journaux ? Ces sentiments demeurent après qu’il ait rejoint un état-major du côté des Hurlus : « Quand serons-nous en Bochie ? » ; « Quel plaisir d’être artilleur et de pouvoir alors faire une bouillie de ces animaux-là ! ». Tout va bien (mai 1915) : « Partout où nous attaquons, nous réussissons ; partout où ils attaquent, ils échouent ou se font tuer beaucoup de monde pour un mince résultat. » Le 143e RI est « un très chic régiment », et le 80e aussi. Un séjour dans les tranchées avec une batterie de crapouillots constitue un utile stage : il apprend à s’adapter, à se garer des marmites (qui peuvent cependant pulvériser les abris avec leurs habitants). En juillet, les fantassins ne tirant pas sur un officier allemand qui regarde parfois par-dessus le parapet, il prend un fusil et le descend (sans en être assuré, sans remords).
En septembre, des indices montrent qu’une offensive se prépare. « Et ce sera la poussée, la vraie percée celle-là, parce que tous nous la voulons, et parce que nos ennemis nous ont appris qu’il ne fallait user avec eux ni de ménagements, ni de pitié. » Joffre est « vraiment l’homme qu’il nous fallait. Lentement, mais sûrement, il nous conduit à la victoire. » Les soldats ont reçu « le grand couteau de cuisine, l’arme qui fera les nettoyages sommaires dans les tranchées conquises ». Le 25 septembre, il voit arriver les blessés. Ils sont « joyeux malgré leurs souffrances », ils sont « tous enchantés ». « La guerre en rase campagne va donc enfin recommencer. » Au 23 octobre, propos plus nuancés : « Ce fut une victoire, certes, les premiers jours, mais, après, que de monde on a perdu ! »
Le journal alterne ensuite les récits détaillés de certaines journées cruciales et de séjours en secteur calme. Le 7 décembre, par exemple, agent de liaison lors d’une attaque allemande, il montre comment il échappe à la mort et, en même temps, il décrit comment les assaillants, portant sacs de terre et chevaux de frise, aménagent la position conquise afin de résister à la contre-attaque à la grenade. Au repos, le 6 janvier, il s’extasie devant les « champs non coupés de boyaux » et les « arbres avec des branches et non réduits à l’état d’allumettes ». En mars 1916, du côté de Soissons, le secteur est tellement calme qu’il cesse de prendre des notes, sauf en ce qui concerne le baptême de l’air, expérience jugée « épatante » par celui qui a déposé une demande pour entrer dans l’aviation. Il n’obtient pas immédiatement satisfaction, mais part trois mois à l’arrière dans une école de perfectionnement. En février 1917, il revient dans une batterie du côté de Verdun et s’emploie à perfectionner les liaisons avec l’infanterie (« Quelle vie pour nos pauvres fantassins ! », note-t-il le 15 mars).
Enfin, le voici dans l’aviation, comme observateur du secteur de Verdun qu’il connaît bien au niveau du sol. Le même souci du détail lui fait noter les noms de ses nouveaux camarades, leurs accidents (voir dans le glossaire les termes qui les évoquent : atterrir dans les choux, se mettre en pylône, réaliser un avion, c’est-à-dire le détruire), les pannes de moteur ou de radio, l’enrayage de la mitrailleuse, l’impossibilité de sortir en cas de mauvais temps. L’avion d’observation, lent et vulnérable, doit être protégé par des chasseurs. C’est l’absence d’une telle protection qui explique que l’avion de Jean Daguillon et de son pilote Joseph Piton soit abattu, le 23 février 1918 en Alsace.
Rémy Cazals
*Lieutenant Jean Daguillon, Le sol est fait de nos morts, Carnets de guerre (1915-1918), Paris, Nouvelles éditions latines, 1987, 377 p., illustrations. Très riche index des noms de personnes, parmi lesquelles le capitaine Bonneau (voir notice).

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Martin, Antoine (1885-1925)

Son père est adjoint au maire du village de Longefoy en Tarentaise, bras droit du curé, instituteur des garçons, cultivateur et responsable d’une coopérative agricole. Antoine étudie au petit séminaire, mais il ne deviendra pas prêtre, tout en restant très croyant. Marié, il reprend progressivement la ferme des parents mais on y vit difficilement et il doit occuper des emplois temporaires dans la nouvelle usine chimique de La Plombière. Il y est embauché à temps plein depuis quatre mois lorsque la guerre éclate. Signaleur à la CHR du 62e alpin, il passe téléphoniste dès septembre. Il est à Ypres en novembre, puis dans les Vosges en février 1915. Il est blessé en août par un éclat d’obus qui se loge dans son crâne.
Très affecté par « la séparation des êtres qui nous sont chers », la correspondance avec sa femme est précieuse : « c’est un grand plaisir pour moi de relire tes lettres ». Plusieurs des siennes insistent sur le fait que l’équipe de téléphonistes prend la vie du bon côté : « Quand on a la santé, il ne faut pas se faire de la bile et se laisser vivre. Si l’on vous commande du travail : le faire. Si l’on ne vous dit rien : rester tranquilles. Voilà le métier » (7 janvier 1915). Et le 1er mars : « Il ne faut pas te faire de la bile à mon sujet. On se plie et puis on attend la fin de la guerre en regardant la lune. »
Le 12 août 1914, il avait annoncé qu’il ferait son devoir pour Dieu et la patrie. « Dieu exaucera nos prières à tous », ajoute-t-il le 20 décembre, et le 21 avril suivant : « Espérons que Marie ne laissera pas continuer une telle boucherie. » Lorsque sa fille meurt pendant le conflit, Antoine lit le drame comme un échange avec la protection divine. Bénéficiant de l’abri relatif des téléphonistes, il constate cependant que « c’est tout de même triste, dans un siècle dit de civilisation, de voir des horreurs pareilles et de penser que dans ce moment on ne vit que pour tuer son prochain. C’est une vraie chasse où l’homme sert de gibier » (26 novembre 1914). Ou encore, le 21 avril suivant : « Voilà où aboutit le progrès : au plus haut degré de perfection pour tuer les hommes. Si au moins le peuple boche voyait clair et tordait le coup au père Guillaume. Mais je crois bien qu’ils sont tous aussi bêtes. » Car les Allemands restent l’ennemi à abattre, et Antoine Martin se réjouit de leurs malheurs, quelles que soient les circonstances : attaque française où les pertes des défenseurs sont dix fois plus élevées que celles des assaillants ; attaque allemande fauchée par les mitrailleuses si bien que « pas un seul Allemand ne s’est échappé. Ils tombaient comme le blé que l’on fauche. Il y en a des tas énormes. » Et, le 1er mars 1915 dans les Vosges : « Les Boches arrivent si nombreux que malgré tout ce qui tombe en route, il y en a toujours qui arrivent jusqu’à nos tranchées. Et alors, comme la baïonnette est trop longue, on se sert de tout ce que l’on a sous la main. On les assomme à coup de triques, de pelles, de pioches, et parfois, si l’on a un bon couteau, on s’en sert pour larder les plus maigres. » Le téléphoniste fut-il témoin de telles scènes dont le récit n’est pas exempt d’invraisemblances ? Ce n’est pas sûr.
Mis hors de combat, Antoine Martin est rentré chez lui ; son décès en octobre 1925 a été reconnu comme suite de sa blessure de guerre et son nom figure sur le monument aux morts de sa commune.
Rémy Cazals
*La chasse à l’homme. Lettres de guerre et carnet journalier d’Antoine Martin (1914-1915), présentés par Richard Deschamps-Berger, Saint-Michel-de-Maurienne, Les éditions 73 – La Croix Blanche, 1989.

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Astier, Joseph (1892-1939)

Ce cultivateur est né le 7 novembre 1892 à Montceau (Isère). Célibataire en 1914, il se marie en 1919 et meurt accidentellement le 31 août 1939. Pendant ses quatre années de guerre, il a rédigé des notes régulières qui sont d’abord un emploi du temps, mais qui font connaître aussi ses réflexions. Les mots qui reviennent sont : la soupe, le jus, le pinard, les innombrables revues (« de cheveux », « de tout », « de campement et de cantonnement », « de fusil », etc.), le nettoyage, les exercices. Le seul carnet conservé concerne la période du 6 mars au 1er juillet 1916, au 106e RI.
Parmi les officiers, certains sont insupportables : « J’ai encore écrit avant de me coucher. J’ai même été interpellé par un officier à cause que les bougies n’étaient pas éteintes ; nous, on n’avait pas le droit d’avoir de la lumière après 8 h, il n’y avait que les officiers. C’est terrible d’être dans un pareil bataillon et commandé ainsi. Nos officiers sont tout à fait exigeants pour des choses qui n’ont aucun sens. Vivement la fin de ce fléau pour retrouver la liberté ! » (5 avril). « Ils » sont tellement exigeants qu’il y a « de quoi devenir anarchiste », une expression qui revient à plusieurs reprises, ainsi le 3 juin : « Enfin, on est pire que des forçats dans ce bataillon. Je ne sais pas si c’était pour nous rendre anarchiste plutôt que patriote car on n’avait pas une minute de repos. » Les soldats ripostent en tirant au flanc : « Je n’ai pas fait grand travail, on avait touché deux bâtons de chocolat que j’ai mangés et après, je suis allé me coucher dans un coin. Je n’ai été réveillé que par le lieutenant qui est venu nous voir et nous engueuler en disant qu’on n’avait rien fait. Il ne s’était pas trompé » (7 avril). Et encore, le 30 mai, lorsque le lieutenant organise un concours sportif : « Moi j’étais malade, du moins, j’avais la flemme. » Remarque intéressante, le 1er juin, les soldats étant consignés, la plupart vont boire comme d’habitude, et Joseph Astier note : « On prenait de l’autorité. On était forcé, car après trois mois consécutifs de tranchée, être tenus pire que des prisonniers boches, c’était honteux ! » L’appel au patriotisme passe mal : « Après cette revue, il nous a lu une décision, nous parlant de patriotisme à toutes les phrases. C’était le mot en avant. C’était une lettre de la fille du président ainsi que le régime et le moral des troupes allemandes. Tout cela, c’était pour nous donner du courage et du patriotisme, car on est tellement dégoûté de cette vie ! Mais ça n’y fera rien » (25 mai).
Même le caporal peut abuser de son autorité : « Mon cabot m’a fait faire une corvée car on changeait de cabot aussi souvent que de chemise et celui-là, il n’était pas copain avec moi parce que je ne l’invitais pas à boire. Mais moi, ça m’est bien égal, je fais ce qu’il me commande et voilà tout » (9 avril). Et le 30 avril : « Je me suis couché après avoir porté le rapport du soir au bureau car mon caporal ne cherchait qu’à me faire faire des corvées. Quand il y avait quelque chose, c’était toujours mon tour. Je ne dis rien mais il arrivera un jour où il aura un repentir. »
Joseph et ses camarades boivent beaucoup : «J’ai mangé la soupe en arrivant et je suis allé boire mon litre comme d’habitude avant de me coucher » (4 avril). Ils peuvent s’en trouver « émus », légèrement ou plus sérieusement. Le 17 avril : « On est rentré pour la soupe et on est retourné boire car avant d’aller aux tranchées, il fallait boire pour tous les jours où on allait en être privé. » L’ordinaire est insuffisant et il faut compenser avec les colis familiaux. Les thèmes récurrents de la vie dans les tranchées et au cantonnement apparaissent ici, au milieu de la boue omniprésente. Et le feu, dans les conditions extrêmes de la bataille de Verdun, tranchée Marie près du ravin de la Mort, le 14 juin : « Ils nous bombardaient avec des 201, c’était affreux. Dans l’air, ce n’était que des déchirements, des éclatements et des sifflements, ça n’a pas décessé. Il y en a un qui est tombé dans notre tranchée. Il y a eu mon caporal et deux de mes camarades ainsi qu’un caporal du 65e d’infanterie dont on a retrouvé les bottes seulement. » Et au retour, enfin, les survivants sont « laissés tranquilles » : « Je n’ai pas encore pu dormir, alors que je me suis levé pour me nettoyer un peu et pour me laver. J’en avais bien besoin, surtout après avoir touché tant de choses pendant 5 jours sans me laver, du sang et toutes sortes de choses. […] Je peux dire que cette journée, ils nous ont laissé tranquille. Ils ne nous ont rien fait faire. C’était bien la première fois. »

RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Roland Chabert, Printemps aux tranchées. Notes de campagne de Joseph Astier, soldat de la Grande Guerre, 6 mars – 1er juillet 1916, Lyon, Élie Bellier éditeur, 1982.

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Simonet, Benjamin (1872-1964)

Treizième enfant d’une famille d’épiciers, il est né le 30 octobre 1872 à Nancy. Après de bonnes études dans les établissements catholiques de sa ville natale, il s’engage au 101e RI. Admis à l’école d’infanterie de Saint-Maixent, il est sous-lieutenant en 1897. Il sert en Cochinchine puis à Madagascar entre 1900 et 1909. Capitaine au 142e RI de Lodève en 1914, à 42 ans. Marié en 1903, il a quatre enfants. Il est mort à Nancy le 8 mai 1964.
Pendant la guerre, les lettres à sa femme sont riches de précisions quotidiennes, avec une missive particulièrement longue, du 19 octobre 1914, dans laquelle il reprend le récit détaillé des premières semaines de la campagne en Lorraine, l’enfer du 18 août, la retraite dans « une confusion inextricable » jusqu’à Bayon où « le régiment était réduit à une cohue. Plus d’officiers, plus de sous-officiers, près de la moitié des hommes disparus ! »
Officier, il vit cependant près de ses hommes : « Si tu savais quel fardeau ces trois jours de veille en première ligne ! L’esprit toujours tendu vers le moindre incident ; le corps dans l’immobilité presque absolue ; car impossible de faire un pas au-dehors dans la journée sans recevoir balle ou obus. On gît sous terre, à la lueur d’une bougie, nuit et jour, en société d’un soldat téléphoniste, d’un agent de liaison, de mon ordonnance. Pense à la longueur des jours et des nuits ! à ce degré d’énervement et de fatigue d’esprit auquel on atteint : et ceci n’est rien, tant qu’il ne se passe rien d’anormal. Mais dès le moindre incident – et il y en a toujours – c’est l’angoisse ! Cette guerre est vraiment affreuse, plus pénible que celle de plein air, du mouvement » (5 janvier 1915). Il veut faire connaître le sort de ses hommes : « Songe aux souffrances qu’endurent nos malheureux soldats dans les tranchées. Je me demande comment ils résistent » (22 novembre 1914). Il les encourage à sa façon : « Nous allons donc retrouver nos tranchées et les Boches. Il pleut, naturellement ; la boue devient chaque jour plus épaisse, et cela va être trois jours de misère ajoutés aux précédents. C’est pour la France, c’est pour nos femmes, nos enfants ; je viens de le dire à mes hommes. Il faut patienter, souffrir jusqu’au bout, sans se plaindre. C’est à ce prix que nous vaincrons les Boches, et, leur ai-je dit, le plus vite possible, car nous en avons, tous, plein le dos. Ils m’ont promis de tenir » (3 janvier 1915).
Ce capitaine n’hésite pas à critiquer les officiers qui ne veulent pas quitter le dépôt pour revenir au combat (19 novembre 1914), et l’arrière trop crédule : « Vous qui lisez les journaux remplis de balivernes » (12 février 1915). Surtout, il s’en prend au haut commandement : « Aucun renseignement ; nous ignorons tout de notre situation et de celle de l’ennemi ; on nous conduit comme des moutons et nous marchons » (22 octobre 1914). Et, le 19 décembre : « Nous n’avons pu nous installer que très tard au cantonnement car, comme d’habitude, l’état-major n’avait rien fait pour l’assurer. Depuis le début de la guerre, je constate de plus en plus que nous sommes faits pour nous faire tuer, rien de plus. On nous jette à la boucherie avec autant de désinvolture qu’on se moque de nous procurer, non pas le bien-être, mais le minimum de garantie nécessaire à la santé des hommes. […] Je suis de plus en plus furieux. Nos hommes méritent mieux que cela. » L’expression « chair à canon » est employée le 12 février suivant.

RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)

*Benjamin Simonet, Franchise militaire. De la bataille des frontières aux combats de Champagne, 1914-1915, Paris, Gallimard, 1986.

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Lamon, Bernard-Henri (1876-1943)

1. Le témoin
Né à Hourc (Hautes Pyrénées) en 1876, cultivateur, part au front le 3 novembre 1914 avec le 12e régiment d’infanterie, blessé au combat de Vassognes, Aisne, le 26 janvier 1915, classé service auxiliaire à Tarbes le 26 août 1916.

2. Le témoignage
Bernard-Henri Lamon, Mes 120 premiers jours (campagne 1914), Tourcoing, Editions Chevalier, 1982.
La publication non paginée part de « la trouvaille d’un journal tenu par un simple soldat arraché à sa famille ; rédigé de la main d’un paysan bigourdan, il se trouve que l’itinéraire qu’il décrit suit les grands mouvements de la stratégie du début de cette guerre. Du front lorrain à la bataille de Charleroi et à celle de la Marne, il permet de saisir de façon vivante ce que l’histoire n’enseigne pas. Ce document relance l’intérêt et donne un éclairage nouveau sur un épisode que les politiques se sont efforcés de cacher. » (présentation de l’ouvrage – dernière page). Le document très sommaire est le carnet de route d’un soldat d’infanterie jusqu’au 30 novembre 1914. Une à trois lignes par jour, un itinéraire, des lieux, des remarques courtes. Des illustrations qui ne sont pas l’œuvre du témoin.

3. Analyse
G. Cazaux (né en 1943 et originaire de Tarbes) publie le carnet retrouvé de son grand-père. Ce court document a une prétention modeste (introduction G. Cazaux) : « celle, pour son auteur, de préserver une vie personnelle dans une troupe. Ce journal avait peut-être aussi le projet de relier l’homme à sa famille, dans le cas où la mort l’aurait couché sur la terre de quelque champ de bataille. Il est vraisemblable qu’il n’ait plus éprouvé le besoin de continuer ses messages quotidiens dès lors qu’il eut écrit son testament. (…) Ses dernières volontés ont été rédigées sur la page immédiatement après la journée du 30 novembre, et il n’a plus rien noté lorsqu’il est remonté aux tranchées. »
L’essentiel de l’ouvrage, réalisé par G. Cazaux plus de trente ans après la mort de B. H. Lamon, est constitué de reproductions de cartes postales et de photographies illustrant à chaque fois la ou les lignes quotidiennes du court carnet du fantassin. Cette iconographie est plus ou moins proche du lieu ou de la scène évoquée par le soldat, « tâche ardue, puisqu’il s’agissait de « coller » au texte dans le but de le mettre en relief avec un maximum de documents concomitants » (G. Cazaux – introduction).
L’intérêt iconographique (collection de cartes postales) est réel, l’intérêt historique faible.

Vincent Suard 10/05/2012

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Cuzacq, Baptiste dit « Germain » (1886-1916)

1. Le témoin

Baptiste Cuzacq (ou Cuzac) dit Germain est né au lieu-dit Lagraulet à Geloux dans les Landes. Il est le 4e de neuf enfants d’une famille de métayers gemmeurs d’origine plébéienne et dont le père est analphabète. Il quitte l’école de son village à 11 ans mais continue sa scolarité par des cours du soir et acquiert ainsi une bonne instruction primaire, l’enrichissant d’une passion pour la lecture encouragée par les instituteurs du village. Il travaille donc très tôt au champ et à la forêt avant, en 1906, de faire deux ans de service militaire au 144e RI à Bordeaux, puis deux périodes de réserve en 1910 (28 jours) et en juin 1914 (17 jours). Vers 1910, il reçoit de son père la direction de la métairie et se marie en octobre 1912 avec Anna Labarrère, née en 1893. Il a une fille, Julia, née en octobre 1913, qui vient agrandir un foyer où se côtoient déjà 11 personnes pour trois générations d’une même famille. Le 6 août 1914, il quitte sa ferme et rejoint le 234ème R.I. de Mont-de-Marsan où il est affecté et meurt le 3 septembre 1916 à Fleury-devant-Douaumont.

2. Le témoignage

Cuzacq, Germain, Le soldat de Lagraulet. Lettres de Germain Cuzacq écrites du front entre août 1914 et septembre 1916. Toulouse, Eché, 1984, 156 pages.

Baptiste Cuzacq, dit Germain, a 28 ans à la déclaration de guerre et se voit affecté à la 22e compagnie du 234e R.I. de Mont-de-Marsan, réserve du 34e d’active. Ce 13 août 1914, après un voyage en train depuis les Landes, il débarque à Nancy sous les vivats de la foule et prend à pied le chemin du front, vers son baptême du feu dont il ne témoignera pas « à chaud ». Pourtant, la prise de contact du 234ème avec les réalités d’une guerre qui tue est terrible. Jeanty Dupouy, autre  « pays » rapporte « une certaine émotion » à défaire les paquets de cartouches devant Delme, en Lorraine allemande. Après avoir essuyé quelques balles, c’est la retraite jusqu’au Grand Couronné de Nancy où les poitrines se redressent et font à nouveau face à l’ennemi. Germain quant à lui écrit sa première lettre le 9 septembre. Les grands affrontements de la bataille des frontières sont passés et aucun sentiment ni aucune nouvelle alarmiste ne transpire alors. Il va rester sous les monts du Grand Couronné jusqu’au 18 juin 1915 et n’envoyer à sa famille que des nouvelles apaisantes d’un front calmé dans lesquelles il tente d’exercer malgré les distances son rôle de chef de famille. Ce premier hiver de guerre est rude dans la forêt de Champenoux ; la santé se maintien mais les tranchées sont humides et sentent mauvais. L’hiver passe, les beaux jours reviennent, monotones sous la voûte d’artillerie.

Le 18 juin 1915, le régiment quitte le secteur de Champenoux pour celui, plus terrible, du bois du Zeppelin dans le secteur de Lunéville. Le 28, il écrit : « il y a dix jours que nous sommes sous un bombardement continuel ; nous occupons des bois et des marais où, nuit et jour, il faut se retrancher et se battre sans jamais avoir de repos afin de se garantir un peu des projectiles. Nous avons aussi fait une attaque. Le hasard m’a sorti encore sain et sauf jusqu’ici » page 63). C’est enfin l’aveu des souffrances de guerre. Le 7 juillet, il avoue « je vous assure que j’ai bien eu besoin ces jours-ci de ce que vous m’avez envoyé ; autrement, je ne vivrais plus » (page 65), le bombardement et la maladie transparaissent enfin de ces lettres jusqu’alors familiales et presque détachées de la guerre.

Le 11 juillet, il regagne le secteur de Laneuvelotte, plus calme, avant de faire une courte apparition dans les Vosges, du côté de Fraize, jusqu’au 3 août, et de revenir aux avant-postes devant Nancy à l’entrée de l’hiver.

Le 13 janvier 1916, il part pour sa première permission au cours de laquelle il retrouve les siens, dont sa fille Germaine qu’il n’avait pas vue depuis 17 mois.

En février 1916 s’allume à quelques dizaines de kilomètres de Nancy la formidable bataille de Verdun. Le 28 février, le 234e reçoit l’ordre d’occuper le Bois Chenu entre Châtillon et Moulainville. Les tranchées sont « des trous que nous avons faits dans la terre sans être recouverts. Nous sommes toujours sous l’ouragan de feu et d’acier et les Allemands nous envoient aussi des gaz suffocants » (page101). De plus, Germain Cuzacq souffre à nouveau de diarrhées, accentuées par un temps épouvantable. Il tient grâce au renfort moral de sa famille et des colis, nombreux, qui sont le lien entre l’arrière et l’enfer. Le 22 juin, après une courte période de repos, le régiment remonte en première ligne au Réduit d’Avocourt, sur la rive gauche de la Meuse. Ce séjour va dépasser en épreuve ce qu’il a connu jusqu’alors de la guerre. Exténué de fatigue lors de la « simple » montée en secteur, pataugeant dans 20 centimètres de boue au fond de la tranchée, paysage lunaire constamment arrosé de tout ce que l’artillerie prodigue en projectiles, le soldat de Lagraulet voit tomber autour de lui les copains, morts, blessés ou malades. La bataille de Verdun ne cesse pas d’intensité et le 29 août, le 234e est engagé devant Douaumont, dans ce que fut Fleury, autre fournaise. Pressent-il sa mort le 27 août, lorsque arrivé en secteur il prend toute disposition pour que les copains préviennent sa famille : « Alors par les uns ou par les autres, vous pourrez toujours avoir des nouvelles en cas d’accident… » (page 138).

Le  2 septembre, il écrit : « Ma santé est toujours bonne (…). Sommes ici pour le quatrième jour ; nous ne savons pas quand nous serons relevés, nous avons toujours des pertes énormes » (page 142). Le lendemain, Baptiste Cuzacq meurt à son tour dans le charnier perpétuel, laissant à sa femme et à ses deux enfants la dernière lettre comme ultime souvenir d’un mari et d’un père.

Deux annexes commentent certaines des lettres de Germain Cuzacq telle celle faisant référence à une volonté gouvernementale de favoriser la natalité, soulevant pour les soldats l’indignation du spectre de la chair à canon et de la débauche des femmes restées au pays ou celle semblant parler de fusillés énigmatiques au 234e RI. Enfin, l’histoire du trésor que représentent ces quelques 400 lettres rappelant au lecteur comme à l’historien la possibilité de verser au patrimoine commun et à l’immortalité les histoires intimes de chacun de ces héros.

3. Résumé et analyse

Pierre et Germaine Leshauris, la fille de Germain, présentent cette histoire du jeune Landais de Lagraulet dans une courte notice biographique qui démontre l’origine plébéienne de ce fils de métayers-gemmeurs passionné de lecture. Ils commentent et enrichissent 400 lettres en les amorçant pour la période du 1er au 13 août 1914. Une correspondance intime, très personnelle, entre un mari et sa femme où la guerre, si elle est omniprésente, est secondaire et peu décrite par ce métayer-gemmeur très soucieux de ses affaires et de sa famille restées au pays. C’est également l’édition de témoignages également rares des soldats landais, discrets et besogneux qui sont venus mourir aux frontières du nord, pays si lointains dans une guerre incompréhensible pour ces paysans, comme l’est la signification du glas qui sonne à l’église de Geloux le 1er août 1914 (page 11).

L’ouvrage est opportunément présenté et enrichi par Pierre et Germaine Leshauris de témoignages de quelques autres soldats du 234e RI tels les extraits du journal, intéressant et intense, de Jeanty Dupouy du Meysouet, le témoignage oral de Jean Sady et la correspondance d’autres membres de la famille Cuzacq qui comblent les vides épistoliers et annoté de quelques commentaires généraux ou techniques. Ceux-ci portent sur des sujets aussi divers que le repeuplement et le sentiment du soldat, qui le voit comme une incitation à la débauche des femmes restées à l’arrière (page 145), la légende des gendarmes pendus à des crocs de boucher à Verdun (page 146) ou l’histoire de Herduin et Millan, fusillés sans jugement (page 147). Ce livre représente au final un exemple correct de présentation de ces archives familiales indispensables pour parfaire la connaissance sociologique de la Grande Guerre.

Le livre est aussi abondamment illustré de clichés généraux mais également de photographies tirées d’archives iconographiques présentant le 234e en secteur. Elles sont reportées hors pagination. Quelques cartes précisent les lieux d’affectation de l’unité mais, dessinées à main levée, leur précision est discutable (dans les Vosges, le col de la Chipotte est par exemple confondu avec le col du Haut-Jacques (page 69).

L’ensemble présenté est d’honnête qualité, quelque peu desservi par une illustration médiocre. Le régime d’annotation avec renvoi en fin de chapitre est peu clair et fastidieux à la recherche, page à page, car non indiqué. Celles-ci eurent pu être reportées en bas de page, présentation plus lisible. On note également de nombreuses fautes typographiques et de relecture, surtout vers la fin de l’ouvrage et également quelques erreurs géographiques dans l’étude des parcours de l’unité. Malgré ces errements, « le Soldat de Lagraulet » peut apparaître comme un ouvrage d’intérêt pour l’étude des soldats landais dans la Grande Guerre au cours de la période d’août 1914 à septembre 1916.

Plusieur éléments sont à retirer de l’étude de cette correspondance majoritairement consacrée aux relations familiales et civiles de Germain Cuzacq et de sa famille et à la survivance quotidienne. L’auteur replace dans le contexte les mille petites choses et actes du quotidien du soldat. L’ouvrage en est ainsi riche d’enseignements sociologiques sur la vie du poilu. Le 12 août 1914, lors du trajet vers le front, Germain écrit : « En cours de route, des officiers nous annoncent que la guerre a déjà fait beaucoup de blessés mais peu de morts » (page 16). Il rapporte ainsi d’emblée le bourrage de crâne, qu’il connaît avant même l’arrivée au front et l’espionnite, avec l’arrestation d’une femme qui faisait des signaux aux Allemands (page 21). Il est aussi confronté à la sévérité disciplinaire de ses cadres (pages 35 et 36) dont il ne partage pas les mêmes conditions de vie : « Il ne faut pas comparer notre existence à celle des officiers parce qu’ils ont tout ce qu’ils veulent. Vous ne pouvez pas vous figurer les tenues fantaisies qu’ils ont à leur disposition et don t ils se servent jusqu’aux postes les plus avancés. Quant à leur nourriture, la plupart de ces messieurs n’ont jamais été aussi bien nourris avant la guerre » (page 95). Il confessera plus loin qu’il en profite un peu toutefois (page 113). S’il mange de la « viande congelée depuis 10 ans » (page 37) au début de la campagne, il trouve anormal de devoir jeter du pain, délivré en trop grande quantité (page 54). Il évoque aussi le « singe », « viande de bœuf cuite assaisonnée dans de petites boîtes en fer battu de 300 grammes » (page 64). La nourriture restera une préoccupation permanente tout le long des courriers. Le colis est primordial ; celui du premier noël de guerre vient des « familles riches » (page 38), les autres auront une telle importance dans le moral des hommes qu’il en dit : « autrement je ne vivrais plus » (page 65). Par contre, Cuzacq fustige l’alcool, le « Chicogno » (page 134). Le sac est aussi important ; la perte du sien, pulvérisé par un bombardement est un petit drame qui touche à l’intime comme au fonctionnel (page 85).

Comme beaucoup, il s’étonne du peu de malades en regard des conditions climatiques à la tranchée (page 41). Il parle beaucoup de son uniforme, du pantalon rouge râpé (page 40) bientôt remplacé, le 6 février 1915, par la tenue bleu horizon dite « grise » ainsi que le képi (page 43), nouvelle tenue dont il déplore la médiocre qualité (page 48). Il trouve moins cher et moins fastidieux de donner ses vêtements à laver (pages 44 et 50). L’hygiène et la maladie font également partie de ses préoccupations et les petits trucs sont rapportés comme le camphre respiré dans un mouchoir contre les épidémies (page 45) ou sa lutte contre la boue par l’adjonction d’une tige tibiale en cuir, serrée à la cheville (page 112). Cette boue « que personne ne peut se figurer ce que c’est que celui qui s’y trouve, c’est abominable » (page 127).

Il raconte finalement peu ses combats, redoutant l’attaque « à la fourchette », la baïonnette, (page 49) et parle peu de l’ennemi. Le 7 1915, il en dit : « Nous avons le droit d’envoyer certains objets allemands comme souvenirs mais comme ils sentent si mauvais, je ne m’en suis pas occupé » (page 65).

Index des localités, dates (et page) du parcours suivi par l’auteur :

1914 : Mont-de-Marsan, 1er août (11), Tours, 11 août (16), Troyes à Nancy, 12 août (16), Villers-les-Nancy, 13 août (17), Lenoncourt, 15 août (19), Cercueil, Velaine, Brin-sur-Seille, forêt de Gremecey, Fresnes, Delme, Puzieux, 19 août (20), Donjeux, forêt de Gremecey, 20 août (21), Pettoncourt devant Moncel, Mazerulles, Laneuvelotte, Seichamps, Vandœuvre, 21 août (22), Plateau de la Rochette, Ecuelle (ferme de Quercigny, ferme du Cheval Rouge), lycée de Bosserville, Faulx, 22 août -14 septembre (23), Dommartin, 18 septembre (29), Laître-sous-Amance, 5-9 octobre (30), Lay-Saint-Christophe, 15 octobre (30), forêt de Champenoux, 18 octobre (31), Lay-sous-Amance, 28 octobre (32), Velaine-sous-Amance, 3-14 novembre (32), Lay-sous-Amance, 14 novembre (33), Laneuvelotte, 3-14 décembre (35), Brin-sur-Seille, 18 décembre (36), forêt de Champenoux, 19 décembre (36), Laneuvelotte, 20 décembre (37), Etang de Brin-sur-Seille, 21 décembre (37).

1915 : Laneuvelotte, 3 janvier (38), Mazerulles, 21 janvier-10 avril (41), Réméréville, 11 avril (49), Champenoux-Mazerulles, 21 avril-2 juin (50), Laneuvelotte, 2 juin-16 juin (55), Courbesseaux, 17 juin (61), forêt de Mondon (sud-est de Lunéville), 18 juin (61), Bois du Zeppelin, 20 juin (62), Reillon, 21 juin (62), Bois Sans Nom-Bois Noir, 23-30 juin (62), Domjevin, 1er juillet (64), Veho-Leintrey, 2-7 juillet (64), Marainviller-Laneuvelotte-Bouxières-aux-Chênes, 8-18 juillet (66), Fraize, 22 juillet-1er août (68), Laneuvelotte, 4-9 août (70), Quercigny, 9 août-4 septembre (71), Bouxières, 5 septembre (74), Mazerulles, 10 septembre-18 octobre (75), Bouxières, 24 octobre-6 novembre (79), Velaine-sous-Amance, 7-28 novembre (80), Quercigny-Lanfroicourt-ferme Candale, 29 novembre-14 décembre (83), Laneuvelotte, 16 décembre-11 janvier (86).

1916 : Bouxières, 12 janvier-25 février (89), Bouxières-Silmont (Meuse), 27 février (99), Bois-Chenu-Chatillon-sous-les-Côtes-Moulainville-camp de la Béole, 28 février-5 mars (100), Camp de la Chiffour, 6-29 mars (102), Moulainville-Basse, 29 mars-25 avril (106), Canal de l’Est entre Dieue et Haudainville, près de Dugny, 26-30 avril (113), camp de la Chiffour, 30 avril-11 mai (114), entre Eix et Damloup, 12-21 mai (116), camp de la Chiffour, 22 mai-7 juin (117), Réduit d’Avocourt-camp de la Verrière, 27 juin-19 août (125), Triaucourt-camp de Jubécourt, 19 août (137), Riancourt, 21 août (138), camp d’Avoust, 27 août (138), Fleury-devant-Douaumont, 29 août-4 septembre (138).

Yann Prouillet, CRID14-18, janvier 2012.

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Coudray, Honoré (1889-1967)

1. Le témoin

Honoré Coudray, fils d’Auguste-François Coudray, douanier, et d’Honorine Planche, est né à Saint-Michel-de-Maurienne, en Savoie, le 8 octobre 1889. Il passe son certificat d’études avant d’apprendre l’ébénisterie chez un de ses oncles. Homme cultivé, il a très tôt un goût pour la littérature qu’il conservera jusqu’à la fin de sa vie, écrivant même des contes pour ses petits-enfants. Il exercera le métier d’assureur et terminera sa carrière comme cadre moyen d’une compagnie à Grenoble. Marié une première fois en 1919 à Adèle Biard, il se remarie après 8 années de veuvage à Marthe Brion, qui lui survivra jusqu’en 1985. Il aura quatre enfants et c’est l’un d’eux, Aimé, qui publie ses souvenirs. Honoré Coudray meurt le 14 février 1967 à La Tronche (Isère).

2. Le témoignage

Coudray, Honoré, Mémoires d’un troupier. Un cavalier du 9ème Hussards chez les chasseurs alpins du 11e BCA, Bordeaux, Aimé Coudray, 1986, 228 pages.

Affecté au 9e régiment de hussard à l’été 1914, c’est pourtant au titre d’éclaireur monté et d’agent de liaison que le « troupier » Honoré Coudray, 25 ans, va faire la guerre pendant toute sa durée au 11e BCA. Dès lors, il écrit sa campagne avec continuité et décrit les secteurs qu’il parcours en tous sens : les Vosges principalement, mais aussi la Somme, la Champagne, l’Italie puis la ligne Hindenbourg. L’Armistice ne met pas fin à sa relation et ce n’est que le 29 mars 1919 qu’il abandonne le joug de 5 années de guerre qu’il a traversées par miracles renouvelés chaque jour.

Alors que le tocsin sonne aux églises de Grenoble, Honoré Coudray rejoint le 9e régiment de Hussards. Il arrive dans les Vosges avec Dormeur, son cheval, le 7 août 1914 et est affecté au 11e BCA. Il participe à la bataille des frontières du côté du lac Blanc puis à la retraite vers Taintrux et le Kemberg. Le reflux allemand vers sa frontière le ramène à Saint-Jean-d’Ormont, à proximité duquel se cristallise bientôt le front. Il ne le verra pas, transporté dans la Somme puis dans les Flandres et en Artois. Laminé, le 11e revient dans les Vosges au début de janvier 1915. En février, Poincaré et un quarteron de généraux passent les chasseurs en revue, avant l’Alsace où il frôle une nouvelle fois la mort, son cheval blessé sous lui. Il est un temps évacué à l’hôpital de Gérardmer pour bronchite – et gale ! – mais tient ce dur secteur montagneux jusqu’au début de l’été 1916.

Il débarque dans la Somme pour les combats de juillet devant Curlu où, « en peu de jours, 500 hommes étendus sur la terre picarde où ils font des points bleus ». Nul étonnement qu’une nouvelle période de repos vosgienne soit nécessaire. Au mois de novembre il est détaché au 4e groupe de chasseurs alpins (1er, 12e et 51e BCA) et monte à 607, dans la haute vallée de la Fave avant une période d’instruction au camp vosgien d’Hadol, préliminaire à une période d’hiver en Alsace, dans le secteur de Dannemarie. Le printemps 1917 l’amène en Champagne puis dans l’Aisne, dans le secteur de Craonne, où il participe à l’instruction des Américains dans la Meuse.

Au mois de novembre, il apprend son changement de front et embarque pour l’Italie. Il y raconte sobrement sa campagne, faite de peu de combats, et revient, la brèche comblée, sur le front le l’ouest, s’opposer aux attaques allemandes, entre Somme et Artois. Il connaît encore de terribles journées dans la poche de Château-Thierry, aux offensives de Dammard à Rocourt puis dans celle d’Andéchy au nord de Montdidier. L’été 1918 passé, il prend part aux batailles de libération au nord de Saint-Quentin. L’armistice le trouve à Chigny, devant Guise. C’est la fin du cauchemar mais pas de sa situation sous les drapeaux, tant il parcours encore la région parisienne dans l’attente de sa démobilisation : « la levée de l’écrou » ! Et de conclure : « Sur combien de routes avons-nous déjà laissé le sillon de nos fatigues et les fils cassés de notre ardente jeunesse » (page 120).

3. Résumé et analyse

Formidable témoignage, issu d’un hommage filial, riche de continuité dans un poste particulier d’éclaireur monté, emploi rarement évoqué. C’est aussi un trésor d’écriture où l’érudition le dispute au caustique, rehaussée d’un véritable talent descriptif et d’un soupçon de critique politique qui font de ces « Mémoires d’un troupier » l’un des tous premiers témoignages d’intérêt sur la Grande Guerre. En effet, ce livre est une véritable perle éditoriale tant Honoré Coudray passe en permanence sous le souffle de la mort sans aucune égratignure, mais aussi témoigne d’un don d’écriture manifeste, alliant précision descriptive et analyse critique juste et efficace de son environnement. Dès les premières pages, on prend la mesure d’un esprit cultivé et profond. Si le lyrisme et la métaphore l’emportent parfois sur le descriptif, c’est également avec talent. Il porte sur les officiers qui l’entourent le regard acéré d’un bon observateur de la valeur des hommes. Ainsi, plusieurs tableaux ethnologiques d’intérêt sont à lire sur l’Italie et sa population, même si ce chapitre est le moins long de son parcours. Il prend parti, notamment contre les Américains dans une violente diatribe rappelant que leur sacrifice ne fut rien en regard de celui du soldat français (page 215). Sans polémique gratuite, Honoré Coudray est un excellent témoin de son temps. Seule concession, – mais est-elle de l’auteur ou du présentateur ? -, les noms de certains soldats, soit qu’ils aient été mal perçus, soit qu’ils aient été honnis (cas du soldat Jacques Serre, fusillé à Anould le 16 mars 1916), ont été caviardés. Toutefois, les initiales correspondent et il peut être aisé de les rétablir. Honoré Coudray expose son ressort d’écriture : « Je tire aujourd’hui ma révérence à la sombre comédie-dramatique des notes pour moi péniblement recueillies depuis le bruyant soir du 1er août 1914. J’ai écrit avec la parfaite insouciance de la perfection de l’art de s’exprimer, sans aucun souci d’étiquette, ni respect de la plus élémentaire convenance, le protocole n’étant pas mon cheval de bataille. J’ai tracé à brûle-pourpoint, comme j’ai vu, comme j’ai entendu, comme j’ai senti, d’autant plus que je n’ai et n’aurai jamais l’audace ni la pédanterie de livrer le contenu de mes tablettes à la publicité… » (pages 217-218).

Réflexif et descriptif, le livre fourmille de tableaux anecdotiques, telle cette vision de chiens battant du beurre en Flandre (page 36), ou la description de l’état de l’uniforme après 4 mois de guerre (page 38). Volontiers critique, il l’est du Bulletin des Armées de la République en décembre 1914 (page 40) et distille ses réflexions opportunes sur la condition de l’homme-matériel et l’incurie, exemplifiée, de la question de sa mort (page 42). Il s’interroge plus loin sur la force de mémoire du soldat après-guerre : « je doute fort que la plupart de ceux qui en reviendront aient seulement la force du souvenir dans leurs actes et celle d’en imposer la mémoire vivace » (page 66).

Il décrit d’un style badin, faussement naïf, les « commerçantes de toutes essences », « nuées de femmes de tous âges [qui] assaillent les soldats ébahis avec leurs bidons de café et de chocolat. Puis d’autres, moins mercenaires, les emmènent à leur domicile afin de partager le pain et le sel, du moins je le suppose. C’est bien pire qu’un invasion de sauterelles » (pages 59-60). Badin certes mais aussi misogyne sur la femme électrice (page 110). Il est aussi volontiers ironique dans sa vision des Vosges, remarquant à La Bresse la « chose curieuse, dans ce pays où l’on tisse tant de toiles, les lits n’ont pas de draps » ! (page 72). Il l’est moins quand il constate le traitement réservé au soldat et y reviendra souvent dans son témoignage. Pour s’en convaincre, nous reportons le lecteur dans l’utilisation de son témoignage par Nicolas Offenstadt dans Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective. (1914-1999) (Odile Jacob, 1999). Dans les Vosges, il rapporte l’exécution du chasseur Jacques Serre qui, ivre, avait bousculé un commandant (page 75) ou l’assassinat d’un soldat soi-disant voleur, meurtre à mettre au débit du commandant P. (Pichot-Duclos) (pages 89 et 96). Plus loin, un gendarme factionnaire jeté dans un canal (page 90) ou gardant les permissionnaires « parqués » (page 91). Les cadres sont aussi l’objet de toute son « attention », même si parfois ils ressemblent à des enfants (page 129).

La presse fait également souvent l’objet de sa colère : Hervé, rédacteur à La Victoire est « un pilier de prison qui a évolué ! Après avoir traîné le drapeau dans le fumier et écrit des saloperies de tous genres » (page 101). Il sert une violente diatribe sur le mensonge journalistique (pages 120 et 166) ou celui du bulletin de la République, suspendu au 12 mars 1918, et dont les « feuilles alimentaient les archives des feuillées, dernier refuge des bourrages de crânes imprimés » (page 166). Il rapporte ce qu’on lit aux tranchées, y compris les images érotiques placardées sur leur paroi (page 151). Il évoque comme une maladie la contagion des vraies comme des fausses nouvelles (page 188). Une réalité toutefois est qu’au 11 novembre 1918, il reste seulement 4 soldats ayant vu le début de la guerre dans le groupe de liaison de Coudray (page 198). Cela déclenche chez lui une analyse désabusée et clairvoyante de l’après-guerre politique du soldat, auquel il faudra rendre le dû politique au soldat de la paix et sa participation aux traités (pages 203 à 205). Par contre, il est peu disert sur les mutineries, et se contente d’en rapporter la rumeur et de tenter une explication du phénomène (pages 127-128).

Souvent préoccupé par la nourriture, il estime nécessaire la maraude alimentaire (page 164). D’ailleurs, sur ce point précis, il déclare que tout homme revêtant l’uniforme devient voleur (cf. l’affaire du vol de volailles de Villers-les-Rigaud) (page 178). Plus anecdotiquement, il fait des repas de corbeaux (page 175), de paon (page 200) ou d’un lapin mangé par les vers, cuisiné en civet quand même pour la partie comestible (page 177). Attentif à l’hygiène, il décrit des Italiens malpropres (page 160) et s’inquiète de la grippe espagnole en mai 1918 et en décrit les symptômes (page 175).

« Mémoires d’un troupier » n’est pas introduit et l’on doit à la quatrième de couverture de connaître l’origine filiale de la transmission de ce journal de guerre. Il est par contre très correctement construit, haussé d’un cahier iconographique central montrant le héros et deux cartes opportunes rappelant les zones d’opérations du 11ème B.C.A. Opportunes sont également les annexes (à partir de la page 220) synoptiques du parcours chrono-géographique d’Honoré Coudray, qui complète l’architecture de l’ouvrage, divisé par années en grandes périodes de combats. Enfin, deux courts index des noms des militaires et des unités cités (pages 227 et 228) sont des ajouts trop rarement rencontrés dans ce type de parution. Enfin, quelques fautes ont été corrigées par un errata de l’éditeur. Une édition au format inadapté et à la typographie médiocre n’entachent pas ce formidable document.

Ultra référentiel et alimentant de première importance l’étude du front des Vosges, cet ouvrage est à lier intimement à celui de Louis Bobier et à rapprocher dans la stylistique du journal de guerre d’Henri Désagneaux (voir leur notice dans le présent dictionnaire).

Noms cités (page) :

Angele (Cpt) (84), Anne (163-164), Basbayon (47), Belmont (Lt) (29-69), Bertrand (Cpt) (111-131-137-140), Bordeaux (Col) (39), Bouvier (11-12-13-42-47), Buyer de (Col) (24), Cassin (Cpt) (42), Ciambelli (Cdt) (194-213), Clerget (174), Collet (Cdt) (24), Coquand (Cpt) (10), Delorme (Sgt-major) (181), Desforges (Cpt) (181), Dhorm (Ss-lt) (149), Doyen (Cpt) (55-99-183), Dumesnil (Lt) (183), Fabri-Fabreques de (Cdt) (100-181), Ferrand (153), Ferret (Col) (39), Forest des (Cpt) (140), Girard (13), Gras (183), Guillot (vétérinaire) (74), Heinrich Louis (107), Jargot (5-9-13à16-21-25-27-29-30-34à36-73-74-77-209), Jarrige (47), Jorraz (13-15-47), Lalande (Cpt) (181), Lancon (Col) (113), Lebrun (Gal) (118-123), Lecomte (Cdt) (93), Levrat (100), Lionne (18), Marade (Cpt) (42), Perrier Auguste (108), Pigeat (Lt) (34-47), Poirat Henri (38-108), Poncet Léon (4-114), d’Armau de Pouydraguin (Gal) (108-144), Quinat (Lt-col) (100-107-113-126-131-174-201), Roch (39), Rousset (Lt) (88), Rousset (Lt-col) (131-144), Ruffier (25-27), Rufflier (145-146), Sabardan (54), Seigle (120), Touchon (82), Vittoz (120), Wendling (136-141).

Liste des communes citées (date – page) :

1914 : Grenoble, Chambéry (2-7 août – 3-4), Epinal, Docelles, Corcieux, Fraize, Plainfaing (7-12 août – 4-8), Orbey, Lac Blanc, col de louspach, Bonhomme, Colroy-la-Grande, col de la Charbonnière, Saint-Blaise-la-Roche (12-24 août – 8-14), Bourg-Bruche, Saales, La Grande Fosse, La Petite-Fosse, Saint-Jean-d’Ormont, Moyenmoutier, Saint-Prayel, Nompatelize, Saint-Michel-sur-Meurthe, La Bourgonce, Les Rouges-Eaux, Bois-de-Champ (25 août – 2 septembre – 14-17), Taintrux, le Kemberg, Vanémont (2-12 septembre – 17-20), La Culotte, Saint-Jean-d’Ormont (12-15 septembre – 20-22), Clermont (Oise), Fournival, La Herelle, Le Cardonnois (Somme), Montdidier, (15-24 septembre – 22-25), Harbonnières, Vauvillers, Cappy, Méricourt, (25 septembre – 11 novembre – 25-32), Calais, Bailleul, Belgique (12 novembre – 14 décembre – 33-40), La Comté, Mingoval, Mont-Saint-Eloi, Caucourt (14-31 décembre – 41-42).

1915 : Acq, Tincques, Chelers, Saint-Pol (1er – 14 janvier – 44), Gérardmer (14 janvier – 18 février – 45-48), Soultzeren, Metzeral (19 février – 25 août – 48-58), Corcieux (26 août – 3 octobre – 59-61), Belfort, Buethwiller (4-16 octobre – 61-63), Gérardmer, Lingekopf, (16 octobre – 19 décembre – 63-67), Vagney, Xoulces, Moosch, Hartmanswillerkopf (20 décembre 1915 – 15 janvier 1916 – 67-72).

1916 : Anould, Fraize (15 janvier – 1er mars – 73-74), Lac Noir, Rudlin (1-16 mars – 74-77), Kruth, Hilsenfirst (17 mars – 27 juin – 77-85), Fouilloy (Somme), Boves, Gentelles, Cachy, Villers-Bretonneux, Vaires-sous-Corbie, Méricourt-sur-Somme, Curlu, Suzanne, Maurepas, Cappy, Eclusier, Cléry, (27 juin – 25 octobre – 86-97), Laveline, Combrimont, 607, la Croix le Prêtre, Beulay, Mandray, (26 octobre 1916 – 24 janvier 1917 – 98-105).

1917 : Hadol, camp d’Arches, Dounoux (Vosges) (25 janvier – 8 mars – 106-111), Belfort, Bourbach-le-Haut, Dannemarie (11-31 mars – 112-116), (Aisne) Corrobert, Courbouin, Verdon, Jaulgonne, Crugny, Aougny, Vincelles, Le Charmel, Artonges (1er avril – 14 mai – 117-125), Vendières, Verdelot, château de Vinet, Brécy, (15 mai – 5 juin – 117-129), Courville, Ventelay, Marceau (Chemin-des-Dames), Pontavert, Craonne (5-24 juin – 129-132), Gondrecourt, Mauvages (9 juillet – 11 septembre – 134-145), Courtisol, Tahure (15 septembre – 3 novembre – 145-153), Italie, Monte Tomba, plateau d’Asiago (7 novembre – 12 avril 1918 – 153-171).

1918 : Amiens, Guignemicourt, Rainneville, Halloy, château d’Hervare, Thiebronne, (15 avril – 1er juin – 171-176), Congis, Villers-les-Rigaud, la Tuilerie, Crouy-sur-Ourcq, château de Brunier, Montigny, Dammard, Mounes, Rassy, Remonvoisin, Sommelans, Grisolles, Rocourt, Lizy-sur-Ourcq (3 juin – 27 juillet – 177-184), Grandvillers, Sommereux, Andechy, Sept-Fours, Réthonvillers Nesle (28 juillet – 3 septembre – 185-187), Lavacquerie (3-26 septembre – 187-189), Pierrepont (Somme) Holnon, Saint-Quentin, Chardon Vert, bois des Cocotiers, ferme Monidée, Fieulaine, Sery-les-Mézières, Ribémont, Lucy, Guise, Froidestrées, Chigny, Malry, Le-Hérie-la-Viéville (27 septembre – 22 novembre – 190-202).

Yann Prouillet, CRID14-18, janvier 2012.

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