Poulet, Jules (1882-1938)

Lorsqu’il est né, le 3 mai 1882 à Balan (Ardennes), son père était ouvrier tondeur de draps. Troisième enfant d’une famille nombreuse, il peut cependant faire des études qui lui permettent de devenir employé aux écritures dans une entreprise textile. Il épouse en octobre 1912 une femme du même milieu social, très catholique, et a un fils, Paul, en août 1913. Il avait effectué trois ans de service militaire ; il repart le 2 août 1914 et jusqu’au 7 mars 1919. Il est musicien et brancardier au 120e RI. Sa famille n’ayant pas quitté Balan, elle va se trouver en territoire occupé par les Allemands, et Jules restera longtemps sans nouvelles et sans pouvoir écrire. Le contact est repris au printemps 1915, de manière indirecte, peut-être par l’intermédiaire du curé de Balan. Le 28 septembre, il reçoit une photo de son fils : « Je ne me lasse pas de le regarder. Il est tellement changé que je ne l’aurais pas reconnu. Il n’a pas l’air d’avoir trop souffert de cette maudite guerre. » Lorsqu’il obtient une permission, il se rend chez quelques parents ou amis, jusqu’au retour en France (par la Suisse) de sa femme et de son fils, dans le courant de 1917. C’est pourquoi ses carnets personnels, sur lesquels il écrit des notes assez brèves, sont aussi un moyen de « converser » avec les absents : il s’adresse parfois directement à sa femme. Les carnets d’août 1914 au 26 avril 1916 ont été retrouvés et transcrits dans le cadre d’une activité pédagogique ; les suivants ont été perdus lors de l’exode de 1940.

Le régiment connaît son premier engagement dès le 10 août, puis il bat en retraite jusqu’à la bataille de la Marne. Le 7 septembre : « Le canon continue, les Allemands avancent toujours. Vers 8 heures du matin, ils sont dans Sermaize. Nous nous sommes sauvés dans la dernière maison, où nous attendons des blessés qui se sauvent. A 8 heures juste, les Allemands entrent dans la maison. Nous sommes faits prisonniers : 3 médecins majors et 20 à 25 brancardiers. Nous sommes bien tristes tous. Néanmoins ils sont gentils avec nous. Vers 11 heures, étant seuls, nous nous sauvons à travers champs. Dans une course précipitée, nous regagnons Cheminon où nous trouvons une brave femme qui nous fait une omelette au lard puis une boîte de homards. Nous nous recalons un peu. » La poursuite les conduit en Argonne, au Bois de la Gruerie où les brancardiers ont une activité intense qui leur cause des pertes. L’hiver approche avec la pluie, la boue, le froid : il faut vivre « au milieu des bois comme des sauvages », « comme des loups ». Le 120e alterne entre Champagne et Woëvre ; il connaît la guerre des mines aux Éparges. Au repos, les brancardiers redeviennent musiciens et sont occupés à des répétitions. Le 25 mai 1915 : « Belle journée. Répétition le matin. De 6 à 7, concert. Nous apprenons l’entrée en scène de l’Italie : nous l’apprenons aux Boches avec de grandes affiches au-dessus des tranchées. » Les prisonniers allemands « paraissent heureux d’être faits prisonniers » (11 octobre).

Mais, octobre 1915, c’est aussi le moment de se demander : « Passerons-nous encore l’hiver ? » La réponse arrive le 14 novembre avec la première neige, le 17 novembre lorsqu’il se réveille « couvert de givre ». De janvier à avril 1916, le secteur de La Croix-sur-Meuse est calme ; les soldats reçoivent l’ordre de bêcher et de cultiver tous les jardins. Mais, lorsque l’on se déplace : « Désillusion ! Nous partons, mais dans la direction de Verdun. » Là, autour du fort de Souville, les brancardiers ne songent pas à faire de la musique. « 18 avril 1916. Toujours bombardement du fort qui commence à s’abîmer. Nous partons aux blessés à 8 heures du soir, faisons un voyage au bataillon, un au fort, et retournons enterrer quelques morts sur le chemin. Il pleut toujours, aussi notre travail est très dur. Il faut vraiment faire des efforts surhumains pour arriver. Nous avons déjà un tué et cinq blessés. »

Jules Poulet dit à plusieurs reprises qu’il aspire à la délivrance des régions envahies, que les Allemands doivent être battus et chassés. Cependant c’est dans une des rares lettres à sa femme conservées qu’il se livre à une condamnation plus large (6 janvier 1916) : « C’est assez souffert comme cela, pour le profit de cette guerre, si on peut appeler cela ainsi… une boucherie sans nom, un crime horrible… Il faut voir cela. Tout cela ne nous apporte à nous que misère, deuils, et tout le cortège. J’espère que notre cher petit ne verra jamais cela, et que toi non plus, tu ne repasseras plus jamais par tout ce que tu as souffert. Et si nous voulons aller jusqu’au bout, c’est-à-dire à l’anéantissement du militarisme boche et qui sera aussi, je l’espère, celui du monde entier afin que ceux qui auront le bonheur de s’en tirer ne recommencent pas à faire comme nos pauvres parents et tant d’autres : travailler une existence entière pour avoir une aussi triste récompense. Dis bien tout cela à notre petit Paul quand il pourra le comprendre. »

RC

*« Les carnets de route d’un soldat musicien », PAE du Collège Hurlevent de Hayange, Marturia n° 4, 1985, 95 p.

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Buffereau, Alrhic (1896-1985)

Alrhic Buffereau en mai 1915

1. Le témoin

Alrhic (ou Alric) Armel Onésime Buffereau est né le 17 novembre 1896 à Naveil (Loir-et-Cher) de Anatole et de Lucie Norguet, cultivateurs possédant également des vignes. Ayant un frère, Alcide, né trois ans après lui, il est issu d’une famille modeste, dans un milieu rural où « peu de gens lisaient les journaux locaux. Bien des ménages et jamais sortis du « pays » (page 9). Il sort de l’école à 14 ans avec le certificat d’études primaires mais dit de son avenir : « Sans ambition à la sortie de l’école, ma place est toute trouvée : je devais remplacer à la maison le domestique que mon père embauchait tous les ans de la Chandeleur à la Saint-Martin » (page 9). Le 15 décembre 1914, l’appel de la classe 16 le mène au conseil de révision qui le déclare bon pour le service. S’il rejoint le 15 avril 1915 le 46e RI de Fontainebleau et fait son instruction de guerre à Estissac, dans l’Aube, il n’arrive au front qu’en novembre 1916, à Oulchy-le-Château dans l’Aisne. Là, il fait de nouvelles classes pour intégrer une compagnie de mitrailleuses, stage qui le tient éloigné des premières lignes encore quelques mois à l’issue desquels il entre dans la 3e compagnie de mitrailleuses du 53e RI de Perpignan, en ligne au Mont Têtu, en Champagne. En octobre, il gagne Dommiers, dans l‘Aisne jusqu’au début de 1917 où il monte dans le terrible secteur des Eparges. Il y connaît la guerre de tranchées dans un secteur bouleversé par les mines et sous le bombardement permanent des minenwerfer. A l’été 1917, il occupe à nouveau le secteur des Monts de Champagne et c’est à Verdun qu’il échoue au début de septembre, au tunnel de Tavannes, pour quelques jours. Il retourne en Champagne quand la situation alliée défaille sur la Somme. Il arrive en pleine bataille à Ailly-sur-Somme le 3 avril 1918. Constatant que « je n’ai que 21 ans et je suis le plus ancien de la compagnie » (page 60), il répond alors une demande de volontaires pour le poste de mitrailleur aérien. Contre toute attente, il part le 8 mai pour le 1er groupe d’aviation de Dijon commencer sa formation. Il change radicalement de condition, travaille correctement et est désigné « bombardier de jour » au camp de Châteaudun. Mais avant qu’il y parvienne, au cours d’une « épreuve de hauteur », l’avion, touché par un éclat d’obus au-dessus des lignes, atterrit en territoire ennemi. Buffereau est fait prisonnier avant même d’avoir été combattant aérien, le 28 septembre 1918. Il est interné au camp allemand de Bernau puis à celui de Lechfeld où il apprend la fin de la guerre le 25 novembre seulement. Le lendemain, les portes du camp sont ouvertes et il parvient à rentrer en France le lendemain de Noël 1918. Après guerre, de 1921 à 1967, il épouse Louise Toussaint et tient pendant 46 ans un café-restaurant dans sa commune de naissance, Naveil. C’est à sa retraite qu’Alrhic Buffereau décide de se remémorer sa terrible guerre et en rédige 200 pages de notes, adjointes de lettres, cartes postales, documents ou photos. Il décède à Naveil le 13 novembre 1985.

2. Le témoignage

Alrhic Buffereau, Carnets de guerre, 1914-1918, Vendôme, Libraidisque, 1983, 91 pages.

D’un indéniable intérêt, ces « carnets de guerre » en forme de souvenirs recomposés par leur auteur soixante années plus tard – si le présentateur parle de 1967, la dernière date notée est 1974 –, pêchent par leur minimalisme. Où sont les 200 pages de notes et de lettres évoquées par M. Ferrand, présentateur, tant il ne reste qu’une soixantaine de pages éditées sur cette masse. Comment s’est opérée la réduction ou l’épuration ? Dès lors, comment partager l’optimisme du préfacier sur la réalité du « mérite de l’auteur (…) d’avoir parfaitement réussi à coordonner les notes qu’Alrhic Buffereau portait sur des cahiers, lorsque les combats le permettaient, rendant ainsi plus sensibles la cohésion et l’unité du livre » (page 7). Il n’en reste hélas que trop peu pour conclure à un témoignage référentiel. En effet, si les différents épisodes de la guerre de Buffereau sont abondants quoique survolés, l’ensemble manque de précision et de délayage. Toutefois, on peut deviner en filigrane les évocations peu rencontrées par ailleurs de la misère sexuelle dont s’épanche épisodiquement l’auteur, exhaussant quelque peu l’intérêt de ces trop courtes notes. Mal introduit, l’ouvrage est ponctué de trop nombreuses fautes et erreurs toponymiques qui dénotent une absence de rigorisme de vérification (cf. la Loi Dalbiesse page 46 ou Cormontreuille page 28) et les noms de personnes sont caviardés.

3. Analyse

Ses premiers souvenirs concernent le climat de mobilisation : « Je me rappelle avoir passé la première nuit à garder un carrefour, à Naveil, un fusil de chasse à la main. Nous avions l’ordre d’arrêter tout le monde et de demander le mot de passe : « Cambronne », car soi-disant, le pays était infesté d’espions » (page 18). Suivent une vision intéressante de la classe 16 à l’arrière avant sa mobilisation : « Sachant que les femmes ont besoin de nous, nous jouons aux caïds. (…) Personne pour nous réprimander, nous en profitons. Les distractions étant toutes supprimées (bal, cinéma, fête foraine…), le dimanche, nous nous réunissons dans les caves, et buvons, buvons, pour oublier. » (page 20). Il fustige les pistonnés, amis d’un député influent, qui parviennent à se faire réformer et participe, le 12 janvier 1915, à une « chasse aux réformés » (page 23). Enfin arrivé au front, il assiste à la vision traumatique de l’exécution d’un jeune soldat : « C’est pénible à voir. (…) Lorsque nous revenons au campement, tous écoeurés, nous n’avons échangé aucune parole. Pauvre gars fusillé à vingt ans pour avoir eu peur. Ce spectacle reste gravé dans notre esprit pour toujours » (page 34). Tout aussi traumatique est l’impression dégagée par une permission, à l’été 1917 : « Les quelques civils du train nous fuient. (…) Dans les cafés, la clientèle se compose uniquement d’ouvriers réformés ou retirés de l’armée pour travailler dans les usines comme spécialistes ou des galonnés qui font l’instruction dans les centres mobilisateurs. Moi j’appelle ces messieurs des « embusqués ». En uniforme fantaisie, ils paradent et parlent de la guerre comme s’ils savaient ce qui se passe au front. (…) Je vais rendre visite à une cousine de Villiers. Pour me remonter le moral, elle me dit : « T’es donc encore pas mort ! » (…) Mes dix jours écoulés, il faut reprendre le chemin du retour. Ecœuré par toutes les réflexions entendues, fatigué par une journée entière passé dans le train, c’est le cœur gros que je retrouve mes camarades qui, comme moi, ont été déçus par les propos tenus par « l’arrière » (page 42). Il n’est pas non plus tendre avec les officiers ; en repos vers Vitry-le-François : « Les officiers se font voir, ils n’ont plus peur, même à l’exercice » (page 45). Il relate aussi sa misère sexuelle. Dans un café, il parvient « en cachette à embrasser la bonne » (page 46) ; « Il est vrai que le soldat trouve toutes les filles belles » (page 69). Y revenant ponctuellement, il constate que « les maisons publiques regorgent aussi de soldats, surtout de gradés en uniforme fantaisie qui dansent avec de belles filles maquillées, presque nues (…). Lorsque nous entrons là-dedans avec nos brodequins, bandes molletières, capotes et ceinture, personne ne fait attention à ces pauvres poilus. Nous nous contentons de regarder une demi-heure en sirotant un demi. C’est là tout le plaisir que nous avons. » (page 46). Il revient sur ces bordels car « un beau jour, [s]a section doit assurer un service de garde à la maison close » où « assis sur un banc, nous contemplons le défilé, un défilé incessant qui permet de regarder tous les régiments possibles et imaginables, même des tirailleurs sénégalais. Parfois il y a de la bagarre tant ils sont pressés (…) C’est l’abattage (cent clients par jour). (…) C’est pire qu’à l’usine : 9 heures-midi et 14 heures-20 heures, sans arrêt, ni buvette, ni musique. » (page 53). Buffereau rapporte aussi quelques rumeurs ; « J’ai entendu des choses incroyables qui se colportent : des Sénégalais avec des oreilles ennemies embrochées tout au long de leurs baïonnettes, des gendarmes pendus à des crocs de boucher à Verdun… » (page 54). Enfin, dans les souvenirs de sa captivité ressortent plus particulièrement une nourriture invariable, « pas de travail (…) rien à lire, aucun jeu. Nous restons avachis sur nos lits et parfois l’on s’amuse à « brûler des pets » ! (page 75).  L’ouvrage s’achève sur un rappel chiffré du bilan, d’une conclusion de Buffereau, d’une chanson, « La valse des réformés » et d’une lettre sur l’hécatombe de sa section.

Liste des communes citées (date – page) :

1914 : Naveil (Loir-et-Cher) (17-25).

1915 : Fontainebleau, Estissac (26-27).

1916 : Oulchy-le-Château, Grisolles (avril – 28-29), Cormontreuil, Oulchy-le-Château (juin – 29), Dampierre-le-Château, mont Têtu, Ville-sur-Tourbe, bois d’Auzi (26 juin – 1er octobre – 30-34), Mareuil-en-Dole, Dommiers (octobre – décembre – 35-36).

1917 : Nançois-Tranville, colline des Hures, Rupt-en-Woëvre, les Eparges, Point C (janvier – juillet – 37-42), Mont Haut (12-27 juillet – 43-45), repos à Saint-Amand-sur-Fion (28 juillet – 8 septembre – 45-46), Verdun, caserne Marceau, ravin de Hassoule, ravin des Rousses, tunnel de Tavannes (9-20 septembre – 47-51), Epernay, Flavigny, Avize (repos) (22 septembre – 19 novembre – 51-52), Prosne, ferme de Constantine, Mourmelon (20 novembre 1917 – 20 mars 1918 – 53-55).

1918 : Bois de la Pyramide, Sept-Saulx (20-27 mars – 54), Ailly-sur-Noye, Mailly-Raineval, Amiens, Estrée-Saint-Denis (3-9 avril – 55-58), Champagne, Sept-Saulx, les Marquises, Mont Cornillet, Mont Blon, Mont Haut, Mont Perthois, Mont Sans-Nom, la Cage à Poule (mai – 59-60), école d’aviation de Cazeau, La Teste, Arcachon, Le Crotoy (mai – septembre – 61-65), Allemagne, camp de Bernau, camp de Lechfeld, retour en France (septembre 1918 – février 1919 – 65-82).

Yann Prouillet, CRID14-18, septembre 2011

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Sévin, Antoine (1896-après 1986)

1. Le témoin
Fils de mineur du Pas-de-Calais, Antoine Sévin perd son père et tous les hommes de sa famille lors de la catastrophe de Courrières en 1906. Sorti de l’école primaire à 13 ans, il est engagé à la mine pour travailler au même puits où était mort son père. La famille fuit devant l’arrivée des uhlans en août 14. Lui-même est mobilisé le 8 avril 1915. Il fait ses classes et un entraînement au camp de La Courtine, et il est nommé caporal avant de partir au front au 9e BCP. Il est sergent à la fin de 1917.

2. Le témoignage
Antoine Sévin est un parent de Gaston-Louis Marchal qui a édité ses souvenirs en 1986 à Castres, sous le titre Ma chienne de jeunesse, De la catastrophe de Courrières à la guerre de 1914-1918, ronéoté, format A4, agrafé, tirage à 80 exemplaires numérotés. On sait que ces souvenirs ont été écrits « 70 ans après la guerre », mais on ignore si c’est spontanément ou à la demande de Marchal. Celui-ci a retouché le texte dans la forme, comme le prouve la comparaison entre deux passages en fac-similé et la version dactylographiée. Des « dessins automatiques » d’Antoine, qui « tournent aux monstres », illustrent le texte. Celui-ci manque de dates précises. Il semble ne pas s’appuyer sur des notes, mais sur le simple souvenir.

3. Analyse
Rencontrer des copains « du pays » est un bonheur à La Courtine. Au front, la découverte du premier mort porte un coup sensible au jeune soldat. À un aspirant issu d’une grande famille qui lui fait un cours de patriotisme et termine en espérant qu’il fera son devoir, Antoine répond qu’il le suivra partout (mais il ne l’a plus revu). Lors de la première corvée de ravitaillement, les cuisines sont détruites par un obus qui tue aussi des chevaux ; on repart en emportant des biftecks de cheval. Une blessure le sauve de l’attaque sur le Chemin des Dames qui est un véritable massacre ; sa marraine de guerre vient voir le fils de mineur à l’hôpital en calèche. Il se souvient du bois des Caures où Driant est mort ; du ravin du Cul du Chien, qui était dominé par les Allemands. Dans le secteur d’Avocourt, lors de l’hiver 1917-1918, l’inondation oblige à sortir des tranchées, et Français et Allemands fraternisent. Son unité est chargée de retarder la progression ennemie lors de l’attaque allemande sur le Chemin des Dames en mai 1918. Puis il participe à l’offensive du 15 septembre sur Mesnil-les-Hurlus, en liaison avec les petits tanks Renault, sous les obus à l’ypérite. Il enterre un camarade tué et repère la tombe pour informer ses parents. Il est en permission lorsqu’il apprend la nouvelle de l’armistice.

Rémy Cazals, juin 2011

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Omon, Lucien (1886-1952)

1. Le témoin
Né le 2 septembre 1886, peut-être à Paris où il passe le conseil de révision le 11 mai 1907, avec le grand plaisir d’être reconnu bon pour le service qu’il va effectuer à Guingamp. Assez cultivé puisqu’il deviendra archéologue amateur. Il écrit sans fautes d’orthographe. Son hobby est la photographie. Il fait la guerre dans les rangs du 52e RI ; il semble qu’il soit devenu sous-officier. Il est décédé le 1er mai 1952.

2. Le témoignage
La famille a conservé 27 petits carnets de format 6×11, dont 3 pour le service militaire, 8 pour 1915, 7 pour 1916, 5 pour 1917 et 4 pour 1918-19, ainsi que 800 ou 900 négatifs à partir desquels Lucien a fait des tirages contacts datés et légendés. Le texte d’un carnet évoque quelquefois précisément la prise d’une photo. Sa petite-fille, Catherine Gauthier-Esnault, professeur agrégée d’histoire et de géographie, a composé deux pochettes de diapositives commentées, reproduisant 24 + 12 photos et des extraits des carnets en regard de chacune : Le journal d’un poilu de 1914 à 1916, série MY 1953, et Le journal d’un poilu de 1917 à la Victoire, série MY 1954, Paris, éditions pédagogiques audiovisuelles Diapofilm, 1988. Les livrets donnent aussi trois croquis de localisation : secteur Soissons-Reims en 1915 ; Verdun en 1916 ; les Vosges en 1917. Les renseignements sur l’auteur sont volontairement limités, car il s’agissait de le présenter comme un « poilu parmi tant d’autres ». Une lettre de Catherine Gauthier à Rémy Cazals apporte quelques précisions, reprises ici.

3. Analyse
Les images sont disposées dans l’ordre chronologique. Plusieurs montrent les tranchées et leur boisement, leur caractère particulièrement rudimentaire à Verdun, les systèmes de protection par chevaux de frise et barbelés, la vue à travers un créneau, le costume des soldats pour s’adapter au froid et à la boue, la chasse aux rats, la toilette au cantonnement et les cuisines roulantes (1-6), les tombes des camarades. On peut noter encore une photo de prisonniers allemands souriant avec leurs gardiens (1-2) ; les cordonniers du régiment arborant ostensiblement un exemplaire du journal La Bataille syndicaliste (1-3) ; de faux canons en bois pour servir de leurres (1-12) ; « un groupe de soldats habillés en patrouilleurs » (2-3), ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’une patrouille prise en pleine action ; un convoi américain d’artillerie (2-8) ; un tank allemand capturé et exposé à Paris, le 14 juillet 1919 (2-11).
Les quelques extraits des carnets ne disent pas si Lucien Omon a exprimé des opinions sur la guerre, la Patrie, les chefs, l’arrière, etc. Le seul passage un peu développé concerne Verdun, entre Vaux et Douaumont, du 4 au 11 juin 1916. L’auteur voit l’armistice comme la fin du « cauchemar ».
Les carnets et les photos n’ont pas été publiés par ailleurs. Peut-être cette brève notice les fera-t-elle ressortir.

Rémy Cazals, juin 2011

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Brec, Ernest (1890-1984)

  1. Le témoin

Ernest Brec est âgé de 24 ans en 1914. Ordonné sous-diacre le 29 juin, il est de la classe 1910 et a effectué un service militaire de 26 mois (1911-1913) au 135e RI à Angers. Au début de la guerre, il rejoint le dépôt du 77e RI à Cholet. Il entre avec son régiment en Belgique, fin août, connaît son baptême du feu le 23 et assiste à la retraite. Le 1er septembre, il est blessé, dans les Ardennes (bois de Juniville). Envoyé à Libourne dans la Gironde, il passe 3 mois à l’hôpital Sabatié (6 septembre-6 décembre). Il rentre chez lui, puis au dépôt. Passant Noël avec sa famille, il reçoit la confirmation de la mort de son frère qui appartenait également au 77e RI. Il retourne à l’armée le 14 janvier 1915, dans le secteur d’Ypres et devient brancardier le 20 janvier. Il reste 2 mois dans ce secteur. En mai, il retourne en Artois et participe en juin à l’attaque devant le plateau de Vimy. Le 25 septembre, il est dans le secteur d’Arras (attaque d’Agny). Puis il part pour la région de Bruay, où le régiment tient les tranchées de Loos. Il reste 3 mois dans ce secteur assez calme. En janvier 1916, le régiment prend la tranchée au Bois-en-Hache et part début mars au Grand Repos, à Berck et Merlimont. Puis, c’est le départ pour Verdun, pour un séjour d’une quinzaine de jours au total. Le régiment monte en première ligne le 28 avril, et se porte sur la côte 304 : « Il faut convenir que la trouille serre plus d’un ventre, mais on y va quand même, aussi vite qu’on peut » (p. 57). Le 10 mai, il est relevé et part pour le secteur de la Butte de Souain, en Champagne Pouilleuse. Brec reçoit la Croix de guerre. Dans la Somme, d’octobre à décembre 1916, il effectue un stage au camp de Mailly, puis le régiment prend les lignes de Bouchavesnes. En 1917, son régiment part pour l’Aisne. Il fait partie du 9e Corps d’Armée. Il reste en attente en seconde ligne lors de l’offensive d’avril. Fin mai, le 77e RI participe à la prise des bastions de Chevreux. Dans son chapitre sur les mutineries, Brec soutient que « Le 77e d’Infanterie, lui, n’avait jamais bougé. Chez nous, on a toujours obéi » (p. 83), passant sous silence les cas d’indiscipline. En juillet 1917, le régiment est sur le plateau de Craonne. Brec est blessé le 19 et évacué près de Rouen. En convalescence jusqu’au mois d’octobre, il rejoint le dépôt, puis le régiment qui part pour les Vosges. En avril 1918, il est devant le Bois de Sénécat, repris par le 77e RI le 18. Début juin, il participe, dans le nord de l’Oise, à la défense du secteur de Lataule, en avant de Gournay sur Aronde. Puis il est dans la Marne en juillet, où le régiment mène une lutte ardente. Brec reçoit deux citations pendant cette 2e bataille de la Marne. Retour à Verdun fin août et participe à l’attaque du 8 octobre. Après l’armistice, le régiment entre en Lorraine. Brec est finalement  nommé caporal en avril 1919 et démobilisé le 4 août.

Ernest Brec a passé 43 mois au front (3 août 1914  au 4 août 1919). Après la guerre, il est prêtre, vicaire général puis chanoine d’honneur.

2. Le témoignage

Les souvenirs d’Ernest Brec ont été mis en forme tardivement, alors que l’auteur est dans sa 84e année. Publiés sous le titre : Ma guerre 1914-1918 (Maulévrier, Hérault Editions, 1985, 137 p.), ils sont dédicacés à sa « famille très chère » (neveux, petits-neveux) « pour qu’elle garde le souvenir d’une époque qui fut dure et sanglante, mais féconde en héroïsme ». Les souvenirs de Brec font partie de ces textes qui revendiquent une valeur quasiment « éducative ». C’est en quelque sorte un testament.

3. Analyse

Si quelques faiblesses sont à noter (quelques imprécisions ou erreurs de chronologie, des affirmations douteuses et omissions), il n’en reste pas moins que le témoignage du brancardier Ernest Brec est un document intéressant, à plusieurs titres. C’est d’abord le témoignage d’un homme du rang (qui devra attendre l’année 1919 pour se voir nommé caporal). « L’homme de troupe ne sait rien et j’avais bien l’impression que nos officiers ne savaient rien non plus » (p. 22), remarque-t-il au début de la guerre. Si Brec ne convoque qu’assez sporadiquement ses émotions, il écrit quelques bons passages qui nous renseignent sur son moral. Le 23 août 1914, il reçoit son baptême du feu et note la fragilité d’une troupe novice : « Nous étions allongés en ligne de tirailleur dans les champs d’avoine et de luzerne, entendant pour la première fois siffler les balles. Pas d’émotion dans nos rangs, parce que nous ne réalisions pas le danger. Ce fut une autre chanson quand commencèrent à éclater les obus, au-dessus de nos têtes, des 77 fusants, le canon de campagne des Allemands. Il y eut alors un peu de panique, vite réprimée par notre bon capitaine » (p. 19). Peu à peu, les hommes doivent apprivoiser la peur et le danger imminent. Ainsi Brec résume-t-il les enseignements tirés de son premier semestre de campagne : « j’appris à vivre dangereusement sans m’émouvoir et aussi à faire du feu avec du bois mouillé » (p. 36). Cette légèreté de ton est assez constante dans le récit. Brec ne s’épanche pas sur ses états d’âme  : « Je n’ai jamais pleuré et je me suis si souvent contraint à cacher mon émotion que je ne peux plus pleurer » (p. 86).

Brancardier, Brec est sans cesse confronté aux corps meurtris : « Quarante-huit heures durant, nous avons transporté des blessés recueillis en première ligne, et même ramassés la nuit, sur le terrain où ils gisaient, non loin des Boches. La canonnade s’était tue, et j’entendis dans la nuit soudain calme les blessés appeler « Maman, maman ! ». Ce fut la seule fois dans toute la guerre, et c’était poignant, ces appels » (p. 40-41). Son témoignage pourra être croisé avec celui d’autres brancardiers : par exemple avec celui du musicien-brancardier Léopold Retailleau, qui appartient au même régiment. Le témoignage de Brec nous renseigne non seulement sur l’expérience particulière du combat telle que vécue par un brancardier, mais aussi sur les rapports, parfois tendus, entre les combattants et ces « non-combattants » (évoque par exemple « Le souvenir d’une engueulade du commandant Mariani, qui traita les brancardiers de « bandes de rossards !”, alors que nous avions fait tout notre boulot » p. 36). Il note l’esprit de corps et de la solidarité qui unissent les groupes de brancardiers, sans toutefois s’y attarder : « Nous sommes devenus une équipe de vingt bons copains, avec deux bons majors, l’un médecin-docteur, l’autre élève en médecine ».

L’auteur a le souci d’être compris par un public non averti : il insère donc des notes explicatives sur l’univers des tranchées, l’aumônerie militaire, etc. Le sous-diacre Brec s’intéresse naturellement à la pratique religieuse des hommes de son unité : « Les gars du 77e, bons chrétiens pour la plupart, s’étaient préparés au combat par des exercices répétés, et aussi par la prière. Chaque soir, dans les jours avant l’attaque, ils affluaient pour prier dans la petite église du village » (p. 40). Certaines des ses affirmations en la matière pourront sembler sujettes à caution (un exemple qui prêtera à sourire : une remarque d’une grande candeur sur les besoins sexuels des hommes de son unité, contenus par les vertus de la foi p. 53). Notons que pas une fois, Brec ne s’engage dans des considérations sur le sens de la guerre ou l’idée de croisade : son témoignage est celui d’un soldat.

Dans l’ « Enfer » de Verdun, il remarque les effets du stress et d’une exposition prolongée au combat : « Pour ceux qui restaient dans la bataille, sous le feu roulant de l’artillerie qui ne cessa guère durant cinq jours […], à la fatigue nerveuse (j’en ai vu un, un Angevin, Château, tomber fou), à la fatigue physique, s’ajouta la soif » (p. 58).

Brec mentionne également les « trêves tacites » (été 1916, secteur de la Butte de Souain) : « …comme par un accord tacite, la guerre n’y fait pas rage. Sans doute les Boches, comme nous, placent là des troupes fatiguées, qui ne manifestent pas grand désir d’en découdre ». Brec affirme que les hommes peuvent manger en plein air et va jusqu’à  parler de « petite gueguerre » (p. 62-63). L’auteur a quelques propos durs à l’encontre de l’ennemi, comme par exemple à l’occasion de la 2e bataille de la Marne où, repassant sur le champ de bataille pour aller au repos, il se montre profondément scandalisé par « le vandalisme des Boches » (p. 110) qui, dit-il, ont tout pillé et saccagé. Brec parle de « carnage » méthodique : « Nuire pour nuire, quelle bassesse odieuse ! Un tel spectacle était bien fait pour exaspérer notre colère contre le Boche ». Toutefois, l’exécration de l’ennemi est absente de ce récit. Le « Boche » n’est que le soldat d’en face.

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Auvray, Lucien (1896 – ?)

  1. Le témoin

Né le 8 août 1896. Il n’est encore qu’étudiant quand il part pour l’armée le 12 avril 1915 comme 2e classe d’infanterie. Il rejoint son régiment, le 82e RI, à Montargis. Le 20 mars 1916, il est intégré au 119e RI, qui se trouve alors à Verdun, où il restera jusque janvier 1917 (un passage dans le secteur de Saint-Mihiel entre novembre et décembre). Auvray sert comme 2e classe pendant deux ans avant d’être nommé caporal, le 28 mai 1917. Fin mars de cette année, il arrive sur le Chemin des Dames. Son régiment fait partie de l’armée d’exploitation et de poursuite du général Duchène. Il ne sera pas engagé le 16 avril (attente près de Fismes, marches et contre-marches). Du 19 avril à la fin du mois de mai, il effectue des marches et manœuvres dans la région de Château-Thierry. Le 30 mai, il note une impression de malaise mais affirme que tout est calme au régiment (ne dit rien sur l’entrevue de Tigny par exemple). Il participe aux combats de juin et juillet (secteur Ailles-Paissy) : « Comment est-il possible que nous soyons encore en vie, ce jour, à bien peu, il est vrai ? » (p.105). Son régiment part ensuite dans la Somme, dans le secteur de Saint Quentin. Promu sergent puis chef de section en mars 1918, il est dirigé sur un centre d’élèves-aspirants à Issoudun. Il retourne aux armées le 17 octobre 1918 et participe à l’offensive finale. Rendu à la vie civile après 4 ans et ½ de service (démobilisé en septembre 1919), il partira vingt ans plus tard, comme capitaine au 113eRI. Pendant les deux guerres, il aura passé 11 ans et demi sous l’uniforme. Il sera fait lieutenant-colonel honoraire d’infanterie.

Après la Première Guerre mondiale, Lucien Auvray doit s’occuper de sa santé pendant trois ans (effets retardés d’une intoxication au gaz ?), et reprend sa licence de droit pour intégrer la cour d’appel d’Orléans comme avocat, début 1924. Il est l’auteur d’un autre ouvrage : Du désastre à la victoire. Souvenirs de guerre de 1939-1945, La Pensée Universelle, 1980.

2. Le témoignage

Les souvenirs de Lucien Auvray ont été rédigés tardivement, à partir de ses carnets de route, et publiés sous le titre : Sous le signe de Rosalie. Souvenirs d’un garçon de 20 ans. Guerre 1914-1918. Verdun – Chemin des Dames et la suite, Orléans, 1986. La publication de ses souvenirs procède de la volonté de l’auteur de rétablir une vérité qu’il pense bafouée : « Si j’ai envisagé de les faire éditer c’est que, révolté par la fantaisie, les erreurs grossières et la partialité de certains commentateurs mal informés ou de mauvaise foi, j’avais entendu apporter un témoignage vécu sur la dramatique aventure de certains régiments d’infanterie… » (p.7-8).

3. Analyse

Témoignage intéressant, notamment pour Verdun et le Chemin des Dames.

Lucien Auvray a repris ses carnets en insérant, par endroits, des remarques et réflexions générales, formulées a posteriori, qui sont toujours clairement signalées comme ajout au texte original. La chronologie est suivie, quelquefois troublée par des sauts et allers et retours que s’autorise l’auteur, et la prise de notes est très régulière. Auvray nous livre un riche témoignage sur son expérience au front, aussi bien d’un point de vue « événementiel » que d’un point de vue plus intime. L’auteur met une application particulière à mieux faire connaître le fantassin au lectorat civil et ses souvenirs abondent de détails pratiques ou techniques. Doté d’une bonne instruction, le style est fluide, et les observations sont attentives et fines. Auvray ne s’interdit pas les critiques à l’encontre de l’armée et du commandement, au contraire, et livre ses impressions de soldat et les leçons tirées de son expérience.

Notons quelques points intéressants de ce témoignage :

–  Lucien Auvray est de ces hommes qui préfèrent se porter volontaire pour les coups de main plutôt que de subir sans pouvoir riposter. Plus qu’une haine prononcée pour l’ennemi ou le désir d’assouvir une pulsion meurtrière, l’auteur invoque le motif suivant : « Encaisser sans riposter est démoralisant, aussi je me suis fait inscrire volontaire pour être du groupe de patrouilleurs » (p.45). Il intégrera par ailleurs un des groupes francs constitués pour mener des coups de mains.

– évoque des moments de « trêve tacite », dans le secteur de Saint-Mihiel, en novembre-décembre 1916 : « Il m’a été dit qu’avant notre arrivée, entre ce dernier ? trou français” et celui des Allemands (de l’autre côté) s’était instaurée une espèce de trêve et même de modus vivendi » p.57.

– martèle un réel agacement face à l’incompréhension des civils à laquelle il est confronté à l’occasion des permissions. En décembre 1916 par exemple, il note : « Le fossé se creuse entre l’avant et l’arrière là on s’installe confortablement dans la guerre ; sauf famille heureuse de retrouver les siens, l’accueil des permissionnaires est désinvolte ; formule rituelle, un tant soit peu goguenarde de bienvenue » (p.59). De même, il s’emporte contre la propagande de l’arrière « stupidement faite » (p.99) et ne cache pas une certaine amertume à l’encontre des ouvriers travaillant dans les usines de l’arrière.

– fait partie des auteurs qui réfutent l’alcoolisation des hommes avant l’assaut. Pour lui, la consommation d’alcool vise avant tout à soutenir les hommes dans les moments d’effort et d’inconfort : « L’eau-de-vie, distribuée avec une certaine générosité lors des grandes épreuves, en période d’efforts surhumains, d’attaques et de contre-attaques, sous des intempéries (plus que déplaisantes : pluie battante, neige ou grand froid, quand le sol semblait vous aspirer) était la bienvenue. De mauvais esprits ont tenté d’accréditer ce mensonge, que sa distribution était un moyen pour doper les hommes, les enivrer au moment de les jeter à l’assaut. Personnellement je n’en ai jamais vu administrer  l’instant de sauter le parapet ; d’ailleurs, avec les tirs de contre-préparation ennemie, cela eut été impossible » (p.138).

– Intéressant également dans sa description des sentiments ressentis par certains jeunes hommes à la sortie de la guerre, cette « peur » du retour à la normale : « De quoi notre avenir sera-t-il fait ? […] Comment nous reconvertir, quand nous serons renvoyés ”en nos foyers” ? » (p.178).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Richert, Dominique (1893-1977)

1) Le témoin

Le 16 octobre 1913, âgé alors de vingt ans et célibataire, Dominique Richert  est incorporé  dans la première compagnie du 112e régiment d’infanterie, stationné à Mulhouse. Il est agriculteur à Saint-Ulrich dans le Sundgau. En septembre 14, il est envoyé en Belgique, puis en Roumanie en avril 1915. Un mois plus tard, on le retrouve près de Brest-Litovsk. Il reste sur le front de l’Est entre la Pologne et la Russie jusqu’en avril 1918, où il est renvoyé en France, du côté de Laon, avant de déserter. Richert a commencé la guerre comme simple soldat ; il est passé caporal, puis sous-officier.

2) Le témoignage

Bons résultats à l’école, Richert était en mesure de transcrire son expérience. Il entama après la guerre la rédaction de ses souvenirs sur huit cahiers ; il les écrivit d’un seul jet, sans rature ou mot corrigé, puis les rangea dans un tiroir au grenier de la maison. A la demande pressante de ses fils, Ulrich et Marcel, Dominique Richert réécrivit les pages abîmées, tandis qu’ ‘un jeune étudiant, Jean- Claude Faffa, ami de la famille s’employa à les dactylographier. En 1987, ces trois cents pages ont été découvertes aux archives militaires fédérales de Fribourg-en-Brisgau par un jeune historien allemand. Edité Outre-Rhin en 1989, par Knesebeck & Schuller-Munich, le livre est paru sous le titre original de Beste Gelengenheit zum Sterben. En France, Cahiers d’un survivant Un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918 est édité en 1994 par la Nuée Bleue-Strabourg.

3) Analyse

Le témoignage de Dominique Richert est d’une grande richesse. Cette rapide analyse vise davantage à souligner l’intérêt du témoignage qu’à en donner une lecture exhaustive.

Première précision : Dominique Richert témoigne d’une expérience particulière, celle d’un Alsacien dans l’armée allemande, qui se vit comme un soldat allemand. Les Français sont désignés sans équivoque comme des ennemis et des adversaires (p. 14 et 259 par exemple). D’ailleurs, note R. Cazals, dans sa comparaison avec L. Barthas (voir « autres informations ») « lorsqu’il se décide à déserter, en juillet 1918, on peut dire que cela lui est plus facile parce qu’il est alsacien et qu’il tente le coup avec deux autres Alsaciens qui savent parler français. Mais, s’il déserte, il le dit clairement, c’est pour sauver sa peau, et non parce qu’il a choisi la France.  » J’étais triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades sans pouvoir leur faire mes adieux « , note-t-il (p. 261). Lorsqu’un général français lui demande des renseignements sur les positions allemandes, il ne les donne pas :  » J’avais déserté pour sauver ma vie et pas pour trahir mes anciens camarades  » (p. 270) ».

L’attachement au « pays » est manifeste : « J’observai son visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier de Fulleren, village voisin du mien.  » T’es pas le Schorr Xavier de Fulleren ?  » lui demandai-je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. […] Une fois le repas terminé, on s’allongea sur la paille pour parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du front. Schorr fut très heureux de l’apprendre, car il était sans nouvelles depuis belle lurette » (p. 121). Cet attachement explique également ses sentiments lors de l’entrée en guerre : « Je n’avais pour ma part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu’une guerre offre toutes les chances de se faire tuer. C’était une perspective extrêmement désagréable. De même, je m’inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve tout contre la frontière et risquait donc une destruction. » Le 1er août, sa famille vient le voir à la caserne : « ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas si l’on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s’en allant, mon père me recommanda d’être toujours très prudent et de ne jamais me porter volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon amour de la patrie n’était pas considérable, et l’idée de « mourir en héros », comme on dit, me faisait frémir d’horreur. »

Richert témoigne également de la vie au front et des souffrances des combattants. La pluie, la boue, le froid, les poux, la soif et la faim, la fatigue des travaux sont autant d’épreuves dans la vie des soldats. Par exemple, en octobre 1914 : « On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l’on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où l’on aurait pu s’allonger ou s’asseoir ! Quant à nos pieds, on n’arrivait jamais à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux, d’enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c’était une vie désespérante. » De même se plaint-il du « faux » repos : « Au lieu de pleinement se reposer, on dut s’exercer à un tas de bêtises : apprendre à se présenter, pas de l’oie, bref, la même rengaine que dans une cour de caserne. »

Les attaques, parfois absurdes (pp. 26, 49, 75), les bombardements sont racontés avec un réalisme saisissant : ainsi, à propos de la bataille de Sarrebourg les 19 et 20 août 1914, alors que les soldats doivent attaquer un village. « Un tir d’infanterie crépitant nous fut opposé ! Plus d’un pauvre soldat tomba dans l’herbe tendre. Il était impossible d’aller plus avant. Nous nous sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer à l’aide de nos pelles et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur, attendant la mort d’un instant à l’autre. » Richert rend également compte des bombardements : « Soudain, un bruit terrible déchira l’air. Toutes les batteries allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la colline. Les explosions, les grondements faisaient trembler la terre… » (p. 99).

Face à de telles souffrances, les tentatives pour se soustraire à la violence de guerre sont nombreuses. Entre autres, il songe à l’automutilation en avril 1915, s’égare volontairement en juin, se porte volontaire pour des stages comme en novembre 1915, contourne un ordre jugé absurde en mai 1918, et finit par déserter en juillet. On comprend mieux son soulagement à l’annonce de l’armistice : « On se dit : « C’est la paix ! » Les larmes nous vinrent aux yeux. […] Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l’Alsace serait restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n’aurions plus jamais pu rentrer à la maison. » C’est d’ailleurs sur son retour que ce termine ces souvenirs d’un survivant : en janvier 1919, il revient dans son village, quitté cinq ans et demi plus tôt : « Les larmes me montèrent aux yeux. Je me mis alors à courir à toute allure pour arriver à la maison. […] J’étais fou de joie de revoir ma mère. On se serra fort dans les bras l’un de l’autre, au bord des larmes, sans pouvoir dire un mot. »

4) Autres informations

CAZALS Rémy, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans Jules Maurin et Jean-Charles Jauffret (éd.), La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, ESID, 2002, p. 339-364. L’article est disponible à l’adresse suivante : http://dominique.richert.free.fr/cahiers1/remy%20cazals/index.htm

Un site internet réalisé par le gendre d’Ulrich Richert, fils de Dominique. On y trouve des extraits du manuscrit original, des photographies de Dominique Richert, avant, pendant et après la guerre, une carte retraçant son parcours et d’autres informations qui complètent la lecture de ce beau témoignage : http://dominique.richert.free.fr/index.htm

Marty Cédric, 20 mars 2010.

Nouvelle édition du livre de Dominique Richert par La Nuée bleue, 2016.

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Barreyre, Pierre Gaston (1886-1984)

1. Le témoin

Né en 1886 à Uzeste en Bazadais (Gironde). Il est titulaire du brevet élémentaire et entre sur concours dans les Postes. C’est ainsi qu’il est affecté à Lens dans le Pas-de-Calais. Son service militaire le conduit à Paris en 1906, au Mont Valérien, et il est ensuite détaché à la TSF de la Tour Eiffel. Suite à une hospitalisation, il termine son service actif comme secrétaire du Médecin Major Robert Micqué. Lors de la mobilisation générale, il occupe les fonctions de secrétaire du directeur de la Poste de Montauban. Sa spécialité civile explique qu’il soit incorporé au 8e Génie, comme sapeur télégraphiste. A ce poste, il recueille de nombreuses informations ; comme correspondant de guerre, il note les déplacements de troupes, les combats, mais il décrit aussi ce qu’il voit autour de lui. Cité le 20 février 1915, il est nommé caporal le 7 mai 1915. Décoré de la croix de guerre le 21 août 1915, il termine la guerre comme sergent, grade auquel il est promu le 5 avril 1918.

2. Le témoignage

Torlois Roger, Carnets de route de P.G. Barreyre – Poilu girondin, CDDP d’Aquitaine, édition critique, 1989, 120 p.

Les pages de cet ouvrage contiennent des extraits des trois carnets rédigés du 1er août 1914 au 23 mars 1919.

3. Analyse

Le témoin note avec précision et détails de l’ambiance, des faits qu’il constate au cours de ses déplacements ainsi que sa perception de la guerre :

– le 3 août 1914 : [A Bordeaux] Train décoré, enguirlandé, inscriptions aux portières : « train de luxe pour Berlin » ou bien « Les Bordelais à Berlin ».

– les gares parisiennes et le saccage des magasins allemands.

– 8 septembre 1914 : une dame offre des tartines aux blessés indistinctement (allemands ou français) ; quelques personnes réprouvent ce geste, d’autres au contraire applaudissent.

– 25 décembre : Dans la matinée depuis nos tranchées, nous entendons les Allemands chanter. Ils causent très fort : « Messieurs ne tirez pas, nous nous raccorderons ensemble ».

Sur le voyage via le front, le témoin complète des informations déjà connues. Là où Pierre Barreyre a un point de vue plus intéressant c’est dans la manière dont il évoque son quotidien. Tel un correspondant de guerre, il raconte tout ce qu’il voit, les faits relatant aussi bien la vie et l’exode des civils, le comportement des gradés et le lien entre les ordres du GQG et leur transmission pour action à la troupe. Les fusillés ou les mutilés volontaires sont évoqués dans son récit, de même que des fraternisations à Noël 1914. Certaines informations sur les outils techniques utilisés sont également précises, tel le périscope. Il parle également des maux des soldats : gales, poux ou le manque de nourriture.

Marie Llosa, avril 2009

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Eychenne-Bareil, Juliette (1907-1989)

1. Le témoin

Juliette Bareil est née le 7 juillet 1907 à Carcassonne dans un milieu modeste. Elle a une sœur aînée de dix ans plus âgée.

2. Le témoignage

Ce témoignage oral, recueilli et transcrit par Claude Marquié, a été publié dans Années cruelles. 1914-1918 de Rémy Cazals, Claude Marquié et René Piniès, Villelongue d’Aude , Atelier du Gué, coll. Terres d’Aude, 1983, 143 p.

3. Analyse

Ses souvenirs de la mobilisation rendent surtout compte de l’agitation à la gare : « j’avais alors sept ans, ma sœur aînée qui en avait dix-sept m’emmenait avec d’autres jeunes filles à la gare voir passer les soldats qui partaient pour le front. Quel enthousiasme ! On aurait dit qu’ils allaient à la fête ! Des cocardes tricolores partout, des fleurs aux fusils… Ils chantaient joyeux : « Tous à Berlin ! » Tout le monde s’embrassait. » Si ces manifestations d’enthousiasme ont marqué Juliette Eychenne, elles sont souvent restées circonscrites aux gares ou aux villes. En publiant ce témoignage avec ceux d’autres civils, comme Berthe Cros, Rémy Cazals, Claude Marquié et René Piniès permettent au  lecteur de nuancer ce tableau et de se faire de la mobilisation une image plus juste.

Dans son témoignage, Juliette Eychenne dresse un tableau saisissant de Carcassonne en guerre. Tout d’abord, l’espace urbain est marqué par l’apparition d’hôpitaux provisoires pour faire face à l’afflux massif de blessés : « les écoles étaient transformées en hôpitaux militaires : Saint-Stanislas, André Chénier, l’Ecole Normale de Garçons et d’autres locaux […] Saint-Stanislas ne désemplissait pas de grands blessés, on ne savait où le mettre, toutes les écoles et même les grands magasins étaient occupés ». Ensuite, c’est toute l’économie qui se met au service des besoins de la guerre : « Les hommes étant partis, ceci explique qu’on ait utilisé les femmes dans les usines pour faire des obus. L’usine Plancard […] était une fonderie qui se consacra à la fabrication des obus grâce aux femmes qui considéraient ce genre de travail comme un acte patriotique ; mais c’était très pénible.

Il y avait aussi, rue Pasteur, une grande blanchisserie qui lavait le linge pour la caserne : les machines étaient rudimentaires et beaucoup de choses se faisaient à la main, le plus pénible pour ces femmes était d’étendre dehors par tous les temps, même s’il gelait. D’autre part, beaucoup de femmes confectionnaient des vêtements militaires à domicile ; tout cela était peu payé, ma mère travaillait tous les jours, mais malgré tous ses efforts, c’était quand même la misère. » Juliette Eychenne rappelle à ce propos les interminables queues pour quelques pommes de terre, la faim et les problèmes de ravitaillement.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Cros, Louis (1906-1986)

1. Le témoin

Louis Cros, né le 7 janvier 1906, dans une famille d’agriculteurs. Il est l’aîné. Son frère a 5 ans en 1914 et sa sœur 2 ans. Son père est mobilisé en 1915. Blessé à la tête par un obus sur le plateau de Lorette le 20 juin 1915, il meurt un mois plus tard à  l’hôpital de Noeux-les-Mines, dans le Pas-de-Calais, où il est enterré.

2. Le témoignage

Louis Cros a été interviewé en 1980 par l’instituteur du village, Jean-Pierre Guilhem et les écoliers, dans le cadre du concours organisé par la FAOL et le CDDP. Ce témoignage oral, transmis par Rémy Cazals, a été publié dans Années cruelles. 1914-1918 de Rémy Cazals, Claude Marquié et René Piniès, Villelongue d’Aude , Atelier du Gué, coll. Terres d’Aude, 1983, 143 p.

3. Analyse

Louis Cros, encore enfant au moment de l’entrée en guerre se souvient de l’état d’esprit des premiers mobilisés : ceux qui devaient partir, « ils l’ont pris très bien. Ils disaient, la majeure partie : « Oh ! Avec l’armement qu’il y a aujourd’hui, dans huit jours on sera à Berlin. Avec l’armement qu’il y a, e ben, aujourd’hui, c’est pas besoin de s’en faire ! » Ils partaient comme ça, ils partaient contents. Mais malheureusement, la majeure partie ne sont pas revenus. » La publication d’un tel témoignage avec ceux d’autres civils, comme Berthe Cros ou Juliette Eychenne, présente un intérêt certain, celui d’offrir d’autres regards sur le même événement et de rappeler la complexité des sentiments des Français à l’entrée en guerre.

Louis Cros témoigne également des difficultés matérielles rencontrées par les civils, de la lourdeur des réquisitions, des cartes de ravitaillement ; mais ses souvenirs sont avant tout ceux d’un enfant dont la vie a été profondément bouleversée par la guerre : en effet, avec le départ de son père, Louis Cros a dû aider sa famille en s’occupant de la ferme. Lui qui participait déjà à la vie de la ferme avant la guerre est amené à prendre plus de responsabilités dans l’exploitation familiale. L’école passe au second plan : « A l’école, j’y allais l’hiver, quand il faisait mauvais, mais pas l’été. Et pendant la guerre, j’y suis été une paire d’années, mais après j’y suis plus été. J’avais des vaches à soigner, et mon frère avait cinq ans, ma sœur deux ans, et ma mère, et personne pour travailler. Mon père était sur le front. » A propos des travaux des champs, Louis Cros précise : « Je le sais personnellement, je sais ce que c’est ! Je menais la charrue pour semer les pommes de terre, j’avais huit ans. Je mettais la charrue sur l’épaule pour tourner au bout… Il fallait semer des pommes de terre pour manger, parce que c’était pas la peine d’aller chez l’épicier, il n’y en avait pas… »

08/03/2009

Marty Cédric.

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