Laurendon, Gilles. Un guerrier d’occasion. Journal illustré du fantassin Pierre Perrin (1914-1918), Rennes, Ouest-France, 2012, 375 pages
Résumé de l’ouvrage :
Parti de Rigny-sur-Arroux, en Saône-et-Loire, le 3 août 1914, Pierre Perrin est soldat au 27ème R.I. de Dijon. Sous forme de journal de guerre, mais reportant en fait ses souvenirs, il rapporte une guerre impressionnante de fronts hyperactifs sur La Marne, au Bois d’Ailly, à Verdun, sur La Somme où les Monts de Champagne, qu’il traverse par une suite de miracles continus. Il est à proximité de Reims quand l’allemand plie enfin à l’été 1918. Gazé devant la Suippe, il apprend l’Armistice à Rigny, en permission, miraculé d’avoir traversé quasiment sans blessure une guerre aussi intense que violente.
Éléments biographiques :
Gilles Laurendon, présentateur du témoignage, dans sa courte préface, donne très peu d’éléments sur l’auteur. Aussi, c’est le fils de Pierre Perrin qui nous fournit les éléments complémentaires d’état-civil manquants dans l’ouvrage. Pierre François Léonard Perrin est né le 11 novembre 1888 à Rigny-sur-Arroux, en Saône-et-Loire, de Jean Marie et de Marie Perrin. Ses parents ont une petite maison sur la place de l’Église du village, à côté de l’édifice. Il a deux frères, dont l’un, Benoît Léonard Joseph, caporal au 29ème R.I., né le 20 août 1891, meurt le 13 mars 1915 à l’hôpital de Commercy, ayant contracté la typhoïde. Pierre apprend par une carte le 8 mars son admission à l’ambulance n°6, dans la caserne Oudinot. Il va le voir quelques jours plus tard et apprend sa mort le 14, puis son enterrement le lendemain. Pierre Perrin vivait à Paris (17ème), 8 rue des Nollets, depuis le 27 octobre 1912, où il travaillait comme dessinateur quand la guerre le mobilise au 27ème R.I. de Dijon, 11ème escouade. Il avait fait son service dans ce même régiment en 1913. Il aura lui-même trois enfants. Il occupera aux tranchées plusieurs fonctions, comme planton du colonel de bataillon ou agent de liaison et même infirmier de fortune lorsqu’il est légèrement gazé par exemple. Il est blessé légèrement à la tête par une pierre projetée dans un bombardement le 15 avril 1915, au Bois d’Ailly, et revient au front dès le 20. Il est à nouveau blessé le 18 avril 1917 par éclat d’obus à la jambe droite, au Bois de la Guille, rejoignant le 15 mai suivant. Il est nommé soldat de 1ère classe le 3 juillet 1918 et est ypérité le 6 octobre suivant en bordure de la Suippe pour ne plus revenir au front que le 27 novembre, les combats ayant cessé. Ces blessures finalement légères n’obèrent pas le sentiment d’une suite impressionnante de miracles renouvelés, tel cet obus qui tombe à trois mètres de lui le 25 août 1918, et qui n’éclate pas (page 339). Alors qu’il avait refusé par trois fois le grade, il est nommé caporal le 1er mai 1919 avant d’être enfin démobilisé le 10 juillet suivant. Il a été cité à l’ordre du régiment le 13 novembre 1915 dans ces termes : « Au cours d’une attaque au petit jour a assuré à plusieurs reprises la transmission des ordres en traversant sous le feu de l’artillerie et de mitrailleuses des terrains découverts, a toujours fait preuve de décision et de courage dans des missions analogues ». Il obtient à ce titre la croix de guerre avec étoile de bronze. Il est à nouveau cité à l’ordre de la Brigade le 9 novembre 1918 avec ce motif : « Très bon agent de liaison, s’est fait remarquer pendant la période du 1er au 4 octobre 1918 en assurant la liaison dans des circonstances difficiles. Intoxiqué ». Il est décoré de la Médaille Militaire le 22 mars 1928. Faute d’éléments biographiques plus précis, il faut faire confiance au présentateur de ces souvenirs qui nous indique, pour l’après-guerre : « De retour dans sa famille, Pierre Perrin a recopié scrupuleusement, sans retouche, les lettres, le journal qu’il avait rédigés au front. Sans rien retrancher, sans rien ajouter, au mot près. Il a ainsi rempli quatre cahiers de sa petite écriture serrée et précise » (page 12), écrits auxquels s’ajoutent un corpus de dessins, des portraits de soldats dénommés, dont quelques-uns sont publiés en couleurs en cahier central ou insérés au fil de l’ouvrage. Il revient à Rigny dès sa démobilisation et sera recensé 10 rue St Sauge à Autun en janvier 1920. Pierre Perrin deviendra professeur de dessin dans plusieurs établissements de la ville. Il est libéré de ses obligations militaires en 1937. Il décède à Rigny le 03 juin 1975.
Commentaires sur l’ouvrage :
Indubitablement classable comme l’un des tout meilleurs témoignages de la Grande Guerre, les souvenirs de Pierre Perrin sont précis, fourmillants de tableaux, d’anecdotes et de descriptions qui révèlent une foultitude de points d’intérêt à chaque page. Il décrit de manière détaillée ce qu’il voit, comme les hommes et les officiers, qu’il dénomme et descend en flammes parfois. Par exemple à Verdun le capitaine Robillot « lèche-botte et faux bonhomme, grossier avec ses inférieurs et plat devant ses supérieurs » (page 190). Ainsi, il fournit une mine de données utiles à l’historien, livrant un récit incontournable, rappelant celui d’Emile Morin ou de Gaston Mourlot. Doté d’une intelligence supérieure, il connaît le nom des fleurs et des lichens (page 271), travaille de ses mains, dessine, fait des menus, des écussons, des pancartes, des programmes, des plans de secteur… Il lit beaucoup, dont du André Theuriet, auteur argonnais, et a parfois quelques envolées poétiques sur la nature. Mais Pierre Perrin est surtout un miraculé permanent, renversé par un obus, plusieurs fois blessé, il traverse les secteurs les plus mortifères avec une facilité de façade désarmante. Son témoignage laisse l’impression d’une guerre sans fin, ayant manifestement combattu dans les pires secteurs. Il laisse échapper parfois des sentences qui témoignent de son état d’esprit, par exemple quand ses camarades tombent autour de lui. Il dit alors : « Nous payons chers le droit de vivre libres, et cependant notre volonté ne fléchit pas » (page 190). Ses sentences peuvent aussi être politiques lorsqu’il assène, en mars 1917 : « Que de grenades qui se perdent » (page 234) lorsqu’il apprend la démission de Lyautey. L’ouvrage comporte quelques rares erreurs de transcription (Lionville pour Liouville, Léronville pour Lérouville, Mont Rémois pour Mont Trémois ou V13 pour VB) et aurait gagné à accueillir un index toponymique et patronymique, même si particulièrement denses.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 18 : Soldat mort d’insolation
24 : Passage de la frontière vers Avricourt le 15 août, ne voit pas de poteau-frontière
25 : Baptême du feu
: Bruit du départ du 75 « comme des coups de pieds dans un ballon de football, et les longs sifflements soyeux et graves »
27 : Héming pillé par les français
: Bruit des balles : « On se croirait au milieu d’un essaim en révolte »
34 : Soldat atteint d’une balle sans force
31 : Vue impressionnante de divers morts allemands
38 : Traite des vaches abandonnées, à la chaîne, cochon tué à la baïonnette
40 : Pétris des babouins dans la glaise
: « Nous ramenons nos pans de capote sur nos pantalons rouges »
: Bruit des marmites « avec un bruit de wagons lancés à toute vitesse »
42 : Tombe et nom gravé sur une écorce
: Ordures laissées par les Allemands
: Voit sauter le fort de Manonviller, détruit à l’explosif par les Allemands
43 : Lecture du Bulletin des Armées de la République
46 : Madame de Thèbes
49 : N’a pas pris de rasoir car croyait une guerre courte, se fait raser avec des ciseaux pliants de poche
51 : Médailles amulettes au képi
: Se déguise pour tromper un gendarme zélé (l’épicerie de l’autre côté de la rue n’est pas dans le secteur de son régiment !)
53 : Cuisiniers collectionneurs de trophées
: Boîtes de conserve servant de pots de chambre
: Mannequin-leurre allemand
55 : S’abonne aux Annales pour s’occuper
57 : Homme égaré tué par erreur, (vap 70 pour lui-même, sentinelle lui tirant dessus)
59 : Obus cassant son fusil, en trouve un sur un tas d’équipements des morts
60 : Main de mort dépassant de la tranchée
: Marmites qu’il appelle bouteille, (vap 61 obus plus petits appelés saucissons, vap 169 casque à pique pour du 240)
61 : Morceaux humains en emplissant des sacs de terre
62 : Abri allemand fait avec des fusils français
65 : Miction dysentérique
: Description d’une marche harassée
69 : Contact, bouteilles lancées contenant des blagues et des insultes contre les boches
71 : Archives de Brasseite pillées
: Mortiers crapouillots de 1844 et 1855 (vap 65)
73 : Obus direct sur 4 hommes
74 : Méridionaux sans gêne
76 : Bottes canadiennes et en caoutchouc
77 : Vu d’anglais à Commercy
78 : Obus allemand à double éclatement
80 : Catapultes à roues
83 : Eau de vie au goût d’éther
: Adresses des familles laissées en cas d’attaque
84 : Vision impressionnante du bombardement, bruit et sapes
87 : Mort d’André Chaumont, d’Epoisses, auteur dans La revue de Bourgogne
89 : Colis américain contenant « un mouchoir, du papier à lettres, un crayon, un savon, du chocolat, une pipe creusée dans une sorte de panouille avec un tube en roseau, et… du papier hygiénique » (vap 366 « un petit sac de toile qui contient du papier à lettres, un crayon, une blague et des cartes à jouer. Quelques-uns y trouvent un rasoir mécanique, d’autres une paire de ciseaux. Petit, lui, y trouve une toupie mécanique… »
90 : Démonte des grenades allemandes
92 : Buse abattue au fusil (vap 119 une autre soignée à la teinture d’iode)
93 : Casque à pointe, trophée convoité
: Général Blazer, détesté, surnommé von Blazer (vap 95 et 115)
96 : Rififi entre régiments (8ème et 56ème) suite à la perte d’une tranchées
: Caisse de calendriers = grenades
: Mutinerie
97 : Capitaine Boll surnommé « capitaine-crapouillot »
98 : Homme tué en pêchant à la grenade (vap 326)
102 : Homme tuant un renard par erreur
: Artisanat de tranchée (vap 107, 109 cannes, 117)
105 : Moustiques
107 : Contact avec des soldats allemands polonais, échange de cigares et de bonbons contre du pain blanc
109 : Poilu’s Park (vap 118 sa description, 284)
111 : Bras tranché abandonné par son propriétaire
113 : Sur le commandement : « Les hommes commandés par de telles savates sont incapables de quoi que ce soit »
114 : Vision épique de la récupération d’un cadavre
: Condamnation à mort d’un soldat par Blazer, réhabilité sous le feu
116 :Recherche des fusées d’obus et part avec 20 kgs de débris d’obus
117 : Canon de 7
: Déserteurs pacifistes fusillés, vue de leur exécution
118 : Distribution de couteaux, pas de succès (vap 161)
: Concert improvisé sur des douilles d’obus
: TPS et Alsaciens employés à l’écoute, ce qu’ils entendent (vap 167)
123 : Paperasserie
126 : Cartes distribuées en prévision d’une attaque
: Couleurs d’obus de 75, croix blanche sur peinture kaki et bandes rouges sombre
128 : Accident de grenade
: Sculpte des blocs de craie
129 : Explosion d’un fourneau de mine, pense à une secousse sismique
130 : Le 27ème RI touche le casque le 8 octobre
: Corvée de fusil, horreur de la tranchée, fouille macabre pour des trophées
: Eclatement d’un canon de 270
132 : Avion-canon
133 : Fait des croix et des plaques de craie gravée (vap 137)
136 : Giclous ou zim-boum, surnom des 88 autrichiens
137 : Têtes sculptées par des coloniaux dans des maisons en craie de Saint-Rémy-sur-Bussy
141 : Déserteur allemand, précurseur d’autres volontaires déserteurs, ruse qui ne prend pas
: Soldats nettoyeurs, qualifiés d’apaches
145 : Brassards allemands pour les attaques de nuit
146 : Mocos (argot pour marins) méridionaux (vap 151 et 152, anti-midi)
150 : Poudre en lamelle (pour les 75) ou en macaroni (pour les 77), fait chauffer le café avec
151 : Girouette et cloche à gaz (vap 197 un avion girouette dans la tranchée)
154 : Déserteurs aux mains liés
: Fumier
: Apprentissage du morse (vap 233, 254)
159 : Obus nouveaux à éclatement successifs et balles traçantes
160 : Avion descendu par une mitrailleuse
: Soldat fataliste
: Fusils braqués sur des cadavres
161 : Cadavre récupéré, analogie avec Dayet
: Obus en bois, cad qui n’éclatent pas
162 : Hommes signalés car ils ont tiré sur des poules
: Obus non éclatés rouillés
163 : Guidetti lance-bombe
Lance-bombe inutilisé pour ne pas recevoir de contre feu
: Chat qui fait la navette entre les lignes françaises et allemandes, à qui on a attaché un ruban tricolore (rappelle Joyeux Noël de Carion)
: « Quel temps pour se faire casser la gueule ! »
164 : Contacts, cris allemands
: Voit une photo aérienne de son secteur
: Peur incontrôlable
165 : Démonte une grenade pour étudier son fonctionnement qu’il décrit (vap 170)
166 : Arbre observatoire (vap 175 percuté par un obus)
167 : Explosion d’un dépôt de munition, débris humains
169 : « …chasseurs dont le ventre s’allume au soleil comme un ablette entre deux eaux »
170 : Tracts allemands par ballons
: Désertion retardant une relève
171 : Apache que l’on doit enfermer en prison
173 : Pilons et huîtres, « grenades plates comme des galets lancés à la main »
: « Quatre jours de permission à ceux qui donneront cinq cents francs en or pour la Défense nationale. Le procédé, financièrement, est peut-être habile, mais ignoble. Aussi on s’est promis de casser la gueule à ceux qui profiteraient de cette annonce. Personne ne s’est présenté »
174 : Torpilles Save
: Habitants revenant dans leur maison avec des gendarmes pour chercher des affaires (vap 341)
: Bourrage de crâne lu dans un rapport à propos d’une désertion de 2 régiments du 15ème corps, qui ne prend pas
175 : Tranchée minée
: Vue de Spahis
176 : Fabrique un violon fantaisie avec un vieux bidon et des fils de téléphone
182 : Corps phénolés en attente de sépulture
190 : Prisonnier allemand aidant le transport sanitaire à Verdun
191 : Vision dantesque de la poudrière de Souville
192 : Allemand devenu fou ayant bu de la teinture d’iode
: Odeur de la putréfaction « que Toussaint comparait à celle du saucisson de Lyon »
: On prend les effets des sacs des morts
193 : Hommes « placés à l’arrière des voitures, chez qui on ne distingue plus que la bouche et les yeux » à cause de la poussière
194 : Broderie de Lunéville
197 : Confectionne des pancartes pour les tranchées
: Contact, lettre posée par les Allemands, avec texte et photo, pour rendre compte des honneurs rendus à des morts français en mars 1916 à Gondrexon (vap 198)
200 : Pierre à percuter les grenades
201 : Tank comparés aux cuirassés de terre d’H.-G. Wells
202 : Description de lance-flammes
204 : Lange Max vu par un guetteur depuis l’hôtel de Ville de Nancy ; qui prévient des tirs pour mettre les gens à l’abri dans le délai entre le départ et l’arrivée de l’obus et vue d’une collection d’obus de divers calibres au même endroit
205 : Conférence tombant faux d’un Alsacien qui parle de Boche
206 : Auto combustion du foin
: Jeux sportifs, score, tricherie, prix remis
207 : Coud une peau de mouton sur son « sac à viande » (vap 221, matelassé)
208 : Menace un épicier sur le prix usuraire des bougies
211 : Boue moirée d’essence
220 : « La guerre est longue à ceux surtout qui la font à pied »
: Comment il braconne le lièvre : « On met du plomb dans le canon du fusil, une bourre de papier par-dessus et une cartouche sans balle » (vap 294)
223 : Prix des denrées
224 : Souliers entourés de drap pour lutter contre le verglas
225 : Argonne : « le bois est partout rasé, on dirait une plantation de manches à balai »
227 : Soldats écroulant les maisons pour récupérer les poutres (vap 233)
: Mange du corbeau et du chat (ceux de Vienne-le-Château), (vap 236 un chat dépouillé)
228 : Faux canons en bois
231 : Dévisse une grenade suffocante pour en faire une lampe à pétrole
: Mention de section franche
233 : Prisonnier de Clairvaux ayant demandé à retourner au front
234 : Perle d’un général « Les autres hommes des petits postes se reposeront en travaillant »
: Tir sur des oies sauvages
235 : Caillebotis tapissés de sacs à terre pour amortir le bruit des pas.
: Prix comparé d’un bombardement
236 : « Le phosphore des trous d’obus éclaire vaguement l’obscurité »
: Piano Erard dans une sape
: Pillage dans Vienne-le-Château par Van den Busche, brocanteur
237 : Signe un acte de décès
: Vue du cimetière de Florent-en-Argonne, horribles cocardes tricolores en fer peint
: Contact, écriteau allemand
239 : « Des gendarmes donc pas d’obus ! »
242 : Proclamation sanguinaire du colonel pour gagner la fourragère
: Voit une photo aérienne de son secteur
: Communication par le sol à l’aide de lampes spéciales et d’une antenne de quelques mètres, fichée en terre (vap 254 TPS et TSF, stage, divers et explications)
: Engagé à ne pas faire de prisonniers, protestation
246 : Bâton près de la tête pour marquer un corps enterré, ce avant la croix
: Pressentiment de la mort
: Légèrement blessé par un obus de 105, il retire lui-même son éclat à la jambe
247 : Hôpital de Bar-le-Duc, description du traitement
: Tirailleur ne voulant pas le thermomètre anal
248 : Obusite Shell shock
: Prêtre pistonné par une commission de réforme
251 : Martiniquais mal traités (vap 252)
: Vol de chaussure ! (vap 256 pour bidon et musette)
252 : Colonel limogé pour avoir dit merde à général
: Lampe à acétylène faite avec un quart, une boîte de conserve et deux ficelles
: Bruit du canon de 37 qui « claque comme un fouet de charretier »
: Officier mort par bravade suite à une assertion de peur
254 : Revue de chevaux
: Evadé prisonnier allemand blessé, tentative infructueuse
255 : Camp disciplinaire du 129ème mutiné, culasses des fusils ôtées. Complot pour aller à Paris
: Vue des péniches bloquées sur la Meuse depuis 1914
256 : Description des femmes dans une usine de munitions
260 : Sur l’effet de la note de Pétain « Pourquoi nous nous battons »
261 : Sur les plusieurs façons d’écrire l’Histoire après un coup de main
: Pas assez grand pour faire porte drapeau au défilé du 14 juillet 1917 à Paris !
263 : « Dans l’air, on suit la courbe des torpilles et la lueur de leur mèche allumée »
264 : Enterrement difficile à cause de la décomposition des corps
: Pochard perdu entre les lignes
268 : Saucisse ressemblant « à quelque monstrueux poisson de légende »
: Trouve des os et les signale, respect dû au mort
: Piège à rat
270 : Saucisse enflammée par avion (vap 287, 299)
171 : Allemand utilisant des 203 japonais
272 : Portes amiantées (vap 286)
273 : Pancarte allemande
274 : Curieux canons anglais à l’âme hexagonale, posés sur des affûts rudimentaires en pierre
: Bataillon du Pacifique
: Fillette tuée par un avion allemand à Talant près de Dijon (Bourrage de crâne ?)
275 : Observateurs japonais
276 : Anglais venu de l’arrière avec une espèce de cloche sur le dos pour recueillir les gaz afin de les étudier
277 : Obus à gaz quasi silencieux
: Chants allemands entendus depuis la tranchée française
: Rats tués par les gaz (vap 322 idem pour les abeilles)
: Portes annamites
: Obus allemands à messages avec nom de prisonnier et renseignements (vap 315 et 316 avec ballonnets de journaux, et 353 journaux allemands jetés par avion)
287 : Concours de grenades VB
290 : Ballonnets pour vérifier la direction du vent pour les gaz
291 : Match de foot anglais contre français, gagné 2 à 1 par les anglais
293 : Mange des moineaux bardés de lard
: Théâtre aux Armées
297 : Pillage et destruction systématique, registre d’état-civil traînant sur le parquet de la mairie de Dommartin-sous-Hans
: Poêle réalisé avec des tôles
301 : Voit un phénomène naturel curieux : « un nuage est apparu, s’est scindé en deux et, par deux fois, un anneau jaunâtre est apparu »
308 : Poisson d’avril
310 : Américains aux dents en or
312 : Vision d’un coup de main dans le vide
: Baraques métro en tôle
314 : Américain abattu car meurtrier
315 : Nuage artificiel
316 : Horreur d’une tête de mort nettoyée par les fourmis !
318 : Pour les Américains, Jeanne d’Arc est la madone de l’Alsace
319 : Américain faisant une photo d’un pont pour prouver qu’il n’est pas gardé !
: Boxe avec des noirs américains, officiers blancs, tatoué ganté, discriminations
320 : Idiotie de la désinfection des paillasses
324 : Américains excités imprudents se baladant sur les parapets sans souci du danger
328 : Faux laisser-passer pour rentrer à Epernay
: Réfugiés logés sous des ponts aux arches aménagées
329 : Canons anti grêle à Épernay
330 : Se brûle légèrement les yeux à cause d’une fiole d’acide chlorhydrique (vap 331)
: Stahlhelm abandonnés par les allemands car trop lourds
332 : Bruit « bien connu » du 210, « un départ sourd, un bruit de wagonnet »
: Découvre dans une sape (piégée ?) un essai de fougasse composée de trois obus de 105, de pilons et de détonateurs
: Ersatz allemand
333 : Essai de signaux optiques
: Obus au phosphore, reflets à long terme
: Renard blessé
: Pipe Pétain
: Change son casque
: Tombe d’anglais avec casque
334 : Chevaux dépecés
335 : Bronzage
338 : Melons et raisons blancs
: Interdiction de familiarité avec les noirs « pour ne pas choquer les officiers blancs qui considèrent les Noirs comme de race inférieure. Et leur guerre de Sécession a duré quatre ans pour libérer les esclaves noirs du Sud ! »
339 : Détruit un nid de guêpe avec des détonateurs
340 : Chien de liaison
: Radeau fait avec des sacs rempli de paille pour passer la Vesle
342 : Pilote abattu non blessé se servant encore de sa mitrailleuse
343 : Nacelle de ballon détachable avec parachute
347 : Gaz pallite ?
: Seins coupés sur une envahie (histoire rapportée !)
348 : Homme tué par une sentinelle dont il n’avait pas entendu les sommations
350 : Sacs Habert
354 : Paillasses allemandes entoilées de papier
: Affiche allemande « représentant un soldat anglais écoutant à un microphone, placée près d’un appareil téléphonique pour avertir de faire attention aux conversations »
: Lanterne pensée piégée mais en fait non, peur des pièges
: Gargousses payées 1 franc par pièce, mais spoliation par des « artilleurs qui, eux, restent plus longtemps que nous et auront le temps de brocanter notre matériel »
355 : Prisonnier occupé à désamorcer les explosifs
357 : Gazé, se lave les yeux avec du café
358 : Comment il est traité
360 : Effets de l’ypérite
362 : Vue de cimetières, spécificités par nationalité
363 : Définition de l’intérieur « ce pays de rêve où on n’entend plus le canon et, le soir, on n’a pas besoin de camoufler les lumières »
364 : Grippe espagnole
: Vue d’Auxerre
365 : Paperasserie risible pour un bonnet de police (vap 366 pour des bretelles)
: Enterrement de Russe
366 : Huile goménolée
367 : 11 novembre 1918
369 : Corneilles mascottes avec des noms allemands
371 : 10 juin 1919, on ne sait comment occuper les hommes, cours multiples
372 : Costume Abrami et visière de casque
373 : Citation de la 2ème Cie du 27ème RI et la sienne (12 novembre 1915)
Yann Prouillet, 2 octobre 2025
Janériat, Joseph (1879 – 1916) et Joséphine (1884- 1956)
Lettres à Joséphine Histoires intimes de la Grande Guerre 1914 – 1916
Karine Chavas
« Mon Joseph aimé, je te quitte, il faut aller donner aux vaches. Voilà quatre heures, le temps est sombre, ça sera vite nuit. »
1. Les témoins
En 1914, Joseph et Joséphine Janériat sont des cultivateurs qui vivent dans une ferme à Sainte-Colombe (Rhône). En 1914, leurs trois filles ont respectivement 9, 7 et 5 ans. J. Janériat est d’abord affecté au 109e RIT à Vienne puis à Bollène (Vaucluse) ; il monte en ligne en avril 1915 avec le 299e RI et est longtemps stationné en Lorraine en secteur calme ; il est tué en novembre 1916 à Verdun, dans la bataille de reconquête de Vaux-Douaumont (début le 24 octobre 1916).
2. Le témoignage
La correspondance échangée entre Joseph et Joséphine a été découverte par la famille, classée et présentée à Sainte-Colombe à l’occasion du Centenaire. Karine Chavas a retranscrit cet ensemble (une centaine de lettres et une centaine de cartes) et l’a publié en 2017 (Lettres à Joséphine, éditions Sutton, 190 pages). Elle précise en avant-propos avoir seulement corrigé l’orthographe et ajouté de la ponctuation, en gardant la syntaxe et la grammaire d’origine, pour profiter au mieux de « de la verve et du langage typique de l’époque ».
3. Analyse
Nous avons ici une correspondance paysanne marquée surtout par l’affection et l’attachement familial. L’évocation de l’arrière-plan agricole est constante mais le détail des activités militaires de Joseph est lui presque complètement absent.
a. « Joséphine, contrairement à Joseph, aime beaucoup écrire » (Karine Chavas)
Joséphine adresse de longues et fréquentes lettres à son mari (avec autorisation de citation, 5.01.1915, p. 20) « Mon époux bien aimé, je m’en vais te quitter pour aujourd’hui. Voilà trois lettres que je t’envoie à la file, je vais finir par écrire comme un notaire, toutes mes soirées passant à faire des lettres. » Elle correspond le plus souvent possible, faire écrire les trois filles à leur père, et révèle une aisance réelle dans ses courriers, avec un style très marqué par l’oralité ; elle donne des nouvelles des enfants, de proches ou de connaissances qui sont « montés » à la ferme, fait le bilan des travaux de la journée et des projets pour le lendemain.
Joséphine reproche à Joseph de ne pas écrire assez souvent, et surtout de n’en pas « mettre suffisamment », elle voudrait que ses lettres ressemblent aux siennes ; dès le début de la séparation, elle lui signale (p. 16) « Tu m’a fait joliment attendre pour m’écrire depuis mercredi. J’attendais, je n’ai reçu qu’aujourd’hui. J’étais désolée (…) Mon Joseph aimé, écris moi bien souvent, tu seras si gentil. Moi, je te fais de si jolies lettres. » Les cartes de Joseph sont laconiques, ce qui déclenche des plaintes répétées (p. 26)« Et encore, on dirait toujours que tu es pressé de finir. Tu me racontes que des choses ennuyeuses. Tes lettres n’ont point d’amitié. » Soulignons que toujours, après les reproches, vient un changement de ton et de nombreux témoignages de tendresse, ce qui fait que Joseph ne peut se formaliser, les missives n’ayant jamais une tonalité acariâtre ; dans la même logique, avec malice, les filles sont instrumentalisées (p. 64), ainsi de Marie : « Mon cher papa aimé Que je suis contente que tu nous aies écrit aujourd’hui. Maman t’écrivait tous les jours, nous étions si tristes de n’avoir point de réponse. Tu avais trop à faire car tu nous aimes trop pour nous oublier comme ça.»Joséphine sait aussi reconnaitre les progrès (p. 34) : « C’est bien gentil pour toi de m’avoir vite répondu, surtout de m’en avoir bien mis.» Il est probable que le courrier est plus vital pour elle, un peu isolée dans sa ferme en haut du village, que pour lui, socialisé en permanence avec les camarades de sa section.
b. Joseph, une courbe d’apprentissage de la correspondance ?
L’historien préfère toujours l’authenticité de la source, mais ici la transcriptrice a eu raison de rectifier l’orthographe, cela permet d’apprécier ce que dit Joseph sans le diminuer, par exemple p. 15 : « je dérdire bauqot que mas lettre tant trouve de même » pour « je désire beaucoup que ma lettre t’en trouve de même. » ou p. 124 « s’il na reverien » pour « s’il n’arrive rien ». Il n’a pas l’inspiration de sa femme (p. 29) : « Je te réponds de nouveau car on me dit que je ne t’écris jamais assez souvent. Je ne sais pas quoi il faut mettre pour garnir ce pareil papier. » Ses cartes restent courtes mais apparaît progressivement un jeu sur ses amorces et ses salutations, marqué par une inventivité tendre qui le dédouane probablement un peu de son manque d’inspiration, on a successivement : « Chère bien aimée, Chère épouse, Chère amie, Bien chère petite maman, Ma bonne amie ou Chère bonne amie… » et on passe en signature du « Joseph » tout simple à « Ton ami bien aimé, Joseph, Ton Joseph qui t’embrasse bien fort, Ton Joseph qui t’aime, Ton ami (plusieurs fois) », et un tendre « À ma petite maman » signé « Ton gamin ».
Joseph, souvent bonhomme, est toujours rassurant et parfois savoureux (p. 114, 24.06.15) : « L’on vit un peu en philosophe dans les bois. L’on ne sait pas trop les nouvelles. Tout va bien ici, rien de nouveau. » Remerciant pour un colis qu’il partage (2.07.15, p.118) : «J’en ai trois à mon escouade qui ne sont pas riches (…) Ici, l’on s’aime les uns aux autres. » Il fait une seule fois allusion aux embusqués, ne parle jamais des opérations militaires ni des Allemands, et sur ces sujets adopte toujours avec Joséphine un ton distancié (21.07.15, p. 127) « Aujourd’hui, l’on apprend à lancer des boîtes à mitraille et des fusées. Tu sais, je vais finir par devenir galopin, l’on apprend rien qu’à mal faire au régiment. »
c. Plus que de guerre, il est avant tout question d’amour dans cette correspondance (Karine Chavas)
Ici, comme dans d’autres correspondances d’époux séparés par la guerre, c’est l’éloignement qui fait découvrir la force de l’attachement (p.42, 3.02.15) : [perspective de se revoir] « Mon Aimé, nous serons plus libres, nous serons comme des jeunes amoureux car je crois qu’on le devient. » et plus loin « Je ne t’avais, je crois, jamais aimé comme à présent, nous nous étions jamais si bien compris. Je prie Dieu beaucoup que tu reviennes pour t’aimer encore d’avantage (…) ». De même, comme dans d’autres témoignages ruraux, l’éloignement fait attribuer aux correspondants les désaccords passés à une mère ou à un père qui vit à la ferme avec eux (p. 54, 19.02.15) :« jusqu’à présent, nous étions jamais bien compris, supporté et aimé l’un l’autre grâce à mon pénible père qui était l’auteur de tous nos ennuis et tous nos désaccords ; [son frère François] « Il me disait : pauvre petite sœur, prend patience, que veux-tu, il n’est au monde que pour le travail et pour ronfler. Il n’a jamais su ce que c’était qu’autre chose.»
d. Les enfants
Joséphine donne souvent des nouvelles des enfants, et attache de l’importance au maintien du lien familial (p. 69, 3.03.15) « Toute ta petite famille va bien. Marie et Marcelle dorment sur la table. Alice fait des additions. Nous allons faire notre prière pour toi. Chaque soir nous la faisons ensemble. » Elle fait écrire aux filles des cartes pour les fêtes ou l’anniversaire (p. 39) : « (…) Le temps nous dure bien que tu viennes pour de bon. Espérons que ce sera bientôt petit père chéri. Les gros mimis de tes trois filles qui t’aiment bien. » Elle aide la plus petite (6 ans, p.60) : (…) Je t’envoie une jolie carte en attendant que tu viennes me faire des gros mimis. La maman conduit ma petite menotte et moi je suis bien contente.» Alice envoie à son père en mars 1916 un poème qu’elle a composé et celui-ci a annoté au dos de la carte (p.151) « Chère Alice, que Dieu du ciel entende ta petite voix pour toujours Ton papa qui t’embrasse. »
e. les travaux et les jours
Pour Joséphine les journées de travail, jointes aux soins aux enfants, sont harassantes, et l’inquiétude du lendemain et un relatif isolement produisent une véritable usure physique et psychologique. L’extrait conséquent qui suit pourrait tout à fait être reproduit à titre d’exemple pédagogique dans un manuel d’histoire au collège (28.05.15, p. 100) – elle dit ne pas avoir le temps de faire une grande lettre – «Mais tu me pardonneras pour cette fois, petit adoré, ta mignonne est si las ce soir. J’ai tant bûché ces deux jours. Nous avons fini de rentrer nos luzernes de la baraque cet après-midi. Nous avons fait trois voyages avec Lulu et puis avec les bœufs de Joséphine. C’est moi, petit chéri, qui ai fait le voyage et puis tu sais, il était même gros. Le père Combe m’a fait compliment comme j’avais bien su faire. J’ai bien bûché cette semaine et je ne sais vraiment pas ce qui peut me tenir debout. Ce doit être la Sainte Vierge car je ne suis guère forte. Je n’ai pas un pauvre moment pour le foin, les vignes qu’il faudrait attacher. Mon quatre-fonds est resté tout inculte, maintenant il ne faut pas songer. De tout côté il sort du travail et toujours du monde en moins pour le faire. Le père Rivoire m’aidait encore de temps en temps. Il a reçu sa feuille. »
f. La fin
Joseph passe avec le 299ème en octobre 1916 à l’arrière de Verdun, pour une période d’entraînement avant une offensive, et il rassure sa femme, sur des secteurs « pas mauvais. » Joséphine n’est qu’à moitié dupe, déjà en 1915 (p. 118) elle lui avait fait remarquer : « Jean Guignard a écrit aujourd’hui, j’ai vu sa lettre qui explique comme ta compagnie est mal placée. Un homme a été tué. Toi, tu ne racontes rien de tout ça à ta petite femme pour ne pas l’effrayer. » Les préparatifs de l’offensive Nivelle-Mangin (24 octobre 1916 – reprise de Vaux et Douaumont) finissent par être connus à l’arrière, et Joséphine s’inquiète (22.10.16, p. 174) : « (…) Beaucoup me disent que vous allez attaquer dans l’endroit où vous êtes et que ça sera très dangereux. »
La dernière carte de Joseph date du 23 octobre, veille de l’offensive :
« Nous sommes par là, dans des camps de bivouac, pour des divisions. Je suis en bonne santé. (…) Rien de bien important pour le moment que bien des cassements de tête. Reçois mes nouvelles chère femme et en t’embrassant de tout mon courage, et bien des caresses aux enfants. » « rien de bien important pour le moment… » : quand on pense au tumulte effroyable de la préparation d’artillerie qui précède cet assaut général sur Verdun… Joseph minore jusqu’au bout les dangers, et le lecteur contemporain, lui aussi anesthésié, est finalement assez surpris d’apprendre sa mort le 1er novembre : au propre comme au figuré, Joseph a jusqu’au bout protégé les siens.
On voit en définitive que c’est surtout par l’évocation de la forte affection que se portent les membres de cette famille paysanne que ce recueil est intéressant ; cet univers est si puissant que la transcriptrice termine ses remerciements par une mention bien sympathique, assez rare dans l’univers austère de l’historiographie de la Grande Guerre (p. 186) : « Et comme il s’agit dans ces lettres bien plus de famille et d’amour que de guerre, je souhaite pour conclure renouveler justement tous mes vœux d’amour à mes merveilleuses filles et à mon compagnon (…) pour qui je vais voler… quelques mots à Joséphine : « Je ne t’avais, je crois, jamais aimé comme à présent ». »
Vincent Suard, septembre 2025
Lec’hvien, Michel (1890 – 1974)
War hent ar gêr Sur la route de la maison
Hen ivez, pell a oa, a verve gant ar c’hoant da lâret, ha hepdale, kenavo d’ar Boched.
Lui aussi, depuis longtemps, bouillait du désir de dire sans délai kénavo aux Allemands.
1. Le témoin
À la mobilisation, Michel Lec’hvien est cultivateur dans la ferme de son père à Kermestr (Ploubazlanec, Côtes d’Armor). Il rejoint à 24 ans le 3e régiment d’artillerie à pied de Cherbourg, puis est transporté à Maubeuge pour renforcer l’artillerie de l’ensemble fortifié : il est fait prisonnier le 8 septembre 1914 lors de la chute de la place. Détenu dans différents camps, il réussit en avril 1916 à s’évader avec deux camarades et à atteindre la frontière hollandaise. Réincorporé au 3e RAP, il fait de l’instruction à Cherbourg jusqu’à son retour volontaire en ligne, avec le 105e régiment d’artillerie lourde en janvier 1918. Démobilisé en août 1919, il reprend la ferme familiale en 1921.
2. Le témoignage
War hent ar gêr – Sur la route de la maison –, sous-titré La Grande Guerre banale et exceptionnelle de Michel Lec’hvien, est un ensemble de textes publié aux éditions À l’ombre des mots en 2018 (275 pages). Le recueil a été publié à l’initiative de Marie-Claire Morin, éditrice fondatrice d’À l’ombre des mots et petite-fille de M. Lec’hvien. L’ouvrage propose deux versions du récit, avec des commentaires et explications de Yann Lagadec et Hervé Le Goff.
a. Le texte en breton est assez court, puisque ce récit d’évasion occupe 22 pages (p. 41 à p.62). War hent ar gêr est un petit opuscule paru en 1929, qui reprend avec quelques modifications mineures le texte original paru en 1928 dans l’hebdomadaire Breiz. Ce récit est signé « eul laboureur » (le laboureur), dans un hebdomadaire régionaliste modeste par son tirage mais influent par sa diffusion dans les milieux bretonnants, il veut promouvoir la langue et la culture bretonne, son autre but étant moral et religieux, voire catéchistique (note 13 p. 31, H. Le Goff).
b. Suit une traduction du récit de 1929 (p. 65 à p. 95), effectuée vers 1995 par Job Lec’hvien, prêtre et neveu de Michel, à usage familial. Cette traduction a été revue par Jef Philippe.
c. Viennent ensuite les Souvenirs d’un ancien combattant, la seconde version du témoin Michel Lec’hvien, rédigée cette fois en français vers 1970 ; ce récit a une taille plus conséquente (p. 97 à p. 153).
d. Hervé Le Goff propose un intéressant décryptage culturaliste (p. 15 à 38) et Yann Lagadec un appareil d’explication et de mise en perspective historique (p. 155 à 269).
3. Analyse
a. Le récit d’origine en breton
Dans le registre « témoignage Grande Guerre », outre la rare relation d’une évasion réussie – nous ne manquons pas de récits de captivité –, l’intérêt est ici la forme de cette narration. Il s’agit d’un texte en langue bretonne, très marqué par l’oralité, et pouvant ainsi être destiné à un jeune lectorat ; la publication dans la revue est accompagnée de quelques gravures d’illustration, la revue Breiz se voulant aussi un biais pour familiariser avec la lecture du breton ceux qui n’en étaient pas familiers (A. Le Goff).
b. Le texte d’origine traduit
On trouve ici les figures de style du conte, avec une invitation à l’écoute, et, scandant le récit, des comparaisons imagées, de la sagesse populaire, des proverbes et des dictons familiaux. Il s’agit vraiment d’un témoignage historique, nous dit le locuteur au début, car (p. 64) « ce n’est pas un conte [au sens de : ce n’est pas une fiction], ce que je vais écrire, mais une histoire vécue et véridique d’un bout à l’autre. » On peut prendre (avec autorisation de citation) cinq exemples pour exemplifier cette façon d’écrire ;
– p. 71 les prisonniers doivent abattre des arbres « Aucun salaire ne nous était donné pour notre peine. Je me fatiguai. « Si vous faites le mouton, disaient les anciens, vous serez tondus » De crainte d’être tondu trop court, je demandai à revenir à Sennelager. »
– p. 74 il se décide à préparer son évasion :
« Homme sage, avant d’entreprendre
Prends conseil tout d’abord. »
– pour fuir, il s’associe avec deux camarades, mais pas davantage (p. 75) : « Nous étions maintenant assez de trois. Il ne fallait pas trop publier le désir qui était dans notre esprit. Car, comme disent les Léonards :
La poule perd son œuf
Qui chante trop après pondre. »
– arrive le jour favorable (3 avril 1916) : « le vent était bon, il était temps de vanner. »
– puis pour clore cette première partie de l’évasion (p. 80) :
« Kenavo, ferme de Kamen,
Kenavo, gardien inattentif !
Demain, devant ton maître,
Tu feras une danse sans sonneurs ! »
Alain Le Goff précise que le frère de l’auteur, l’abbé Pierre-Marie Lec’hvien, un des principaux animateurs de la revue Breiz, a fait ajouter dans livret de 1929, avec l’accord de son frère, la phrase prosélyte finale (réussite totale de l’entreprise, fin du récit): « Le lendemain, dimanche des Rameaux, avec mon père (…) j’étais dans mon église paroissiale à la grand’messe, remerciant le Seigneur Dieu, la glorieuse Vierge Marie et Madame Sainte Anne. »
c. Souvenirs d’un ancien combattant
En 1970, Michel Lec’hvien réécrit en français une nouvelle relation de son épopée (terme impropre car – en breton comme en français – le propos est très sobre). La trame est identique, mais l’ensemble est bien plus détaillé ; ainsi, la période qui va de la mobilisation à la capture à Maubeuge occupe une page en 1929 et cinq dans le récit personnel et non publié de 1970. Le style est factuel, descriptif et exempt de toute l’oralité du texte d’origine. On peut constater que les éléments centraux sont à peu près identiques, mais le temps ayant fait son œuvre, la faim ou la brutalité des Allemands sont atténuées dans le second récit : (p. 110) « Des colis arrivaient de France, de nos familles, ce qui nous permettait de tenir sans trop de mal. » L’évasion devient possible parce que l’auteur va travailler à l’extérieur dans des fermes, et il signale y avoir été bien traité. De même il est intéressant de constater qu’en breton (1928 et 1929), si l’auteur utilise « an Alamaned » (les Allemands) et « soudarded an Alamagn » (les soldats allemands), il cite à plusieurs reprises « ar Boched » (les Boches) : ce sobriquet méprisant a disparu sous le trait de l’auteur en 1970, de même que dans la traduction du texte breton par Job Lec’hien en 1995, on voit ici qu’avec le temps, la Mémoire prend le relais de l’Histoire, en arrondissant les aspérités.
La préparation de l’évasion est minutieuse, et M. Lec’hvien explique comment il a trouvé des conseils avant de se lancer dans ces 75 km à vol d’oiseau qui le séparaient de la frontière (4 jours de marche de nuit, p. 113) « Ceux-là qui étaient repris, se voyaient les vêtements marqués. Habituellement sur la manche de la veste-capote, était cousu un tissu à couleur vive, rouge écarlate, vert cru, bleu, jaune. Cette façon de procéder était de la part des Allemands une lourde erreur. En effet, qui pouvait fournir des renseignements précis à ceux-là qui songeaient à s’évader, sinon ces évadés repris ? Ils pouvaient être considérés à juste titre comme des « professeurs d’évasion ». » Ils sont chaleureusement accueillis par les Hollandais, avec pain blanc à profusion et gestes amicaux (p. 131) : « L’un d’eux nous photographia parmi un groupe de soldats [hollandais] et, nous demandant nos adresses, nous promit de nous envoyer à chacun une photo, il tint parole. » Il n’a pas été possible de retrouver cette photographie en 2016.
d. contribution savante
Yann Lagadec apporte des éclairages sur ce témoignage ; il reproduit l’article de L’Éclaireur du Finistère (p. 158) qui évoque l’évasion réussie, et qui insiste sur les informations rapportées par les fuyards sur la situation en Allemagne (p. 169, exemplaire du 29 avril 1916) : « La garde des camps est confiée à des territoriaux et à des réformés qui sont nourris comme les prisonniers. C’est une preuve qu’en dépit des fanfaronnades du chancelier, les vivres n’abondent pas en Allemagne. ». Il croise aussi le texte de M. Lec’hvien avec des récits de prisonniers et d’évadés bretons et note par exemple que sur le plan matériel, l’installation de l’électricité dans les baraquements (avec interrupteur extérieur) impressionne les prisonniers (p. 203 note 70) : « Pour ces ruraux bretons, le fait d’être éclairés à l’électricité n’a rien de banal. »
Les motivations profondes des trois évadés sont difficiles à éclairer, mais c’est revoir les siens et la Bretagne qui domine ; la volonté de reprendre le combat n’est pas évoquée et Y. Lagadec n’a trouvé pour cette motivation qu’un seul cas de figure avec un interné civil qui n’avait jamais vu le front (p. 222) ; il se dit en désaccord avec Stéphane-Audouin-Rouzeau et Annette Becker (« Oubliés de la Grande Guerre, 1998, p. 126 et 127, et « 14-18 Retrouver la Guerre », 2000, p. 119), qui proposent la généralisation selon laquelle les prisonniers brûlent de s’évader pour des raisons patriotiques et pour poursuivre le combat (p. 119) « le désir logique du capitaine de Gaulle comme de celui de l’immense majorité des prisonniers est l’évasion. Car elle est espoir de retour au cœur de la guerre (…). » Selon Y. Lagadec, (p. 222, note 99) cette démonstration « ne parvient pas à convaincre à la lecture des témoignages de la plupart des évadés étudiés. »
Donc un témoignage intéressant, inscrit dans l’histoire de l’évolution rapide de la Bretagne des années Soixante. La force du témoignage de Michel Lech’vien tient dans sa concision, sa modestie-même (Y. Lagadec, p. 268), et, pour le récit en breton, dans sa forme proche du style des conteurs itinérants pour publics adultes, encore nombreux en 1914. Pierre-Jakez Hélias (« Le quêteur de mémoire », 1990, p. 267) montre que ces conteurs accueillis aux veillées avant 1914 ont progressivement été marginalisés par l’alphabétisation des publics, puis entre-deux guerres par l’éclairage électrique et la T.S.F., le poste de télévision venant achever ce processus de disparition. Peut-être Michel Lec’hvien a-t-il voulu proposer en 1970 un récit en français plus dans l’air du temps ? Si celui-ci est plus complet, on lui préférera quand même le court récit d’origine, qui mélange irruption de la modernité de la Grande Guerre et univers culturel bien plus ancien.
Vincent Suard, septembre 2025
Limbour, Jules (1851 – 1933)
Un Douaisien très occupé 1914 – 1918
Allender Roland
1. Le témoin
Originaire des Ardennes, Jules Limbourg, agrégé d’allemand en 1887, enseigne longtemps au lycée de Douai. Il est conseiller municipal de Douai de 1892 à 1900 avec une étiquette radical-socialiste. Retraité en 1912, il assure ensuite la lourde responsabilité d’administrateur bénévole de l’Hôtel-Dieu. Il réintègre le conseil municipal de 1919 à 1925.
2. Le témoignage
Le journal d’occupation de Jules Limbour, constitué de 1200 feuillets manuscrits oubliés dans une boîte à la bibliothèque de Douai, a été découvert par Roland Allender ; celui-ci a, non sans difficultés, retranscrit ce texte (mauvais état, feuillets manquants, lisibilité, passages en allemand…) ; le résultat de ce long travail a été publié en 2014 par la SASA (Mémoires de la Société Nationale d’Agriculture, Sciences et Arts de Douai, 5e série, tome XVII, 429 p.).
3. Analyse
Ce texte est d’un grand intérêt : Jules Limbour, administrateur bénévole de l’Hôtel-Dieu, a une position qui lui fait connaître l’état sanitaire de la population douaisienne, ainsi que celui des blessés hébergés, ceux-ci devenant bientôt uniquement des soldats allemands. Ancien élu municipal, c’est un notable qui connaît bien les rouages de la cité, ainsi que l’état social de l’agglomération. Agrégé d’allemand, il peut négocier avec les autorités (défense de « son » matériel et de « son » personnel), mais aussi échanger sur le fond (situation de la guerre, politique ou philosophie) avec certains officiers qu’il est tenu de loger. Grand connaisseur de l’Allemagne, il produit des remarques sur l’organisation de l’armée, de l’occupation, ou sur la mentalité allemande et ses points forts, sans jamais quitter le parti de la France ni douter de la victoire finale.
Douai dans la guerre
L’auteur donne au fil de son journal de précieuses informations sur l’occupation. Son ton est souvent critique et ironique, c’est un homme autoritaire et sûr de ses jugements, volontiers acerbe, ainsi par exemples à propos des étudiants en médecine français restés à l’Hôtel-Dieu en septembre 1914 : (p 30, avec autorisation de citation) « Les jeunes Tersen et Beaumont, embusqués qui distinguent à peine une veine d’un os, se croient des princes de la science et se font donner du Monsieur le major. » Il défend son institution, critique l’établissement religieux rival Sainte-Clotilde (p.31), tenu par des sœurs « où l’on passe son temps à déblatérer sur la Gueuse, où une trentaine de charmantes jeunes filles porte un joli costume de la croix rouge bien orné d’étoffe fine, et joue (…) la comédie de la charité mondaine. » Il a toutefois aussi dans son établissement des sœurs dont il reconnaît la qualité du travail. Ses relations avec la hiérarchie allemande sont correctes, et sa connaissance de l’allemand et quelques facilités qui lui sont propres permettent d’apaiser les tensions (9 février 1915, p.84) : [un conflit à l’hôpital] «Quelque chose me dit que la solution est chez Schroeder si dur et si emporté. J’y vais. Il me reçoit d’abord durement. Je fais un signe maçonnique. Il s’adoucit et nous voilà bons camarades. C’est entendu. Mesures raisonnables, etc… » .
Un hygiéniste
On citera ici un long extrait qui montre les conceptions de J. Limbourg, à la fois fervent républicain, moraliste et hygiéniste [on amène à l’Hôtel-Dieu une quarantaine de femmes malades et capables de contaminer les soldats allemands] (p. 81) « Ces femmes de 14 à 30 ans, quelques-unes avec des enfants ont pour la plupart été ramassées dans les cabarets de Hanay [Hantay ?], Harnes, dans Billy-Montigny, Hénin-Liétard. Beaucoup sont saines, un tiers a la gale. Quelques jolies filles admirablement faites, beaucoup de traîneuses, des filles de cabaret, des femmes de mineurs habituées aux logeurs, des mères de famille fainéantes, toute une génération d’alcoolisme, végétation d’estaminets, de terrils et de bals borgnes, filles d’une ignorance crasse, paresseuses, cruelles à l’occasion, dangereuses, produits redoutables de notre démocratie elle–même paresseuse, veule, incapable de vouloir et de réaliser la moindre réforme, d’organiser l’instruction, l’éducation, de veiller à la salubrité physique et morale de la population (…) L’industrie du cabaret est une monstruosité sociale. La prospérité du commerce de l’eau-de-vie est la pire des prospérités Elle équivaut à la ruine physique et morale. La République a un rude mea culpa à faire. »
Il est impressionné par la propreté physique des Allemands, leur fréquentation assidue des Bains Douaisiens, les hommes y allant par ordre, par unité ; il insiste à plusieurs reprises sur cette propreté, qui s’accorde avec ses conceptions, lui qui « à 64 ans est tous les jours savonné des pieds à la tête (p. 159) ». Il évoque aussi l’hygiène publique, ainsi du village de Raimbeaucourt (p. 203) : « Les Allemands ont pris 32 jeunes gens pour nettoyer le village (…) Jamais on n’avait pensé qu’un village pût être propre, leur caractéristique jusqu’ici était la boue, le fumier, les maladies contagieuses qui vont de pair avec la saleté. » Ceci fait aussi penser aux villages de la Meuse, où les autorités françaises comme allemandes font enlever le fumier entassé entre les maisons et la rue.
Un syndrome de Stockholm?
Jules Limbour est impressionné par ce qu’il estime être la supériorité de l’organisation allemande, qui confirme la connaissance qu’il en avait avant-guerre, ainsi p. 47 « Gracy me disait hier : « Vous avez des sentiments allemands. » À quoi j’ai répondu : « je connais l’Allemagne et il ne m’est pas possible de dire le contraire de ce que j’ai vu » L’auteur souligne la correction de certaines troupes, et contrairement aux autres diaristes, salue la correction des Prussiens, comparés à des Bavarois plus douteux (déc. 1914). Il évoque les qualités humaines d’officiers qu’il doit loger, ainsi par exemple (oct. 1914, p. 42) « Le capitaine Lutz est parti, me laissant une bouteille de vin et une boîte de cigares. Nous le regrettons tous. C’était la crème des hommes. » C’est plus loin un aviateur (juin 1916, p. 268) « Presque tous les aviateurs de la Brayelle s’en vont (…). Monsieur Mickler nous a donné sa photographie avec une affectueuse dédicace, c’est un bon garçon qui paraît regretter beaucoup de s’en aller. (…) il était serviable et affectueux … » Il refait son éloge lorsqu’il apprend sa mort en octobre (p. 289) « Je lui avais donné un mot de recommandation dans le cas où il serait prisonnier, si j’avais pu lui donner un contre la mort, je l’aurais fait. » Jules Limbourg est ainsi un témoin très atypique par sa proximité culturelle avec l’occupant : au tout début de l’occupation, un sous-officier allemand lui avait par exemple raconté le sac de Louvain, en le lui présentant comme amplement justifié (p. 29).
En même temps, notre témoin est lucide, soulignant la différence d’attitude entre les troupes de l’arrière (Douai) et celle des zones de combat (déc. 1914, p.62) « L’institutrice d’Athies me raconte à l’Hôtel-Dieu l’épouvantable existence des habitants d’Athies et de Feuchy et de Tilloy [sur la ligne de front]. Ces deux derniers mois la barbarie des Bavarois n’a pas eu de limites. Ils ont détruit et sali par plaisir, tailladé des robes, des draps, sans utilité. » Il sait aussi se faire respecter chez lui et n’hésite pas à « raisonner » les officiers qu’il loge si c’est nécessaire (nov. 1915, p. 171) « Mon officier est revenu à minuit saoul comme une grive, il a dû vomir. Je l’ai traité durement, le lendemain, il s’est excusé. »
Un patriotisme lucide
Cette volonté constante de reconnaître les qualités des Allemands rend d’autant plus intéressantes ses critiques à leur égard (p. 88) « Quiconque a fréquenté un Allemand a été frappé et repoussé par son manque de tact, d’aménité, son affectation de supériorité. » Il n’a aucun doute sur les risques collectifs courus, évoquant Louvain et le Lusitania (p. 112) : « Nous le sentons ici, nous sommes à la merci des fantaisies d’un chef qui pourrait faire brûler la ville sous le prétexte créé de toutes pièces qu’on a tiré sur les soldats ou communiqué avec l’ennemi. » En mai 1915 : « Je crois que l’Empire expiera, que ses violences inutiles, son attitude blessante seront châtiées (…) » Avec Verdun en 1916, il souligne que cette guerre «n’est qu’une épouvantable folie et il n’est presque plus d’Allemands qui n’en soient convaincus, il suffit de les entendre pour s’en assurer ». Dès avril 1916 (p. 243) il remarque « un violent mouvement anti-officier, un accroissement de la haine contre l’aristocratie, un esprit révolutionnaire intense et cela chez les sous-officiers comme chez les soldats. » J. Limbour n’abandonne jamais son soutien à la France et aux alliés, ainsi que sa certitude de la victoire (25 juin 1916, p. 275) « Autour de moi je sens une vague de pessimisme, je finirai par être un des rares qui croient au succès final, moi qui fus le seul à soutenir la supériorité allemande dans tous les domaines. Ils succomberont sous le nombre à la longue. »
Un homme de gauche
Ancien élu radical, anticlérical et franc-maçon, Jules Limbour critique violemment à plusieurs reprises la bourgeoisie locale, ainsi p. 155 : « Pourquoi ne pas conclure comme je l’ai fait souvent : c’est uniquement dans la petite bourgeoisie et dans l’ouvrier qu’il y a du dévouement réel et des sentiments nobles, le jour où l’éducation populaire sera ce qu’elle doit être, le vide de la bourgeoisie riche et fainéante apparaîtra dans toute sa laideur. » Fervent républicain, décrit lors de son oraison funèbre (1933, p. 11)) comme un « républicain des temps héroïques, alors qu’il était dangereux pour un fonctionnaire de l’être » notre diariste est solidement établi dans le camp laïc. Perdant sa femme en 1918, il témoigne de sa tristesse en même temps que de tendresse, puis conclut ce triste événement (p. 394) : « Je la quitte, l’embrassant mille fois. J’ai 68 ans, le cœur malade, les poumons usés. Je croyais et espérais mourir avant elle. Je lui aurais fait de la peine par mon enterrement civil (…). » Au plan politique, il est peu intéressé par les maximalistes et soutient la manière forte de Clémenceau (décembre 1917, p. 340) : « Les pacifistes sont mis sur le même pied que les traîtres. Ma foi, il n’a peut-être pas tort. Le vin est tiré, il faut le boire. On ne peut du reste très logiquement faire la guerre et la paix en même temps. Imiter les Russes, c’est vraiment trop dégoûtant. » À la fin de l’occupation, il insiste sur les problèmes de ravitaillement et sur la faim à Douai, sous les obus anglais qui se rapprochent. Le récit s’arrête brutalement le 2 septembre, avec l’évacuation des civils de la ville par les Allemands ; le journal est repris le 13 janvier 1919 : « Je vais essayer à mon retour d’exil de résumer les événements des 4 derniers mois. » Les Douaisiens ont été pendant cette période chaleureusement accueillis par la population de Mons.
Ce texte est donc d’une grande valeur, à la fois documentaire et humaine ; son caractère personnel, au ton d’une grande franchise, souvent acerbe, en fait une source historique très riche. Cette liberté de ton est tellement poussée que R. Allender – qu’il faut ici remercier pour cette restitution – dit en préface avoir gommé deux noms, car les notations relevaient de la diffamation manifeste…. Une fois de plus, c’est un texte tardif, inédit et personnel, non destiné à la publication, qui se révèle être un excellent témoignage, car débarrassé de l’autocensure habituelle : c’est une source riche pour la description de l’occupation, des Allemands rencontrés, et de la société ouvrière et bourgeoise de la cité. Le paradoxe, c’est que ce notable fait un peu figure de marginal parmi les siens, justement à cause de sa bonne connaissance des Allemands (p. 301) « On peut être patriote dévoué, on peut être ennemi de l’Allemagne sans être pour autant aveugle sur nos défauts et reconnaître que l’ennemi a des qualités. »
Vincent Suard, septembre 2025
Touchard, Camille (1888-1979)
Touchard, Camille, La guerre de Camille Touchard. Carnets d’un secrétaire d’état-major devenu simple biffin (août 1914 – juillet 1917, Paris, Sutton, collection Histoire intime, 2018, 219 pages
Résumé de l’ouvrage :
Parti de Tours le 3 août 1914, Camille Touchard, né en 1888, est affecté comme secrétaire à l’état-major de la 36ème brigade d’infanterie, de la 18ème D.I. d’Angers du 9ème C.A. de Tours. Il est affecté successivement en Lorraine, fait la batailles des frontières en Belgique et retraite pour participer à la bataille de La Marne dans le secteur de Fère-Champenoise. Après la victoire, il reste en Champagne, à l’est de Reims, puis repart en Belgique, à l’est d’Ypres, jusqu’en mai 1915. Suivent l’Artois, l’Argonne, à nouveau la Champagne, la Picardie, la Somme, avant, tout début 1917, une dissolution de sa brigade qui l’affecte dans une compagnie du 77ème RI. Après une rapide instruction, il arrive au front du Chemin des Dames, où il est blessé de plusieurs éclats d’obus au milieu de juillet 1917, mettant fin au 9ème carnet relatant sa guerre.
Eléments biographiques :
Camille, Auguste, Ferdinand Touchard est né le 26 février 1888 à Moussac, dans la Vienne. Il est l’aîné d’une fratrie composée d’une sœur, Rachel, née en 1893 et d’un petit frère, Abel, né en 1901. Son père, Ernest, qui sera maire de Moussac de 1897 à 1911, est exploitant, propriétaire terrien, et sa mère est mère au foyer. Ce dernier est relativement aisé. Camille obtient le baccalauréat, fait des études de droit, avant d’entrer dans les chemins de fer comme employé à la gare de Nantes, ville où il réside à la déclaration de guerre. Jugé apte au service militaire, il le débute le 8 octobre 1909 et est alors rattaché à la 19ème section de secrétaires d’état-major dépendant du 19ème corps d’armée basé à Alger. Il y fera son service entre le 10 octobre 1909 et le 11 septembre 1911, participant aux opérations de pacification de la zone rebelle algéro-marocaine. Il passe caporal le 19 septembre 1911 et revient à la vie civile le 1er octobre ; c’est donc à ce grade qu’il est mobilisé à la 9ème section de secrétaires d’état-major basé à Tours le 3 août 1914. Il passe sergent le 1er avril 1915. Avec deux autres secrétaires, il est mis à la disposition de la 36ème brigade d’infanterie. Il fait donc toute la guerre dans deux postes dans sa division, secrétaire de brigade et soldat du 77ème R.I., après son versement dû à la dissolution de sa brigade au tout début de janvier 1917. Il tente infructueusement d’entrer dans les chemins de fer militaires et tente plusieurs formations, comme chef de section (« ennuyeux » dit-il), y compris dans les canons de 37, mais finalement, par choix, revient dans le rang, à la 3ème section de la 3ème compagnie du 77ème R.I. Le 8 mars 1918, il intègre le 2ème régiment de tirailleurs indigènes mais ne semble pas être retourné au front. Il est mis en congé illimité le 19 juillet 1919 et reprend alors son travail en qualité de sous-chef de gare à Nantes. Il sera également à la garde Saint-Lazare à Paris en 1927. Il se marie en septembre 1921 avec Marie-Madeleine Dissert et décède en 1979.
Commentaire sur l’ouvrage :
Les 9 carnets de guerre de Camille Touchard présentent l’indéniable avantage d’exemplifier le parcours d’un non-combattant, secrétaire d’état-major de brigade d’infanterie, pendant la période 1914-1916, éclairant rôle et application, riche d’enseignements, dans ce laps de temps. Son rôle consiste, sous la direction de l’officier d’administration, de s’occuper des écritures et de tous les travaux d’importance secondaire d’un état-major de brigade, ce qui forme une charge à l’application finalement très diverse en temps de guerre. Impliquant sérieux et précision, ce caractère se retrouve dans ses écrits, datés et précisément localisés quant au parcours du témoin. Cette précision géographique, scrupuleusement relevée tout au long de son parcours, se révèle à de multiples reprises, par exemple le 29 août 1915, quand il dit « Passons à Canaples (bistrot que je vois pour la troisième fois) » (page 122). Geoffroy Salé, qui introduit et commente le témoignage, fournit dans une longue présentation très précise tous les éléments de nature à contextualiser les carnets de Camille Touchard : Origines familiales et études – parcours militaire avant 1914 – campagne – après-guerre – carnets de guerre et contenu de ce « parcours original », dégageant les nombreux points d’intérêt de ce témoignage. Touchard s’exprime clairement et précisément, quasi journalistiquement, sur ce qu’il parcourt, fait et voit de sa guerre, parfois jusqu’au détail comme le nom du chien de race Dick du château de Neuville. Son premier carnet est d’un style télégraphique se bornant à des phrases courtes et aux toponymes traversés. C’est à partir du second carnet que l’écriture est plus construite et que les descriptions sont plus profondes. À deux reprises, il dit toutefois : « Maintenant, je renonce à écrire ce que je viens de voir » (page 49), et plus loin « Ce que j’ai vu et entendu est indicible » (page 50). Les pages qui concernent les quelques jours consécutifs au retrait des troupes allemandes après La Marne sont spectaculaires. Il connait toutefois une période de lassitude. Le 25 décembre 1914, il dit : « Ne tiens plus mon journal au jour le jour » (page 91). Pis, il l’interrompt de février à avril, complétant cette période en recopiant le JMO, avant finalement de reprendre sa quasi quotidienneté narrative à l’issue. Le 9ème et dernier carnet, correspondant à la période à laquelle il est rentré dans le rang du 77ème, est plus haletant. Il est peu adhérent au bourrage de crâne et s’il le rapporte, c’est en s’en gardant toutefois. Manifestement, Camille Touchard est empathique, y compris à plusieurs reprises envers les soldats allemands prisonniers, parlant leur langue (voir pages 39, 49, 51, 67 ou 75). Il rapporte beaucoup de faits originaux de sa vie quotidienne, qui reviennent parfois au fil des pages. Ainsi, il se plaint de petits vols qu’il subit de la part de soldats, mais il avoue lui-même à plusieurs reprises avoir lui-même « visité » des maisons et « forcé » quelques portes. De même, il apprécie la compagnie des femmes, auxquelles il fait souvent référence, rapportant çà et là quelques « contacts » estimés, évoquant même parfois un « léger badinage ». Il dit même avoir écrit une « lettre à une poule de Rocher », son caporal d’ordinaire (page 82). Il témoigne de temps en temps de sa relation avec les civil(e)s. Le 29 août 1915, il dit, parlant de deux femmes, une mère et une fille, chez qui il loge à Berneville : « J’ai pu les avoir à ma dévotion grâce aux laisser-passer » (page 123). Intéressant pour mesurer le lien entre civils et militaires, il y revient plus loin, disant, alors que son unité quitte Berck, mi-mars 1916 : « Tristes adieux. La population est toute entière dans les rues. Pas une jeune fille ne manque » (page 136). Parfois toutefois, il côtoie des « personnalités » ; le 21 avril 1917, il dit : « Couche chez femme hargneuse » (page 169). Loin d’être un embusqué (il fait d’ailleurs très peu références à ce terme), il se retrouve très souvent très proche des lignes, et en tous cas le plus souvent à portée d’obus (il dit qu’il en a reçu près de 500 le 9 novembre (page 72)), devant déplacer l’état-major au gré des maisons détruites par bombardement. Ainsi, il y échappe parfois de justesse (c’est un obus sous sa fenêtre qui le réveille le 12 novembre 1914 (page 74)), notamment devant Ypres. Il se voit même prisonnier à cette date tellement il est au milieu de la mêlée. Il sera d’ailleurs remercié par ordre du général du 9ème CA en décembre 1915 pour son travail (fac simile page 203). Il a déjà reçu la croix de guerre le 24 juin 1915. Il dit, le 12 juillet suivant : « C’est la première fois que je couche dans un lit depuis onze mois » (page 116). Au final, le témoignage est dense, intéressant, composite et particulièrement éclairant sur un rôle souvent cité par les autres poilus en ligne comme un poste d’embusqué, réalité démystifiée par Camille Touchard qui en fournit une relation remarquable, se posant plus en témoin qu’en narrateur de son propre rôle. Mélange de quotidienneté et vision intérieure d’un état-major, certaines descriptions, comme celle de la préparation d’une attaque, finalement infructueuse, en juin 1915, dans le secteur de Frévin-Capelle (Artois), sont particulièrement intéressantes. En mai 1917, versé dans le régiment dont il tapait les ordres, il devient témoin des mutineries qui s’y allument dans le secteur du Chemin des Dames (pages 175 et suivantes). Geoffroy Salé, à ce sujet, établit quelques notes opportunes, croisant le témoignage avec d’autres du même régiment (comme Allard, Brec, Chamard, Laurentin, Renaud, Retailleau ou Terrier-Santan, cités dans la bibliographie testimoniale (pages 217 et 218)). Camille Touchard porte souvent un regard approprié, jamais gratuitement critique, sur les officiers qu’il côtoie. Toutefois, il distille parfois son avis sur certains, comme le colonel Lefèvre, « dégommé » pour incompétence, ou le capitaine Guillon, qui manifestement n’aime pas son subordonné, sans qu’il sache pourquoi. Il donne même quelques détails techniques d’intérêt au fil du récit. Il pratique également de temps en temps l’artisanat de tranchée, disant faire des bagues (page 125) ou des coupe-papier (page 141). Sur la fin du témoignage de Camille Touchard, et notamment le flou sur les circonstances et la date même de sa blessure, la note n°12 du dernier carnet dit qu’en fonction du document-source, le soldat a été blessé le 17, le 18 ou le 19 juillet 1917.
De rares fautes ou coquilles sont relevées dans cette édition sérieuse et particulièrement bien présentée dans une collection Histoire intime opportune de l’éditeur.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Parcours global suivi par l’auteur (date) – Etant donnée la précision toponymique de Camille Touchard dans ses innombrables déplacements, rapportant jusqu’aux moindres lieux-dits, lesquels ne peuvent tous être reportés ici, il convient de se reporter à l’index des noms de lieux cités en fin d’ouvrage :
Angers – front de Lorraine : 3-20 août 1914
Ardennes – Belgique – retraite : 24 août – 6 septembre
Bataille de La Marne (secteur de Fère-Champenoise) – début de la guerre de positions (ouest de Reims) : 6 septembre – 21 octobre 1914
Flandre occidentale – secteur d’Ypres : 24 octobre 1914 – 6 mai 1915
Artois : secteur du Mont Saint-Éloi : 10 mai – 5 juin 1915. Secteur de Loos-en-Gohelle : 10 octobre 1915 – 5 janvier 1916. Secteur d’Aix-Noulette : 17 février – 2 mars 1916
Argonne – Verdun : Secteur de Montzéville – Mort-Homme : 29 avril – 11 mai 1916
Champagne : Secteur de Souain-Tahure : 5 juin – 3 septembre 1916
Picardie – Somme : Secteur de Comble : 8 octobre 1916 – 3 janvier 1917
Champagne – instruction au camp de Mailly : 20 janvier – 20 mai 1917
Chemin des Dames – secteur de Craonne : 20 mai – 19 juillet 1917
Composition de l’état-major de la 36ème brigade d’infanterie au 1er décembre 1914
Col. Lestoquoi (ordonnance : Francelle – Poirier)
Cap. de La Taille (ordonnance : Praud) – Audouard (7ème hussards) (ordonnance Lacroix) – du Coulombiers (à partir du 4 avril) (ordonnance : Bouchinet – Pipaud)
Secrétaires : Touchard – Renou – Bernard
Cyclistes : Cerisier – Rouceau
Fourgonnier : Durand
Cuistot des officiers : Caporal Caillaud – de l’ensemble : Guillot
Caporal d’ordinaire : Rocher
Maitre d’hôtel : Plessy
Agents de liaison : du 77ème : Papin – Point – Samson. Du 135ème : Chauveau – Boisard. Du 66ème : Faix. Du 32ème : Allouin. Du 290ème (mi-mars) : non cités
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 26 : Soldat assassiné
28 : Passage de la frontière belge, salut du drapeau
: Tire une vache : il la trait
29 : Alboche
34 : Vol entre soldats (son quart, vap 66 éléments de son vélo). Vap 71 lui, qui vole dans une maison et parle à plusieurs reprises de portes forcées (vap 154)
35 : Chignole = vieille voiture
40 : Allemands cachés dans le foin, faits prisonniers
41 : Pillage d’épiceries
: Après la victoire de La Marne « Habitants rangés le long de la route nous regardent passer »
50 : Maison à 12 enfants
: Ramasse un culot d’obus, qu’il présente à son colonel (vap 51 et 54, casques)
51 : Conseil de guerre à Sept-Saulx (vap 58 fusillés, nommés Duverger et Desherbois, du 68ème RI)
56 : Utilise le terme embusqué pour « mettre dans une boîte »
: Joue aux boules
57 : Schnik : Alcool de mauvaise qualité
58 : Espionnite : Arrestation à Wez d’un civil et découverte d’une malle remplie d’effets militaires et de documents sur la TSF (vap 81, 83, civil fou ou espion)
62 : Passe la frontière belge et s’étonne : « Aucun poteau ni drapeau »
64 : Hésite entre un vélo belge et un allemand
67 : Entend les cris des allemands qui attaquent
68 : Obus non explosés fichés dans des peupliers
70 : Altercation avec un homme ivre (vap 70, un anglais, 76, 90 (lui-même), (vap 119)
71 : Colonel d’état-major tirant au fusil sur un allemand
: Bouquet offert à un général suite promotion
72 : Chasse au pigeon (vap 79, soldat chassant à courre avec un lévrier, vap 80, est chasseur lui-même, pêcheur et aussi braconnier)
73 : Trou d’obus rempli de soufre
: Voit un phénomène électrique inexpliqué : « En revenant, phénomène électrique. Eclair nous aveugle et dure très longtemps. Eberlué, perds ma route et au premier pas tombe dans un trou d’obus et renverse la moitié de mon vin et de mon eau-de-vie »
74 : Prisonniers allemands volontaires et patriotes
77 : Promotion express : « Un gosse du 92ème, enfant de quinze ans, s’amène avec deux prisonniers allemands. Est fait 1ère classe »
81 : « En fait de repos, tout le monde est d’avis qu’il vaut mieux être en première ligne, mais ne pas avoir de civils sur le dos »
83 : Soldat blessé par un capitaine
86 : Proclamation aux allemands à se rendre
95 : Charge réduite à 8 grammes du Aasen afin de les lancer plus près
100 : Fait faire un fanion
103 : Puni par un colonel de hussards, mais punition jamais appliquée « N’en ai plus jamais entendu parler »
: Expédie ses effets d’hiver
105 : Frappé sans effet par un shrapnel
109 : Décoration du gourbi (avec des devises latines et grecques !)
114 : Déclaré mort selon les dires d’un ami
127 : Train blindé allemand
128 : Emporte un fusil boche et un obus !
132 : Un soldat vend des clichés au Petit Parisien
138 : Antipathie supposée des Meusiens : « On sent la Meuse où la mentalité des gens n’est pas, dit-on, sympathique aux Français »
143 : Etat des pertes des 135ème et 77ème RI en mai 1916
146 : Ne mange pas : lapin trop cher !
147 : Vue et effet d’une attaque aux gaz : « Les fusées rouges et vertes s’élèvent de partout »
148 : Prix d’un rasoir en septembre 1916 : 3,75 f.
154 : Sort deux enterrés vivants par un obus
155 : Général Lefèvre « dégommé » relevé de son commandement : « Il n’a fait que porter la guigne à notre DI » !
164 : Réaffecté au 77ème RI après une formation
175 : Témoin des mutineries (vap 192 la note sur les mutineries au 77ème RI)
178 : Balle traversant sa capote
179 : Projeté en l’air par une explosion qui ne le blesse pas mais le rend sourd, puis finalement blessé
182 : Avion abattu depuis le sol
190 : Chasse au rat, payée un sou par rat
Yann Prouillet, 11 août 2025
Leddet, Jean (1878 – 1958)
Lignes de tir
Un artilleur sans complaisance, carnets de guerre 1914 – 1918
1. Le témoin
Jean Leddet est un militaire de carrière, artilleur passé par Polytechnique (1899). Passionné d’équitation, ce capitaine commande une batterie du 7e RA (Rennes), et il combat avec « ses Bretons » dans la guerre de mouvement, en Artois, en Champagne, à Verdun, et devant Reims en 1917. Au début de 1918, il est nommé à sa demande instructeur à Fontainebleau. Il poursuit après la guerre sa carrière d’artilleur et prend sa retraite comme colonel en 1937.
2. Le témoignage
À l’initiative de sa petite-fille Caroline Leddet, et avec une présentation scientifique de Max Schiavon, les éditions Anovi ont publié « Lignes de tir, Un artilleur sans complaisance, carnets de guerre 1914 – 1918 » (2012, 286 pages). Max Schiavon signale que Jean Leddet a repris en 1925 des notes écrites durant la guerre pour en composer un ensemble cohérent, et que seules d’infimes modifications ont été apportées après 1945. C’est donc un texte rédigé à fois à proximité des événements, mais aussi avec une certaine distance de « décantation ». La dactylographie du manuscrit précède de peu l’édition de 2012.
3. Analyse
Jean Leddet, qui indique en introduction vouloir s’en tenir à un récit factuel, produit ici un texte à la fois technique et vivant des opérations vécues au 7e RA : c’est cette volonté documentaire, presque didactique, alliée à un ton acerbe et à un talent de conteur, qui rend ce document exceptionnel.
L’encadrement rhabillé pour l’hiver
L’auteur procède d’abord à une présentation des cadres de son unité, avec une ambiance « Hécatombe des généraux » (P. Rocolle) avant l’heure : c’est à la fois méchant, drôle et bien documenté ; ce type d’inventaire critique, avec les noms des officiers, est évidemment impubliable en l’état au XXe siècle, et pour l’historien, c’est bien plus qu’un simple dézingage, car ce sont les motivations techniques qui font l’intérêt de ces jugements de valeur. Ainsi (avec autorisation de citation) du général Bonnier, commandant la 19e DI (p. 34) « C’eût été peut-être un bon chef de bataillon, [mais] ne connaissant rien à l’emploi de l’infanterie et de l’artillerie (…) », et du Colonel Haffner, chef du 7e RA (p. 34 et 35) « Le rapport, auquel j’ai assisté quelquefois, était une vraie comédie. Il assassinait de questions son major, le commandant Perrin, un brave débris, bon pied-de-bouc, sourd comme une trappe, qui, à une question sur les ordinaires, répondait que le temps était assez incertain. À eux deux, c’était du bon Courteline. » Pour le Commandant Grosset, commandant le 1er groupe : « Ce n’était pas un mauvais homme, mais quelle chiffe ! » ; 2e groupe (le sien), commandant Dautriche « C’était un bon cavalier, il avait été aux volants, mais comme artilleur, il était en dessous du médiocre : physiquement, il était très fatigué. » ; 3e groupe, le commandant « était un certain Marcotte, complètement gâteux. » et il conclut (p. 37) « bref, le régiment n’était pas commandé. » Après des débuts très peu concluants, tous ses supérieurs ont été changés en octobre 1914 (p. 39) « En résumé, nous avons laissé au dépôt, en partant, un lieutenant-colonel et un chef d’escadron et, au bout de deux mois de campagne, le général commandant le 10e corps, le général commandant la 19e division, le colonel et trois chefs d’escadron étaient limogés. »
La guerre de mouvement
Jean Leddet sait raconter, et son récit des engagements d’août et septembre 1914, tout en étant très vivant, est d’une grande précision documentaire, ainsi du premier contact avec l’artillerie ennemie (21 août, Sambre, p. 50) « vers deux heures de l’après-midi nous entendîmes un sifflement prolongé et un obus vint s’abattre à un kilomètre sur notre gauche, dans une plaine où se trouvait le groupe Grosset : l’éclatement produisit une fumée noire et un bruit effroyable : c’étaient les premiers 15 que nous voyons tomber. On se regarda. Ça, ça n’était plus du jeu. On nous avait ressassé les oreilles que l’explosif de 75 était supérieur à tout ce qui existait dans le genre, que le 15 allemand n’éclatait que rarement… C’est que celui-ci éclatait joliment bien ! » Il est à la fois sobre et critique pour décrire l’engagement de Fosse (22 août) et les hésitations de son chef de groupe. La participation à la bataille de Guise se passe mieux, mais défilés, ses 75 tirent au-delà d’une butte, sans contact visuel ni possibilité de régler ; les Allemands se rapprochent, il le constate aux ordres de diminution progressive de portée, et au bruit métallique que font les balles sur son bouclier, au sommet de son échelle de chef de batterie. Plus de munitions au moment où les Allemands émergent et qu’arrive l’ordre d’amener les avant-trains sous les balles et les shrapnels, « À ce moment, je vis nettement les Allemands se profiler sur la crête, à 1400 mètres devant moi. Jamais je n’ai autant regretté de ne pas avoir un ou deux caissons pleins de cartouches à leur vider dessus. »
Autour de la Marne
Il attribue les piètres résultats de sa 19e DI aux maigres possibilités laissées, pour l’entraînement, par le terrain de Coëtquidan. Ainsi, (p. 71) « contre une infanterie aussi manœuvrière, nos troupes du 10e corps, que le terrain couvert de Bretagne réduisait à des évolutions de compagnie, n’étaient pas de taille. » Il s’élève aussi contre les journaux qui prétendent que les régiments de réserve ont sauvé la mise au moment de la Marne (p. 71) « Je ne sais pas ce que valaient les régiments de réserve des autres corps d’armée, mais ceux du 10° corps n’étaient bons qu’à foutre le camp. C’était forcé, aussi, avec leur organisation. » La journée du 6 septembre est bien décrite, mais avec un bilan décevant pour l’auteur, à cause de l’inefficacité de l’infanterie devant lui (p. 81) « Salauds de fantassins…manœuvrent comme des crétins… pour une fois qu’on pouvait avoir la victoire, ils loupent la commande…». Il décrit une intéressante tentative empirique de réglage de tir improvisée avec l’aviateur Vuillemin, à son avis couronnée de succès (p. 83). Certains tirs de concentration donnent de bons résultats, mais au final (p. 91) « Le fantassin breton était un brave type, mais les échecs de la Sambre et de l’Oise l’avaient découragé et il n’avait pas surmonté la passivité naturelle de son caractère. Quant à l’artillerie, on peut juger, d’après ce que j’ai dit, de la nullité de son rôle. Aucune liaison, aucune pratique du tir à grande distance et sur la carte. Nous nous bornons à faire des évolutions et à changer de position de batterie. » Le 7e RA est arrêté devant Reims et il y est légèrement blessé.
Guerre de position et offensive d’Artois
Sa batterie est en position au sud puis au nord d’Arras en octobre 1914, et les tirs sont peu fournis à l’automne, à cause du manque de munitions. Il décrit une tranchée allemande du secteur d’Écurie-Roclincourt (p. 128-129), qu’il a pu visiter après les avancées de mai 1915 «(…) les Allemands avaient fait leurs abris à l’épreuve du 155, alors que nous n’avions que du 75. C’était toute la différence d’organisation de deux peuples : après cela, on jugera des bobards des journaux français, qui prétendaient que les Allemands ne s’occupaient pas de leurs hommes, tandis que c’était tout juste si les nôtres n’étaient pas bordés chaque soir dans leur lit, par un de leurs officiers ! » Il décrit le 9 mai, à Roclincourt, l’attaque qui est tout de suite manquée, les hommes établis sur le parapet déclenchant en retour un « terrible feu de mousqueterie (…) il y avait au moins 15 mitrailleuses en action ! » (p. 132). Le récit des attaques d’Arras en juin et juillet 1915 est aussi de bonne qualité.
Verdun 1916
Le groupe de l’auteur est engagé d’abord dans le secteur de la forêt de Hesse, puis en juillet à Montzéville, derrière la côte 304, mais tirant sur le Mort-Homme. Au repos début août en Haute-Marne, il y rencontre le célèbre dessinateur Georges Scott (p. 199), « dit l’Alpin Scott car il était en vague tenue de caporal d’alpins. C’était un petit gros, rond comme une boule. Sainte-Beuve qui était un poussah regrettait de ne pas avoir été lieutenant de hussards. Scott compensait la rondeur en ne dessinant que des militaires hauts sur pattes. Au demeurant, brave type et très occupé de ses fonctions de directeur de Théâtre du front [note de J. Leddet: « encore une de ces fumisteries pour embusqués qui donnaient des représentations à d’autres embusqués. »]. Il évoque ensuite ses tirs à Verdun (rive droite), en août 1916 (p. 204) « Nous tirions sur une tranchée du bois Nawé, qu’on ne pouvait voir que du saillant d’Hardaumont. Six kilomètres à vol d’oiseau et douze kilomètres de fil ! [haché en permanence] On avait la communication un quart d’heure par semaine, autant dire jamais. On a essayé de vérifier nos tirs de toutes les façons possibles, par observateur terrestre, par avion : on n’a jamais pu y arriver. C’est une situation odieuse pour un commandant de batterie, et malheureusement il n’y a pas grand-chose à faire. » »
Secteur du Cornillet (du 24 avril au 1er juin 1917)
La 19e DI participe aux assauts du Mont Cornillet, mais c’est un échec le 30 avril, et le 4 mai « ce fut bien pire » (p. 240). Il évoque les problèmes de réglage, de demandes de barrage et de coups courts liés à la malfaçon des obus, mais il a son explication (p. 241) : « Quoi qu’il en soit, j’ai constaté une chose : quand la 48e division, une vraie division d’attaque, celle-là, [formée de tirailleurs et de zouaves] a relayé la nôtre, vers le 15 mai, nous n’avons plus jamais entendu parler de coups courts… et nous avons pris le Cornillet ! » Malgré ce succès tardif, le général commandant la 19 DI est menacé de sanction, et réussit à s’en sortir grâce à ses appuis politiques (p. 246) « il avait employé le procédé classique : il avait débarqué son artillerie. C’est la faute à l’artillerie ! » J. Leddet fait partie de la charrette, et est rayé du tableau d’avancement.
1918
Il se fait nommer instructeur à Fontainebleau en février 1918, puis la création d’une subdivision de l’école l’emmène à Sézanne puis à Joigny, où il passe l’été à instruire des sous-officiers d’artillerie « c’était la vie de garnison. » (p. 273). Il fait venir sa femme, et enchaîne avec l’organisation d’un nouveau cours : « On n’en voyait pas la fin (juillet 1918) et je me dis que trois mois de plus de tranquillité, avec Jeanne, seraient toujours les bienvenus. ». Il est surpris par l’Armistice alors qu’il se préparait à reprendre un commandement sur le front.
« Lignes de tir » est un des meilleurs textes produit sur la guerre pour l’artillerie : précis et didactique, on ressort de sa lecture plus savant, comme breveté après un stage à Fontainebleau. Le ton Leddet, acerbe et cynique, par sa méchanceté envers les Bretons, les Méridionaux, les Parisiens ou les brancardiers, amuse souvent mais lasse aussi : notre capitaine a dû exaspérer plus d’un supérieur, et sa morgue lui a certainement coûté beaucoup pour son avancement. Avec ce texte, on constate de nouveau qu’on trouve les meilleurs témoignages dans des corpus tardifs, correspondances ou textes personnels, non destinés à la publication, et donc dégraissés du poids énorme de l’autocensure. Il suffit de reprendre en comparaison un témoignage d’artilleur, même de bonne qualité, publié au début des années vingt : ce n’est pas la même guerre, on a l’impression que ces témoins, même honnêtes, ne disent à peu près rien. Ainsi le temps long, qui se retire comme la marée sur la grève, libère l’estran : excellente perspective, qui nous fait déjà saliver sur de futures pépites.
Vincent Suard, mai 2025
Walch, Achille (1899 – 1973)
1914, un destin alsacien
1. Le témoin
Achille Walch, qui a presque 15 ans au début de la guerre, habite le village de Carspach, en Haute-Alsace (Sundgau, proche d’Altkirch). Travaillant comme jardinier, il voit l’arrivée puis le recul des Français en août 1914, le front se stabilisant à 400 mètres de son village, resté dans les lignes allemandes. Les habitants, régulièrement bombardés, sont évacués en 1915. Mobilisé dans l’armée impériale en mars 1918, il est entraîné mais ne monte pas en ligne. Après la guerre, il effectue quatre mois du service militaire français (classe 19), se marie en 1924, puis devient jardinier aux Mines domaniales de Potasse d’Alsace ; il prendra sa retraite en 1961.
2. Le témoignage
Le témoignage d’Achille Walch a été publié en 2016 aux éditions Atlande (« 1914, un destin alsacien », sous-titré « Mes mémoires ou les aventures variées du fils d’un pauvre homme. », 252 pages, rééd. 2023). L’auteur parvenu à la retraite a composé ses mémoires à partir de carnets rédigés en 1928 et aujourd’hui disparus. Le texte, nous précise la présentation (Carmen Jung, Marie-Claire Vitoux et Raymond Woessner), est écrit dans un allemand marqué par le dialecte alsacien, et des éclaircissements sur les choix de traduction et la saveur de la langue d’A. Walch sont proposés, comme par exemple : « Verklemmmi, wir hatten hunger wie russische Wölfe !», (« Sapristi, nous étions affamés comme des loups russes ! »).
3. Analyse
Le récit autobiographique évoque d’abord le temps de l’enfance, qui n’est pas malheureux, mais qui n’a rien de bien joyeux non plus, les corrections étant fréquentes de la part du curé (catéchisme), de l’instituteur ou de sa mère, [avec autorisation de citation] « – Bienheureux temps de l’enfance – (…) je ne parvenais pas à comprendre cet aphorisme » (p. 42).
La guerre en Alsace du Sud
Le récit décrit le passage des Français vers Mulhouse, puis leur retrait, et il oppose le désordre des pantalons rouges à l’organisation méthodique de la défense allemande. Lorsque les « libérateurs » demandent à boire, il précise que sa sœur est une des rares personnes du village à comprendre cette demande, car elle parle le français. Son grand-père est favorable aux Français, et l’auteur décrit le clivage dans son village qui partage les « vieux », en général pro-Français, et les jeunes, passés par l’école allemande, qui sont pour l’Empereur. Il insiste sur l’ivresse fréquente des Français, et les villageois ne sont pas bien considérés par leurs libérateurs qui se méfient d’eux. Son père, 44 ans en 1914, passe les lignes pour éviter la conscription allemande, et il est d’abord traité sans ménagement comme interné civil d’un pays ennemi ; déportés en Corse dans des conditions difficiles, ces Alsaciens sont ensuite « libérés » et le père d’A. Walch travaillera dans la région parisienne pendant toute la guerre.
Réfugiés en Basse-Alsace
L’auteur raconte les bombardements réguliers du village, la présence des soldats surtout Badois, puis les civils de Caspach, trop exposés, sont évacués en décembre 1915. La première destination devait être le Pays de Bade, mais l’intervention du docteur Ricklin, député au Reichstag, a obtenu que ces réfugiés alsaciens soient hébergés en Alsace du Nord, ce qui ne s’avèrera pas positif pour la famille.
Sa mère a choisi le village d’Uberach à côté d’Haguenau, car l’épouse de son frère y habitait, et cela s’avère un choix malheureux, car ils sont fort mal accueillis (p. 98), « Celui qui a confiance en sa famille construit sa vie sur des fondations fragiles. » Le jeune homme est menacé et conspué par les enfants du village (p. 98) « Espèces de métèques ! Bande de mendiants ! Fils de Tsiganes ! » criaient-ils, bien à l’abri depuis leurs cachettes. ». Il essaie d’établir des relations pacifiées, mais c’est un échec (p. 100) « Les plus arrogants, ne trouvaient rien de plus intelligent à faire que de répondre en imitant notre dialecte de Haute-Alsace avec des grimaces de singe. » Sa mère est également confrontée à l’hostilité et l’avarice des paysannes du village, et avec les restrictions alimentaires qui s’aggravent, la vie quotidienne est très difficile. Il insiste sur les décès des plus fragiles en 1917 (« C’est le typhus de la faim qui les a emportés, disait-on couramment. »). Paradoxalement, sa mère finit par trouver de la compréhension dans le village luthérien de Niedermodern, ce qui la surprend beaucoup (p. 107) « Pour nous, seuls les fidèles de l’Église catholique romaine pouvaient entrer au paradis. » A. Walch précise aussi que la sympathie de ces protestants allait en général vers l’Allemagne, « le portrait de l’empereur manquait rarement dans le séjour de leurs maisons. »
Soldat de l’Empereur
Appelé sous l’uniforme à 18 ans en mars 1918, dans une caserne de Wiesbaden, il évoque une expérience difficile. Très mal nourris, avec un encadrement brutal et borné, il parle d’une mise au pas aussi prussienne qu’idiote (p. 131), et suppose que leurs sous-officiers venaient du monde « des vanniers et des rémouleurs. On en restait sidéré. » Les recrues ne sont pas battues, mais facilement insultées et souvent punies, avec des exercices supplémentaires qu’on peut assimiler à des maltraitances corporelles. C’est sur la faim que l’auteur insiste le plus dans sa formation de treize semaines où « sans une once de bienveillance, un rebut de l’humanité nous soumettait à la violence impériale de Germania et nous traitaient comme si nous étions des bœufs stupides. (p. 132) ». Il mentionne les interrogations des recrues alsaciennes entre elles sur le serment obligatoire de fidélité à l’Empereur, indispensable pour pouvoir sortir de la caserne. Certains pensaient que le serment « les livreraient corps et âme aux Prussiens. » ; d’autres, dont il partage l’avis, relativisent cette prestation de serment (p. 133) : « Tu n’as qu’à l’ouvrir et puis tu penses : que le diable vous emporte. »
La seconde partie de la formation militaire les transporte dans le nord-est de la France, et la phase d’endurcissement est bien plus dure que ce qu’ils ont vécu en caserne. Un camarade allemand originaire de Worms leur explique que leur nouveau sergent, une brute particulièrement primaire, est proxénète dans cette même ville. A. Walch décrit ce drill comme une longue séance de torture, et évidemment la sous-alimentation n’arrange pas son sort, les colis de sa mère restant bloqués à Strasbourg. La formation se termine avec des tirs à balles et obus réels, qui se soldent par 4 morts au total (p. 158 – 159). Lors d’un tir à la mitrailleuse avec une vieille arme de rebut, A. Walch oublie la présence du sergent dans son dos et estime (p. 157) : « les Français peuvent dormir sur leurs deux oreilles si on va au front avec ce truc de merde » ; le sergent l’incendie en retour : « Là-bas, vous toucherez du meilleur matériel. Comme cela, vous pourrez abattre vos copains, vous, les espèces de sales têtes de français. » C’est ensuite une errance en Belgique à la fin de l’été 1918, il évoque des civils belges hostiles (p. 163, une altercation avec la foule « on entendait prononcer des sales Boches. »), une rencontre avec des prisonniers français squelettiques, et les changements d’attitude des soldats allemands, annonciateurs de la désagrégation finale. Avec des camarades, il participe à de fréquentes tentatives de vol de pommes de terre ou de volailles, mais surtout de betteraves. Au tout début novembre, les jeunes recrues se dispersent, non sans avoir revu leur sergent qu’ils ne saluent plus : « Espèces de sales porcs, qu’est-ce que vous vous imaginez donc ! N’allez pas croire que les bolcheviques sont déjà là. » Cela les laisse indifférents, mais l’auteur pense que personne autour de lui ne savait ce qu’étaient les bolcheviks. Il arrive à Liège, cherche l’hôpital, mais une cuisine roulante rencontrée à la gare, gérée par les soldats des comités, lui permet de trouver l’énergie de rentrer en Allemagne sur le marchepied d’un wagon. Il est intéressant de noter qu’il tient à garder son fusil jusqu’en Alsace, car les temps sont incertains. Il apprend l’Armistice en arrivant à Francfort, et sa description des soldats à la gare de Kehl (p. 188) montre qu’il se considère comme privilégié : « Il régnait entre les soldats la même ambiance oppressante. On pouvait comprendre ce que ressentaient les pères de famille. Ce qui les attendait chez eux, où on était à bout et où on manquait de tout après quatre années de guerre. Cela ne me touchait guère car l’Alsace allait bientôt redevenir française, et faire partie de la mère patrie. Cela ne pouvait que me réjouir en tant que soldat prussien involontaire. »
L’après-guerre
Revenu en Alsace, l’enthousiasme pour les Français est d’abord motivé par le pain blanc qu’ils amènent après des années de disette… Il évoque ensuite l’expulsion des Allemands, le pillage de leurs biens (Saverne), et le retour de son père, effondré par la destruction de la maison familiale de Carspach. La fin du volume aborde des thèmes d’après-guerre, avec une reconstruction critiquée car faite avec des devis trop bas et des matériaux de mauvaise qualité. Le service militaire français de l’auteur, d’une durée de 4 mois conclut ces souvenirs : à Châlons-sur-Saône, les recrues ne comprennent pas les ordres, montrent beaucoup de mauvaise volonté, et déclenchent un scandale dans la presse locale à cause de la mauvaise qualité de la nourriture. Lorsqu’ils veulent bien obéir, Achille Walch estime que les exercices et les manœuvres représentaient (p. 225) « un jeu d’enfant par rapport à ce que nous avaient fait subir les Prussiens. »
Dans ce propos très vivant, écrit dix ans après la guerre, l’auteur raconte une souffrance continue, liée à la faim et à son enrôlement par « les Prussiens », alors que trop jeune il n’a pas connu le front. Cela laisse rêveur si l’on imagine le sort de jeunes Alsaciens d’une ou deux années plus âgés, bringuebalés de la Russie aux offensives de la dernière chance à l’Ouest… Un témoignage très instructif.
Vincent Suard, mai 2025
Cubaynes, Jules (1894 – 1975)
Camins de guèrra 1914 – 1919
1. Le témoin
Jules Cubaynes est en 1914 un jeune séminariste originaire de la région de Lalbenque (Lot). Classe 14, versé dans l’auxiliaire pour des problèmes de vue, il est d’abord affecté à diverses missions dans l’Aveyron et le Lot, puis il finit par se porter volontaire pour la zone des armées. Devenu secrétaire de bataillon avec le 124e RIT, il y fait toute la guerre, essentiellement en Lorraine, jusqu’en 1919. Sans reprendre le séminaire, il est ordonné prêtre en 1923 et dessert la commune de Concot de 1938 à sa mort en 1975.
2. Le témoignage
Roger Lassaque a publié le journal de guerre écrit en occitan de Jules Cubaynes « Camins de guèrra » aux éditions de l’IEO d’Ôlt (2017 et 2020, 365 pages). Il s’agit d’une édition bilingue qu’il a traduite et préfacée. R. Lassaque précise qu’il a normalisé la graphie de l’occitan de J. Cubaynes, mais pas le vocabulaire car « sa richesse procède de sa diversité ». Le but de sa traduction est double : livrer l’œuvre aux non-occitanistes (et donc pour nous, aux amateurs de témoignages « Grande Guerre »), mais aussi permettre à ceux qui étudient la langue d’enrichir leur vocabulaire.
3. Analyse
Auxiliaire multi-missions
Le jeune séminariste est incorporé à Bédarieux en décembre 1914 ; il y effectue sa formation militaire initiale, mais en mars 1915, avec un œil est presque complètement défaillant, il est classé dans l’auxiliaire. Il remplit alors diverses tâches : surveillance de prisonniers civils à Millau (camp de concentration) ou travail dans un bureau de la Sous-Préfecture de Saint-Affrique. Il apprécie beaucoup la région (p. 18) : [avec autorisation de citation] « Mon premier séjour à Saint-Affrique fut comme un éblouissement : petite ville tout à fait méridionale, campagnes attrayantes, promenades délicieuses, en rivière (la Sorgue) et parfois par les collines et les talus (…) », on est ici loin de la sombre Argonne ou de l’humide Artois. Il part ensuite à Decazeville surveiller des P.G. allemands, trimardeurs à la gare pour les usines métallurgiques ; se disant usé par le bruit et le manque de repos (les usines ne s’arrêtent jamais), il demande et obtient son affectation pour la zone des armées.
Affecté au 124e RIT, il part en Lorraine en juillet 1916 pour occuper un poste de secrétaire. À Noviant, derrière Flirey, il reçoit le baptême du feu, mais les obus restent rares, et ces postes de l’arrière ne commencent à être réellement exposés qu’à la fin de 1917 avec le développement du bombardement aérien.
Bénaménil (Meurthe-et-Moselle)
Le centre du récit de Jules Cubaynes se situe autour de ce petit village-rue lorrain, où sa compagnie territoriale arrive le 9 septembre 1916, pour former, avec son commandant, un bureau de cantonnement. Il va y rester plus d’un an.
Le bureau du commandant, avec ses six employés (3 RAT et 3 auxiliaires), est d’abord abrité dans une tente Adrian. Après travaux, tout le personnel déménage dans une maison plus pratique (p. 94) : « Nous traversâmes comme des gens expropriés ou des métayers changeant de ferme, tout le village. » L’auteur a une activité composée de beaucoup d’écritures (p. 82) « fastidieuses, étant donné qu’elles étaient la plupart du temps difficiles. J’avais, heureusement, pour raison de service, à faire de longues et fréquentes sorties ; et l’un faisait passer l’autre. » Ses fonctions l’obligent à de fréquents déplacements, aller au courrier, transmettre des messages, missions répétées aux extrémités de ce village tout en longueur. Il raconte que les officiers (p. 152) « se faisaient de fausses permissions exceptionnelles et venaient fureter dans les tiroirs du commandant, à la recherche de sa « griffe », dont je me gardais d’indiquer la cachette ». Il occupe ses loisirs en fréquentant les offices à l’église, et en promenades et travaux littéraires : il traduit en occitan une partie des Géorgiques, ainsi que le Quatrième Évangile (p. 168) « ce travail m’avait permis de vivre quelques bonnes heures de plaisir. » Séminariste, il apprécie la Lorraine catholique, et la proximité d’esprit qu’il retrouve avec les inconnus rassemblés dans la petite église. Il rencontre l’hostilité d’un lieutenant qui veut débarrasser le bureau de la « curetaille », mais le conflit est aplani, et s’il n’est pas prosélyte, notre auteur se réjouit avec malice de voir son bon copain protestant aller à la messe avec lui, faute de service évangélique. Un des hommes du secrétariat est désigné comme mécréant et blasphémateur, mais c’est d’abord comme alcoolique sans limites qu’il est détesté par toute l’équipe. Du reste, l’auteur n’est pas bégueule, puisqu’il pratique la traditionnelle fraude à la permission (décalage d’un jour au départ et à l’arrivée) et qu’il lève le coude avec les autres : par exemple, le 14 juillet 1917 : champagne pour tout le monde, et après cela (p. 138) : «un fotral de cigare, que fumèri, ieu que fumi pas, « a la santat de la Marianna » (un foutu cigare, que je fumai, moi qui ne fume pas, « à la santé de la Marianne. »)
Une famille d’adoption
Les six hommes du secrétariat doivent aller manger la soupe debout, dans un préau, à l’autre bout du village, et avec le vent glacial, la maîtresse de maison de la ferme adjacente au bureau, choquée par cet inconfort, invite d’elle-même l’équipe à prendre ses repas dans sa cuisine. On leur désigne dans la grande pièce « pavée comme une église », une petite armoire pour y ranger leurs ustensiles, et on agrandit la table avec des tréteaux. L’auteur décrit alors la bienfaisante chaleur du foyer, en cet hiver 1917, qui réunit tous les soirs la famille Antoine (Prosper le patron, Maman Céline, la fillette Mathilde et le petit Charles) et l’équipe du secrétariat. La complicité s’établit, et l’ambiance est enjouée (p. 110) « nous retrouver dans cette douce intimité, en sortant de notre vie militaire pesante, était pour tous une chose précieuse et de grand prix. » Comme il est le plus jeune, les enfants ont tôt fait de fraterniser, et il bavarde et se promène avec eux, avec une grande complicité.
Le départ de Bénaménil est difficile, au bout de quatorze mois, comme en témoigne cet extrait assez long mais significatif (p.190) « je passe un accord spécial avec Mathilde : je lui écrirai comme j’écris à son amie lointaine, Odette, ma nièce ; nous nous serrons les mains avec ces braves gens, en donnant à nos voix un ton ferme et assuré et, dans nos paroles, un semblant d’indifférence à tout ce qui arrive. « Il fallait bien s’y attendre ! ». Les enfants, eux, nous les embrassons tous les deux et il y a de grosses larmes dans le bleu de ces petits yeux. Nous, nous faisons le nécessaire pour cacher les nôtres parce qu’il ne convient pas que pleurent les soldats… Mais c’est comme amis qu’en ce matin froid et nimbé de brouillard, nous passons le seuil de cette maison bénie qui, un si long moment, nous avait recueillis et qui nous avait été si douce, un peu comme si elle avait été notre maison. » Certes sa situation d’auxiliaire est atypique, et notre auteur ne dit presque rien de la première ligne ou des combats, mais non, décidément, on chercherait vainement ici des traces d’une « brutalisation », un temps à la mode dans les analyses historiques.
Mouvements en 1918
J. Cubaynes est plus mobile ensuite, passant par Lunéville et Nancy, jusqu’aux offensives allemandes du printemps 1918. Il fait à cette époque connaissance avec les bombardements aériens (Étrée, Francière) qui font souvent des victimes, mais le danger est aussi ailleurs (juin 1918, p. 262), quand toute sa compagnie est logée dans une unique grange à Chevrière (Oise) ; il y a 30 vaches en dessous, et on ne peut y monter à l’échelle que par deux ou trois ouvertures étroites : « Et nous voilà, deux cents hommes, dont beaucoup étaient à moitié soûls, et tout cela dans la paille avec leurs briquets, allumettes, pipes, cigarettes et chandelles pendus aux voliges de la toiture, de quoi nous brûler tous, tout vifs. Notre Seigneur, pour sûr, nous protégeait… ». Il reste à Meaux jusqu’à l’Armistice, puis arrive à Dieuze. Il décrit de nouvelles activités de secrétariat, non sans mentionner une visite éclair entre deux trains à Bénaménil chez les Antoine (p. 344), rencontre surprise pleine de chaleur et d’évocation de bons souvenirs.
Durant l’été 1919, il parcourt les fermes de la région de Castel-Salins, pour inventorier et régulariser les saisies paysannes de matériel militaire allemand (génie), en attendant sa démobilisation en septembre.
Donc un témoignage en occitan édité et traduit pour son intérêt linguistique, mais aussi un bon éclairage sur la vie à l’arrière du front, au service des étapes, avec un jeune homme aimant les gens, les enfants et la nature. Lorsque je l’ai contacté (mai 2024), le traducteur Roger Lassaque m’a précisé avoir rencontré plusieurs des neveux et nièces de Jules Cubaynes, lesquels avaient tous évoqué «sa gentillesse et son humanité ».
Vincent Suard, mai 2025
Vonderheyden, Auguste (1849-1927)
Auguste Vonderheyden, Cahiers de guerre (1914-1918), l’Harmattan, 2016, 411 p .
Résumé de l’ouvrage :
Auguste Vonderheyden, alsacien de 65 ans, marié, est professeur d’allemand dans un lycée de Troyes (Aube), où il habite rue Vanderbach. Père de quatre filles (Suzanne, née en 1886, Charlotte, née en 1888, Madeleine, née en 1891, et Lucie, née en 1895), et deux garçons, Henri, surnommé Bé, né le 9 octobre 1885, et Maurice, surnommé Bouit, né en 1898, encore adolescent quand la guerre se déclenche. Le 22 août 1914, le jour du décès de son ainé, lieutenant au 62e RI à Maissain, en Belgique, et sans être informé de cette tragédie, il débute le premier de 45 cahiers qu’il va rédiger jusqu’en novembre 1920. Quasi journellement, sauf pour certaines périodes exclues soit par l’auteur lui-même, qui n’écrit rien entre janvier et juin 1915, soit par choix des présentateurs (pendant la bataille de Verdun), l’auteur commente, disserte, analyse, critique et donne son avis dans tous les domaines de l’actualité, qu’elle soit politique ou militaire, en se basant sur les journaux et les communiqués. Il y glisse quelquef. (p. 80). Il décrit aussi celle de son lycée de garçon, « qui était à l’époque un des plus grands lycées de France » (p. 139), glosant sur son proviseur et ses collègues, qu’il ne ménage pas (page 104). Il a conscience du milieu bourgeois, cossu et riche (page 139) dans lequel il évolue, et qu’il jalouse quelque peu. Il dit constater, le 1er mars 1917 : « Il n’y a plus en ce moment un seul fils de bourgeois de Troyes au feu » (p. 251). Il fustige tout, principalement les embusqués, les bureaucrates, les fonctionnaires, les politiques et les militaire, mettant constamment en avant son statut d’ancien combattant de la guerre de 1870. Il est membre du bureau de l’association des Alsaciens-Lorrains de sa ville. Pendant toute la guerre, et jusqu’au pèlerinage à Maissain, qu’il parvient à faire enfin après l’Armistice, il cherche, le plus souvent suspicieux (voir p. 49), à comprendre les circonstances de la mort d’Henri, son fils, parfois fustigeant les responsables, militaires comme millionnaires. Il parvient à « désigner la place où est tombé [s]on fils », lequel est enterré à la nécropole de Maissain, tombe n°52.
Eléments biographiques
Auguste Vonderheyden est né le 4 septembre 1849 à Weyer, dans le Bas-Rhin, de Chrétien Auguste, garde forestier, et de Caroline, née Juncker, sans profession. Après avoir obtenu deux baccalauréats, il fait Saint-Cyr, promotion « La Tour d’Auvergne », de 1903 à 1905, et rêve d’une carrière militaire. Il s’engage à 21 ans dans la guerre franco-prussienne et intègre comme volontaire le 13e bataillon de chasseurs à pied, le 28 juillet 1870, à Strasbourg. Fait prisonnier, il parvient à s’échapper par la Suisse puis, blessé, est localisé en avril 1871 à Versailles. Il est fait chevalier de la Légion d’honneur le 3 mars 1906 à l’âge de 57 ans. Il fait état de son parcours dans une guerre perdue, à plusieurs reprises tant dans son témoignage que comme analyste militaire d’une guerre qui n’a pas voulu de lui, malgré 7 demandes d’être remobilisé. Bien que d’un âge avancé, il essaye de trouver une place, au moins comme interprète de 2e classe de réserve. Il fait ainsi partie, à Troyes, d’une commission d’acceptation de candidats interprètes pour l’armée et prépare même à l’Ecole de guerre les officiers de la garnison de la ville, en allemand, en tactique militaire et en géographie (p. 238). Il dit, le 4 décembre 1915 : « Le plus grand nombre des élèves de mon ancienne section de préparation militaire sont heureusement décidés à suivre tranquillement leur voie » (p. 126), par opposition aux embusqués, qu’il fustige tout au long de l’ouvrage, tout en étant fort imprécis quand il dit avoir écrit au général Crespy lors de l’engagement de son second fils. En effet, dès qu’il le peut, Maurice, ne souhaite pas être embusqué, choisissant les chasseurs à pied contre l’avis même de son père, alors que celui-ci est prêt quant à lui à faire ce qu’il dénonce à toutes les pages (voir p. 251, 291, 315, 333, 348, 354 et 382 les parcours et affectations successives de Maurice). Toujours traumatisé par la mort de son aîné et superstitieux (voir le 27 octobre 1918, p. 360), Auguste Vonderheyden craint pour lui et dit : « Quand on a donné un fils pour la défense de la Belgique, qu’un autre aide à délivrer la Serbie, on enrage… » (p. 360). Il fait d’ailleurs un lien direct entre son établissement et le recrutement dans l’artillerie lourde, objectif d’embusquage pour les jeunes bourgeois troyens. Il rédige 45 cahiers dont 38 concernent la Grande Guerre, entre le 22 août 1914 et novembre 1920. Il remplit ainsi 10 cahiers d’écolier de 60 à 100 pages par années de guerre et 10 rien que pendant la bataille de Verdun (du 18 février 1916 au 1er janvier 1917, qui n’ont pas été retranscrits dans cet ouvrage, les présentateurs mentionnant une publication ultérieure, p. 219). Se livrant quelques fois, il reconnaît ne pas bénéficier d’un niveau de vie suffisant et évoque ses problèmes de santé, rhumatismes et insomnies au fil de ses pages et dit avoir même attrapé la grippe espagnole (le 24 octobre 1918). Il est admis à la retraite le 31 décembre 1918 à l’âge de 69 ans et décède le 23 octobre 1927 à l’âge de 78 ans.
Commentaires sur l’ouvrage :
Le témoignage d’Auguste Vonderheyden est majoritairement constitué d’une analyse continue de la presse et de ses communiqués, délayés par la mise en contexte de ses propres souvenirs de l’autre guerre, et de ses idées de ce que devrait être la conduite politique et militaire de la Grande Guerre. Ses motivations sont prolongatives de celle, autobiographique, de son parcours dans la guerre précédente. Il est singulier que le début de ses cahiers soit concomitants avec la mort de son fils, Henri, qu’il n’apprendra que bien plus tard. Les présentateurs indiquent alors (note 54 page 44) qu’Auguste Vonderheyden « a des pressentiments qui s’avèrent parfois justes ». Le passage par lequel il relate vider l’appartement parisien de son fils, début novembre 1914, est émouvant, rendant sensible la douleur d’un père. Il dit plus loin : « … si la mort de mon fils devait être inutile, la douleur en serait terriblement aggravée… » (p. 250). Mais sa relation, par procuration des journaux, des livres (de témoignages comme militaires) et des communiqués qu’il rapporte, lui permet surtout de critiquer universellement ce qu’il pense de la guerre, de ceux qui la font comme de ses contemporains. Il a conscience d’être un « grognard » ; « Tu grognes toujours » dit-il (p. 172 ou p. 205) et est lucide sur ce comportement. Le 22 août 1915, il avoue : « Je ne sais pas, je ne suis pas compétent dans ces matières mais je sens vaguement qu’il y des choses qui ne sont pas normales » (p. 66) ou « je ne suis pas dans le secret des dieux » (p.124). Il y revient après-guerre (18 décembre 1918) en disant : « Quand je relirai plus tard ces deux pages, je serai bien ahuri de voir qu’un jour, j’ai défendu le bolchévisme comme un simple Longuet ou un râleur » (p. 371). Aussi, il aligne une impressionnante infinité de questions auxquelles il ne peut répondre, faute d’information ou de savoir. Indulgents, les présentateurs, qui ont quelque peu décelé les limites du personnage, complètent en disant : « L’auteur se passionne pour la stratégie et la tactique militaire. Il imagine, à partir de données réelles, ce qui pourrait se passer sur les différents fronts et a l’habitude, visiblement, de faire des exercices de simulation concernant la possibilité de défendre certaines positions ». Décidément laudateurs, ils avancent plus loin : « Auguste Vonderheyden a une vision très précise de la situation en Europe et nous pouvons affirmer qu’il anticipe très largement ce que seront les prochains points litigieux entre les alliés à la fin de la guerre » (p. 176). Mais il se trompe toutefois souvent, par exemple, quand il dit, péremptoire, le 8 mars 1917 : « … jamais les Etats-Unis ne feront la guerre à l’Allemagne » ! (p. 262), insistant même le 3 avril : « Les gens qui croient que les Etats-Unis vont se mettre immédiatement en guerre sont des naïfs » ! (. 285). En fait, ses pseudo dissections ressortent plus du stratège de salon que de l’analyste militaire tant, ne sachant rien, il multiplie les conjectures ou aligne les suppositions, quand ce ne sont pas plus simplement de pures inepties. Il imagine par exemple des brigades cuirassées munies de boucliers matelassés perçant le front comme à la parade (p. 208). Il dit aussi : « On a trop attaqué en 1914, août, et on n’attaque pas assez en 1915-1916 » (p. 172). Certes, parfois, il fait état de réflexions plus profondes, s’interrogeant sur « Qu’est-ce que la gloire militaire ? » (p. 124) ou, plus loin, sur la perdurance de la mémoire des vrais héros : « Mais qui saura dans dix ans les noms des officiers et des soldats qui ont donné héroïquement leur vie, tout ce qu’ils pouvaient donner ? Les uns ont donné à la patrie leur jeunesse, leurs espérances, leur avenir entier ; les autres ont sacrifié sur l’autel du patriotisme leur famille, leurs enfants qui, par leur mort, sont restés sans soutien et souvent sans ressources. De ceux-ci, personne ne parlera jamais » (p. 125). Il pense plus loin à l’après-guerre et augure : « De tout cela, il résultera de la mauvaise humeur, des rancunes, de nouvelles convoitises et de nouveaux germes de guerre » (p. 176, le 10 janvier 1916). Mais le plus souvent, sa violence verbale est acerbe, (cf. les « avocats émasculés » p. 249), continuant tout au long de son commentaire de fustiger les embusqués : « Pas un embusqué renommé et les pères de famille de 42 ans continuent à se faire tuer pour défendre le repos de ces centaines de mille de jeunes porcs qui paradent sans vergogne très loin en arrière du danger dans de beaux costumes de fantassins quand les veuves des pauvres soldats tués là-bas en laissant des nichées d’enfants arracheront-elles les yeux à ces lâches immondes » (p. 67). Pour ceux de la classe 17, il en établit même une typologie : « Il y a les embusqués sans vergogne et les embusqués honteux. Les premiers se subdivisent à leur tour en deux classes suivant la puissance de leurs embusqueurs. Les privilégiés se font ajourner ou réformer carrément. Les autres se font verser dans les infirmeries, les secrétariats d’état-major, l’intendance et autre dépotoir de tâches. Les plus malins se font d’abord verser dans un corps combattant au dépôt puis, au bout de quelques semaines, ils attrapent miraculeusement quelque bonne maladie bien cachée, bien mystérieuse et repassent dans non-combattants » (p. 125). Plus loin (p. 150), il évoque bien entendu les certificats médicaux de complaisance et, dans un courrier sans retenue à son député, multiplie les dénonciations des embusqués, terminant sa lettre incendiaire sur ces mots : « Veuillez, citoyen député, recevoir l’expression de mon profond mépris » (p.185). À la veille de Verdun, il catégorise la population de la France et définit : les soldats du front, que l’on doit aimer et admirer, les civils de l’arrière que l’on doit respecter, les hommes de l’arrière habillés en soldats (et les bureaucrates), que l’on doit honnir et mépriser, et enfin, les gouvernants, qu’il faut supporter puisqu’on ne peut pas les remplacer (p. 210). Au fil des pages il parle très peu de son épouse, et pas beaucoup plus de ses filles. Cette constatation effectuée, dès lors, les parties intéressantes de l’ouvrage peuvent toutefois être dégagées concernant la ville de Troyes pendant la Grande Guerre et la psychologie d’un témoin âgé de 65 à 70 ans. Si Troyes fut un temps menacée pendant la bataille de la Marne, la ville n’a jamais été vraiment en risque si loin du front, même si il en entend le canon. Il dit, le 6 septembre : « Les trois chats ne nous quittent plus d’un pas, on dirait qu’ils comprennent qu’il se passe quelque chose » (p.27). Le 21 octobre 1918, il revient même sur des inquiétudes infondées, avouant : « Il y a trois mois, les ennemis étaient près de Troyes, on craignait l’arrivée de leur cavalerie, toutes les nuits, des alertes d’avions ennemis » alors que la ville se révèle bien exempte de toute menace terrestre à cette date. Dès lors, au début, sa femme et ses enfants se réfugient à Angers, ou à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, alors que lui reste à son poste d’enseignant, son lycée accueillant même un temps une ambulance (la salle de physique étant transformée en salle de radiographie, p. 80). Certes Auguste Vonderheyden est cultivé, a eu une carrière dans l’autre guerre, mais a une omniscience par procuration qui se matérialise principalement en critique dans tous les domaines dont il s’empare dans ses analyses, faisant le plus souvent la guerre avec des si. Le premier janvier 1917, ne dit-il pas, pour débuter l’année : « Il serait temps cependant, après deux ans et demi de guerre ; d’être prêts et d’entrer avec armes et bagages complets dans le sanctuaire, sans cela comment obtenir la victoire décisive ? » (p. 244). S’il fustige principalement les embusqués, c’est un contempteur général et systématique des fonctionnaires, des politiques, des militaires, voire même de ses propres collègues, qu’il n’épargne pas non plus, parfois nommément. Il démontre même des germes complotistes quand il se demande : « tout l’or que l’on a versé est-il bien dans les caves de la Banque de Paris ? » (p. 217). Il n’aime pas les italiens, qu’il appelle macaronis, (il dit le 1er avril 1917 (p. 284) : « La sœur latine est une fameuse rosse ! ») ou les anglais, hâbleurs, (qu’il accuse par exemple de ravager les forêts françaises pour protéger les leur, p. 248). Jamais lassé, il s’abandonne toutefois, la maladie s’aggravant, a quelque langueur et convient, le 14 mai 1917 : « Autrefois, je me distinguais un peu en écrivant des notes mais cela me manque aussi maintenant » (p. 319). Il est admis à la retraite le 31 décembre 1918 mais là encore, c’est un objet de son mécontentement, n’estimant pas toucher assez (voir aussi p. 374, disant qu’il reçoit seulement 290 francs de retraite mensuel). Mais en dehors de la vision critique universelle et réactionnaire de l’auteur, l’ouvrage, par son caractère de commentaire par procuration de la presse vue à l’arrière n’est pas sans rappeler le journal de guerre de l’adolescente Marcelle Lerouge. Il est en ce sens une excellente et délayée exemplification de ce qu’était tout l’arrière, des salons bourgeois aux estaminets pendant la Grande Guerre. Au final, nombre d’informations utiles sont délayées, comme la présentation de l’auteur-même par les présentateurs. À ce sujet enfin, la publication est entachée de centaines d’erreurs typographiques, rendant la lecture pénible, doublées de très nombreuses fautes patronymiques, toponymiques, d’erreurs de retranscription du ces carnets originaux ou pire encore de paratextes erronés. Certains, noms sont caviardés, puis mentionnés (cas des collègues du lycée), y compris jusqu’au nom de poètes. Les erreurs relevées sont innombrables, obligeant l’analyste à effectuer des recherches restitutives, faisant douter de l’exactitude de la transcription des carnets originaux. Par exemple, est-ce une erreur de ce type quand l’auteur dit le 2 février 1916, que des « tanks lançaient des bombes sur Troyes » pendant la bataille de La Marne en 1914 (page 203) ou quand il situe Craonne en Argonne (p. 298) ? Ces réserves formulées, ce fort volume conserve un intérêt typologique certain.
Renseignements utiles sur l’ouvrage :
Page 17 : Sur « l’affaire » du XVe corps : « Tout le monde sait que les Provençaux ne sont pas des soldats », vap 21 où il dit l’inverse
22 : Constate que les militaires ne saluent pas un général (Fournery)
23 : Vue du 1er BCP défilant, bourrage de crâne
30 : Sur le courrier
34 : Description touchante d’un enterrement
50 : Fustige la bureaucratie (vap 50)
178 : Vue de bluets de la classe 17, apparence et contraste avec les embusqués (vap 250)
184 : Sur la mort de Serret
178 : Cite un courageux soldat de Saint-Dié, Olivier
204 : Ce qu’il faut faire à Troyes en cas de raid de zeppelin (vap 218, il se plaint d’une absence de DCA)
215 : Sur une assemblée de professeurs surréaliste pour former une Œuvre des Pupilles de guerre (vap 234 sur son rôle pour collecter l’argent après des élèves)
217 : Sur les fils à papa impropres à combattre mais qui peuvent postuler pour Saint-Cyr (vap 220)
222 : Charge contre le lieutenant-colonel Bédaton ; squelette macabre gris et titubant
223 : Sa déception de n’avoir pas été rengagé
: Sur Gaspard, de René Benjamin
359 : Sur la grippe espagnole, cette maladie « très étrange »
364 : Vue de l’Armistice à Troyes
: Il met un drapeau sur le portait de son fils décédé
366 : Sur la paix revenue, il dit : « Maintenant nous allons assister, de loin, à une nouvelle guerre, aussi âpre et aussi acharnée que l’autre, la guerre du tapis vert » (vap 370)
368 : Troyes, ville sale
369 : « Il n’y aura plus jamais de Noël joyeux, c’est fini »
373 : Restrictions au 20 décembre 1918 (vin, tabac, œuf, fromage)
374 : Sur des avorteuses acquittées
Yann Prouillet, avril 2025
Dhalluin, Marie-Thérèse (1897 – 1972)
Journal de Marie-Thérèse, 1914 – 1918, une famille dans Lille occupée
Paule Huart-Boucher
1. La témoin
Marie-Thérèse Dhalluin est au début de la guerre une jeune femme de 17 ans de la bourgeoisie lilloise ; elle habite avec sa mère Marguerite chez la grand-mère Valentine, qui a eu 9 enfants et qui est veuve d’Henri Deschamps, professeur de médecine à la Faculté catholique, et fondateur de la prospérité familiale. Pendant la guerre, sous l’autorité de « Bonne Maman », Marie-Thérèse aide sa mère à s’occuper de trois neveux qui ont en 1914 respectivement 10, 6 et 5 ans. Marie-Thérèse se marie après la guerre avec le médecin Maurice Boucher.
2. Le témoignage
Paule Huart – Boucher (1931 – 2023), fille de Marie-Thérèse, a mis en forme, commenté, illustré et fait éditer aux éditions Persée le Journal de Marie-Thérèse, 1914 – 1918, une famille dans Lille occupée (2013, 336 pages). Les mentions sont d’abord quasi-journalières, puis espacées tous les trois ou quatre jours. P. Huart-Boucher a intercalé dans la retranscription des reproductions d’affiches, et des lettres et documents issus des archives familiales. Le style est alerte, souvent indigné et parfois facétieux.
3. Analyse
Le rythme des écrits est scandé par les « grands » événements soulignés par les diaristes lillois (bombardement d’octobre 1914, « affaire des sacs » en 1915, enlèvement des jeunes femmes à Pâques 1916, etc…), et par les nouvelles quotidiennes, bruits et canards, ainsi que des informations sur la grande famille dispersée, on peut évoquer quelques thèmes.
Bombardement de Lille La description est intéressante car le domicile de Marie-Thérèse est assez proche des zones en feu : on prend prudemment des nouvelles en remontant de la cave [avec autorisation de citation] (p. 47, 12 octobre 1914) « Les coups de canon s’espacent, nous osons ouvrir la porte de la rue et regarder : c’est affreux, des hommes, des femmes échevelées, des enfants que l’on porte et qui pleurent, tous fuient devant l’incendie. »
Logement d’officiers allemands La diariste évoque des Allemands toujours plus nombreux en ville, l’espoir de leur proche départ toujours déçu, et la défense efficace de leur bonne Anna contre les tentatives de réquisition dans ces grandes maisons bourgeoises : « Vieille dame très malade ! » (22 oct.) ou « Dame kapout! » (4 nov.) ; en novembre 1914, elles finissent par obtenir, après 9 visites, la mention Krankheit sur la porte. Elles réussissent à éviter presque complètement cette corvée, ce qui est très atypique : (p. 197, sept. 1916) « notre bonne étoile nous protège toujours, nous les avons encore évités cette fois-ci, mais les voisins qui n’y coupent pas nous regardent d’un mauvais œil. »
Le son du canon Au début de l’occupation, les canards optimistes sont fréquents, et Marie-Thérèse croit à une libération en 1914, mais la réalité lui apparaît en novembre 1914 (p. 78) « Mme Hauriez revenue de Bruxelles, nous apporte les nouvelles. Elle a eu en mains des communiqués français réels. Nous sommes véritablement atterrées d’apprendre qu’on se bat encore autour de Reims, de Verdun ». Le quotidien est marqué par le bruit du canon, plus ou moins fort suivant l’intensité du combat (lignes à 15 km au nord et à l’ouest) et le régime des vents. Sans nouvelles, les Lillois se figurent souvent, par la variation des bruits du front, que la libération est proche. Il y a les intensités plus ou moins grandes (offensives), des tirs d’artillerie lourde anglaise sur les communes au nord de Lille et sur la Citadelle (peu éloignée de leur domicile), et aussi des tirs contre les avions anglais ; le danger est réel, car outre les éclats qui retombent sur la ville, un certain nombre de 77 mm n’éclatent pas en altitude et retombent intacts au sol… Le 30 juin 1916, un obus retombe sur l’église Saint-Sauveur à l’heure du culte (p. 190) « On n’a constaté que 3 blessures graves, mais combien d’enfants, de jeunes filles se promènent ce soir, pâles, le bras en écharpe ou la tête bandée. Malgré tout, il y a un miracle de préservation. » En janvier 1918, un obus (ou une bombe) explose dans la cour derrière la maison et en brise presque toutes les vitres, mais il n’y a pas de blessés, on « remercie Dieu de sa protection visible. »
Recevoir des nouvelles Très inquiète sur le sort de son frère Jean qu’elle croit d’abord prisonnier civil, l’autrice se plaint régulièrement de ne pas avoir de nouvelles, mais dès décembre 1914, on s’aperçoit que la famille reçoit des informations par des sources multiples :
– relations clandestines avec la tante de Valenciennes, qui elle-même réussit à correspondre avec l’oncle de Castres (on ignore comment),
– des lettres arrivent à une autre tante de Lille (12 janv. 1915) « dans un paquet de Hollande adressé à la Kommandantur ! »
– la grand-mère utilise l’adresse d’un correspondant à Rotterdam (« écrire sous double enveloppe », indique-t-elle comme consigne).
– une lettre de Gaston Grandel, frère de la Grand-mère « nous parvient par un officier allemand, fil de Mr Fendrich, son correspondant à Leipzig. » (p. 98).
– des mentions signalent des passeurs réguliers, qui se livrent à la contrebande de marchandises (« fonçage »), et qui emportent aussi du courrier à travers la frontière belge : (9 fév. 1915, p. 101) « Comme pour faire la nique aux tyrans, nous venons de recevoir d’une manière secrète et que nous ignorons, des nouvelles de la famille par l’oncle Augustin et l’oncle Maurice ; ces petites lettres sont du 25 janvier, et nous pouvons donner une réponse ! »
– la maisonnée a connaissance de la feuille clandestine de résistance « La Patience » (plusieurs titres successifs), ainsi p. 144 (septembre 1915): « Dans notre petit journal « La Patience » on nous rappelle ces trois mots : « patience, courage, confiance » et nous tâchons d’obéir à ce mot d’ordre.»
– à partir de 1916, le courrier a minima fonctionne par le biais de la Croix-Rouge: « Nous avons enfin notre petit billet de Francfort. Il n’est pas très loquace, mais c’est mieux que rien. »
– à la fin de 1917, les annonces du Matin sont très courues, ce quotidien fait l’objet d’une diffusion clandestine, ses petites annonces véhiculant des nouvelles familiales (18 octobre, p. 241) : « Enfin des nouvelles ! [du 3 oct.] « Gast. Fract. Maxill. Service Nuytz. Guéris 3 mois. M H inst. Paris. Av. enfants. Vass. Mant. Jean bord de mer. Cécile garç. Georg.b tjrs Orient. Vs espérons. » » Les autorités françaises finissent par interdire ces annonces au Matin à cause de l’espionnage (août 1918) : Le « Matin » nous manque, voilà 3 mois que nous ne savons rien; il nous semble qu’il y a un siècle. »
– on peut ajouter des jets réguliers de journaux par avion, la communication fonctionnant ensuite par le bouche-à-oreille: (août 1916, p. 196) « Quelle solidarité chez les Lillois ! Depuis ce matin, on est venu 11 fois pour nous donner des nouvelles trouvées dans le « Cri des Flandres » qu’un aéroplane a jeté aujourd’hui. »
Même si les arrivées de lettres sont irrégulières, et parfois très espacées, ces mentions de nouvelles reçues de la France non-occupée confirment bien, comme chez une autre Marie-Thérèse (Maquet), du même quartier Vauban, que la position sociale et professionnelle détermine un « réseau », des aptitudes et des moyens, pour trouver quand-même à communiquer ; en revanche, la population ouvrière, majoritaire en nombre, qu’elle soit féminine dans Lille occupée, ou masculine dans la tranchée avec les unités du 1er CA par exemple, ne dispose pas de ces canaux, et souffre durement de l’absence parfois totale de nouvelles sur une grande durée.
Les évacuations par la Suisse Ces évacuations organisées pour se débarrasser des bouches inutiles sont interprétés en deux temps ; d’abord on plaint les victimes indigentes arrachées à leur quotidien, on parle d’évacuation « terrible et inhumaine » (avril 1915, p. 118). Ces certitudes chancèlent en juin, une amie est partie (p. 127) « Elle s’est décidée en une journée. Dieu sait ce qui lui arrivera ! On raconte des aventures si effrayantes que c’est à donner la chair de poule à ceux qui veulent partir. » ; La perspective s’inverse à la fin de 1915, avec le choix de tante Marie-Henriette de partir, en décembre, avec ses trois enfants : «Le compartiment était très bien composé : Mme de Valmaire, Jeanroy, Ménard. ». La grand-mère Valentine hésite sur les décisions à prendre, on tergiverse beaucoup en 1917 et 1918, au gré des convois. En cas de départ, la maison serait pillée ; puis la grand-mère, veuve d’une notabilité et donc potentielle otage, est ensuite inscrite sur une liste de personnes interdites d’évacuation. Finalement :
– Henri (1904) est évacué en décembre 1917 (urgence par rapport à son âge)
– Albert (1908) et Jean-Marie (1909) partent avec la tante Marthe (célibataire) en août 1918 (inquiétudes à cause de la disette et des combats futurs autour de Lille) ; ils restent hébergés en Belgique dans de bonnes conditions jusqu’en décembre 1918.
– Émile (1899), cousin de Valenciennes, choisit d’éviter la déportation du travail en devenant mineur de fond sur place, puis réussi à être transféré en France libre avec un faux-certificat médical en 1918. (p. 262) «un certificat médical terrifiant, et le voilà de l’autre côté ; peut-être déjà à la caserne maintenant. »
Enlèvement des jeunes gens en avril 1916
En 1915, l’affaire des sacs est évoquée (tissage de sacs à remplir de terre pour la tranchée allemande), et Marie-Thérèse ressent durement des critiques parisiennes dont elle a eu vent à cette occasion, et qui condamnent les ouvriers qui cèdent à l’occupant. Soulignant les souffrances des occupés, elle est outrée du terme « Boches du Nord » dont elle a appris l’existence (pas de référence de source, deux occurrences p. 169 et 178). Les perquisitions de Pâques 1916 et la déportation agricole des jeunes gens, garçons et filles, sont très bien racontées, avec les réquisitions par quartier, et naturellement la visite à leur domicile à 5 heures du matin (p. 179) ; personne n’y est enlevé. Une lettre de la grand-mère adressée à la famille de Castres décrit aussi ces événements, et on constate que peu de monde a été pris dans ce quartier bourgeois (p. 184) : «De notre paroisse, nous avons deux amies enlevées : Barrois et Boninge. Quelle tristesse pour les pauvres mères qui restent. Remerciez Dieu avec nous de nous avoir épargnées ainsi que les sœurs de Marie-Henriette pour qui nous tremblions. » Dans une autre lettre à sa fille Marie-Henriette (évacuée en 1915), elle précise que dans son ouvroir (atelier qui fournit une revenu minimum aux ouvrières sans ressource) « on en a pris 37 (p. 185) » ; cela confirme les informations des carnets du recteur Lyon, montrant que si la peur – on peut parler de terreur – touche tout le monde, les enlèvements de jeunes femmes concernent essentiellement les couches populaires ; c’est moins le cas pour les jeunes hommes.
Dans un autre domaine, citons une mention sur les nouvelles professions ouvertes aux femmes : (6 décembre 1916, p. 204) « nous voyons les premières femmes receveuses sur les tramways. Ce n’est pas réellement un métier de femme et on se demande combien de temps elles résisteront ; en tout cas, cela fait prévoir un nouvel enlèvement d’hommes. »
Enfin en ce qui concerne le style, l’autrice s’amuse parfois à paraphraser des auteurs classiques, ainsi p. 105 : « Les Allemands mentent effrontément, c’est une population foncièrement fausse… « Nous l’allons montrer tout à l’heure ! » ou p. 227 « Un événement extraordinaire, inattendu, ahurissant… je vous le donne en 100, je vous le donne en 1000… » (arrivée d’une lettre inespérée de tante Mariette). La dernière ligne de ce journal précieux, qui s’arrête avec la libération de Lille par les Anglais, est : « Vive la France».
Vincent Suard, février 2025